Fantôme à pendre

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henry JAMES

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

Lorsque, voici quelques années, deux dames, qui jusque-là ne se connaissaient guère, furent amenées à vivre ensemble dans la vieille petite ville de Marr, ce fut évidemment à la suite de circonstances tout à fait spéciales. Elles portaient le même nom et étaient cousines au second degré ; mais les sentiers de leurs vies jusqu’à ce jour ne s’étaient pas croisés. La différence d’âge les éloignait et l’aînée des deux demoiselles Frush – c’était leur nom – avait passé beaucoup de temps à l’étranger. Douce, timide, pratiquant le dessin, la destinée l’avait condamnée à une vie monotone que la variété des pensions de famille suisses et italiennes où elle vivait ne réussissait pas à égayer. N’importe où d’ailleurs, avec son chapeau solidement fixé sur ses cheveux, ses petits gants, ses robustes souliers, son pliant, son album à dessin et son roman édité par Tauchnitz, elle aurait pu servir de modèle pour le frontispice d’un livre d’histoire naturelle consacré à la vieille fille anglaise. Vraiment, elle incarnait si bien ce type que vous auriez peut-être été tenté de ne lui accorder aucune individualité propre. Pourtant, elle avait été longtemps assez jolie et ceux qui l’approchaient lui reconnaissaient une certaine originalité. Mais maintenant il ne restait plus qu’une personne frêle et pâlie, timide, un visage tout en lunettes et en dents, une conversation composée essentiellement de vagues interjections.

De dix ans plus jeune, miss Amy, sa parente, offrait une image tout à fait différente et assez bizarrement, c’était elle qui, quoique ayant toujours vécu en Angleterre, paraissait avoir subi une influence étrangère. Brune, vive, expansive, on l’avait même, dans sa jeunesse, jugée brillante. Elle était innocemment fière de l’élégance de ses pieds, elle les regardait comme un signe de son esprit ou au moins de son bon goût. Même s’ils n’avaient pas été jolis, elle se flattait de les bien chausser : jamais, oh ! non jamais elle n’aurait consenti, comme Suzanne, à les négliger. Ses yeux bruns et brillants ne manquaient pas de hardiesse et, en ce qui la concernait, elle avait une fois pour toutes rangé Suzanne dans la catégorie des femmes mal fagotées. Tout en le déplorant, elle pensait que sa cousine était plutôt sotte, « une oie ». Mais n’était-elle pas elle-même un mouton bêlant ?

L’innocente paire avait hérité d’une très vieille tante qu’elles n’avaient pratiquement plus vue à la fin de sa vie, empêchées qu’elles en furent par la parenté. Ainsi, la propriété qui leur échut leur parut une bonne fortune tout à fait inattendue. Chacune prétendait qu’elle n’avait jamais rêvé d’une telle aubaine et il faut dire que le comportement de ce qu’elles appelaient entre elles le vilain entourage de la vieille parente leur avait donné bien peu d’espoir. Terrorisée, trompée, comme le croyaient les deux cousines, par son entourage, Mrs Frush leur paraissait trop mesquine pour faire acte de justice.

La bonne fortune des nièces de son mari, c’est que la tante avait survécu à ceux qui lui voulaient du mal. Ainsi, à la fin, elle était morte sans encourir le blâme d’avoir ravi la belle propriété des Frush à ses légitimes propriétaires : les deux demoiselles Frush. De ses propres biens, elle avait disposé à sa guise, mais elle avait pris pitié de la pauvre expatriée, Suzanne, et de la pauvre Amy qui n’avait pas de mari. Un peu cavalièrement peut-être, elle les avait unies dans ses dernières volontés. Son testament prévoyait que si les deux parties ne pouvaient arriver à un autre arrangement, la vieille maison de Marr serait vendue à leur profit commun. Il arriva cependant que les deux légataires, sans s’être nullement concertées, décidèrent de juger la situation sur place. Chacune de son côté rejoignit Marr et, enchantée par la maison, décida d’y rester.

