Le monde des esprits

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

P.-L. JACOB

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« IL y en a plusieurs, dit Loys Guyon 1, tant incrédules de notre temps, qui ne veulent croire qu’il y ait des démons ou malins esprits qui habitent en certaines maisons (qui sont cause que personne n’y peut fréquenter) ou par les déserts qui font fourvoyer les voyageurs. Et aussi en d’autres lieux... Ce qui m’a donné occasion d’écrire de ces démons, c’est que lisant le livre du voyage de Marc Paul, Vénétien, des Indes orientales, il écrit d’un désert qu’il appelle Lop, qui est situé dans les limites de la grande Turquie qui est entre les villes de Lop et de Sanchion, qu’on ne saurait passer en vingt-cinq ou trente journées, et pour ce qu’il est nécessaire à d’aucuns, pour la négociation qu’ont ceux de Lop avec ceux de Sanchion ou de la province du Tanguth, de passer par ces déserts, combien qu’ils s’en passeraient bien, s’ils pouvaient, vu les dangers et grandes difficultés qui s’y trouvent... C’est chose admirable qu’en ce désert l’on voit de jour, et le plus souvent de nuit, diverses illusions et fantômes, de malins esprits, au moyen de quoi il n’est besoin à ceux qui y passent de s’éloigner de la compagnie. Autrement, à cause des montagnes et côteaux, ils perdraient incontinent la vue de leurs compagnons. Ces mauvais esprits les appellent par leurs propres noms, feignant la voix d’aucuns de la troupe, et par ce moyen les détournent et divertissent de leur vrai chemin, et les mènent à perdition tellement qu’on ne sait ce qu’ils deviennent. On entend aussi quelquefois en l’air des sons et accords d’instruments de musique, et le plus souvent des bedons et tabourins. C’est pourquoi ce désert est fort dangereux et périlleux à passer.

Si semblables choses ne se voient pas ailleurs, plusieurs grands et illustres personnages qui s’étaient retirés dans les déserts d’Égypte les ont de leurs yeux vues, comme saint Macaire, saint Antoine, saint Paul l’Ermite, et ont trouvé tous les lieux solitaires remplis de démons. Comme fit saint Antoine qui, étant sorti de sa cellule et ayant envie de voir le jour, et Paul l’Ermite qui demeurait un peu plus loin, trouva en chemin une forme monstrueuse d’homme, qui était un cheval, et tel que ceux que les poètes anciens ont appelés Hippocentaures. Auquel il demanda le chemin du lieu où demeurait ledit Paul l’Ermite, lequel parla. Mais il ne put être entendu et montra de l’une de ses mains le chemin, et puis après il s’ôta de devant lui, s’enfuyant en grande vitesse. Or si cet homme n’était point quelque illusion du Diable faite pour épouvanter le saint homme ou si (comme les solitudes sont coutumières de produire diverses formes d’animaux monstrueux) le désert avait engendré cet homme ainsi difforme, nous n’en avons rien de certain.

En Irlande, on voit et on entend de malins esprits parmi les montagnes, et combien prétendent que ce ne sont que des fausses visions qui proviennent de ce que les habitants usent de viandes et breuvages vaporeux, comme de pain fait de chair de poisson séché. Et leur boire sont bières fortes. Mais j’ai appris des Anglais qui y ont demeuré quelques années, y vivant de façon fort civile, qu’il y avait des esprits malins parmi les montagnes. Ceux-ci molestent les voyageurs et leur font peur aussi bien de jour que de nuit.

Plusieurs autres démons leur ont donné de grandes fâcheries en leur jetant sur leur chemin des vaisselles d’or et d’argent, qu’ils voyaient soudain s’évanouir.

