Caïn, qu’as-tu fait de ton frère ?

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Ernest HELLO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LE conte que voici a pour préface une histoire vraie. L’histoire est tirée de la vie des Pères du désert, traduite en français, en vieux français. Je cite la traduction.

« L’abbé Agathon, qui était prêtre dans le monastère du château, nous dit :

« Étant descendu un jour en Ruba pour aller trouver l’abbé Pémeu, solitaire, après que je lui eus dit ce que j’avais dans l’esprit, il m’envoya fort tard dans une caverne pour y passer le reste de la nuit. Or, comme c’était en hyver et que le froid était extrême, je me trouvay tout transi. Le vieillard m’étant venu voir le matin, me dit : Comment vous en trouvez-vous, mon fils ? – En vérité, mon père, lui répondis-je, j’ai passé une rude nuit, à cause de la rigueur si extraordinaire du froid. – Et moy, je n’en ai point du tout senty, me répliqua-t-il.

« Ces paroles m’ayant rempli d’étonnement, parce qu’il était presque tout nud, je lui dis : Je vous supplie, mon père, de m’apprendre comment cela se peut faire ?

« C’est, me répondit-il, qu’un lion qui est venu dormir auprès de Moy m’a réchauffé. Mais je puis vous asseurer néanmoins, mon fils que je serai dévoré des bêtes farouches.

« – Et sur quoi vous fondez-vous pour dire cela ? lui repartis-je.

« – Parce, me répliqua-t-il, qu’étant berger en notre païs (car nous étions tous deux de Galatie), j’aurais pu sauver la vie à un passant, si j’eusse voulu l’accompagner. Mais je le laissay aller, sans lui faire cette charité, et il fut mangé par les chiens. C’est pourquoi je mourrai assurément d’une mort semblable.

« Ce qui arriva comme il l’avait dit, des bêtes farouches l’ayant déchiré, trois ans après. »

 

 

I

 

Ma chère Marie, ne t’occupe plus de moi. Tout est fini, je suis perdu. Je ne te dis pas ce que je vais devenir ; je n’en sais rien moi-même.

Je sais seulement que j’ai reçu hier le dernier coup, celui dont on ne se relève pas.

Je venais de finir cette œuvre dont j’ai tant parlé : Le Premier Regard. – C’est la figure d’un jeune homme qui s’éveille à la vie, et regarde autour de lui, comme s’il voyait chaque chose pour la première fois.

Quelques-uns de mes amis qui ont vu le tableau l’ont trouvé sublime et ont ajouté qu’il ne rapporterait rien, parce que mon nom est inconnu du public.

Après d’innombrables tentatives, toutes atroces et toutes infructueuses, j’eus à le montrer hier à un très riche amateur, M. le baron William de B. Il examina le tableau, le trouva remarquable, puis me demanda si j’avais beaucoup exposé. Sur ma réponse négative, sa physionomie changea.

– En effet, me dit-il, je ne connais pas votre nom. Il faudrait avant tout vous faire connaître. Ce tableau a du mérite, cette esquisse aussi, dit-il en jetant un coup d’œil rapide sur l’autre tableau commencé, tu sais Marie, Caïn après le crime ; mais enfin, dit-il, on ne vous connaît pas.

– Vous voyez, monsieur, lui dis-je, que je cherche à me faire connaître.

– Voyez-vous, monsieur, me dit-il, vous avez du talent, je m’y connais ; mais je doute que ce talent soit de nature à être apprécié du public ; j’achèterais votre tableau qu’on me demanderait d’où je l’ai sorti ! Tel que le voilà, il a un certain prix ; mais si vous étiez mort, il vaudrait cent fois plus et peut-être qu’il trouverait des acheteurs, moi tout le premier. Mais que voulez-vous ! les hommes sont ainsi : ils font des folies pour des objets d’art dont la valeur est garantie par la signature et n’aiment point à se faire les prôneurs d’un talent encore inconnu. Moi qui vous parle, ajouta-t-il avec un sourire heureux, j’ai acheté cent mille francs un tableau que je ne mets pas au-dessus du vôtre. C’est un Murillo ! Je suis un homme modeste ; je me range volontiers à l’avis du plus grand nombre. Le plus grand nombre finit toujours par avoir raison, et pour ma part je n’ai pas l’orgueil de penser que j’en sache à moi tout seul plus que le genre humain tout entier. Faites-vous connaître, tout est là, faites-vous connaître, exposez : soyez médaillé, décoré ; mais surtout mourez, vos tableaux vaudront de l’or. Voyez-vous, ajouta-t-il, vous parlez à un homme pratique qui ne croit pas aux génies incompris. Au revoir... monsieur... vous avez vraiment du talent, plus que cela même, je ne marchande rien, vous avez du génie, au revoir... monsieur.