Ce fut ainsi qu’elles se rencontrèrent. Miss Amy, accompagnée par le garçon de courses du notaire de l’endroit, se présenta à la porte de la maison pour demander à être admise par la gardienne. La porte s’ouvrit, et alors apparut, vêtue d’un imperméable très vieux, une dame qui tenait à la main, comme un enfant tient un râteau, un face à main au long manche. L’étonnement des deux cousines fut réciproque. Miss Suzanne, déjà dans la place, errant, furetant, méditant, s’offrit ainsi, en l’absence momentanée de la gardienne ; elle était comme déjà installée. De part et d’autre du face à main, les deux cousines se considérèrent, avant même qu’Amy ne fût entrée et elles surent qu’elles n’avaient pas l’intention de quitter la vieille demeure.

Cela demanderait trop de temps d’imaginer ce qui serait arrivé si Mrs Frush avait dans son testament inclus une clause qui eût obligé les bénéficiaires de sa générosité à vivre ensemble et en paix sous le même toit. Ce qui est certain, c’est que, comme elles restaient là toutes deux face à face sur le seuil, la même pensée leur vint sans qu’un esprit étranger l’eût inspirée. Immédiatement, chacune sut en voyant la vieille maison que c’était exactement ce qu’elle voulait et ce que l’autre aussi voulait. Cela comblait à la perfection leur désir d’un asile sûr, leur promettant une vie sans aléas. Pour avoir la maison, chacune des deux cousines se sentit prête à vivre avec l’autre.

La demeure ne fut donc pas vendue. Les demoiselles Frush en devinrent les heureuses propriétaires et les beaux objets qui avaient appartenu à leur vieille parente, non seulement restèrent dans l’indivision mais, très admirés, ils furent soignés avec amour. Les exécuteurs testamentaires s’estimèrent heureux de voir leur tâche ainsi simplifiée. Sur la durée possible de l’arrangement, peut-être entretenaient-ils, eux ou leurs femmes, quelques doutes ; peut-être ces bonnes âmes prédisaient-elles, dans les trois mois, les plus violentes querelles et la dissolution, après d’aigres récriminations, de l’association improvisée. De telles prophéties pouvaient s’appliquer au vulgaire, pas aux demoiselles Frush. Elles avaient bu abondamment à la coupe de la triste solitude, l’avaient trouvée parfaitement amère et elles se rendaient compte que ce qui leur arrivait était la suprême chance que leur offrait le destin.

En trois mois, d’ailleurs, chacune connut ce qu’il y avait de pire dans l’autre. Miss Amy somnolait avant le déjeuner, temps pendant lequel miss Suzanne était incapable de dormir ; c’était un si curieux moment pour faire la sieste ! Miss Suzanne, au contraire, se reposait juste après le repas, c’est-à-dire au moment où miss Amy désirait le plus parler ! Miss Suzanne, toujours posée très droite sur son siège, ne pouvait s’empêcher d’être irritée par la manière dont miss Amy, dans toute position qui pouvait passer pour assise s’arrangeait pour glisser dans son dos deux des trois coussins du sofa, une place évidemment beaucoup trop étroite pour lesdits coussins.

Mais quand on a dit cela, on a tout dit. Elles avaient l’une et l’autre le sentiment que leurs vies jusqu’alors bien différentes devaient maintenant leur permettre de se déverser réciproquement dans l’oreille une série d’anecdotes extraordinaires.

Miss Suzanne, dans ses pensions de famille à l’étranger avait rencontré des Russes, des Polonais, des Danois, et même parfois, quelque fleur de la noblesse anglaise, et aussi les Américains les plus extravagants. Tous, disait-elle, avaient fait le plus grand cas de sa modeste personne ; avec certains même, elle était restée en correspondance.

Miss Amy, moins soumise aux conventions, possédait, après les longues années passées à Londres, beaucoup de souvenirs des milieux littéraires, artistiques et même (miss Suzanne retint sa respiration en entendant cela) théâtraux ! C’est sous leur influence qu’elle avait écrit, elle l’avoua finalement, une nouvelle publiée anonymement, et une pièce de théâtre qui avait été superbement dactylographiée. Certainement, le pittoresque paysage de Marr, allait l’inspirer, et maintenant qu’elle avait renoncé à la vie de société, elle pourrait se mettre sérieusement au travail. Des centaines de projets de romans bruissaient dans sa tête, et les images d’avenir de sa compagne en étaient illuminées.

