Les terreurs d’Hélène

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Ernest HELLO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LE jury sortit de la salle de ses délibérations pour entrer dans la salle d’audience ; un frémissement parcourut la foule qui attendait anxieusement.

Le Président du jury :

– Sur mon honneur et conscience, devant Dieu et devant les hommes, la. déclaration du jury est :

– Pierre Bretel est-il coupable d’avoir donné volontairement la mort à son frère Joseph ?

– Oui, à la majorité.

Le verdict fut muet sur les circonstances atténuantes.

Le ministère public se leva :

– Je requiers l’application de l’article 302 du Code pénal.

Et quelques instants après, le Président des assises :

– La Cour, après en avoir délibéré, condamne Pierre Bretel à la peine de mort.

Et se tournant vers l’accusé :

– Vous avez trois jours pour vous pourvoir en cessation contre l’arrêt qui vient de vous frapper.

 

*

*   *

 

Nous allons, s’il vous plaît, rétrograder de quelques semaines, et entrer dans la maison du Procureur général.

Sa femme recevait un des amis de la famille.

– L’ouverture que vous me faites, dit-elle, est tellement extraordinaire, que je demeure stupide, comme Cinna, et puisque vous voulez mon ami, je vous demande le temps de réfléchir avant de vous le donner. Vous, monsieur Armand, jeune homme riche et distingué, vous me parlez très sérieusement d’épouser Hélène, demoiselle de compagnie dans ma maison, petite maison bourgeoise de province. Vous savez son histoire. Nous l’avons prise enfant, orpheline, abandonnée. Elle avait bien un frère, mais il avait déjà quitté la maison paternelle, et on ne sait ce qu’il est devenu. Il y a des jours où Hélène devient femme de chambre, et d’autres jours, cuisinière, quelquefois lectrice. Elle nous est dévouée ; c’est tout vous dire. Si elle eût épousé un ouvrier, nous lui aurions fait une petite dot.

– Qu’importe, répondit Armand, je l’aime !

– Et je ne puis vous dire, reprit son interlocutrice, que vous ayez tort de l’aimer. Je l’aime aussi, moi, comme si elle était ma fille. Intelligente, distinguée, bonne, active, sérieuse et gaie, dévouée et sage, elle est de beaucoup supérieure à la plupart des jeunes filles qui meublent les salons. Depuis son enfance elle est au milieu de nous, traitée comme l’enfant de la maison. Nous avons remplacé son père et sa mère. Depuis son enfance, j’aime à lui rendre ce témoignage, elle ne m’a jamais causé une minute de chagrin. Son caractère est aussi heureux que son cœur est excellent.

Mais, sachez-le bien, elle est considérée par le monde à peu près comme une domestique. Elle est absolument sans fortune, non pas à peu près mais absolument. L’étonnement de vos amis dépassera ce que vous pouvez croire. Vous entendrez les demi-mots, vous verrez des sourires. On ne se bornera pas à constater la disproportion sociale de ce mariage incroyable ; on l’exagérera. On dira que vous épousez une cuisinière, et qu’apparemment ce mariage était bien nécessaire, que vous êtes un bon jeune homme, que vous n’êtes pas de ceux qui abandonnent lâchement les jeunes filles perdues par eux, etc., etc.

– Je crois, madame, répondit Armand, que je saurai faire respecter ma femme. À mes yeux, elle est votre fille, et je ne m’arrêterais que devant un refus formulé par vous.

– Ce refus, je ne le formulerai pas, répondit l’excellente femme. Je ne puis qu’attirer votre attention sur l’énormité apparente que vous allez commettre. Mais en réalité, la jeune fille est absolument digne de vous, et je n’espère pas pour mon fils une femme si distinguée.

Hélène était une grande jeune fille, élancée, svelte et blonde, à la figure douce et mélancolique. Son œil très intelligent avait toujours l’air d’interroger, elle semblait étonnée de vivre.

Quand celle qu’elle appelait sa maîtresse lui apprit la demande de M. Armand, elle fut quelque temps sans comprendre.

– Suis-je folle, se dit-elle ? Non : probablement c’est un rêve que je me garderai bien de raconter à qui que ce soit. Si l’on savait ce rêve de ma nuit, on croirait qu’il répond à quelque pensée du jour.