 

Voilà, Marie, ma dernière aventure ; toutes les autres lui ressemblent ; c’est ce qui me dispense de les raconter. Je te dis en peu de mots ce qui, en fait, a été très long. Mais le désespoir est bref. Il n’a pas le courage des détails, il résume ses causes et ne montre que ses effets.

Voilà, ma bonne Marie, l’affaire d’hier. Celle d’avant-hier, c’était un autre monsieur. Celui-ci n’avait pas le temps d’examiner mon œuvre comme elle mérite de l’être. Il m’a expliqué cela, deux heures durant, sans regarder le tableau ; le temps lui manque. Par exemple, il visite tous les matins de dix heures à midi ses chevaux, de quatre à six il fait le tour du lac.

Quant à M. le baron, il m’a quitté en m’assurant qu’il avait pour mon talent la plus haute estime ; qu’il voudrait avoir une galerie de tableaux tous peints par moi, et qu’il aurait probablement là une belle fortune, car plus tard mes tableaux vaudraient de l’or, et qu’il en vendrait cher la collection.

S’il y a pour moi un plus tard, plus tard je le trouverai quand je n’aurai plus besoin de lui et il se fera honneur d’avoir le premier...

Adieu, Marie, j’étais tellement habitué à l’espérance qu’il leur a fallu du temps, à ces gens qui n’ont le temps de rien, il leur a fallu du temps pour me mener où me voilà.

Le baron a vu, je crois, le désespoir sur ma figure, car il m’a dit, en me quittant, un mot singulier que rien ne provoquait :

– Cher monsieur, ne prenez pas un air funèbre. Je ne suis point le don Quichotte des génies en herbe ; faites-vous connaître, faites-vous connaître, vous me trouverez ! Mais si vous manquez de courage, si vous faites des sottises et si vous gâtez votre talent, je n’en serai point responsable ; comme Pilate, je m’en lave les mains !

Je les écoutai descendre.

– Non, vois-tu, dit-il à sa femme, pour mon portrait, je veux un maître, une signature.

– peut-être, répondit la baronne, peut-être avons-nous tort de décourager ce jeune homme ?

– Décourager, que dites-vous donc ? Je lui ai dit qu’il avait un grand talent. Voulez-vous savoir, ajouta-t-il en s’arrêtant devant elle, voici ma pensée : ce qui perd l’art dans le siècle où nous sommes, c’est qu’on le gorge d’or et qu’il ne meurt pas assez d’hommes de génie à l’hôpital, c’est comme cela !

Adieu Marie.

 

Il y eut quelque chose que Paul n’entendit pas.

Au moment de monter en voiture, la baronne s’arrêta.

– Eh bien, que fais-tu là ? lui dit son mari.

– Je ne suis pas très bien, dit-elle.

– Raison de plus pour monter en voiture, qu’as-tu ?

– La figure de ce jeune homme me poursuit. Qui sait de quel désespoir il peut être capable ? Qui sait que de choses il cache en lui ? Remontons. Je suis comme si nous venions de commettre un crime. Remontons : j’ai lu, il y a une trentaine d’années, un conte que j’avais oublié depuis, mais qui revient vaguement à la mémoire comme un avertissement. Je ne me souviens plus de l’histoire, mais l’impression me revient, vague et terrible après trente ans. Remontons.

Le baron s’arrêta en éclatant de rire.

– Ah çà, es-tu folle ! Est-ce que je n’ai pas le droit, par hasard, de choisir les tableaux que j’achète ? Est-ce qu’il y a une loi qui m’oblige à acheter les tableaux de ce monsieur ? Je te le dis très sérieusement, ma chère ; c’est avec des pensées comme celles-là que tu deviendras folle. Il y a beaucoup de folies dans le temps où nous vivons.

Prenons garde, prenons garde !

 

 

II

 

À la réception de la lettre de son frère, Marie, qui le connaissait bien, monta en chemin de fer. Arrivée à Paris, elle courut à la petite maison du quartier latin où demeurait Paul. Son agitation l’avait empêchée de prendre une voiture. Il lui semblait que la vitesse de la marche, mieux sentie que celle du cheval, la soulageait. En chemin de fer, elle aurait voulu pousser le train. Dans la rue, elle aurait voulu avoir des ailes. À la porte, elle se serait voulue au bout du monde. Elle n’osait pas monter. Elle s’arrêta suffoquée par les battements de son cœur. S’il était trop tard, pensait-elle avec horreur ! S’il était une minute trop tard !