Cette dernière, de son côté, attendait que le vent tombât pour recommencer à peindre des paysages. À Marr, le vent soufflait souvent très fort, comme il était naturel dans une vieille petite ville historique du sud-ouest, aux rues étroites et aux toits rouges et qui autrefois avait été en quelque sorte maîtresse du « Channel ». La mer d’ailleurs ne s’était pas tellement éloignée qu’il ne restât constamment dans l’air quelque trace de son influence. Miss Suzanne revint aux paysages anglais avec un soupir de satisfaction. Par contraste, le souvenir des Alpes et des Apennins avivait sa joie.

Elle avait déjà choisi ses sujets ; pourtant, la tête penchée, mordillant nerveusement son pinceau, elle restait le plus souvent hésitante, se demandant avec une certaine inconséquence s’il n’était pas plus facile de peindre à l’étranger.

En réalité, chacune de son côté avait découvert le vrai visage de son pays. Mais, alors que miss Amy, sortant des garnis de Bloomsbury ne voyait dans le paysage qui l’entourait que primevères et couchers de soleil, miss Suzanne, saturée des beautés de l’Arno et de la Reuss, englobait avec une timide fierté toute cette beauté dans ce seul mot : l’Angleterre !

Ce vrai visage de leur pays, elles le retrouvaient aussi bien à l’intérieur de la vieille maison que dans le vaste paysage du dehors : dans la verte campagne et dans la ceinture bleue de la mer. Il leur apparaissait dans les reliques qu’elles maniaient ensemble, émerveillées et trouvant toujours prétexte à de romanesques évocations. Elles bâtissaient autour des plus petits objets les plus grandes histoires et elles tiraient les cordons de sonnettes disparues pour éveiller les échos d’un lointain passé. Ici, elles se trouvaient en présence de leurs communs ancêtres dont elles pensaient le plus grand bien. N’étaient-ils pas les plus grands, au moins les plus grands parmi les habitants de Marr, la petite ville au prestigieux passé, maintenant déshéritée et mélancolique. Cette grandeur se devinait encore dans chaque chaise bien droite de la vieille demeure, dans la broderie des vieux couvre-lits faits de morceaux différents soigneusement assemblés.

Deux cents ans de respectabilité s’étalaient dans le salon aux boiseries sombres, craquaient longuement aux marches du grand escalier et fleurissaient dans les bordures vivaces du jardin enclos de murs rouges. Rien ne s’était passé à Marr, rien ne s’était fait sans qu’un Frush y eût participé ou eût été présent.

Souvent, s’entretenant du passé, elles auraient aimé en savoir davantage. Il existait bien quelques portraits, certains assez récents – elles appelaient récents ceux des années 1800. Certains offensaient parfois le goût de leur descendante qui avait copié les toiles du Titien au palais Pitti. Mais les tableaux ne leur suffisaient pas, elles auraient aimé avoir des détails sur la vie de leurs aïeux pour en faire comme le décor imagé de leur propre existence. Laissant courir leur imagination, elles élaborèrent de hardies théories et eurent même l’idée de s’engager dans des recherches pour la gloire et l’illustration de leur famille.

À tout prix, elles désiraient découvrir quelque chose ; enhardie par la largeur d’esprit de sa compagne, miss Suzanne n’était même pas effrayée à la pensée que ce quelque chose pût être mauvais. Miss Amy, la première, eut comme un pressentiment qu’il pourrait bien en être ainsi. N’avait-elle pas déclaré que si quelque chose de très mal s’était passé à Marr, elle serait désolée d’apprendre qu’un Frush n’y eût pas été mêlé ? Ce fut le moment où la fantaisie de miss Suzanne prit son plus haut vol : à son tour, elle proclama en riant, de son rire un peu étrange et qui manquait de souffle, qu’elle en serait, elle, réellement honteuse !

Pour un temps, elles en restèrent là, ne disant pas jusqu’où elles étaient disposées à aller dans le crime, n’osant même pas lui donner un nom. Mais pour quelqu’un qui les aurait bien observées, il n’eût fait aucun doute qu’elles acceptaient l’idée du crime ou de l’adultère. Quand miss Suzanne demandait si Don Juan n’avait pas abordé à Marr, miss Amy feignait de s’enquérir d’un port où il ne s’était pas arrêté. Malheureusement, aucun portrait ne lui ressemblait et il était difficile de croire qu’aucune des dames représentées dans les tableaux du salon eût pu être l’une de ses victimes.

