Les oiseaux de neige

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Magali HELLO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Selma Lagerlöf.

 

 

SAINT François se hâtait. Il devait aller là-bas au fond de la vallée de la Sagne, voir une pauvre femme qui se mourait.

Il n’y avait pas de chemin de fer et le saint devait faire à pied le long voyage.

C’était en plein hiver. La neige était haute ; il n’y avait qu’un étroit sentier au milieu du chemin marqué par les pas des gens qui étaient descendus au village de la Chaux-de-Fonds. De loin en loin des bâtons piqués dans la neige indiquaient seuls, sur l’étendue blanche, la direction de la route.

Le saint avait dépassé le Reymond ; il commençait à marcher sur le plateau blanc qu’on appelle vallée de la Sagne. Il enfonçait jusqu’aux genoux dans la neige molle. Il s’appuyait sur un gros gourdin au bout duquel il avait cloué une planchette carrée pour que la neige le porte mieux. Il se hâtait.

Une grosse lune ronde commença à poindre au ciel derrière la chaîne de Tête de Ran et le ciel était bleu foncé, avec les points d’argent des étoiles.

Mais la bise soufflait, une bise si forte qu’elle faisait zzzit !... zzzit !..., couchait les arbres de la forêt, et soulevait dans la vallée de grandes vagues de neige fine qui faisaient un nuage blanc.

Un point noir bougeait dans ce nuage et tâchait de se dépêcher : c’était saint François. Les grains durs de la neige martelaient son visage, se glissaient sous son capuchon, entraient dans le cou et le saint se dépêchait... se dépêchait : la pauvre femme l’attendait là-bas, qui se mourait.

Il pensait à elle. Est-ce que c’est parce qu’elle avait faim et froid qu’elle ne pouvait pas vivre ? Car dans ce pays, les pauvres gens devaient avoir bien froid.

La lune ronde émergeait maintenant presque entière au-dessus de la montagne ; elle regarda le saint avec deux yeux étonnés et sembla balancer sa tête de droite à gauche, de gauche à droite, disant : non... non... C’est que le saint enfonçait toujours à droite, à gauche ; à gauche, à droite.

Il arrivait sur un replat balayé par le vent. Le sol durci se mit à crier sous les clous de ses semelles ; la poussière de neige continuait à l’envelopper d’un nuage, piquant ses joues et ses yeux. Maintenant il marchait vite, et la lune montait vite aussi dans le ciel. Elle le regardait toujours ; la robe brune du saint homme flottait de chaque côté de lui, comme des ailes rondes ; la bise les gonflait et plaquait l’étoffe au milieu du dos. Il avançait courbé sur son bâton, penché en avant ; la bise sifflait zzzit !... zzzit !... tout autour de lui et dans les sapins, sur la pente de la montagne.

Le saint continuait à penser à la femme malade et aux gens qui ont faim, qui ont froid par des nuits pareilles, à la fin de l’année. Et les petits enfants, les pauvres petits enfants qui n’ont pas assez de lait, qui n’ont pas assez de pain, qui n’ont pas de feu pour les réchauffer. En pensant à tous ces malheureux, voilà que les larmes commençaient à lui couler des yeux, à descendre le long de ses joues, une larme, puis deux, puis trois. C’étaient des larmes brûlantes qui descendaient vite sur les joues pâles du saint, puis elles allaient tomber par terre. François marchait vite, vite, toujours plus vite ; ses larmes coulaient toujours plus fort et quand elles avaient quitté son visage, elles gelaient et tombaient en perles dures, au milieu du chemin.

