Rencontre inattendue

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Y. d’ISNÉ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Jean, viens donc que nous causions de tes projets d’hiver. »

Le grand jeune homme auquel s’adressait Mme Vilrade était debout sur la plage, ses « jumelles » braquées sur un point fixe, il regardait, avec un intérêt tel, qu’il n’entendit pas l’appel de sa mère.

« Qu’est-ce que tu regardes avec tant d’attention et pourquoi ne me réponds-tu pas ?

– Pardon, maman... oh ! c’est trop fort de le retrouver ici... Mais oui... c’est bien lui !

– Que dis-tu ? que vois-tu ? »

Avec la rapidité de l’éclair, Jean grimpe sur la falaise, scrute le même point de l’horizon, redescend aussitôt, dépose sur les genoux de sa mère ses jumelles et son livre, lui baise la main et la quitte en disant : « Ne soyez pas inquiète, je vais faire une reconnaissance. » Puis, il s’éloigne à grands pas dans la direction du point mystérieux qui l’a si fort occupé.

Mme Vilrade ne comprend rien à ces mouvements successifs, elle se contente de suivre du regard la silhouette élégante et bien campée de son benjamin, le dernier-né, qui vient d’avoir vingt-cinq ans. D’une intelligence brillante, Jean a connu tous les succès, dans ses classes d’abord, puis dans les branches diverses de la carrière qu’il a embrassée : il ne rêve que de sciences, de calculs, d’analyses, d’alambics et de creusets ; il suit, à la Sorbonne, les cours du célèbre savant R., qui a découvert les propriétés multiples du radium et en a fait d’ingénieuses applications ; les conférences de cet homme universellement connu et admiré passionnent Jean Vilrade et, à mesure qu’il a pénétré son enseignement, la foi, la piété du jeune homme ont paru décroître, sa mère s’en est alarmée ; elle le sent bien, c’est par déférence, par respect pour les vieux usages de famille, qu’il l’accompagne le dimanche à la Messe ; par respect aussi qu’il la laisse parler, sans discuter jamais, quand elle parle de sujets religieux, mais la distance s’accentue entre leurs deux âmes, la communion divine ne les rapproche plus.

Une seule fois, il a répondu aux questions pressantes et angoissées de sa mère.

« Ne vous affligez pas ; c’est fatal. La science est une impitoyable destructive ; devant elle le sentiment s’évapore...

– Mais la foi n’est pas un sentiment, elle s’appuie sur des faits, et... »

Il avait fait un geste évasif et était sorti. Elle pensait à tout cela en voyant Jean disparaître dans la foule des promeneurs, nombreux, cette année, à Lion-sur-Mer. Elle se sentait impuissante pour retenir dans le droit chemin le dernier-né de sa tendresse, et, le confiant à Celui qui sait tout, qui peut tout et aime mieux que les mères les plus tendres, elle priait.

Tout au fond de sa cabine, enveloppée d’une grande écharpe gris perle qui la préservait de la brise du large, elle égrenait son rosaire. Elle pensait avec mélancolie : « L’illusion du Je sais tout, orgueil de notre jeunesse contemporaine, fausse la direction de la vraie vie, en dissimule les clartés ; et pourtant, la science, qui déchiffre l’œuvre divine, devrait être au service de Dieu... »

Un camarade de Jean vint à passer et la salua. Elle lui fit signe de venir lui parler.

« Savez-vous où est parti votre ami ?

– Oui, Madame, je viens de le rencontrer sur la route d’Hermanville ; il est ivre de joie ; son célèbre professeur R. est sur nos côtes, Jean veut savoir où il demeure et tenter d’avoir un entretien avec lui. Il le suit à distance respectueuse, ou pour mieux dire, il le file. Jean est au comble de ses vœux. »

Le jeune homme s’éloigna, laissant Mme Vilrade, plus triste que jamais. Pendant les vacances, elle avait espéré reprendre un peu d’empire sur son fils, le ramener dans la voie de laquelle il s’écartait chaque jour davantage et voilà que « le Maître » allait encore se placer, comme une infranchissable muraille, entre elle et son fils.

