Comme chez Nicolet

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Arsène HOUSSAYE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

ON ne rencontre en ce temps fabuleux que des sceptiques et des athées. Le régent Philippe d’Orléans disait gaîment aux esprits forts de son temps : « Moi au moins, si je ne crois pas à Dieu je crois au diable. » Aujourd’hui, on ne croit ni à Dieu ni au diable. Ce qui n’empêche Dieu et diable de faire des miracles. Les savants s’imaginent que c’est grâce à leur science. Mais qui donc conduit leur esprit et leurs mains ?

Ainsi ces jours-ci un de ces savants qui prennent le haut du pavé me dit de l’air du monde le plus convaincu : « On raconte que Jésus-Christ ressuscitait les morts, c’est simple comme tout, depuis quelques jours je n’ai pas fait autre chose. »

Je lui jetai un regard terrible comme pour le renverser, mais il ne fut pas foudroyé et reprit de plus belle :

« Voulez-vous venir avec moi dans un amphithéâtre : vous me verrez à l’œuvre ?

– Mon cher savant, je n’aime pas les amphithéâtres, mais puisque vous avez le don de ressusciter les morts, faites-moi une grâce, tirez de son tombeau un brave homme qui étonnait son temps comme vous étonnez le vôtre.

– Qui donc ?

– Nicolet.

– Ah oui, de plus fort en plus fort ! Où est-il enterré ?

– Dans le cimetière de Bagnolet.

– Je vais tout justement demain par là, je vous le ramènerai. »

 

 

 

II

 

 

Le lendemain, je ne pensais plus à cette bravade quand vers neuf heures du soir on frappa à ma porte. C’était mon savant qui avait à son bras un vrai revenant, Nicolet lui-même ! Il paraissait sortir du tombeau et vouloir y retourner, tant il avait la pâleur sépulcrale.

Je n’osais lui toucher la main.

« Monsieur Nicolet, lui dis-je en lui présentant un fauteuil devant un beau feu, asseyez-vous, je suis très content de vous voir. »

Une dame était assise à l’autre coin du feu, elle se leva et me fit un signe d’adieu. « Et votre chien ? lui dis-je en cherchant des yeux autour d’elle.

– Mon chien, il est dans sa niche. »

À cet instant on entendit les jappements d’un petit havanais.

Nicolet quelque peu surpris se demandait où était le chien.

Il était dans sa niche comme l’avait dit la dame, c’est-à-dire qu’il était niché dans son pouff.

Nicolet commença à s’étonner.

– Quelle belle lumière ! dit-il.

Car le salon était éclairé au gaz. Je donnai des ordres pour qu’une lumière électrique resplendit comme le soleil.

Nicolet se trouva mal. Heureusement tout à propos, ma voisine la doctoresse en médecine vint lui tâter le pouls.

– Qu’est-ce que me veut cette dame ? me demanda-t-il avec inquiétude.

– N’ayez peur, c’est le médecin.

– Voilà qui est plaisant, je croyais que Molière avait tué toutes les femmes savantes.

– Oh ! vous n’y êtes pas, dit le savant, si vous avez un procès à soutenir, je vous présenterai une doctoresse en droit qui donne des consultations en chambre ou à domicile.

– Comme ça se trouve ! dit Nicolet : je veux faire un procès à ceux qui m’ont pris mon théâtre.

– Mon pauvre monsieur Nicolet ! ce n’est pas la peine, il n’y a plus de boulevard du Temple. Prenez ce cordial, comme on disait dans votre temps, après quoi je vais vous conduire à l’Hippodrome.

 

 

 

III

 

 

Nous arrivâmes tout juste au moment où une belle Américaine se précipitait du cintre pour tomber dans une toile d’araignée. Nicolet s’écria :

– Ah ! c’est plus fort que chez Nicolet !

On nous montra ensuite un homme : le roi des MM. Alphonses, qui se couchait dans l’eau comme un poisson. Nous en avons comme ça cent mille à Paris.

– Comment peuvent-ils vivre sous l’eau ?

– C’est la loi des affinités, répondit le savant.

Survint un Batignollais métamorphosé en Indien qui joua le jeu des couteaux et des flammes. Après quoi ce fut un malin déguisé en tambour-major qui avala des sabres et des couleuvres.

– Pour ce qui est des couleuvres, dit Nicolet, j’en avalais déjà dans mon temps.