Pourtant, à la fin, les deux cousines firent une trouvaille. Le sous-sol de Marr est solide, constitué par de vastes caves largement ouvertes, sèches, hautes comme les cryptes des cathédrales. Pour un esprit moderne, aux idées pratiques, ces caves conviendraient comme chambres fortes à des banquiers ou de riches marchands. Sur les investigations entreprises par un jeune homme que l’on faisait venir pour les gros travaux et qui avait d’abord exploré ce recoin pour son propre compte, un enfoncement dans l’épaisseur d’un mur avait livré à la vue toute une collection d’objets superflus et rouillés, parmi lesquels, une petite malle. Elle produisit une forte sensation ; peut-être était-ce une trouvaille d’un grand prix ! Lorsqu’on l’eut ouverte, on fut déçu par son contenu : quelques objets dépareillés et beaucoup de documents. Il y avait d’abord des papiers imprimés, des journaux ou des pamphlets jaunis ou noircis par le temps. Le reste consistait en lettres, plusieurs paquets de lettres à l’écriture pâlie et à peine lisible mais qui avaient été classées soigneusement et qu’on avait liées en petits paquets par des rubans aux nœuds surannés.

Les deux bonnes dames avaient eu un instant d’espoir : elles avaient cru qu’un tas de guinées d’or allait leur apparaître, le trésor d’un vieil avare ; ou bien, comme il est dit dans les romans : des ducats, des doublons, et des pièces de huit ; cela arrive si souvent dans les ports !

Mais elles durent se résigner. Elles s’efforcèrent de tirer parti des vieux papiers, elles essayèrent de se persuader qu’ils étaient merveilleux, quoique au premier abord, ils semblassent assez mystérieux.

Ils déconcertèrent miss Suzanne qui, plusieurs soirs de suite, s’endormit près du feu en tenant dans ses mains les paquets enrubannés de rose défraîchi.

Miss Amy alors s’en empara mais, en s’éveillant vers neuf heures, miss Suzanne à son tour trouva sa compagne endormie. Légèrement irritées, elles durent confesser l’une et l’autre leur commune ignorance des caractères gothiques ; en conséquence, elles décidèrent de faire appel à Mr. Patten.

Vicaire de Marr, Mr. Patten s’intéressait donc aux anciennes annales de la ville. On insinuait même que les affaires du présent avaient à souffrir des enquêtes qu’il entreprenait sur le passé. Le visage rouge, les sourcils broussailleux, il possédait un sens de l’humour tout à fait personnel.

« Si ces papiers renferment quelque chose d’important, il nous le dira, dit Amy Frush.

– Oui, même si cela ne doit pas nous faire plaisir !

– Eh ! bien, c’est justement ce que je pensais, répliqua miss Amy d’un air détaché. S’il y a quelque chose que nous ne devions pas connaître... Nous n’avons qu’à lui dire de ne pas nous le révéler.

– Oh ! certainement », acquiesça la douce Suzanne. Elle prit sur elle d’avertir Mr. Patten quand, sur leur invitation, il vint prendre le thé et se mettre d’accord avec elles au sujet des papiers.

Miss Amy, assise près de sa cousine, n’éleva aucune protestation, mais il était facile de voir que s’il y avait quelque chose à connaître et pour aussi vilain que cela fût, elle saurait bien le faire dire au vicaire. Déjà, elle espérait que ce serait quelque chose de trop mauvais pour sa cousine, trop mauvais même pour quiconque et que cela resterait un secret entre l’homme d’Église et elle.

À la vue des papiers, Mr. Patten s’exclama de façon fort peu ecclésiastique :

« Chic alors ! quelle aubaine ! »

Après la troisième tasse de thé, il se retira, le pardessus gonflé par son butin.

 

 

II

 

À dix heures, ce soir-là, les deux cousines se séparèrent pour la nuit, comme d’habitude, sur le palier du premier étage, devant leurs portes respectives. À peine miss Amy avait-elle posé sa chandelle sur sa table de toilette qu’elle sursauta, effrayée par un son extraordinaire qui paraissait venir de la chambre de sa compagne et même de la gorge de celle-ci. Elle aurait décrit ce bruit comme un gargouillement et un cri. Un instant paralysée par la peur, elle pensa : quelqu’un est sous son lit ! Puis, elle se précipita vers le palier. Elle ne l’avait pas atteint que déjà sa voisine, bondissait sur elle.

« Il y a quelqu’un dans ma chambre !