L’après-midi s’écoula sans que celui-ci reparût ; la fraîcheur du soir l’obligea de rentrer et l’heure du dîner allait sonner, quand un pas rapide se fit entendre sur le sable sec du petit jardin qui entourait la villa ; la porte s’ouvrit, Jean se jeta aux pieds de sa mère, couvrit ses mains de baisers et de larmes ne pouvant que répéter : « Oh ! maman, que je vous aime ! vous allez être bien heureuse. »

Mme Vilrade très émue, ne sachant que penser d’une expansion peu habituelle à son fils, lui caressait doucement le front et les cheveux... « Calme-toi, mon ami, qu’y a-t-il ? » Elle lui approcha un siège bas ; il s’y assit, reprit possession de lui-même et répondit enfin, la voix encore toute tremblante et voilée : « Quand je vous ai quittée si brusquement, j’avais reconnu, dans les promeneurs de la plage, « le Maître », le professeur incomparable de notre cours en Sorbonne, celui dont l’intelligence illumine tous les sujets qu’il traite. Mon rêve avait toujours été de l’entretenir, de percer le voile de sa pensée intime ; inutile d’y songer pendant la saison des cours et des travaux de l’hiver, et voilà qu’il vit à côté de nous ! Quand je l’aperçus, je résolus de le suivre pour savoir où il demeure ; il m’entraîna sur ses pas vers Hermanville, Cresserons et la Délivrande ; peu m’importait, il allait revenir et je saurais où le trouver. Il entra dans la Basilique ; j’y entrai à sa suite, moi qui avais refusé de vous y accompagner ! Il s’agenouilla non loin de la Statue Vénérée, y resta quelques instants dans l’attitude du plus profond recueillement, puis, comme un habitué, entra dans le confessionnal voisin où un prêtre confessait les Pèlerins.

– Mon Dieu ! soyez béni, murmurait Mme Vilrade.

– La foi de cet homme si au-dessus de nous tous, de ce savant illustre, c’est la vôtre, Maman, il me l’a dit.

– Tu as pu lui parler ?

– Nous sommes revenus ensemble. En sortant de la Basilique, je le croisai sur la place, et le saluai ; après un premier moment de surprise, il vint à moi et me tendant la main : « Il me semble reconnaître un de mes auditeurs les plus assidus.

– Jean Vilrade, bien heureux de rencontrer le Maître qu’il vénère...

– Les villégiatures préparent d’agréables surprises. Vous habitez les environs ?

– En villégiature, moi aussi avec ma mère, nous sommes à Lion-sur-Mer.

– Eh bien ! nous allons faire route ensemble. »

Mon cœur bondissait de joie et d’espérance. Il se fit si bon, si simple, si paternel que je lui criai mon étonnement : « Et vous, Maître, si pénétré des grandeurs de la science, vous êtes chrétien !

– Tout d’une pièce, me répondit-il, en souriant, Credo et expecto.

– Et moi qui croyais que la science était en contradiction avec...

– Avec Dieu ? rien que cela. Elle l’est parfois, en effet, à la façon d’un petit élève de sixième qui a mal compris le problème donné par son professeur ; sa solution est mauvaise et il accuse son maître... Nous sommes tous, moi le premier, de pauvres petits élèves devant Dieu, dont nous étudions et analysons péniblement les œuvres.

– La science et la religion ne peuvent-elles s’harmoniser ?

– Elles s’harmonisent là-haut chez les Élus, qui voient toute chose dans la Vérité et la Lumière divine. Ici-bas, nous cherchons, nous tâtonnons, nous avançons, nous reculons ; nous déchirons avec mépris ce que les savants du siècle dernier écrivaient avec orgueil ; comment associer nos hésitations et nos ignorances à la parole immuable et divine, règle des consciences et guide des âmes ; étudions, cherchons, déchiffrons et, comme Newton, quand nous avons découvert une harmonie magnifique, marquons une étape, et prosternons-nous devant le Créateur Souverain Maître du monde. »

Sottement, mes idées se faisant jour malgré moi, je lui dis :

« Et moi qui vous croyais incrédule !

– Il est difficile à un professeur de sciences, pour les raisons que je viens de vous dire, de parler religion dans son cours. Nos études sont positives, nos erreurs le sont aussi, il faut se garder d’associer l’idée religieuse à des résultats toujours douteux, parce qu’ils sont humains. Notre grand Pasteur, si profondément chrétien, ne parlait point religion dans ses cours, mais il en pratiquait tous les devoirs. »

Enfin, ma chère Maman, j’ai honte de ma sottise qui vous a affligée. Nous avons dit beaucoup d’autres choses que je vous raconterai plus tard et quand vous voudrez aller faire votre pèlerinage, soyez sûre que je vous accompagnerai. »

 

 

 

Y. d’ISNÉ.

 

Paru dans L’Ange gardien en 1922.

 

 

 

 

 

 

 

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