– Oui, lui dis-je. Mais vous n’avaliez pas celles du Tonkin nourries par la maison Ferry et Cie. Ce n’est pas tout. Naguère chacun de nous donnait un sou pour racheter un petit Chinois condamné à mort faute de place dans l’Empire du soleil, tandis que ce même Ferry, comme l’ogre de Barbe-Bleue, mange dix mille Chinois d’une bouchée.

– Alors, c’est un fier homme !

– Je crois bien. Et son compère Tirard ! l’ogre des finances, grâce à lui le budget de la France est cent fois plus beau qu’il n’était de votre temps.

– Alors tout va bien.

– Oui, à cela près que la France crève de faim, mais il paraît que c’est de la haute politique. La preuve, c’est qu’on va empêcher le blé d’entrer aux frontières pour avoir le pain si bon marché.

– De plus fort en plus fort, s’écria Nicolet.

– Demain, nous vous en montrerons bien d’autres.

 

 

 

IV

 

 

Le lendemain, en effet, nous conduisîmes Nicolet dans une église tout juste au moment où on brisait la croix par ordre supérieur.

– Mais c’est un sacrilège, dit Nicolet épouvanté.

– Au contraire, c’était un sacrilège que d’offenser la raison humaine par le spectacle de la croix. On a enfin fait justice d’un nommé Jésus-Christ qui a passé sa vie avec des pécheresses et des femmes adultères. Tenez, voyez plutôt venir cet homme tout rond, c’est un sage. Il a écrit la Vie de Jésus, après avoir dit que Jésus n’a jamais existé. N’est-ce pas le triomphe de l’historien ?

Nicolet ouvrait de grands yeux.

– Voilà qui est admirable ! Toujours de plus fort en plus fort. De mon temps on était si bête ! Moi, tel que vous me voyez, je croyais à Dieu.

– C’est que de votre temps, ô Nicolet, on était instruit par les Jésuites, tandis qu’aujourd’hui on est instruit par l’Université.

– Qu’est-ce que cela, l’Université ?

– Quand vous passerez devant la Sorbonne, vous lirez sur le fronton : « L’ennui naquit un jour de l’Université. »

– J’aime mieux voir les Tuileries.

– Ah ! les Tuileries ! On en a fait un feu de joie.

– Et les rois ?

– Ils sont en exil. Cependant nous avons encore le prince Napoléon et le comte de Paris. Mais ce sont des rois en chambre. Ils règnent et ne gouvernent pas.

– C’est bien plus malin, dit Nicolet. Quoi, le palais de tant de siècles de gloire, on en a fait un feu de la Saint-Jean ! Qu’est devenu, le faubourg Saint-Germain ?

– Il n’existe plus.

– Au moins il y a encore des salons célèbres ? Présentez-moi.

– Oui il y a encore quatre salons, mais les grandes dames n’y sont plus. La duchesse est allée se pâmer à la Sorbonne, la marquise fait des armes, la comtesse est dans son écurie, la baronne fait le boulevard.

– De plus en plus fort ! s’écria Nicolet.

On le conduisit pour le distraire à l’exposition des Incohérents. Il eut peur d’être entré à Charenton et demanda avec angoisse si on ne le garderait pas, mais pour le rassurer on le présenta à Meissonnier, qui était là en curieux. Il offrit au peintre célèbre cent écus pour qu’il lui fît son portrait. Meissonnier le remit au siècle prochain, tant il avait à faire de portraits à trois cent mille francs par tête. Nicolet s’adressa à Carolus Duran qui lui dit de repasser parce qu’il allait présider pendant un an tous les assauts d’armes.

On entra à l’Académie des sciences où les Darwinistes étaient en train de prouver que les singes sont nos ancêtres, que la Providence s’appelle la sélection, que dans dix mille ans les femmes auront quatre seins et que les lys seront grands comme des chênes.

– C’est de plus en plus étonnant, dit Nicolet ; je croyais bien plutôt que c’étaient les singes qui descendaient des hommes.

Il brûla l’Académie faute de temps, car il sentait bien qu’il y perdrait son français, mais il n’y perdit rien : nous lui offrîmes un bock dans une brasserie littéraire : Le Chat noir ! où les intransigeants de la plume se démenaient pour prouver que jusqu’à leur règne rien n’avait été fait. Homère, Dante, Hugo, n’étaient que des écoliers de la Saint-Jean, des blagueurs lyriques qui avaient écrit sans documents humains.