Les Arabes qui, communément, voyagent dans les étendues désertiques de leurs pays, y voient des visions épouvantables et quelquefois des hommes qui s’évanouissent incontinent. Entre autres, Teuet atteste avoir ouï dire, par un truchement arabe qui le conduisait à travers l’Arabie, qu’un jour, conduisant une caravane par les déserts du royaume de Saphavien, le sixième de juillet, à cinq heures du matin, lui et plusieurs de sa suite entendirent une voix éclatante et intelligible qui disait dans la langue du pays : « Nous avons longuement cheminé avec vous. Il fait beau temps, suivons la droite voie. » Un folâtre nommé Berstuth, qui conduisait quelques troupes de chameaux, répondit en direction de la voix : « Mon compagnon, je ne sais qui tu es, poursuis ton chemin. » Ces paroles dites, l’esprit épouvanta si bien la troupe composée de divers peuples barbares que tout le monde était bouleversé et n’osait guère passer outre.

Jésus-Christ fut tenté au désert par le malin esprit.

Voilà des preuves : il y a des esprits malins par les déserts ; et il semble que Dieu permette qu’ils habitent plutôt en ces lieux écartés que là où demeurent les hommes, afin qu’ils n’en soient point trop communément tourmentés. Ainsi fit l’ange Raphaël, au livre de Tobie, qui confina le démon (parce qu1’il avait fait mourir sept maris à la fille de Raguël) aux déserts de la haute Égypte.

D’autres démons fréquentent la mer et les eaux douces. Ils causent des naufrages et toutes sortes de maux, sous la forme, le plus souvent, de fantômes. Ils apparaissent, dit Torquemada, journellement sur la rivière Noire, en Norvège, avec des instruments musicaux. C’est alors le signe qu’il mourra bientôt quelque grand du pays. J’ai connu un Espagnol que la tempête emporta jusqu’aux côtes de Tartarie. Il avait souvent eu des démêlés avec des fantômes. Il avait été en présence de phénomènes si extraordinaires que je n’oserais les mettre par écrit, de peur qu’on ne les voulût croire.

Quelqu’un pourra objecter qu’il n’est pas vraisemblable que les démons qui sont dans les déserts de Lop et d’ailleurs, appellent les voyageurs par leurs noms, d’autant qu’ils n’ont pas d’organes pour pouvoir parler (suivant ce que Jésus-Christ dit que les esprits n’ont ni chair ni os). Je réponds suivant l’opinion de saint Augustin, saint Basile, Coelius Rodigin et Apulée, que les anges se peuvent former des corps aériens, de la nature la plus terrestre, et parler de cette manière comme firent les trois anges qui apparurent à Abraham. Ainsi de l’ange Gabriel, qui annonça la conception de Jésus-Christ à la Vierge Marie. Les démons peuvent aussi le faire. »

 

 

Ils sont de tous les temps

 

« J’ai parlé d’un monstre chèvre-pied qui apparut à saint Antoine. Je pense qu’il a été engendré par Satan, mais différemment des autres démons. Néanmoins il requit ce saint personnage de prier Dieu pour lui et pour d’autres monstres habitant ce désert. Son corps n’était point aérien mais charnel, comme ceux des boucs. Il fut pris et mené tout vif en Alexandrie vingt ans après, au grand étonnement de tous ceux qui le virent, et bien qu’on le voulût nourrir, il mourut curieusement quelques jours après sa prise. Son corps fut salé et embaumé, puis porté à Antioche et présenté à Constantin, fils du grand Constantin.

Quant à Lycosthène, il soutient que, en l’an de grâce 1545, à Rotwille en Allemagne, le diable fut vu en plein midi allant et se promenant par la place ; c’est ici que les citoyens s’effrayèrent, craignant qu’ainsi qu’il avait fait ailleurs, il ne brûlât toute la ville. Mais chacun s’étant mis en dévotion de prier Dieu, et à ordonner des jeûnes et aumônes, ce malin esprit lors s’en alla. Quand le diable vient chez nous, c’est que Dieu le permet, et il n’y vient point sans de grandes raisons. Il se fait l’exécuteur de la vengeance divine.