L’étonnement d’Hélène était d’autant plus profond, qu’en effet la demande d’Armand réalisait son désir le plus intime, mais un désir si obscur, si secret, si caché, si fou en apparence, que jamais, jamais de la vie, elle ne se l’était avoué à elle-même. On peut rêver un voyage à travers les étoiles ! mais personne ne songe sérieusement à faire sa malle pour ce voyage-là.

Cependant, la demande était là, claire, nette, incontestable. Hélène ne s’éveillait pas. Elle était dans le domaine de la réalité.

Quand elle crut à son bonheur, elle n’essaya pas de l’exprimer. Elle entra dans un enchantement intérieur, qui lui ôta l’usage de la parole. De jolie qu’elle était, elle devint extraordinairement belle, et le recueillement de la joie donna à sa beauté une expression solennelle.

Pendant quelques semaines, tout alla bien, très bien, admirablement bien.

Mais, un certain jour, un matin, Hélène, comment dirai-je ? Hélène cessa d’être Hélène, et ceux qui la voyaient tous les jours, ne la reconnurent plus.

Elle semblait regarder sans voir et écouter sans comprendre. Une stupeur vague éteignait son œil immobile. Toutes les questions les plus inquiètes et les plus tendres se heurtaient contre son silence obstiné. Quand Armand la vit dans cet état, il se demanda si elle devenait folie. À l’aspect de son fiancé, une terreur épouvantable se peignait sur son visage amaigri. Ses joues se creusaient. Elle était si effrayée qu’elle en devenait effrayante. Aux supplications déchirantes d’Armand, elle finit par répondre tout bas un mot, un seul : « J’ai fait un mauvais rêve. »

Et, dans le fait, elle ne savait absolument pas si elle avait fait un mauvais rêve, ou si quelque chose de réel était survenu pendant la nuit terrible.

 

*

*   *

 

Un soir, le Procureur général rentra de la Cour, un peu pâle. C’était le jour même de l’audience qui a ouvert ce récit. Il devait conduire sa femme au bal, et la toilette de cérémonie était déjà préparée.

– Nous n’irons pas au bal, dit le magistrat à sa femme. Ma présence y serait inconvenante ce soir. J’ai fait mon devoir, mais un devoir terrible. La peine de mort est prononcée.

Hélène, qui travaillait près d’une fenêtre, étouffait depuis un instant. Aucun regard n’était fixé sur elle ; mais quand le magistrat eut fini sa phrase, on entendit le bruit de la chute d’un corps ; Hélène s’était évanouie et affaissée.

Inutile, n’est-ce pas ? de vous raconter les efforts qui triomphèrent de son évanouissement et les soins intelligents qui lui furent prodigués ; – le cliché est trop vieux.

Tout ce que je puis vous dire, c’est que le lendemain matin, Hélène avait les cheveux blancs. Elle écrivit l’adresse d’Armand sur l’enveloppe d’une lettre, que voici :

 

« Monsieur Armand, nous ne nous marierons jamais. Pardonnez-moi, et oubliez-moi. Oubliez-moi ! oubliez-moi ! oubliez-moi ! je vous en supplie. Nous ne nous reverrons ni dans ce monde ni dans l’autre ; car je suis damnée. Pour être heureux, oubliez-moi. »

 

L’écriture était tremblée, irrégulière.

La jeune fille s’arrêta, couverte de sueur, épuisée par un effort suprême.

 

*

*   *

 

Entrons dans la prison.

– Mon frère est assassiné, disait Pierre, et comme si la douleur de cette mort horrible pour moi n’était pas assez cuisante, on m’accuse, moi-même, du forfait qui me désespère, et on me condamne pour un crime que j’aurais voulu empêcher ou venger au prix de mon sang. Je maudis Dieu... C’est donc vrai. Je suis en prison, attendant l’heure fatale. Au moins que je ne l’attende pas dans l’inaction ! Il faut faire de nouvelles tentatives. Il doit y avoir quelque part une puissance qui me rendra justice. L’avocat n’a pas tout dit. Toute cette procédure, c’est fait pour les coupables. Mais les innocents doivent avoir des ressources inconnues qui ne sont pas écrites dans les codes ! Oh ! les monstres ! Ils m’ont condamné ! Mais qu’est-ce que je dis ? Les apparences étaient contre moi. J’étais couvert de sang ; je venais de tuer un animal et, pétrifié de mon arrestation, je m’empêtrais dans mon désespoir. Mes réponses étaient absurdes. Ma colère passe au-dessus de la tête de mes juges, qui ont pu être trompés. Elle va à Dieu directement. Mais Dieu existe-t-il ! J’espère que non. S’il existait, mes forces ne suffiraient pas à le maudire. Oh ! ma femme ! oh ! mes enfants ! Il faut inventer un moyen, inventer un secours ? Il faut qu’on fasse un effort nouveau ! lequel ? Je ne sais ! Mais un effort nouveau ! Je ne me laisserai pas mourir ainsi. À qui m’adresser ?