– Mais qui ?

– Un homme !

– Sous le lit ?

– Non, debout ! »

Peureusement, elles continuaient à se serrer l’une contre l’autre en chancelant.

« Debout ? Où ? Comment ?

– Eh ! bien, juste au milieu, devant mon miroir. »

Le visage d’Amy était alors devenu aussi pâle que celui de sa compagne, mais son ignorance augmentait sa terreur.

« Il se contemple ?

– Non, il tourne le dos au miroir. Il me regardait, poursuivit la pauvre Suzanne dans un souffle, pour que je n’entre pas, chevrota-t-elle. Il portait de drôles d’habits, des vêtements d’un autre âge, et sa tête était toute penchée d’un côté.

– Penchée ? s’étonna Amy.

– Oui, terriblement ! » affirma l’expulsée, pendant que, se tenant l’une l’autre, elles s’interrogeaient du regard.

Pour miss Amy, le détail de la tête fut tout à fait convaincant, et après un moment, elle fut capable de bondir vers sa porte et de la fermer.

« Là ! maintenant, vous allez rester avec moi !

– Oh ! oui », gémit miss Suzanne du même ton dont elle aurait dit dans un langage plus relâché : « Et comment ! »

Elles passèrent donc la nuit ensemble. Elles furent convaincues dès le début qu’il aurait été vain d’essayer de tenir tête au visiteur comme s’il s’était agi d’un vulgaire cambrioleur. Elles paraissaient admettre aussi qu’en lui abandonnant les lieux, rien de pire ne pourrait arriver que ce qui s’était déjà passé.

Quand miss Amy, l’oreille aux aguets et après avoir intimé à sa compagne l’ordre de se taire, s’approcha de la porte, une extraordinaire intuition unit les deux femmes : elles comprirent sans avoir besoin de paroles la véritable nature de l’intrus.

« Ah ! s’exclama miss Suzanne d’une voix de Cassandre, ce n’est personne !

– Non, reprit l’autre, la devinant, non, ce n’est personne...

– ... qui puisse nous faire réellement du mal », acheva miss Suzanne.

De son côté, miss Amy avait été si bien préparée à cette idée, qu’avant le matin, toutes deux l’admirent de la façon la plus étrange. La personne que l’aînée avait vue dans sa chambre n’était pas... eh ! bien, n’était pas simplement quelqu’un venu du dehors ! C’était quelque chose de tout à fait différent, miss Amy l’avait pressenti en entendant le cri de sa cousine, ou du moins dès qu’elle avait vu son visage. Voilà où l’on en était.

Jusque-là, elles s’en rendaient compte maintenant, quelque chose avait manqué à leur statut social, à leur notoriété dans la ville. Voilà qui était réparé et elles en étaient aussi heureuses que si précédemment elles en avaient regretté l’absence. Une troisième personne s’était introduite dans leur association, sa présence flotterait autour d’elles aux heures obscures ; cette étrange figure à la tête penchée, beaucoup trop penchée, risquait d’apparaître aux endroits les plus extraordinaires, animée du seul désir de les regarder !

À la fin, elles l’avaient ! elles avaient ce qu’on peut s’attendre à trouver dans une vieille maison où beaucoup, où trop de choses se sont passées, où les murs qu’elles frôlaient, les planchers qu’elles foulaient auraient pu révéler des secrets et prononcer des noms, où chaque surface, miroir terni de la vie et de la mort, reflétait encore ce qu’on avait enduré, tout ce dont on se souvenait ou qu’on avait livré à l’oubli. Oui, la maison était h... mais elles se refusaient à dire le mot. Au matin, pour aussi surprenant que cela paraisse, elles étaient déjà habituées, elles avaient incorporé à leur vie – l’inconnaissable !