Enfin dans l’escalier, elle pleura. Alors elle osa sonner. J’ai pleuré, pensait-elle, il est sauvé. Instruite par une longue et singulière expérience, la jeune fille savait que les larmes étaient pour elle le signe mystérieux et certain d’un désir exaucé. Elle sonne, une femme de ménage la conduit, sans parler, près d’un lit, et dit un seul mot : mort ! « Dans deux heures, ajouta-t-elle, l’enterrement. Il s’est jeté dans la Seine, à la hauteur du pont d’Austerlitz. – Il n’est pas mort, dit Marie. – La constatation du décès a été faite, dit la femme de ménage. »

Sans répondre, Marie, l’œil fixe, se disait : il n’est pas mort. J’ai pleuré. Il n’est pas mort. Elle appela :

– Paul !

Silence.

– Paul !

Silence.

Elle décrocha un miroir et l’approcha des lèvres de son frère. Au moment où elle saisit le miroir, elle fondit en larmes. Vous voyez bien qu’il est sauvé ! dit-elle. La femme de ménage la crut folle. Marie plaça le miroir devant les lèvres de Paul. Le miroir fut terni.

 

 

III

 

Sept ans plus tard, M. le baron W. causait dans une société nombreuse et choisie : c’était à un grand dîner. Les femmes étaient couronnées de fleurs. La conversation tomba sur un crime célèbre qui venait de se commettre, et dont le récit remplissait, dans chaque journal, deux colonnes. Tout à coup M. le baron W. témoigna une singulière agitation. Puis, d’une voix qu’il s’efforçait de rendre calme, et dont le tremblement était encore accentué par cette contrainte :

– La justice, dit-il, n’est pas, à ce qu’il paraît, sur les traces de l’assassin.

– Je ne sais, répondit un convive.

– Je crois que non, dit quelqu’un.

– Pardonne-moi, répondit un troisième personnage. Aux nouvelles de la dernière heure, la justice avait sinon des certitudes, au moins de grandes espérances.

M. le baron W. était beaucoup plus pâle que sa serviette. Voulant dominer et cacher ce qu’il éprouvait, il essaya de manger. Cet effort exaspéra le malaise contre lequel il combattait. Il s’affaissa, la tête en avant, sans connaissance.

On se leva, on s’empressa autour de lui ; on lui jeta de l’eau sur le front ; on lui fit respirer des sels. La maîtresse de la maison n’omit aucune des cérémonies usitées en pareil cas. Pour comble de bonheur, il y avait un médecin parmi les convives. Les soins les plus intelligents furent prodigués à M. le baron. On appela ss voiture ; on le transporta chez lui.

Le lendemain, il allait mieux ; au bout de trois jours, il allait bien. Il se fit apporter et lire une quantité de journaux. Mme la baronne, qui lui faisait cette lecture, s’interrompit tout à coup :

– Tiens, dit-elle, voici cette vilaine histoire dont on parlait quand tu t’es trouvé mal.

– Eh bien ? dit le baron, d’une voix singulière.

– Eh bien ! l’assassin est arrêté... Mais quel intérêt étrange portes-tu donc à cette affaire ?

– Moi ? Oh ! absolument aucun ! Je t’en réponds ! Est-ce que par hasard tu te figurerais le contraire ?

– Non, mon ami ; mais c’est ta vivacité qui m’a paru bizarre.

– Ah çà, voyons, reprit-il, de quelle vivacité parles-tu ? T’imagines-tu par hasard, comme ces imbéciles au milieu desquels j’étais là, à table, que cette affaire m’intéresse en rien ? Ils étaient là tous, qui me regardaient, qui me regardaient... avec des yeux... avec des yeux... vas-tu me regarder, toi aussi, avec ces yeux-là maintenant ?

Madame se leva, et écrivit un billet de deux lignes : Cher docteur, venez à l’instant.

– Portez cela, dit-elle, au télégraphe !

– Elle ne compte pas les mots, dit avec étonnement le domestique qui s’éloignait. Il y a quelque chose de grave.

 

 

IV

 

Le baron avait, depuis trois mois, repris sa vie ordinaire, quand, dans un salon du faubourg Saint-Honoré où il passait la soirée : « C’est étonnant, dit un vieillard, comme les crimes se multiplient depuis quelque temps. » Et il raconta le dernier assassinat que le dernier fait divers du dernier journal lui avait mis sous les yeux.

– Pourquoi, monsieur, dit le baron, dites-vous de ces sortes de choses ? Jamais les crimes n’ont été si rares qu’aujourd’hui. Les mœurs sont fort douces. On pourrait presque avancer qu’il n’y a plus de criminels, car il n’y en a plus dans les classes élevées, et la nation est tout entière dans l’aristocratie. Et même, à vous dire le vrai, je crois fort peu à tous ces forfaits dont les journaux remplissent leurs colonnes, quand les nouvelles politiques font défaut.

– Vous êtes bien incrédule, monsieur le baron, répondit l’interlocuteur, le comte de S. ; ce n’est probablement pas par complaisance pour les journalistes que la police cherche les coupables et que le tribunal les jugera.