Et Pierre, ne sachant à qui il parlait, criait comme un insensé.

– Au secours ! au secours !

 

*

*   *

 

Entrons maintenant dans la chambre d’Hélène.

– Le trouble des fonctions cérébrales est profond, dit le docteur ; mais pour traiter cette folie, il est absolument nécessaire d’en connaître la nature, c’est-à-dire la cause. Il faut étudier et interroger son délire.

Hélène fut longtemps silencieuse ; puis relevant la tête, et promenant autour d’elle ce regard vague des yeux qui ne voient pas ce qui est, et qui voient ce qui n’est pas :

– Vous ne devinez pas, dit-elle, tout bas, vous ne devinez pas ? Et bien je vais vous le dire !

Le Docteur, le magistrat et sa femme se regardèrent anxieux, croyant que la révélation allait être faite. Je vais vous dire : je suis allée dans un endroit connu de moi seule où l’on apprend à guillotiner. J’ai très bien profité des leçons ; je sais guillotiner, c’est une affaire d’adresse, ça s’apprend comme autre chose. Tenez ! je vais vous montrer mes essais. Voyez-vous, là-bas, cet homme qui a un petit filet de sang rouge au cou. Eh bien ! c’est moi qui ai dessiné ce linéament de couleur pourpre ! Est-ce qu’elle n’est pas jolie cette couleur ? C’est un procédé de mon invention. Je guillotine, sans qu’on s’en aperçoive seulement. Tenez ! regardez donc ! La tête de cet homme ne tient presque plus sur son cou. Encore un petit mouvement et elle se détachera. C’est moi qui ai tout préparé. Quand il va passer près de moi, je donnerai une petite tape sur sa tête, et elle tombera. Vous verrez l’effet d’une tête qui tombe ! Moi, je commence à m’habituer. Mais vous, pas encore !... « Allons, allons ! au large ! Ne passe pas si près de moi avec ta tête à moitié détachée ! Au large ! au large ! Ou bien j’appelle au secours ! Pourquoi me regardes-tu avec cette prunelle fixe ? Ai-je porté la main sur toi, Pierre ? Non certes ! Qu’ai-je fait ? Rien ! Rien ! Rien ! C’est égal, j’ai peur ! Allons ! assez ! Pas de vilain jeu ! Voilà encore le vilain jeu ! Assez ! je te dis que j’ai peur ! »

Les assistants écoutaient, retenant leur haleine et tâchant de comprendre. Décidément, quel crime avait-elle commis ou quel crime croyait-elle avoir commis ? Tantôt elle appelait, tantôt elle repoussait. Tantôt elle parlait comme si elle eût frappé quelqu’un à mort, tantôt elle s’écriait : – Je ne t’ai pas touché, je le jure ! Que me veux-tu ?

Le Docteur se perdait dans les labyrinthes de ce délire. Était-ce un remords ? Était-ce la folie qui, toute seule, prenait la forme d’un remords ? Était-ce la fièvre ? Mais la fièvre n’était pas en raison du délire.

Il y avait des intervalles lucides, et alors Hélène demandait ce qui lui était arrivé.

Tantôt elle paraissait confondre le rêve et la réalité ; tantôt elle paraissait les oublier tous les deux. En présence du docteur seul, elle était plus calme. Si le Procureur général paraissait : – Vous me faites horreur, lui criait-elle ! Mais non ! non ! Qu’est-ce que je dis ! C’est moi qui vous ai trompé !

 

*

*   *

 

Cependant le sort du condamné allait s’accomplissant. Ses jours étaient comptés. Il s’était, dans le délai légal, pourvu en cessation. Le pourvoi avait été rejeté, comme un peu plus tard le recours en grâce.

Hélène suivait avec un intérêt sombre les diverses phases de ce drame lugubre. Elle avait des curiosités et des épouvantes qui se mêlaient et se confondaient. Elle écoutait avec avidité les moindres mots. Elle en tirait des conséquences vraies ou fausses. Chaque parole entendue, chaque intention soupçonnée se traduisait en elle par une exaltation qui la rapprochait du délire.

