Visite en enfer

 

 

 

 

par

 

 

 

 

Hermann HESSE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce qui suit, je le sais par les multiples récits de notre chenu frère Conrad, qui aura tantôt cent ans d’âge. Comme il venait lui-même de Thuringe et exerçait le métier des armes avant sa conversion, il en savait fort long sur l’histoire du landgrave Louis. Celui-ci laissa à sa mort deux fils comme héritiers : Louis qui tomba dans la première croisade sous les ordres de l’empereur Frédéric, et Hermann qui exerça le pouvoir après lui et mourut il y a peu. Or Louis, qui était homme fort rangé et humain et, pour mieux dire, moins mauvais que d’autres tyrans, publia un jour l’appel suivant : « S’il se pouvait trouver quelqu’un qui sût me dire en toute garantie la vérité sur l’âme de mon père, il recevrait de ma main une superbe maison. » Cela vint aux oreilles d’un pauvre chevalier qui avait pour frère un clerc fort expert en magie noire. Lorsqu’il lui eût rapporté les paroles du prince, son frère lui dit : « Mon cher frère, j’avais autrefois accoutumé de conjurer le diable par des formules magiques et je lui demandais ce que je voulais, mais il y a beau temps que j’ai renoncé à son entretien et à ses tours. » Le chevalier le pressa de toutes les façons, lui rappela sa pauvreté et le don promis sur l’honneur, et en fin de compte le clerc céda à ses prières et évoqua un malin esprit. Ce dernier obtempéra à l’évocation et lui demanda ce qu’il voulait. Le clerc répondit : « Je regrette de m’être tenu si longtemps loin de toi. Je te conjure de me dire où séjourne l’âme de mon seigneur, le landgrave. » Là-dessus, le démon : « Si tu veux m’accompagner, je te le montrerai. » Et l’autre : « Je le verrais volontiers, si je pouvais le faire sans danger pour ma vie. » Le démon dit : « Je te jure par le Très-haut et son terrible jugement que si tu te confies à moi, je t’emmènerai là-bas et t’en ramènerai ici sain et sauf. » Le clerc s’en remit à lui pour l’amour de son frère et monta sur le dos du diable. Ce dernier l’emporta en un rien de temps devant la porte de l’enfer. Le clerc y risqua un œil et aperçut d’effroyables lieux et des châtiments de toutes sortes, et aussi un diable d’aspect terrifiant, assis sur un trou fermé par un couvercle. À cette vue, le clerc trembla de tout son corps. Ce diable demanda à celui qui portait l’homme : « Quel est donc celui que tu portes sur tes épaules ? » Il lui répondit : « C’est un ami à nous. Je lui ai juré par ta haute puissance de lui montrer l’âme de son landgrave et de le ramener indemne afin qu’il puisse proclamer auprès de chacun ton incommensurable puissance. » Aussitôt le second diable souleva le couvercle incandescent sur lequel il était assis, entonna une trompette d’airain dans le trou et y souffla si puissamment qu’il sembla au clerc que le monde entier vibrait et retentissait. Après une longue heure qui lui sembla interminable, l’abîme cracha des flammes de soufre, et au milieu des étincelles qui montaient en crépitant, le landgrave apparut et se montra au clerc jusqu’au cou. Il lui adressa ces paroles : « Regarde, me voici, pauvre landgrave qui fut autrefois ton seigneur. Mais je préférerais pour lors n’être jamais né. » Le clerc : « C’est votre fils qui m’envoie, afin de lui rapporter dans quel état je vous aurai trouvé ; et si l’on peut vous aider en quelque manière, vous devez me le dire. » Celui-là de répondre : « Mon état, tu le vois sans peine. Mais il faut que tu le saches : si mes fils acceptaient de rendre telles et telles possessions, dont je me suis injustement emparé, à telles et telles églises (il les nomma par leur nom), et de les leur laisser en héritage, ils procureraient un grand apaisement à mon âme. » Et quand le clerc opina : « Seigneur, ils ne voudront pas me croire », il lui dit : « Je vais te dire un signe que personne ne connaît, sinon moi et mes fils. » Il lui révéla le signe et s’abîma sous ses yeux dans le gouffre ; quant au clerc, le démon le ramena sur terre. Il n’avait pas perdu la vie, il était cependant si pâle et si affaibli que l’on pouvait à peine le reconnaître. Il rapporta aux fils les paroles de leur père et leur montra les signes, mais il apporta peu d’avantages au damné. Les fils ne voulurent rien savoir pour rendre les possessions. Pourtant le landgrave Louis répondit au clerc : « Je reconnais les signes et ne doute pas que tu aies vu mon père ; que la récompense promise ne te sois pas refusée injustement. » Mais celui-ci dit : « Seigneur, gardez votre maison ; je ne penserai plus désormais qu’au salut de mon âme. » Et il abandonna tout et se fit moine cistercien.

 

 

Hermann HESSE, Histoires médiévales, 1911.

 

Récit tiré du Dialogus miraculorum

de César de Heisterbach.

 

 

 

 

 

 

 

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