Afin de se rendre visibles, les esprits malins peuvent emprunter l’aspect qui convient le mieux à la situation. Le plus souvent, toutefois, ils introduisent dans l’âme de tels fantasmes que les gens pensent les voir bel et bien. Il en va de même, comme le dit saint Augustin, des personnes qui croient être métamorphosées par quelque sorcière en bêtes à corne. L’imagination pervertit le bon sens. Il n’en demeure pas moins vrai que partout, lorsqu’ils le peuvent, les démons et les diables s’efforcent de nuire à l’homme. Soit qu’il se retire au plus hideux et inhabitable désert du monde, soit qu’il habite dans la plus populeuse des villes, il tâchera toujours de le faire trébucher. »

 

 

QUAND LES DÉMONS SE MONTRENT

AUX HOMMES

 

Le Loyer 2 prétend que les démons apparaissent plus volontiers dans les carrefours, les forêts, les temples païens et les lieux infestés d’idolâtrie, dans les mines d’or et tous les endroits où se trouvent des trésors.

Nous lui empruntons l’histoire suivante :

« Un gendarme nommé Hugues avait été pendant sa vie un peu libertin et même soupçonné d’hérésie. Comme il était près de la mort, une grande troupe d’hommes se présenta à lui et le plus visible d’entre eux lui dit : Me connais-tu bien, Hugues ? – Qui es-tu ? répondit Hugues. – Je suis, dit-il, le puissant des puissants, et le riche des riches. Si tu crois que je te puis préserver du péril de mort, je te sauverai et ferai que tu vivras longuement. Afin que tu saches que je te dis vrai, saches que l’empereur Conrad est à cette heure paisible possesseur de son empire et a subjugué l’Allemagne et l’Italie en bien peu de temps. Il lui dit encore plusieurs autres choses qui se passaient par le monde. Quand Hugues l’eut bien écouté, il leva la main droite pour faire le signe de la croix, disant : J’atteste mon Dieu et Seigneur Jésus-Christ que tu n’es autre qu’un diable menteur. Alors le diable lui dit : – Ne lève pas ton bras contre moi ! Tout aussitôt, cette bande de diables disparut comme fumée. Et Hugues trépassa le soir même. »

Crespet 3 cite d’autres apparitions du diable :

« Le bon Père Cesarius dans ses exemples dit bien autrement d’une concubine de prêtre, laquelle voyant que son paillard désespéré s’était tué soi-même, s’alla rendre nonnain. Parce qu’elle n’avait entièrement confessé ses péchés, elle fut affligée par un diable incube qui la tourmentait toutes les nuits. Pour y remédier, elle décida de faire une confession générale. Ce qu’ayant fait, jamais le diable n’approcha d’elle depuis.

Je ne puis omettre, ajoute-t-il, qu’à ce propos, je trouve dans les archives du monastère où je réside l’histoire suivante. Un bon religieux plein de foi vit que le diable se mêlait parmi les éclairs de tonnerre et était entré en l’église où les religieux étaient assemblés pour prier Dieu. Il voulait tout renverser et profaner les choses dédiées à Dieu. Le bon religieux vint constamment se présenter armé du signe de la croix et commanda au nom de crucifix à Satan de sortir de la maison de Dieu, à la voix duquel il fut forcé d’obéir, et de se retirer sans aucune offense. »

« Mais entre tous les contes dont j’ai jamais entendu parler, dit Jean des Caurres 4, celui-ci est digne de merveille. Un jeune homme, natif de Gabie, en une pauvre maison et de parents fort pauvres, injuria son père (il était le pire mauvais garçon qui se puisse). Il invoqua ensuite le diable, auquel il s’était voué. Il partit aussitôt après pour Rome, pour entreprendre contre son père d’autres vilenies. Il rencontra le diable sur le chemin, lequel avait la face d’un homme cruel, la barbe et les cheveux mal peignés, la robe usée. Le malin lui demanda en l’accompagnant la cause de sa fâcherie et tristesse. Il lui répondit qu’il avait eu quelques paroles avec son père, et qu’il avait décidé de lui faire un mauvais tour. Alors le diable lui répondit qu’il était dans le même cas. Aussi le pria-t-il de le prendre pour compagnon afin de se venger ensemble des torts qu’on leur avait faits. La nuit venue, ils se retirèrent en une hôtellerie et se couchèrent ensemble. Mais l’esprit mauvais prit à la gorge le pauvre jeune homme qui dormait profondément, et l’eût étranglé, n’eût été qu’en se réveillant il pria Dieu. L’autre déguerpit, non sans ébranler d’un tel bruit et impétuosité toute la chambre que les solives, le toit et les tuiles en demeurèrent toutes brisées. Le jeune homme, épouvanté de ce spectacle, et presque demi-mort, se repentit de sa méchante vie et de ses méfaits. Il se convertit, passa sa vie loin des tumultes populaires et donna le bon exemple. »