Cui, cui... Le saint entendit un cri léger comme celui d’un poussin qui sort de l’œuf. Cui... cui... un autre cri, un cri doux comme un chant ; cui, cui, cui, un troisième cri joyeux comme un carillon vint résonner aux oreilles de François. Est-ce que la bise se mettait à chanter ? ou bien le saint avait-il des tintements dans les oreilles ? Mais non, voilà qu’un petit oiseau volait près de lui ; un autre oiseau volait encore derrière son manteau ; un troisième se levait du milieu du sentier, essayait ses moignons d’ailes engourdies, puis se dépêchait de courir et de voler vite, vite, pour rattraper le saint. Encore un petit oiseau blanc, encore un, encore... ils sortaient du chemin, ils s’élevaient de la neige à chaque pas du saint. Il y en eut bientôt dix, puis vingt, puis cent avec de mignonnes ailes pointues et brillantes, des yeux clair de lune, un bec bleuté et des pattes d’argent. Ils volaient tout autour de la robe brune ; ils se posaient sur le capuchon ; ils chantaient tous ensemble un chœur de cui, cui. La troupe grossissait encore, car de chaque larme que versait le saint, naissait un petit oiseau.

Quand le saint vit qu’une nuée de roitelets blancs comme neige l’accompagnaient de leur chant et du froufrou de leurs ailes, il en devint joyeux. La grosse lune, là-haut, semblait rire maintenant ; elle se balançait d’arrière en avant, elle disait oui... oui, François, les oiseaux du Bon Dieu qui ont la couleur de tes larmes, c’est pour toi François, c’est pour toi.

Le clocher de l’église apparut, mais le saint devait aller plus loin que l’église. Il marchait maintenant sur une route où les traîneaux des paysans avaient laissé des traces. Les oiseaux volaient tellement serrés autour du saint homme qu’ils le voilaient complètement ; on voyait seulement un nuage blanc et argent avec des reflets roses, on entendait seulement passer leur chant ; il passait vite.

François arrivait au bout de la vallée, devant la dernière maison du village. C’était là. Il heurta la porte avec son bâton. Personne ne répondit. Il frappa encore : il entra. Au fond d’une chambre basse des rideaux à ramages dissimulaient une alcôve. Une lampe à pétrole éclairait du pain, du vin et du fromage posés sur une table près de laquelle un jeune homme était assis sur un escabeau. Devant lui, à côté du verre de vin, de la couleur jaune et rouge brillait dans des godets près d’une caissette pleine de plumes d’oiseaux peintes en vert. Penché sur la table, il prenait de sa main un corps d’oiseau taillé dans un morceau de bois, d’un mouvement attentif il mettait un peu de colle dans un trou où il enfonçait deux plumes vertes, ce qui faisait la queue de l’oiseau.

Il était si absorbé par son travail qu’il n’entendit pas que la porte s’ouvrait ; il continuait de coller les plumes, puis donnait un coup de pinceau avec du rouge, figurant ainsi sur le corps en bois jaune les ailes rutilantes.

François s’approcha. Une corbeille au pied de la table recevait les oiseaux terminés, attachés par un nœud au bout d’une ficelle. Il y en avait beaucoup. Mais le saint était venu pour voir la malade. Comme le jeune homme ne bougeait pas et ne semblait pas s’être aperçu de la présence du nouveau venu, François dit : « Où est-elle ? », puis il traversa la chambre, marchant droit aux rideaux fermés.

– Ah ! oui, c’est ma mère... prononça à ce moment le jeune homme. Mais il ne se retourna point, et il continuait à peindre les ailes de ses oiseaux.

Saint François avait entr’ouvert les rideaux. Un verre vide était posé sur une petite table près du lit où une vieille femme était couchée. Sa tête paraissait brune sur l’oreiller à carreaux rouges et blancs ; une main pendait hors du lit, ridée et froide. On n’entendait aucun souffle. Le saint prit cette main dans les siennes. Il la tint longtemps ainsi ; peu à peu sa chaleur passait dans les doigts sans vie. Les paupières battirent. François se pencha alors sur le pauvre visage et le regarda de tout près : la femme ouvrit les yeux. « J’ai soif », dit-elle.

Alors le saint cria : « De l’eau, de l’eau ! » La porte et les vitres tremblèrent. Le jeune homme bondit sur un broc en fer qu’il rapporta tout tremblant, répandant la moitié de l’eau sur le plancher.

Le saint prit le verre vide, le remplit et fit boire la malade.

Jusqu’au jour, il resta assis près d’elle : il priait.

