Le «Voltigeur hollandais» et le «Grand Chasse-Foudre»

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Auguste JAL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

J’AIME les longues histoires moi, dit Briant, n’en savez-vous pas des plus allongées que ça, maître ?

– Oh ! que si fait j’en sais.

– Dites-nous en donc une, si c’est un effet de votre part. Voyez, tout est tranquille, on n’a pas besoin de nous ; j’avons le temps, le pilotin vient de piquer la demie de neuf heures.

– Eh ben soit ! Je m’en vas vous en compter deux au lieu d’une ; mais celles-là c’est du sérieux. Vous autres gens des montagnes et de l’intérieur, vous avez des revenants, des esprits, des fantômes ; vous croyez p’t-être que nous n’en avons pas aussi ? Écoutez bien, je vas vous parler du Voltigeur hollandais et du Grand Chasse-Foudre...

On se rapprocha de maître Pipi, qui buvait un verre de vin que le mousse des maîtres était allé chercher au poste. Quand le silence fut parfaitement rétabli et le vin bu, le conteur commença à peu près en ces termes :

« Y avait autrefois, et y a bien longtemps de ça, un capitaine de navire qui ne croyait à saints, à Dieu ni autres. C’était un-n-Hollandais, qu’on dit, je ne sais pas de quelle ville ; mais ça n’ fait rien à la chose. Il partit un jour pour aller dans le Sud. Tout allit ben jusqu’à la hauteur du cap Bonne-Espérance ; mais là, y reçut un coup de vent ; quel vent que je vous dirai ? de ce vent qui décornerait des bœufs, de ce vent qui arrache les vieux arbres et les maisons quand il s’y met. Le navire était en grand danger ; tout le monde disait au capitaine :

« – Capitaine, faut relâcher ; nous sommes perdus si vous vous obstinez à rester à la mer ; nous mourirons infailliblement, et y n’y a pas à bord d’aumônier pour nous absoudre. »

Le capitaine riait de ces peurs de l’équipage et des passagers ; y chantait, le scélérat, des chansons horribles, à faire tomber cent fois le tonnerre sur sa mâture. Il fumait tranquillement sa pipe et buvait de la bière comme s’il aurait été assis à une table d’un cabaret d’Anvers. Ses gens le tourmentaient pour relâcher, et tant plus qu’y le priaient, tant plus qu’y s’obstinait à rester toutes voiles dehors. Car il n’avait pas seulement mis à la cape, ce qui faisait trembler tout le monde. Il eut des mâts de cassés, des voiles d’emportées, et à chaque accident, il riait comme vous feriez vous autres si on vous apprenait une bonne nouvelle : par exemple, que vous avez votre congé ; car vous n’aimez pas encore la mer, vous ne l’avez pas vue assez longtemps pour la trouver bien mieux sans comparaison que la terre.

« Donc, le capitaine se moquait de la tempête, des avis des matelots, des pleurs des passagères. On voulut le forcer à laisser arriver dans une baie qui offrait un abri, mais il jetit à la mer celui-là qu’était venu à lui pour le menacer. Alors un nuage s’ouvra et une grande figure descenda sur le gaillard d’arrière du bâtiment. On dit que cette figure, c’était le Père Éternel. Tout le monde eut peur ; le capitaine continua à fumer sa pipe ; il ne leva pas même son bonnet quand la figure lui adressit la parole.

« – Capitaine, qu’elle lui dit, dit-y, t’es-t-un entêté.

« – Et vous un malhonnête, que le capitaine lui réponda ; f... moi la paix ; je ne vous demande rien ; allez-vous-en vite d’ici, ou je vous brûle la cervelle.

«  Le grand vieux ne répliquit rien, il haussit les épaules. Alors le capitaine sautit sur un de ses pistolets, l’armit et ajustit la figure des nuages. Le coup, au lieur de blesser l’homme à la barbe blanche, percit la main du capitaine ; ça l’embêta un peu, vous pouvez le croire. Il se leva pour aller porter un coup de poing dans la figure au vieillard ; mais son bras retombit frappé d’une parélysie. Oh ! ma foi alors, il se metta dans une colère, jurant, sacrant comme un impie et appelant le bon Dieu je ne sais pas comment !