– Vous dites, reprit le baron, que la police cherche les coupables. Vous avez menti, monsieur ; et d’abord il n’y a qu’un coupable. Et la police ne le cherche pas ; elle l’a trouvé, et il n’y a pas de complice. Elle l’a trouvé, vous dis-je, elle l’a trouvé, et cet homme n’a pas de complice. Je le sais bien, moi, peut-être !

Pendant que le baron, pâle comme un mort, accroissait sa terreur de tous les mots qu’elle lui faisait prononcer, le comte le regardait fixement :

– Vous dites que j’ai menti, monsieur ; voudriez-vous répéter ! Il m’a semblé que vous aviez dit cela, mais je me suis peut-être trompé.

– Je n’ai dit qu’une chose, monsieur, reprit le baron, c’est que le coupable est reconnu et arrêté.

– Mais il y a une minute vous avez nié la réalité du crime.

– Je ne dis qu’une chose, monsieur, c’est qu’aucun doute n’est permis sur le nom du coupable.

Le maître de la maison prit le comte par le bras, et le conduisit dans l’embrasure d’une fenêtre.

– Ha ! très bien ! très bien, je ne savais pas, dit le comte en s’éloignant.

Pendant leur aparté, le baron, couvert de sueur, faisait, pour se lever, d’inutiles efforts. Il éprouvait cette angoisse suprême d’un homme, qui, encore en possession de ses facultés, sent qu’elles lui échappent, d’un homme qui n’est pas évanoui, mais qui va s’évanouir, et qui se sent sur les tempes les premières gouttes de la sueur froide.

La baronne dissimula comme elle put la rapidité de son départ.

Et quand elle fut seule avec son mari.

– Qu’as-tu ? dit-elle.

– Et toi aussi, toi aussi ! répondit-il en la repoussant, et ses yeux s’injectaient.

 

 

V

 

– Il faut, dit le docteur, entrer dans sa manie pour tâcher d’en découvrir le fond. Il faut le faire parler, sans l’interroger. Connaissez-vous, madame, dans la vie de M. le baron, quelque souvenir...

– Docteur, voulez-vous dire quelque souvenir criminel ?

– Non, madame, je veux dire quelque souvenir effrayant.

La baronne chercha longtemps.

– Aucun, dit-elle, aucun. Notre vie a toujours été la plus tranquille qui soit. Vous savez comment vivent les gens du monde. Eh bien ! c’est ainsi que nous vivons, et que nous avons toujours vécu. Mon mari est un homme doux qui de sa vie n’a eu de querelle avec personne, et n’a fait de mal à qui que ce soit.

– Vous n’avez jamais surpris chez M. le baron une inquiétude de conscience ?

– Une inquiétude de conscience ! lui ! Et pourquoi en aurait-il ? Mais il n’a pas eu dans sa vie un reproche à se faire.

– Le baron, reprit le docteur, a la réputation d’un homme bienveillant. Je ne crois pas qu’il soit naturellement exalté, n’est-ce pas, madame ?

– Ah ! docteur, je ne crois pas qu’il soit possible d’être plus loin de l’exaltation ! Je dirai même qu’il avait peu de croyances.

– Mais quand et où avez-vous surpris le premier germe de sa manie ?

– Ce fut un jour où rien d’étrange ne s’était passé. On avait causé ici de M. D***, ce jeune sculpteur qui fait aujourd’hui tant de bruit. Un ami nous racontait qu’il devait sa fortune à un riche banquier qui avait deviné ses aptitudes à un signe imperceptible et qui l’avait aidé de sa fortune et de son influence. Au sortir de cette conversation et dès que nous fûmes seuls, je crus qu’il allait se tuer ! Comme cela, sans raison.

– A-t-il dans la vie journalière quelque bizarrerie que j’ignore encore ?

– Bizarrerie, pas précisément, dit Mme de B., ses goûts ont changé, mais sans bizarreries, il mettait sa fortune en tableaux, il en a de fort beaux qu’il admirait beaucoup. Aujourd’hui il ne les veut plus voir. Mais il avait un caractère léger.

– Parle-t-il la nuit ?

– Non ; mais un jour, c’est vous qui m’y faites penser, il se leva effrayé d’un rêve qu’il avait fait. « Ah ! quel rêve j’ai fait ! » me dit-il. Il avait le visage fatigué, et, comme je le priais de me raconter son rêve, il détourna les yeux et refusa net ; j’insistai, mais il s’obstina dans son silence et je n’ai jamais pu le décider à me le raconter.

Le docteur réfléchit.

– peut-être que tout est là, dit-il. Mais si nous allions le lui demander maintenant, peut-être que demain il faudrait l’enfermer.