« L’an mil cinq cent trente-quatre, dit Job Fincel 5, M. Laurent Touer, pasteur dans une ville de Saxe, se mit, quelques jours avant Pâques, à conférer avec des gens du lieu, selon la coutume, des cas divers et scrupules de conscience. Satan en forme d’homme lui apparut et le pria de permettre qu’il communiquât avec lui. Sur ce, il commence à dégorger d’horribles blasphèmes contre le Sauveur du monde. Touer lui résiste et le réfute par les témoignages formels de l’Écriture sainte. Tout confus, le misérable s’évanouit, en laissant derrière lui une puanteur insupportable. »

« Un moine nommé Thomas, dit Alexandre d’Alexandrie 6, personnage digne de foi, dont j’ai éprouvé en plusieurs affaires la foncière honnêteté, m’a raconté pour chose vraie, sous serment, qu’après s’être dit force injures de part et d’autre, il se sépara de ses frères en religion tout bouillant de colère. Comme il se promenait seul dans un grand bois, il rencontra un homme laid, de terrible regard, ayant la barbe noire et robe longue. Thomas lui demande où il allait. « J’ai perdu, répondit-il, ma monture, et je vais chercher en ces prochaines campagnes. » Sur ce, ils marchent de compagnie pour trouver cette monture, et se rendent près d’un ruisseau profond. Le moine commence à se déchausser pour traverser le ruisseau : mais l’autre le presse de monter sur ses épaules, promettant de le faire passer à l’aise. Thomas le croit et, chargé dessus, l’embrasse par le col : mais baissant les yeux pour voir le gué, il découvre que son portefaix avait les pieds monstrueux et très étranges. Fort étonné, il commence à invoquer Dieu à son aide. À cette voix, l’ennemi confus jette sa charge bas et, grondant de façon horrible, disparaît avec un tel bruit et une telle brusquerie, qu’il arrache un grand chêne tout proche et en fracasse toutes les branches. Thomas demeura quelque temps comme demi-mort par terre, puis, s’étant relevé, reconnut que peu s’en était fallu que ce cruel adversaire ne l’eût fait périr de corps et d’âme. »

 

 

LES MÉTAMORPHOSES DU DIABLE

 

Le diable apparaît sous toutes sortes de figures.

« Que dirai-je davantage ? lit-on dans l’ouvrage de Le Loyer 7. Il n’y a forme de bêtes à quatre pieds que le diable ne prenne, ce que les ermites vivant dans les déserts ont assez éprouvé. À saint Antoine qui habitait la Thébaïde, les loups, les lions, les taureaux se présentaient à tout bout de champ. À saint Hilarion en prières se montrait tantôt un loup qui hurlait, tantôt un renard qui glapissait, tantôt un gros dogue qui aboyait. Eh quoi ? le diable n’aurait-il pas été si impudent même, que ne pouvant gagner les ermites par cette voie, il se serait montré, comme il fit à saint Antoine, en la forme sous laquelle Job le dépeint quand il nomme Léviathan. Celle-là est comme naturelle parce qu’il l’a acquise par le péché et qu’elle lui demeurera certainement en enfer avec les hommes damnés. Ce n’est point des animaux à quatre pieds seulement auxquels les diables empruntent la figure, ils prennent celle des oiseaux (hiboux, chats-huants, mouches, taons)... Quelquefois les diables s’affublent de choses inanimées et sans mouvement, comme feu, herbes, buissons, bois, or, argent et choses pareilles... Quand les esprits malins se montrent, ils ne gardent aucune proportion parce qu’ils sont énormément grands et petits comme ils sont gros et grêles à l’extrémité. »