« La grande figure lui dit pour lors :

« – T’es-t-un maudit, le ciel te condamne à naviguer toujours, sans jamais pouvoir relâcher, ni mouiller, ni te mettre à l’abri dans une rade ou un port quelconque. Tu n’auras plus ni bière ni tabac ; tu boiras du fiel à tous tes repas, tu mâcheras du fer rouge pour toute chique ; ton mousse aura des cornes au front, le museau d’un tigre et la peau plus rude que celle d’un chien de mer.

« Le capitaine poussit un soupir ; l’autre continua :

« – Tu seras-t-éternellement de quart, et tu ne pourras pas t’endormir quand tu auras sommeil, parce qu’aussitôt que tu voudras fermer l’œil, une longue épée t’entrera dedans le corps. Et puisque tu aimes à tourmenter les marins, tu les tourmenteras.

« Le capitaine sourit.

« – Car tu seras le diable de la mer ; tu couriras sans cesse par toutes les latitudes ; tu n’auras jamais de repos ni de beau temps ; t’auras pour brise la tempête ; la vue de ton navire qui voltigera jusqu’à la fin des siècles, au milieu des orages de l’Oxcéan, portera malheur à ceux ou celles qui l’apercevront.

« – Amen, donc ! que cria le capitaine, en riant à gorge déployée.

« – Et quand le monde finira, Satan te donnera pour retraite une chaudière de damné.

« – Je m’en f..., fut toute la réponse du capitaine.

« Le Père Éternel disparut, et l’Hollandais se trouvit seul à bord avec son mousse qui était déjà masqué comme que lui avait dit le vieillard. Tout l’équipage s’en allait dans le nuage avec la grande figure, le capitaine le vit et il se mit à blaphémer. Oui, blaphème, ça te servira à grand-chose !

« Depuis ce jour-là, l’Voltigeur navigue au milieu des gros temps, et tout son plaisir est de faire du mal aux pauvres marins. C’est lui qui leu-z-envoye les grains blancs ; qui jette leu vaisseaux sur des bancs qui n’existent pas, puisqu’ils ne sont pas marqués dans le Neptune ; qui leu donne les fausses routes et leu fait faire naufrage. Je ne l’ai jamais aperçu qu’une fois, sur les côtes du Mexique, et je sais que j’ai eu une fameuse peur. J’étais tout jeune, je fis une neuvaine à Notre-Dame-de-Recouvrance, que j’ai scrupuleusement accomplie, tellement que notre brig est pendu à la voûte de l’église ; sans ça je suis sûr que nous étions péri corps et bien, sans sauver not’e malle.

« Il y en a qui disent comme ça que l’Voltigeur hollandais a quelquefois l’audace de venir visiter les bâtiments qui passent ; alors il y a révolution à la cambuse ; le vin aigrit et tout devient fayot. Souvent il envoie des lettres à bord des navires qu’il rencontre, et si le capitaine a la chose de les lire, perdu ; il devient fou, son bâtiment danse en l’air et il finit par sombrer dans-n-un tangage sans pareil. Si je savais comment qu’il est peint l’Voltigeur, je vous le dirais pour que vous en défiissiez ; mais on ne le sait pas. Il se peint comme il veut, et il change dix fois par jour, le vilain forban, pour ne pas être reconnu ! Qu’est que ça fait au capitaine ? Sa peinture ne coûte rien au magasin général du diable ! Le jour que je l’ai vu il était tout noir du haut en bas ; Michaud, le maître de la Phigénie, en 72, m’a dit, dit-y, qu’il était rouge et jaune quand il le rencontrit dans les mers de l’Inde. Des fois qu’il y a, il a l’air d’un lourd chameau hollandais qu’a peine à haler dans le vent son gros derrière ; d’autres fois il se fait corvette, et il fend la mer comme un corsaire léger. J’en sais d’autres qu’il a voulu attirer, le gredin qu’il est, en tirant du canon d’alarme ; mais il n’a pas pu les genoper, parce qu’ils s’en sont méfiés. Enfin, il est capable de tous les tours, et ce qu’on a de mieux à faire quand il arrive au milieu de l’orage, c’est de laisser courir, et, si on peut ajouter quelque chose à la voilure, de le faire bien vite pour éviter sa rencontre. Son équipage est aussi damné que lui, c’est un tas de mauvais sujets. Tout ce qu’il y a eu de « faillis » matelots, de coquins morts sous la garcette pour vol à bord des navires, de lâches qui s’est caché dans les combats est sur son bâtiment ; et ça fait une jolie société ! C’est le Père Éternel qui lui a donné c’te racaille, après les difficultés qu’ils ont eues ensemble. Il se recrute avec ce qui meurt dans ce genre-là sur tous les vaisseaux du monde.