– L’enfermer, s’écria la baronne, docteur, la chose vous semble donc grave.

– Très grave, madame, et d’autant plus grave que M. le baron est plus sain, relativement à toutes les choses de la vie. Sa manie est bornée à un point, c’est ce que nous appelons folie lucide. Mon devoir m’oblige à vous le dire, madame, c’est un des cas où la science est jusqu’ici très impuissante.

– Mais, docteur, jamais homme ne fut moins fou. Ainsi, pour les tableaux, qui est la seule passion que je lui aie connue jamais, il ne faisait pas ce qu’on appelle de folie, lui-même se plaisait à le dire, il n’achetait que des tableaux connus, signés, d’une valeur cotée. Moi qui vous parle, j’en aurais fait plus que lui ; je me souviens même qu’il refusa...

– Cependant, interrompit le docteur, le cas est très grave.

Le baron étant seul dans sa chambre, sa femme colla son oreille contre la porte et écouta, puis son œil contre le trou de la serrure et regarda.

Le baron regardait sous son lit et levait les housses de ses fauteuils. Quand il se fut bien assuré qu’il était seul, il se parla à voix basse, mais sa femme entendit.

– Personne ne se doute, disait-il, non, pas même elle. Cependant tout devrait les avertir, tout... Les circonstances qui ont accompagné la chose se reproduisent à chaque instant. Les nuages, par exemple, ont dans le ciel, presque toujours, la même forme qu’à ce moment-là ? Les nuages font exprès. Ils ont affecté, depuis ce jour-là, certaines ressemblances, toujours les mêmes. À quoi ressemblent-ils ? C’est ce que je ne veux pas dire. Mais je le sais bien, depuis mon rêve. Oh ! ce rêve ! J’ai froid !... Comment se fait-il que jamais on ne me parle de ce rêve ? Comment se fait-il que dans cette maison ils ne se souviennent de rien ? Ils étaient là, pourtant, dans le rêve. Ma femme y était, et l’autre aussi, ajouta-t-il en baissant la voix.

Et après un silence mêlé de paroles inintelligibles jointes à une pantomime étrange, il ajouta :

– C’est effroyable comme cet homme tenait à la vie !

Et parlant toujours de plus en plus bas :

– Il se cramponnait à moi, et quand je le repoussais dans l’eau, il prenait une expression de figure qui ne s’est vue que cette fois-là sur la terre. C’était auprès du pont d’Austerlitz. Quel regard il m’a lancé, quand il a disparu la dernière fois ! Comment se fait-il que dans la rue les passants ne se disent pas, en me voyant : « Voilà l’homme ! le voilà ! l’homme qui a fait le rêve ! » Mais était-ce un rêve ou la réalité ? Il y a des gens qui passent vite, à côté de moi, dans la rue ; qui sait si ceux-là ne voient pas ou n’entendent pas quelque chose ?

Le baron remuait d’une façon étrange, se retournant vivement. Et avec un soupir : "Comment font, dit-il tout bas, les autres hommes, ceux qui ne sont pas poursuivis ? Ils peuvent donc faire un pas sans entendre derrière eux un autre pas qui se ralentit ou se précipite suivant la vitesse de leur propre marche ? Il y a donc des gens comme cela qui n’entendent derrière eux aucun pas en marchant ? Pourtant, moi, je cherche toujours les endroits les plus bruyants. Aucun bruit ne couvre le bruit de ce pas, si faible pourtant, mais invincible. Le bruit des voitures ! le bruit du canon. J’ai essayé de tout. Si je pouvais, j’irais dans le tonnerre ! Mais la foudre éclaterait autour de moi, et m’embrasserait tout entier dans son fracas le plus formidable, que j’entendrais peut-être encore ce petit bruit imperceptible, un pied qui se pose à terre ! J’ai froid ! comme il fait froid ! Le feu ne chauffe donc plus à présent ! Comme ce pied se pose à terre légèrement ! Il ne pèse pas comme les nôtres ! Non, décidément, ce n’était pas un rêve. C’était la réalité. – Ce pied-là ne connaît pas la fatigue. Mais quand je m’arrête, il s’arrête. Il a une certaine manière de s’arrêter qui fait sentir qu’il est toujours là, et qu’il reprendra sa marche, dès que je reprendrai la mienne. Quelquefois j’aime encore mieux l’entendre et je marche pour le faire marcher. Il y a dans son silence une menace plus effrayante encore que son bruit. Encore s’il changeait de place ! Mais non ! toujours à égale distance de moi impitoyablement ! Encore si je voyais quelqu’un ! Il me semble que le spectacle le plus horrible serait moins effrayant que ce vide. Entendre et ne pas voir !

Ici le baron fit un saut rapide en arrière, et avança très violemment la main comme pour saisir quelque chose en l’air.