Le fils s’était remis à coller les plumes de ses oiseaux. Quand le jour parut, glissant un rayon gris dans la chambre, il n’y avait plus de pétrole dans la lampe : le dernier oiseau était prêt, collé, peint, attaché à sa ficelle.

Il se leva tout joyeux : « J’ai fini ! » dit-il.

Comme la malade allait mieux et qu’elle s’était assise dans son lit, le saint se rapprocha du garçon et de la corbeille aux oiseaux.

– Qu’allez-vous en faire ? demanda-t-il.

– Les vendre, pardi ! et gagner beaucoup d’argent.

– Ah !... soupira le saint.

– Vous comprenez, c’est demain Noël ! Tout le monde voudra en acheter pour les enfants. Ce sont des oiseaux qui volent. Voilà un mois que j’ai travaillé à les découper dans des morceaux de bois, puis on les perce comme ceci, on les peint, on les laisse sécher, on les peint encore une fois ; on colle les plumes ; on les attache au bout du fil, et vous voyez, monsieur, vous voyez, ils volent.

L’artisan avait saisi une baguette en main. Il lui imprima un léger mouvement giratoire ; le fil se tendit, l’oiseau décrivit en l’air une courbe en faisant frout !... frout !

– Chut, dit François, elle va dormir.

Le fils remit l’oiseau dans le panier.

Le soleil s’était levé. Il éclairait la chambre. Par la fenêtre on commençait à voir passer des gens. Le grand garçon mit sa corbeille sur l’épaule et sortit.

Au travers des carreaux, derrière la mousseline des rideaux, on le vit poser sa corbeille au milieu du chemin. Des personnes s’approchaient, s’arrêtaient près de lui, faisaient cercle. La malade regardait ; un peu de rouge était monté à ses joues.

– Que fait mon fils ? dit-elle.

François, voyant qu’elle n’avait plus besoin de lui, sortit de la maison et s’approcha à petits pas du groupe de curieux. Ratatiné, fluet dans sa grande robe, il se tenait voûté, croisant les bras sur sa poitrine et paraissait aussi petit que les petits enfants. Son capuchon pointu pendait dans le dos. Personne ne le remarqua, il se tenait au dernier rang.

Le marchand d’oiseaux, au centre du cercle, bombait la poitrine sous sa blouse neuve, luisante, sur laquelle un foulard rouge noué autour de son cou dessinait sur la toile bleue comme une grande fleur des pays chauds. Il prenait dans la main un oiseau, le bâtonnet et la ficelle dans la main droite.

– Venez voir, disait-il, les oiseaux qui volent. C’est un prodige, c’est un miracle, les oiseaux de bois qui volent. Seulement dix-huit sous l’oiseau, seulement dix-huit sous ! Regardez voir comme ils volent !...

Il tendit le fil, fit tournoyer la baguette l’oiseau vert et jaune décrivit un cercle ; sa queue tournait faisant : frout... frout...

Les enfants écarquillaient les yeux, ouvraient la bouche, extasiés. L’oiseau fit un tour, et tout à coup on ne le vit plus : il avait disparu. Le marchand ouvrit aussi la bouche et regarda son fil vide. Il n’était pas cassé et le nœud qui avait tenu l’oiseau était intact. Il en fut surpris, mais il s’efforça de ne rien en laisser paraître. Il dit en riant :

– Ha ! ha !... est-ce que je ne vous avais pas dit qu’ils volaient, mes oiseaux. C’est comme les oiseaux vivants, même ils sont plus beaux encore...

Il prit un second oiseau dans la corbeille et le fit tournoyer. L’oiseau décrivit un cercle et tout à coup frrrt... on ne le vit plus ; le fil retomba le long du manche.

Vite il plongea la main dans la corbeille et prit un troisième oiseau, vite il le fit voler ; il disait en même temps :

– Qui en veut un ! dix-huit sous ! dix-huit sous seulement ! À qui l’oiseau ?

Voilà que le troisième oiseau disparut aussi. Personne n’avait vu où il était allé.

– Qui veut un oiseau volant ? Aucune main ne se tendit.