« Ainsi, veillez au grain-z-enfants ! Si vous ne vous comportez pas bien dans le service, vous aurerez pour retraite le navire du Voltigeur hollandais ! Et il y a de l’ouvrage à bord de lui, croyez-moi. On est toujours à virer de bord, parce qu’il faut être partout au même moment. Vous trouvez le quart long sur l’Uranie ; et cependant vous avez maître Pipi pour vous compter des histoires ! Là point d’histoires, point de maître Pipi, la faim, la soif, la fatigue, l’envie de dormir, tout le tremblement, quoi ! Avec ça, que si on se plaint, si on ne marche pas droit, les officiers mariniers a des fouets dont les mèches sont finies en lames de rasoir, qui vous coupent un homme en deux comme mon couteau couperait, sans comparaison, une demi-once de beurre. Dire ensuite que ce métier-là les matelots du Voltigeur ne le feront pas longtemps, non ! tout le temps de l’éternité seulement ! C’est-à-dire, vingt-cinq millions de millions d’années de plus que ma grand-mère n’avait de poil de barbe au menton... Allez-vous y frotter ! Moi, j’ai travaillé toute ma vie, et je navigue depuis cinquante ans pour être gabier après ma mort dans la grand-hune du Grand Chasse-Foudre.

« Celui-là c’est différent de l’autre. On y est bien : de la viande à tous les repas ; pas trop de gourganes ; du vin de Bourgogne le matin, du Madère-z-à dîner, et le soir une chopine de rhum. C’est ça-z-un fameux navire, et dont le capitaine est un bon enfant ! et puis il y a de la place, allez, pour pendre son-n-hamac. Le bâtiment a on ne sait pas combien de mille lieues de quille, et tout en proportion. Les bas-mâts sont si hauts qu’un mousse qui monte à la hune pour porter la soupe aux gabiers a la barbe blanche avant d’être arrivé-z-aux gambes de revers.

« Par exemple, le Grand Chasse-Foudre ne marche pas vite ! C’est une vraie bouée pour le plus près. Il reste cent ans à virer de bord, et deux siècles pour lever-z-une ancre. Son catacois de perruche est plus grand que l’Europe entière, en y comprenant Landernau. Vingt-cinq mille hommes font l’exercice du fusil sur la pomme de son grand mât1, qui est si tellement plus haut que la lune, que c’est elle qui fait les esclipes de lune, et ses différents quartiers en passant devant le soleil. Le capitaine est un grand, gros, bel homme, qu’est vieux, mais vieux qu’on n’en sait pas de plus âgé. Ses moustaches sont toutes blanches ; on dit qu’elles sont si épaisses, qu’y aurait de quoi faire-z-avec chacune un câble pour un vaisseau de 80.

« Quand vous voyez dans le ciel, après un coup de vent-z-à orage, ç’te grande banderole, bleue, rouge, jaune, verte, violette, blanche, que sais-je encore ? vous croyez, mes garçons, que c’est l’arc-en-ciel, comme on dit partout ; eh bien ! non, c’est la flamme du Grand Chasse-Foudre. Elle est de toutes les couleurs quelconques, parce que le navire est de toutes les nations. Le bruit que vous entendez dans les poulies, quand il vente la peau du diable et que nous courons les huniers au bas ris, c’est le son aigu du sifflet du maître. Le tapage qui a l’air de se faire là-haut, pendant les tempêtes, et que vous autres campagnards vous appelez le tonnerre, c’est pas autre chose que les paroles de l’officier de quart, quand il commande une manœuvre dans son porte-voix. Les marées (vous savez, le flux et le reflux qui remplissent et laissent ensuite à sec le port de Brest), on veut dire comme ça que c’est la lune qu’en est cause ; des bêtises ! Il y a flot, ou, pour mieux vous faire comprendre à vous autres qui êtes tout nouveaux dans le métier, la mer monte, quand le capitaine du Grand Chasse-Foudre va à sa bouteille rendre ce qu’il a bu-z-à son dîner-z-et à son déjeuner ; la mer descend-z-au contraire pour le jusant, quand l’équipage du bâtiment tire de l’eau pour laver le pont.