– Non, dit-il, il a échappé ! Échappé comme toujours !

 

 

VI

 

Du reste dans le courant de la vie, rien n’était changé dans les habitudes du baron, et pour qui ne le voyait pas de près, il était l’homme d’autrefois.

L’été suivant, il voulut aller sur le bord de la mer.

On partit pour la Bretagne. Dans la conversation, comme il s’agissait d’une promenade, le baron demanda d’un air distrait à quel point du rivage le sable était fin. Il ne voulait pas visiter de falaise. Il voulait le sable, rien que le sable. On lui indiqua Gâvre. Ce fut à table d’hôte que cette indication lui fut donnée, par un convive non averti.

Le baron manifesta l’intention d’aller à Gâvre.

– A quelle heure partons-nous ? dit la baronne.

Ce nous déplut évidemment au baron. Il voulait être seul. Il chercha mille prétextes pour éloigner sa femme. Comme elle ne les acceptait pas, il dit, contrairement à son habitude : Je veux.

– Je veux me promener seul, dit-il. Suis-je en prison ! Me prend-on pour un criminel ?

Le baron partit par le bateau à vapeur de Port-Louis.

La baronne le suivit, sans être vue, sur un bateau de passage, à quelque distance, armée d’une longue vue, et dirigeant ses mouvements de façon à être toujours cachée, mais toujours présente, elle distingua son mari sur la plage de Gâvre.

Or, voici à quel exercice il se livrait.

D’abord, comme toujours, il s’assurait de la solitude. Puis il faisait quelques pas, se retournait vivement ; ne voyant rien, il interrogeait le sable, et distinguant la trace de ses pas, à lui, il cherchait, un. peu plus loin, la trace des pas de l’autre. Ne trouvant rien, il allait ailleurs, et recommençait, toujours voyant sa trace et jamais ne voyant l’autre. Il avait espéré dans le sable, le sable l’avait trahi comme toute chose.

 

 

VII

 

Pendant ce temps-là, le docteur*** causait à Paris dans un salon du faubourg Saint-Germain. La conversation tomba sur la folie. On interrogea beaucoup le célèbre aliéniste sur la nature et les causes de la folie.

– Les causes de la folie, dit-il, sont si profondes, qu’il faudrait, pour les connaître, avoir fait le tour du monde invisible.

– Moi, dit un des causeurs, j’ai connu des fous qui se croyaient coupables d’un crime qu’ils n’avaient jamais commis ; des hommes honnêtes, sages, rangés, incapables de faire le moindre mal à un oiseau, et qui se prenaient pour des assassins.

Il se trouvait là, par hasard, dans le salon, un peintre célèbre, M. Paul B., auteur de plusieurs chefs-d’œuvre, entre autres Le Premier Regard et Caïn après son crime.

– Quant à moi, dit-il, je n’ai pas étudié, comme vous, docteur, sur le vif. Je ne connais pas de fous, et ce que je vais vous dire n’est fondé sur rien. Mais pour expliquer ces étranges remords chez des innocents, voici ce qui me vient à l’esprit.

Qui sait s’ils n’auraient pas commis spirituellement le crime dont ils se croient coupables matériellement ? Dans cette hypothèse, ils ont profondément oublié le crime réel et spirituel qu’ils ont commis réellement et spirituellement. Ils ne l’ont même ni connu, ni compris dans l’instant où ils le commettaient. Mais ce crime réel, spirituel et oublié, se transforme, par la vertu de la folie, en un crime matériel qu’ils n’ont pas fait et qu’ils croient avoir fait. Peut-être tel homme, qui a trahi son ami, au lieu de s’accuser de cette trahison, s’accuse d’une autre faute qui ressemble à celle-là, comme le corps ressemble à l’âme. Je vous le répète : je ne peux pas citer d’exemple. C’est une pure hypothèse. Mais quelque chose que je ne peux définir la rend vraisemblable. Le coupable a trompé sa conscience. La conscience le trompe à son tour. Pour se faire entendre d’un enfant, on prend des exemples dans les choses sensibles. Peut-être la justice se conduit-elle ainsi vis-à-vis de ces gens-là. Peut-être, les trouvant insensibles dans la sphère de l’esprit, transporte-t-elle leur crime dans la sphère des corps.