– Et vos documents humains, quels sont-ils ? demanda Nicolet.

Le plus fier-à-bras de la compagnie répondit d’un air convaincu en montrant des bocks et des pipes :

– Les voilà !

– Ça, des documents humains ? s’écria Nicolet ; je ne vois que la mousse et de la fumée.

On s’en alla dîner très simplement. On dîna mal mais le dîner ne fut pas cher : cinquante-sept francs cinquante par tête. Nicolet voulut donner la pièce au garçon.

– Dix sous ! s’écria le garçon.

Et il jeta la pièce à un joueur d’orgue.

Nicolet demanda à voir les grands théâtres. À l’Opéra il n’entendit rien parce que l’orchestre lui tympanisa les oreilles.

– N’est-ce pas que c’est là une belle musique, monsieur Nicolet ?

– Je crois bien ! L’orchestre m’empêche d’entendre chanter.

– Que voulez-vous ? C’est le premier orchestre du monde. Les chanteurs ne chantent que pour le faire valoir.

À la Comédie française Nicolet demanda où étaient les grandes comédiennes et les belles pièces. On lui dit qu’on n’en tenait plus.

 

 

 

V

 

 

Le surlendemain il voulut s’initier à l’éloquence parlementaire. Il avait ouï dans ses vieux jours Mirabeau, Danton, Vergniau. Quand il vit à la tribune de 1884 des Démosthènes comme les ministres de Ferry il déclara une fois de plus que c’était de plus fort en plus fort.

– Ô siècle des lumières ! dit-il avec enthousiasme.

Et se reprenant :

– C’est égal : je ne serai pas fâché de retourner d’où je viens, tout ceci est trop fort pour moi.

Nous ne voulions pas condamner Nicolet à une admiration perpétuelle. Pour qu’il fît une fin une seconde fois en ce monde, nous le conduisîmes chez Sarah Bernhardt.

– Quel joli hôtel !

– Oui, mais il est saisi.

– Quel adorable ameublement !

– Saisi comme l’hôtel.

– Elle ne gagne donc pas d’argent, cette grande comédienne ?

– Non, elle ne gagne que cinq cent mille francs par an.

On lui dit, simple calomnie, qu’elle était dans sa chambre à coucher, pour pleurer un poète qui jouait la comédie avec elle. Nous montâmes l’échelle de Jacob pour aller saluer celle qui bouleverse les mondes. En entrant Nicolet fut effrayé par le spectacle d’un cercueil tendu de velours noir et de satin blanc.

– Est-ce qu’elle est morte ? demanda-t-il avec sympathie.

– Non, répondit-elle de sa voix d’or, souriant de son charmant sourire. Mon cercueil est là pour me rappeler aux devoirs de la vie.

Après avoir salué une camarade illustre, Nicolet salua un squelette qu’il reconnut pour un de ses paillasses d’antan.

– Comment, c'est toi, Merluchon ? Tu n’es pas malheureux de te trouver ici ?

– Ne faites pas attention, s’il ne vous répond pas, dit Sarah Bernhardt, c’est qu’il est saisi.

– Comment, saisi ?

– Comme tout le reste.

Nicolet se rapprocha de la comédienne.

– Dites-moi, madame, le cercueil est-il saisi aussi ?

– Non : vous savez bien qu’on ne saisit jamais le lit d’une femme, le lit d’aujourd’hui ni le lit de demain.

– Eh bien, voulez-vous me faire une grâce ! Ce cercueil est à ma taille, donnez-le-moi, je vais m’y coucher.

– Monsieur, c’est plus fort que chez Nicolet, ce que vous me demandez là.

– N’est-ce pas bien naturel puisque je suis Nicolet en personne ? On m’a ressuscité, mais je suis trop ahuri de tout ce que je vois, j’aime mieux aller me coucher dans l’autre monde.

– Eh bien, allez-vous coucher.

La comédienne ne pouvait rien refuser à Nicolet, elle qui l’a dépassé de cent coudées.

L’ancien impresario mit tout de suite le cercueil sur son dos comme on met un pardessus et descendit quatre à quatre l’escalier des sublimes ascensions.

 

 

Arsène HOUSSAYE.

 

Paru dans Comme chez Nicolet,

collectif de récits, contes et nouvelles, Paris, 1885.

 

 

 

 

 

 

 

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