Elle était poussée par une curiosité fatale vers le gouffre au fond duquel s’élaborait son désespoir. Attirée par le vertige, elle se penchait sur l’abîme. À la regarder délirante ou relativement calme, on eût dit deux folies différentes et contradictoires.

Armand demandait souvent la permission d’apparaître, de jeter un coup d’œil, d’essayer l’effet de sa présence. Le docteur opposait à ces prières un refus obstiné.

Quant à Hélène, elle dépérissait sensiblement, se refusait à toute conversation et faisait son service avec la régularité des froids désespoirs qui ne tiennent plus à rien, et qui agissent automatiquement.

 

*

*   *

 

Voici l’avant-dernier jour du condamné. La journée d’après-demain sera la journée fatale. Hélène, qui s’affaiblissait, eut une singulière illusion. Qui sait, se dit-elle, si je ne dois pas mourir dans deux jours ? Je voudrais voir un prêtre, on ne refuse pas cela à ceux qui vont mourir.

Le curé de la paroisse, prévenu de sa situation et de son désir, accourut non sans émotion. Le magistrat, plus ému encore, vint au-devant de lui :

– Monsieur le curé, lui dit-il, vous allez probablement apprendre un secret terrible, la folie de cette fille n’est pas une folie physique. Nous ignorons quel lien mystérieux rattache cette folie à un crime qui semble n’avoir avec elle aucune relation. Hélène n’a jamais vu ni Pierre Bretel, ni son frère Joseph. Elle est également étrangère au meurtrier et à la victime, et cependant toutes ces horreurs se touchent par un point invisible et inexplicable. Vous, Monsieur le curé, vous allez savoir le secret. Souvenez-vous que c’est moi qui ai porté la parole dans l’affaire Pierre Bretel. Souvenez-vous que ce n’est pas l’homme, mais le magistrat qui vous parle en ce moment.

– Je m’en souviendrai, dit le prêtre, et vous serez le premier dépositaire du secret que je vais recevoir, si ce secret peut avoir un autre dépositaire que moi. Mais peut-être m’arrivera-t-il scellé du sceau terrible de la confession, et alors, quel qu’il soit, entendez-vous ? quel qu’il soit, mes lèvres seront fermées.

Le prêtre s’enferma avec Hélène. Leur entretien fut suivi d’un silence, et le silence fut suivi d’un cri.

– Au nom du ciel, au nom du ciel, disait le prêtre d’une voix déchirante, permettez-moi de parler.

– Non ! Non !

Le prêtre sortit plus mort que vif : sa pâleur était effrayante. Mais il fit signe au magistrat qu’un silence épouvantable et invincible lui était imposé.

Dans la journée, le Procureur général alla rendre visite au Cardinal-Archevêque. Il lui exposa la situation avec tous les doutes qu’elle faisait naître en lui, avec toutes les craintes qu’elle lui suscitait, avec toutes les hypothèses étranges qui se présentaient à son esprit.

– Souvenez-vous, Éminence, dit-il enfin, qu’après-demain doit avoir lieu l’exécution capitale. Je sais qu’il y a un secret ; je sais qu’il y a quelque chose à savoir, et j’ignore entièrement la nature de ce quelque chose.

Le Cardinal lui serra la main.

– Je comprends vos angoisses, dit-il, et je les partage. Le secret qu’a reçu le prêtre est aussi inviolable vis-à-vis de moi que vis-à-vis de vous. Mais je vous promets de faire demain matin une tentative.

 

*

*   *

 

Le lendemain matin, Hélène, plus forte que la veille, s’était levée, et se livrait dans la cuisine aux occupations les plus vulgaires de la vie quotidienne.

On frappe à la porte.

– Ouvrez, dit-elle, sans regarder. Le visiteur ouvrit et ne parla pas. Étonnée de ce silence, elle jeta vers la porte un regard interrogateur.

En grand costume, revêtu de la pourpre romaine, devant elle était à genoux le Cardinal-Archevêque. Habituée à ne plus bien distinguer la réalité du rêve, Hélène se crut en délire. Étrange hallucination ! pensait-elle, et ses yeux, agrandis par l’étonnement, se fixaient immobiles sur le prélat agenouillé.

Après un long silence :

– Fantôme, dit-elle, que me veux-tu ? N’ai-je pas assez souffert ?