Il prit un quatrième oiseau dans la corbeille, il prit un cinquième oiseau dans la corbeille. Tous les deux s’envolèrent et disparurent dans l’air sans qu’aucun regard n’ait pu voir ce qu’ils devenaient. Maintenant les cinq bâtons et leurs ficelles vides pendaient lamentablement au bord de la corbeille.

Pendant ce temps, que faisait saint François ?

Au dernier rang des spectateurs, il avait serré plus fort ses bras contre sa poitrine, quand il avait entendu les paroles du jeune homme, il avait incliné plus bas la tête sur sa poitrine, toujours plus bas. Ce grand garçon, si fier de son œuvre, offensait le Bon Dieu : le saint en était attristé. Pauvre jeune homme qui se croit plus puissant que Dieu ; c’est un gros péché. Le saint baissait bien bas la tête, parce qu’il aurait voulu cacher ses larmes. Comme il pleurait, voilà qu’il sentit une petite boule chaude qui bougeait dans sa manche ; comme il pleurait encore, il sentit une autre boule douillette qui remuait dans le col de sa robe ; une autre encore dans l’autre manche. Un bec rose et bleu parut près de sa main, deux yeux de la couleur du clair de lune, deux petites pattes d’argent, de mignonnes ailes blanches aux reflets satinés, un roitelet minuscule sautillait sur son bras ; il ouvrit le bec... cui, cui... cui, cui... Au fond du capuchon cui, cui... sur son épaule cui, cui... et sur son pied nu qui dépassait de sa robe : cui, cui, cui... ; cinq petits oiseaux blancs comme neige chantaient doucement tapis contre saint François.

Les curieux s’étaient retournés, cherchaient d’où venaient les cui, cui. Intimidé, saint François tenait ses bras toujours croisés sur sa poitrine et ne bougeait pas. Le fils de la femme malade regardait, penaud, les cinq bouts de ficelle vides pendant hors de la corbeille. Il baissait la tête de confusion et de chagrin.

Le bon saint fut ému de sa peine. Il pensa que le pauvre garçon avait travaillé pendant tout un mois, jour et nuit, pour fabriquer les oiseaux volants de Noël ; qu’il s’était bien appliqué à les faire aussi beaux que possible. S’il avait oublié sa bonne mère pour eux, assurément c’était un gros péché ! Et s’il s’était vanté d’être aussi fort que le Bon Dieu, c’était encore un très gros péché ; mais maintenant il était bien assez puni.

Ainsi pensait saint François. Alors il approcha près de ses lèvres un des jolis roitelets qui s’étaient posé sur sa main, il dit :

– Mes petits oiseaux, allez vite consoler le grand garçon qui a du chagrin.

Tous ensemble, ils prirent leur vol et vinrent saisir chacun le bout d’un fil dans leur bec. Ils volaient en le tenant ainsi. Tout à coup, tous ensemble, ils devinrent jaunes et rouges avec des plumes vertes à la queue. Le grand garçon prit les bâtons dans sa main, les fit tourner. Et ils volaient très bien tous ensemble et ils ne partaient plus.

– Qui veut un oiseau ? dit-il.

Douze mains se tendirent. Il prit l’argent, dix-huit sous.

– C’est pour vous bon saint, dit-il en s’avançant au devant de saint François, pour vous et pour les pauvres.

Il vendit encore un oiseau volant. Au troisième il donna encore l’argent à saint François, au cinquième aussi, au septième aussi, ainsi de suite. En un instant la corbeille fut vide, et le vendeur partagea la recette avec le saint.

Ils revinrent ensemble à la maison. Comme François s’effaçait humblement devant la porte d’entrée :

– C’est vous, monsieur, c’est vous, dit le jeune homme qui passerez le premier.

Quand ils furent entrés, ils virent la vieille maman assise devant la table. Elle avait préparé du café chaud ; elle les attendait, paisible, avec ses mains tranquillement posées sur ses genoux.

Maintenant, dit le fils de la maison, voici Noël qui commence. Nous allons remercier Dieu.

 

 

 

Magali HELLO,Terre de miracles,

Éditions Victor Attinger, 1929.

 

 

 

 

 

 

 

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