La cloche et le violon

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Émile HINZELIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le lac de La Maix, au milieu des Vosges, s’ouvre comme une vaste coupe pleine de mystère. Très sombre, très pure, très calme, son eau retient invinciblement le regard.

Quand l’oreille se penche vers ce lac, elle entend parfois assez distinctement des cloches sonner, lentes et poignantes.

Il y avait jadis, près de là, un grand et riche village dont les habitants étaient honnêtes, mais un peu trop fiers de leur richesse et surtout trop enclins à succomber aux tentations qui en résultent. Eux-mêmes se rendaient compte de cette faiblesse et, pour y porter remède, ils avaient résolu de s’imposer une discipline salutaire en ne manquant aucun des offices religieux.

Or, le matin du jour où l’on célèbre la Saint-Jean d’été, apparut sur la route de ce village un ménétrier de haute et bizarre mine. Très grand et très mince, vêtu d’un pourpoint noir, coiffé d’un feutre que surmontait une plume rouge, il marchait à grands pas, en cachant à demi son instrument sous un pan de son manteau.

À son arrivée dans la belle prairie qui s’étendait à l’entrée du village, au pied des montagnes, prairie d’herbe épaisse, gaie et luisante, toute piquée de renoncules, de cardamines, de parnassies aux corolles d’un blanc laiteux et aux étamines roses, l’étrange musicien fit halte devant un groupe d’hommes et de femmes conversant entre eux ; puis, sans mot dire, mit le violon à l’épaule.

Il jouait un air de danse si brusque et si doux, si caressant et si impérieux que les femmes, involontairement, par un imperceptible mouvement de leur corps, en marquèrent la cadence.

Un des plus jeunes hommes sourit, tendit la main à sa voisine et la prit par la taille.

À côté de ce premier couple qui tourna presque sur place, un second couple se forma, puis un troisième.

Le violoniste ne les regardait pas. Il semblait jouer pour lui tout seul. Mais son violon vibrait avec une puissance toujours plus pénétrante et dominatrice.

Bientôt, tous les assistants dansaient dans la prairie. Ceux du village qui, étonnés de leur longue absence, les venaient quérir ne résistaient pas à la séduction de la musique et à la contagion de l’exemple. Après avoir dit : « Que faites-vous donc ici ? », ils méritaient tout de suite que d’autres, nouveaux venus, leur adressassent la même question.

Les airs de danse qu’exécutait le maigre musicien au profil busqué étaient d’une beauté inconnue, mais d’un rythme facile à saisir. Les oreilles les entendaient pour la première fois, mais les jambes semblaient les avoir toujours connus.

Dans la large prairie ombragée de forêts, comme faite à souhait pour un bal, les couples se mêlaient sans se heurter ; chacun d’eux participait à l’ivresse commune et l’augmentait d’autant.

Tout à coup, la cloche sonna. C’était le premier coup de la messe.

Les doigts osseux du violoniste se crispèrent sur les cordes. L’archet, plus appuyé, arracha de l’instrument des notes si passionnées, si intenses que le son de la cloche en fut presque étouffé.

Du village accoururent des hommes et des femmes déjà sur l’âge :

– Le premier coup de la messe sonne. Venez vite.

Baissant la tête afin de dissimuler la flamme de ses yeux, le violoniste mêlait à la netteté rythmique de son jeu des fioritures jolies et rieuses qui disaient :

– Hé ! ce n’est que le premier coup. On a le temps de terminer cette danse. L’église sera toujours là. On s’arrêtera au second coup, si l’on veut.

En attendant le second coup, pour se rendre compte de ce qui exerçait un tel ascendant sur leurs cadets, les aînés entrèrent dans la danse, gravement.

– Voyons si nous savons encore ! disait un brave homme à sa brave femme.

Il savait encore. Il savait même de mieux en mieux.

Le second coup sonna. Le violon fit entendre une sorte d’éclat de rire et commença un air de danse si neuf, si franc, si décisif que personne ne songea : « Le second coup, c’est l’avant-dernier. Il serait temps de s’apprêter.

Ce fut alors que le doyen de la commune, homme respecté de tous et craignant Dieu, s’avança vers les danseurs comme un vivant rappel au devoir.

Pour la première fois, le musicien parut s’apercevoir de ce qui se passait autour de lui.

Tout en jouant, il s’inclina très bas, en signe de déférence, et il commença un air de danse très ancien, d’une correction discrète et d’une noble bonhomie.

Le doyen de la commune s’arrêta court : l’image de sa jeunesse se dressait devant lui. N’avait-on pas justement joué cet air-là, le jour de ses noces ?

Les danseurs obéissaient spontanément à l’indication de l’instrument. Ils exécutaient tant bien que mal cette danse simple et digne, laquelle depuis longtemps passait pour une danse morte.