– Ne vous troublez pas, ma fille, répondit le cardinal. Je ne suis pas un fantôme. Votre archevêque se présente devant vous, dans la posture des suppliants, parce qu’il est un suppliant. Il vous demande, non pas une confession, mais l’aveu humain de votre secret, et il vous le demande pour le répéter.

Vaincue par la majesté de ce sublime agenouillement :

– Monseigneur, monseigneur, dit-elle ; le condamné est innocent ; je connais le coupable ; voilà de quoi je meurs. Mais le livrer, jamais ! jamais !

– Il le faut, ma fille, quel qu’il soit.

– Hélène s’affaissa sur une chaise.

– Il le faut, ma fille, quel qu’il soit.

– Relevez-vous, Monseigneur, relevez-vous !

– Non, ma fille, pas avant de vous avoir entendue. Il y a en ce moment deux enfants qui voient l’échafaud se dresser, et qui doutent peut-être ou de l’innocence de leur père ou de la justice de Dieu. Vous voyez bien que je ne peux pas me relever !

Hélène se tordait les mains, le Cardinal restait à genoux, muet. Sa tête s’inclina fatiguée, et un rayon de soleil tomba sur ses cheveux blanchis qui resplendirent comme de l’argent.

Alors Hélène, baissant la voix :

– J’étais allée, dit-elle, dans une maison du faubourg, veiller une vieille femme malade. Au milieu de la nuit, j’entendis, dans une chambre voisine, séparée par une mince cloison, j’entendis des bruits étranges, suivis de paroles plus étranges. Il me sembla qu’on remuait des masses d’or, puis deux voix se firent entendre. L’une d’elles disait : « Nous l’avons frappé tous deux à la fois de deux coups si roides qu’il est tombé, sans pousser un soupir. – Plus bas, disait l’autre voix, plus bas ! »

Dans mon épouvante, je jetai un cri que me trahit, et je descendis quelques marches de l’escalier. Un homme était devant moi :

– Tu as entendu, me dit-il ; tu vas mourir, et il me poussa dans sa chambre.

Puis, d’un geste, il indiqua à son compagnon ce qu’il voulait faire.

– Assez de sang, pour cette nuit ! dit l’autre.

Et, se tournant vers moi :

– Jure-nous le silence, dit-il, sur ton salut éternel et sur la vie de ton fiancé. Si tu nous trahis, vous serez frappés tous deux, lui d’abord, toi ensuite.

– Non, je ne sais pas comment tant d’horreurs peuvent tenir en une seule minute. Je jurai tout ce qu’on voulut ; mais au fort de cette horreur, quand la seconde voix avait parlé, malgré ce qu’elle disait, elle avait soulevé en moi je ne sais quels souvenirs d’enfance qui tranchaient épouvantablement sur l’heure actuelle. J’avais la tête cachée et serrée dans mes mains. Le second homme et moi, nous ne nous étions pas vus. Tout à coup, il me sépara violemment les mains, et nous nous regardâmes en face, et nous jetâmes deux cris. C’était...

Hélène s’arrêta. Le prélat lui posa la main sur la tête comme pour lui faire puiser dans sa bénédiction la forcer d’articuler. Il se releva pour la soutenir.

La tête de la jeune fille défaillante s’affaissa sur la poitrine du vieillard.

– C’était...

– Achevez, ma fille...

– C’était mon frère !

 

*

*   *

 

Le paysage a changé. Trois ans après ces événements, un jeune homme et une jeune femme se promenaient sur les bords du Rhin. Un magnifique coucher de soleil empourprait les montagnes. La jeune femme se tourna vers son mari avec une tendresse mélancolique et, reconnaissant le paysage illustré par Victor Hugo, ces vers lui montèrent d’eux-mêmes du cœur aux lèvres :

 

          Oui, ce soleil est beau. Ces rayons, les derniers,

          Sur le front du Taunus posent une couronne.

          Le fleuve luit ; le bois de splendeur s’environne.

          Les vitres du hameau là-bas sont tout en feu !

          Que c’est beau ! que c’est grand ! que c’est charmant, mon Dieu !

 

Tout à coup, les yeux d’Hélène se troublèrent, comme si le vent du passé lui eût apporté une menace d’épouvante ; mais Armand la regarda avec la victorieuse autorité de l’amour, et la paix rentra dans son âme.

 

 

 

Ernest HELLO, Contes extraordinaires, 1879.

 

 

 

 

 

 

 

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