« J’ai entendu, dit Jean Wier, le célèbre démonologue, que le diable tourmenta durant quelques années les nonnes de Hessimont à Nieumeghe. Un jour il entra par un tourbillon en leur dortoir. Il y commença un jeu de luth et de harpe si mélodieux, que les pieds frétillaient aux religieuses pour danser. Puis il prit la forme d’un chien se lançant au lit d’une soupçonnée coupable du péché qu’elles nomment muet. On cite d’autres cas tout aussi étranges. Dans un couvent près de Cologne, le diable se promenait sous la forme de chiens ; et, se cachant sous les robes des nonnes, il y faisait des tours honteux et sales. »

« Les mauvais esprits, dit dom Calmet 8, apparaissent aussi quelquefois sous la figure d’un lion, ou d’un chien, ou d’un chat, ou de quelque autre animal, comme d’un taureau, d’un cheval ou d’un corbeau : car les prétendus sorciers et sorcières racontent qu’au sabbat on le voit de plusieurs formes différentes, d’hommes, d’animaux, d’oiseaux. »

« Le diable n’apparaît aux sorciers dans les synagogues qu’en bouc, dit Scaliger 9 ; et lorsqu’il est reproché, dans l’Écriture, aux Israélites de sacrifier aux démons, le mot porte aux boucs. C’est une chose merveilleuse que le diable apparaisse en cette forme.

Les diables, souligne-t-il plus loin 10, ne s’adressent qu’aux faibles ; ils n’auraient garde de s’adresser à moi, je les tuerais tous. »

Quelquefois le diable apparaît sous la forme empruntée d’un corps mort.

« Je ne puis, dit Le Loyer 11, pour vérifier que les diables prennent des corps morts qu’ils font cheminer comme vifs, apporter histoire plus récente que celle-ci. Ceux qui ont recueilli l’histoire récente de la démoniaque de Laon disent qu’un des diables qui la possédait, appelé Baltazo, prit le corps mort d’un pendu dans la plaine d’Arlon pour tromper le mari de la démoniaque. La fraude du diable fut découverte de cette façon : le mari s’était endetté pour subvenir aux soins que la santé de sa femme exigeait. Il s’adresse donc à un sorcier, qui l’assure qu’il délivrera sa femme des diables qui l’habitaient. Le diable Baltazo est employé par le sorcier et mené au mari qui leur donne à tous à souper, pendant lequel on remarqua que Baltazo ne but point. Après le souper, le mari vint trouver le maître d’école de Vervins en l’église du lieu, où il vaquait aux exorcismes sur la démoniaque. Il ne lui cache pas la promesse qu’il tenait du sorcier et de Baltazo durant le souper. Sa femme guérirait s’il voulait le laisser seul avec elle. Le maître d’école l’en garda bien. Une demi-heure après, le mari qui s’était retiré amène dans l’église Baltazo, que l’esprit Baalzébub qui possédait la femme appela incontinent par son nom, et lui dit quelques paroles. Baltazo sort derechef de l’église, disparaît, et personne ne sait ce qu’il est devenu. Le maître d’école, qui voit tout ceci, conjure Baalzébub, et le contraint de confesser que Baltazo était diable et avait pris le corps d’un mort, et que si la démoniaque eût été laissée seule, il l’eût emportée en corps et en âme. »

 

 

Le diable prend même parfois la forme d’une personne vivante

 

Voici par exemple ce que rapporte Loys Lavater 12.

« J’ai ouï dire, d’un homme prudent et honorable bailli d’une seigneurie dépendante de Zurich, qu’un jour d’été où il était allé de grand matin se promener par les prés, accompagné de son serviteur, il vit un homme qu’il connaissait bien. Il surprit celui-ci en train de forniquer avec une jument. Très étonné, il rebroussa chemin et vint frapper à la porte de celui qu’il pensait avoir vu, mais il le trouva dans son lit. Si ce bailli n’eût diligemment su la vérité, un bon et honnête personnage eût été emprisonné et torturé. Je raconte cette histoire afin que les juges soient bien avisés devant des cas semblables. Cunégonde, femme de l’empereur Henri II, fut soupçonnée d’adultère, et le bruit courut qu’elle s’accointait trop familièrement d’un gentilhomme de la cour. Car on avait vu souvent la forme de celui-ci (mais c’était le diable qui avait pris ce masque) sortant de la chambre de l’empereur. Elle montra peu après son innocence en marchant sur des grilles de fer toutes ardentes (comme la coutume était alors) et ne se fit aucun mal. »