Le vieillard les observait avec pitié et impatience. D’abord, il leur donna quelques conseils. Puis, soucieux de se faire mieux comprendre, il esquissa un pas. Enfin, comme une jeune fille s’approchait de lui pour lui demander un éclaircissement, il dansa.

L’attention de tous était si étroitement maintenue sur cette résurrection des réjouissances ancestrales que le troisième coup sonna en vain.

Peu à peu, la musique reprenait son allure ardente. Elle devenait même plus éperdue, plus troublante, plus que jamais.

Chose inouïe : la cloche sonna une quatrième fois.

Cloche austère et sacrée, elle disait :

– Je fais tout pour que vous m’écoutiez. L’esprit du mal vous assiège. Rompez tous liens avec lui. Revenez à la raison. Revenez à vous. Revenez à moi.

Le violon répondait :

– La vie n’est qu’un jour, le jour n’est qu’une minute. Savourons le charme de la minute présente. Mieux encore ! Oublions tout, même le bonheur, même le plaisir. Le délice suprême est dans l’oubli.

La cloche sonna de nouveau, et si douloureusement :

– C’est moi, votre amie, votre véritable amie : moi, qui ai béni votre naissance ; qui ai béni le dernier soupir de ceux que vous pleuriez, et qui voudrais bénir votre pieuse fin. Entendez-moi, par pitié pour vous-mêmes. Prenez garde. Le piège est sous vos pas.

– Sous vos pas, répondait le violon, les fleurs écrasées répandent leur parfum d’amour. Sur vos têtes, à travers les branches, luit un ciel d’enchantement. La danse à laquelle on se livre sans réserve abonde en félicités surhumaines. Voilà la vérité. Le reste n’est que superstitions.

Quelques danseurs tentèrent de se dérober. Mais certaines notes stridentes du violon étaient comme des chiens de berger qui les ramenaient au troupeau.

Sur le visage des jeunes filles, aux couleurs de la fièvre, avait succédé la pâleur de la mort. Les hommes avaient dans les yeux un peu de cette flamme qui étincelait dans ceux du musicien. Le musicien, du bout de son pied nerveux, battait la mesure, triomphalement.

– Prenez garde ! hurla soudain la cloche. Vous vous enfoncez dans l’abîme. Regardez autour de vous. Déjà vous ne pouvez plus apercevoir les cimes des sapins. Regardez ! Regardez ! Sur les talus, les racines des buissons pendent, déchaussées ou arrachées. Le sol s’effondre. Fuyez.

– Que veut dire cette bavarde ? répliquait le violon. Si vous n’apercevez plus les cimes des monts, c’est que l’adorable ivresse de la danse trouble tendrement vos yeux, et si quelques racines sont arrachées, c’est que vos pas, vos pas bien rythmés, ô belles danseuses, font tressaillir voluptueusement le sol.

Soudain, retentit un formidable coup de tonnerre qui ne venait pas du ciel. Le sol s’effondra.

Une nappe d’eau montait, bouillonnante, et s’étalait à la place même de la prairie.

Il ne restait plus qu’un lac d’une eau glacée et limpide, toute sombre à force d’être profonde. Peut-être même, doit-on dire sans fond. Au milieu, c’est toujours en vain qu’on a jeté la sonde.

Lorsque le jour est très clair, on y distingue, près des bords, des silhouettes qui dansent autour d’une plume rouge pareille à une flamme.

Ce lac en entonnoir est tout encadré dans de sauvages et magnifiques forêts de sapins, entièrement désertes.

Il s’appelait jadis La Mer. Le docte dom Calmet, qui travaillait dans le voisinage, à l’abbaye de Senones, écrivait : « Vers 1040 fut dédiée en l’honneur de la Trinité la chapelle de La Mer, à deux lieues de Senones, dans une solitude affreuse. » Un acte signé par l’empereur Henri III, vers la même époque, désigne La Maix par ces mots : locus qui dicitur Mare (le lieu dit : la Mer).

– Une mer qui n’a pas même quatre cent cinquante mètres de tour ! s’écriera quelque railleur.

En vérité, si le lac de La Maix n’est pas la mer par son étendue, il l’est par sa profondeur.

Parmi les innombrables poissons qui le peuplent, les pêcheurs connaissent, pour les avoir « manquées » souvent, deux énormes truites toutes moussues, dont l’une a sur le dos l’image d’un violon et l’autre l’image d’une cloche. Toutes deux vivent en paix.

 

 

 

Émile HINZELIN, Légendes d’Alsace, 1913.

 

Recueilli dans Contes populaires et légendes de Lorraine, 1976.

 

 

 

 

 

 

 

 

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