Peut-être est-ce un crime vrai, mais trop subtil pour être vu par eux, qui, se mettant à leur portée, les poursuit sous les apparences du crime extérieur et grossier, le seul qu’ils puissent comprendre. Il y a des scrupules bizarres qui ressemblent à la folie, comme l’exagération ressemble au mensonge. Qui sait si ces scrupules ne sont pas les égarements, ou, si vous aimez mieux, les transpositions du remords ? Je dis remords : je ne dis pas repentir, car le repentir éclairerait et le remords aveugle. Entre le repentir et le remords, il y a un abîme. Le premier donne la paix, et le second l’arrache. Peut-être la conscience, ne pouvant se faire entendre du coupable, sur le terrain où elle est, lui parle, pour se venger, un langage grossier comme lui, sur le terrain où il est. Peut-être la conscience, par une épouvantable justice, lui fait-elle un reproche injuste à la surface, et mille fois juste au fond. Peut-être la conscience, qui vous a parlé vraiment, quand l’homme était devant vous, s’arme-t-elle maintenant, contre vous, du fantôme. Nous sommes des hommes ici, ce soir, les uns pour les autres. Mais qui sait si nous ne sommes pas pour quelqu’un, quelque part, en ce moment, des fantômes ?

Le docteur se leva, et prenant la main du peintre :

– Je ne sais pas au juste ce qu’il y a de vrai dans votre théorie, dit-il. Je ne sais qu’une chose, c’est que vous avez beaucoup à m’apprendre. Je réfléchirai à vos paroles. Elles m’ouvrent des horizons.

– J’ai toujours été poursuivi par cette pensée, dit le peintre, qu’il y a un moment où un homme voit pour la première fois ce qu’il voit depuis son enfance. Il voit pour la première fois le jour où les yeux de l’esprit s’ouvrent. C’est ce que j’ai voulu montrer dans mon tableau : un premier regard. Or l’horizon reculant toujours, j’essaye de jeter sur chaque chose, à chaque instant, un regard que je puisse appeler le premier regard. Dans cette autre composition, Caïn après son crime, j’ai voulu montrer dans Caïn, non pas un assassin de mélodrame, mais un homme vulgaire. Le stigmate de la colère, dont il reçoit l’empreinte visible, lui ouvre les yeux de l’âme. Il jette sur son crime un premier regard. Il y a des Caïns spirituels dont le bras est innocent. Peut-être en existe-t-il parmi les fous dont nous parlons, et, en ce cas, leur folie contiendrait plus de vérité que n’en contenait leur sécurité précédente. Leur folie les trompe seulement sur le genre des choses, leur sécurité les trompait sur les choses elles-mêmes.

Le docteur était pensif. Il prit le peintre à part, et lui parlant à demi-voix :

– Voulez-vous, dit-il, que nous sortions ensemble ?

Et ils sortirent.

Après leur départ, la conversation roula sur la conversation qu’ils avaient eue.

– Êtes-vous toujours matérialiste ? demanda quelqu’un à son voisin.

– Vous n’êtes pas généreux, monsieur, répondit le voisin, de choisir ce moment-ci pour me faire cette question.

– Moi, dit une jeune dame, je n’aime pas entendre parler ce monsieur. C’est un grand peintre ; je ne dis pas non ; mais quand il se lance dans des considérations de cet ordre là, il m’agace.

– Serait-il indiscret, madame, de vous demander pourquoi ? demanda timidement un jeune homme dont la cravate était mal mise.

– Eh bien, parce que j’ai peur qu’il n’ait raison. Moi, voyez-vous, j’aime à aller devant moi, mon petit bonhomme de chemin. Si on l’en croyait, la vie serait tellement sérieuse qu’il faudrait faire attention à tout. À entendre ces gens-là, on se croirait vraiment entouré de mystères.

 

 

VIII

 

– Je veux voir et étudier avec vous votre tableau de Caïn, j’allais dire notre portrait de Caïn, dit le docteur au peintre. Car il me semble que vous l’avez connu personnellement, à la manière dont vous m’en parlez.

– peut-être, dit Paul, l’ai-je connu. En tout cas, venez, et ils allèrent ensemble.

Arrivé devant le tableau, le docteur eut un mouvement de surprise.

Le portrait de Caïn était celui du baron, horrible de ressemblance.

Il y avait tout sur cette figure, la froideur du criminel et l’épouvante du maudit. Et la froideur ne nuisait pas à l’épouvante, et l’épouvante ne nuisait pas à la froideur. Et de la bouche de Caïn, le spectateur croyait entendre sortir cette parole que sainte Brigitte entendit sortir de la bouche de Satan parlant à Dieu :

– Ô juge, je suis le Froid lui-même.

L’indifférence et le désespoir étaient ensemble dans ces yeux, sur ces lèvres et sur ce front. Et le désespoir n’était pas déchirant, car le repentir manquait ; ce désespoir avait quelque chose de satisfaisant comme le repas de la justice qui mangeait son pain.

Le docteur resta très longtemps immobile, l’horizon s’élargissait à ses yeux, et sa science s’approfondissait. Il ne réfléchissait pas précisément ; mais il se souvenait. Il eut, pour la première fois de sa vie peut-être, une heure de contemplation.

– Vous le connaissez donc ? dit-il enfin à Paul.