« En l’île de Sardaigne, dit P. de Lancre 13, et en la ville de Cagliari, une fille de qualité, de fort riche et honorable maison, ayant vu un gentilhomme d’une parfaite beauté et bien accompli en toute sorte de perfections, s’amouracha de lui et y logea son amitié avec une extrême violence. (Elle sut dissimuler et le gentilhomme ne s’aperçut de rien.) Un mauvais démon pipeur, plus instruit en l’amour et plus affronteur que lui, embrassant cette occasion, reconnut aisément que cette fille éprise serait bientôt abattue... Et pour y parvenir plus aisément, il emprunta le masque et le visage du vrai gentilhomme, prenant sa forme et figure, et se composa du tout à sa façon, si bien qu’on eût dit que c’était non seulement son portrait, mais un autre lui-même. Il la vit secrètement et lui parla, lui feignit des amours et des commodités pour se voir. De manière que le mauvais esprit qui trouve les sinistres conventions les meilleures abusa non seulement de la simplicité de cette jeune fille, mais encore du sacrement de mariage par le moyen duquel la pauvre fille pensait couvrir sa faute et son honneur. De sorte que l’ayant épousé clandestinement, ajoutant mal sur mal, comme plusieurs s’attachent ordinairement ensemble pour mieux assortir quelque fait exécrable tel que celui-ci, ils jouirent de leurs amours quelques mois, pendant lesquels cette fille faussement contente cachait le plus possible ses amours... Sa mère lui donna par hasard quelque chose sainte qu’elle portait par dévotion, qui lui servît d’antidote contre le démon et contre son amour, brouillant ses entrées et troublant ses commodités. Le diable lui avait recommandé de ne pas lui envoyer de messager, mais la jalousie la poussant, elle en envoya un au gentilhomme pour le prier de se rendre auprès d’elle, lui reprocha son abandon, etc. Le gentilhomme tout étonné lui déclara qu’elle avait été pipée et établit qu’à l’époque du prétendu mariage il était absent. La demoiselle reconnut alors l’œuvre du démon et se retira dans un monastère pour le reste de sa vie. »

 

P.-L. JACOB.

 

Recueilli dans Le monde de la magie,

Robert Laffont, 1980.

 

 

 

 

 

 



1Diverses leçons. Lyon, 1610, 3 vol. in-12, t. Il, pp. 300 et suiv.

2LELOYER(P.), Discours et histoires des spectres, visions et apparitions. Paris, Nic. Buon, 1605, in-4°, p. 340.

3CRESPET(P. P.), prieur des Célestins de Paris, Deux livres de la hayne de Sathan et malins esprits contre l’homme et de l’homme contre eux. 1590, in-12, p. 379.

4CAURRES(Jean des), Œuvres morales et diversifiées en histoires. Paris, Guill. Choudière, 1584, in-8°, p. 390.

5FINCEL(Job), au premier livre Des Miracles.

6Au IVe livre, chap. XIX de ses Jours géniaux, cité par GOULART, Thrésor d’histoires admirables, t. 1, p. 535.

7Discours et histoires des spectres, p. 353.

8Traité sur les apparitions des esprits, t. I, p. 44.

9Scaligerana. Groeningue, P. Smith, 1696, in-12, 2e partie, article Azazel.

10Même ouvrage, article Diable.

11Discours et histoires des spectres, visions, p. 244.

12Trois livres des apparitions des esprits, fantosmes, prodiges, etc., composez par Loys Lavater, plus trois questions proposées et résolues par M. Pierre Martyr. Genève, Fr. Perrin, 1571, in-12.

13Tableau de l’inconsistance des mauvais anges, p. 218.

 

 

 

 

 

 

 

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