« Le Grand Chasse-Foudre est-z-un monde ; dans chaque poulie il y a-z-une auberge, la pipe du moindre mousse est grande comme une frégate ; la chique d’un seul homme nous ferait-z-à nous tous de l’Uranie notre provision pour une campagne de dix-huit mois ; les drisses de pavillon sont grosses au moins comme la grosse tour de Toulon, alors jugez du câble !

« Ce vaisseau, tout de même que l’Hollandais maudit, naviguera-z-éternellement ; mais ce sera-z-un plaisir d’être à bord, parce qu’il y a bonne compagnie. Tous les plus braves et les plus bons garçons sont dessus ; et quand mon commandant mourut-z-à Trafalgar, il me dit, dit-il, en me serrant la main :

« – Pipi, mon homme, nous nous retrouverons sur le Grand Chasse-Foudre.

« Oui, que nous nous y reverrons ! Car il doit-z-y être mon commandant, si c’est vrai que les crânes y vont !... C’en était un de crâne, celui-là, et je peux le dire ! Comme il est bien mort !

« – Pipi qu’il me dit, dit-y, je suis f...

« – Ça se pourrait ben que je lui dis, dit-y ; mais maintenez-vous un peu, commandant, pour voir amener l’Anglais. Je m’en vas vous chercher quelque chose à boire.

« Je lui montis ben vite un bon verre de vin ; mais, plus personne ; je fus obligé de le boire. Le commandant avait changé ses amures et pris la bordée de l’éternité. Il était mort, le brave homme, sans faire plus de grimace pour avaler le biscayen qui lui a-z-entré dans la poitrine, que s’il avait mangé-z-une prune à l’eau-de-vie, comme y faisait des fois avec l’officier de garde et maître Pipi.

« Tiens ! en parlant de mon commandant, v’là que je pleure, et que j’oublie de vous dire qu’est-ce qui a construit le Grand Chasse-Foudre. C’est un homme tout seul qui l’a fait-z-au commencement du monde. Je ne peux pas vous dire dans quel chantier. Il a resté vingt-cinq mille ans à le faire et autant à le gréer...

– Oh ! maître Pipi, interrompit Briant, ceci est un peu fort. Le reste, passe encore ! mais vingt-cinq mille ans pour gréer un navire !...

– Ça t’étonne, Briant ! et cependant t’es quartier-maître à bord ! T’as donc jamais rien lu ? Si t’avais lu l’encéclopétrie de M. de Voltaire, tu saurais ça.

– Vous l’avez donc lue, vous, maître Pipi, l’encé... l’encé... Je ne sais pas quoi de M. de Vortaire ? C’était-y un marin, ce particulier-là ? Je parie encore que non ! C’était què’que faiseur de rebus et de chansons, qui n’aurait pas été capable tant seulement de prendre une empointure proprement dans un grain.

– Il est vrai de dire que je ne l’ai jamais lu, et que je n’ai jamais entendu nommer M. de Voltaire parmi les officiers ou les maîtres de la flotte ; mais c’est égal, c’était un malin. M. Orfray, un de nos officiers d’autrefois, m’a dit que cet homme-là en savait long, et qu’il a fait-z-un livre où tout se trouve. Si tout s’y trouve, le Grand Chasse-Foudre doit-z-y être comme les autres.

– C’est vrai. Escusez maître Pipi, c’était pas pour vous fâcher ce que j’en voulais dire ; c’était pour apprendre, car vous savez diablement des choses.

 

 

Auguste JAL, Scènes de la vie maritime, 1832.

 

Recueilli dans Légendes traditionnelles de la mer,

Éditions L’Ancre de Marine, Saint-Malo, 1998.

 

 

 

1. Au sommet de chaque mât de perroquet est un large disque de bois horizontal et par conséquent traversé perpendiculairement par le mât ; on le nomme la pomme. Il est comme serait une pomme plate au haut d’une canne. (N.D.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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