– Qui ?

– Mais, mon client !

– Je ne connais pas un seul de vos clients.

La discrétion professionnelle arrêta le nom propre sur les lèvres du docteur.

– Mais enfin, monsieur, dit-il, cette tête est un portrait. Vous ne l’avez pas faite au hasard.

– Ni l’un ni l’autre, dit Paul. Personne n’a posé devant moi, et je n’ai pas agi au hasard. Il me semble, quand je travaille, que certaines figures s’offrent à moi, sans s’imposer. Je les aperçois presque intérieurement, les yeux fermés, sans rien voir. Apercevoir n’est pas le mot propre, car le sens de la vue n’est pas en jeu. Si je les aperçois, c’est avec un sens inconnu, qui n’est pas celui de la vue. Je perçois ces sortes de choses dans un état particulier, près duquel la veille est un sommeil profond. Je pense que ces perceptions répondent à quelque réalité, ou lointaine ou future, dont l’image photographique me passe en ce moment devant les yeux de l’esprit.

Cette faculté, qu’on peut appeler inspiration naturelle, ne m’a jamais abandonné. L’aptitude à soupçonner ce que je ne sais pas est la forme la plus haute de mon activité.

Et non seulement je soupçonne ce que je ne sais pas, mais très souvent je le fais, je le réalise, sans intention et sans connaissance. On dirait que je suis acteur dans un drame que j’ignore. Je récite un rôle que je ne sais pas dans une pièce dont je ne connais ni le titre ni le dénouement.

Cependant je me sens libre. Le sentiment profond de ma liberté éclate surtout dans le souvenir de mes fautes. J’ai voulu me donner la mort ; la mort n’a pas voulu de moi. Je me suis demandé quelque temps, si ayant voulu perdre la vie, je n’aurais pas perdu l’inspiration ; ce qui eût été pour moi une façon cruelle et subtile de mourir. Il m’a semblé que la question s’agitait quelque part, et que l’inspiration, qui a pitié des faibles, me revenait gratuitement. Si j’avais été criminel par malice, elle m’eût peut-être abandonné, ou peut-être elle fût devenue en moi l’auxiliaire d’un crime futur. Ou elle m’eût refusé ses services, ou elle m’eût servi à faire le mal.

 

 

IX

 

Quelques jours après cet entretien, le baron, revenu à Paris, semblait plus calme qu’à l’ordinaire.

– Allons, très bien, disait la baronne : le docteur m’avait presque alarmée ; mais je savais très bien, au fond, qu’il n’y avait aucun danger. Mon mari est un homme froid, je n’ai rien à craindre pour sa raison.

La nuit suivante, le baron se leva sur la pointe du pied, comme s’il eût peur d’être surpris et dérangé ; il se rendit à sa galerie, déchira un à un tous les tableaux avec un canif, creva les toiles avec son genou une à une, et, la chose faite, sortit vers le matin.

Le concierge le vit passer et ne le reconnut pas.

– Quel est donc ce vieillard, dit-il à sa femme, qui a passé la nuit dans la maison ?

Les cheveux du baron, noirs la veille, étaient blancs comme la neige.

On l’attendit pour déjeuner, on l’attendit pour dîner ; il ne rentra pas. Fouillant dans les tiroirs, sa femme trouva un papier avec ces mots :

« Cette fois, je n’échapperai pas. La police est sur mes traces. »

– Je m’en étais toujours douté, dit-elle, il devait m’arriver malheur.

Le lendemain, le corps du baron fut trouvé dans la Seine à la hauteur du pont d’Austerlitz.

 

 

X

 

– Vous me voyez désolé, mais non étonné, dit le docteur à la baronne. J’ai toujours regardé cette folie comme absolument incurable.

– Ah ! docteur ! il a tout détruit : je n’ai pas même son portrait.

– Vous l’aurez, madame, dit le docteur.

Huit jours après, le docteur tint sa promesse. Il apporta à la baronne une photographie.

Frappée au fond de l’âme, pour la première fois de sa vie peut-être, elle fut sur le point de s’évanouir.

– Ah ! quelle ressemblance, dit-elle, quelle ressemblance ! Docteur, comment avez-vous fait ? Ceci n’est pas naturel. Ce n’est pas son portrait, c’est lui-même. Il va parler, j’ai peur.

Il y avait de l’horreur dans l’étonnement de cette femme. Elle jetait sur son mari et sur elle-même un premier regard.

– Mais enfin, docteur, comment avez-vous fait ?

– Permettez-moi de garder le secret, madame.

En effet, la chose était bien simple. Il avait suffi de dresser un appareil photographique devant le tableau du grand peintre :

 

Caïn après son crime.

 

 

 

Ernest HELLO, Contes extraordinaires, 1879.

  

 

 

 

 

 

 

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