Il y a plus, elles avaient même promptement élaboré toute une théorie. Elles pensaient qu’il y avait un lien entre l’apparition dans la chambre de miss Suzanne et la découverte des lettres dans la cave. L’air lourd du passé avait été troublé par la mise au jour de ce qui si longtemps était resté caché. Le fait d’avoir communiqué les papiers à Mr. Patten avait entraîné des conséquences : leur étrange locataire n’était apparu que parce que le secret avait été violé. N’importe ! Pour l’amour du secret, elles accepteraient sa présence ; et, attitude plus méritoire, bien qu’il constituât un accroissement de leur prestige, elles se promirent de n’avouer à personne sa présence. Les autres pourraient être informés du contenu des lettres, mais jamais ils n’entendraient parler de lui. Elles ne redoutaient pas que les servantes le voient : il n’était pas fait pour des servantes. La vraie question, c’était de savoir, au cas où il resterait longtemps, si elles pourraient elles-mêmes continuer à vivre avec lui. Mais peut-être, à la longue, s’habitueraient-elles à sa présence, peut-être y deviendraient-elles indifférentes. Elles envisagèrent gravement cette éventualité, qui ne les empêcha pas de passer ensemble les nuits suivantes.

Le troisième jour, au cours de leur promenade de l’après-midi, elles aperçurent de loin le vicaire. Aussitôt qu’il les vit, il agita violemment les bras soit en manière d’avertissement, soit en guise de plaisanterie, et il s’avança à leur rencontre. C’était au milieu du parvis triste et déserté de Marr : un endroit public absurdement grand pour la population présente de la petite ville. L’église, avec son grand chœur tapissé de lierre et son transept inachevé, révélait que bien des siècles auparavant, elle avait déjà renoncé à s’agrandir.

« Eh ! bien, mes bonnes dames, s’écria Mr. Patten en s’approchant, devinez donc ce que je crois avoir trouvé en lisant vos drôles de vieilles lettres ? »

Et comme elles attendaient, tout à fait sur leurs gardes maintenant, il ajouta :

« Un de vos ancêtres, au siècle dernier, un certain Mr. Cuthbert Frush aurait été pendu, ni plus ni moins ! »

Par la suite, les cousines ne purent jamais se souvenir laquelle des deux avait, la première, retrouvé suffisamment de sang-froid et de dignité pour répondre :

« Et, s’il vous plaît, Mr. Patten, pourquoi aurait-il été pendu ?

– Ah ! voilà, c’est justement ce que je n’ai pu encore découvrir, mais si cela ne vous contrarie pas, je peux continuer mes recherches, et le vicaire tourna interrogativement ses sourcils broussailleux vers l’une et l’autre dame. Je pense parvenir à le savoir. En ce temps-là, ajouta-t-il après avoir sans doute aperçu quelque signe de détresse sur les visages de ses interlocutrices, on pendait pour bien peu de chose !

– Oh ! mais j’espère que ce n’était pas pour peu de chose ! murmura miss Suzanne en riant étrangement.

– Oui, évidemment, pendant qu’il y était, rétorqua en souriant Mr. Patten, on aimerait autant que ce fût pour un mouton que pour un agneau, comme dit le proverbe.

– Était-on pendu pour un mouton ? s’enquit naïvement miss Amy étonnée.

– La question est de savoir si vraiment il fut coupable, dit le vicaire en riant, mais nous l’apprendrons. J’arriverai à le découvrir ; cela m’intéresse tant ! Je suis en ce moment très occupé, pourtant je puis vous promettre que vous aurez bientôt des nouvelles de votre ancêtre, à moins que cela ne vous gêne.

– Je pense que nous sommes préparées à entendre n’importe quoi, affirma miss Amy.

– Et de toute façon, murmura miss Suzanne après s’être tournée vers sa cousine comme pour lui demander son avis, de toute façon, depuis si longtemps qu’il est mort, qu’est-il pour nous ?

– Oh ! un ancêtre reste toujours un ancêtre ! professa gravement sa parente, rencontrant son regard à travers les lunettes.

– Bien dit et bien pensé, approuva le vicaire. Quoi qu’ils aient fait...

– N’importe qui ne peut pas avoir des ancêtres, même si l’on doit en avoir honte, interrompit miss Amy.

– Et jusqu’ici, nous n’avons aucune raison d’avoir honte, lança l’aînée.

– Oh ! je suis sûr que vous n’aurez aucun sujet de honte, affirma Mr. Patten conciliant. Je vous demande seulement d’être patientes, car j’ai beaucoup de travail en ce moment et je ne peux m’occuper tout de suite de vos lettres.

– Certainement, acquiescèrent les deux cousines ; mais nous désirons par-dessus tout connaître la vérité ! »

Il s’éloignait déjà quand ce mot l’arrêta ; se retournant et se redressant comme si elles avaient mis en doute sa vocation religieuse, il leur demanda, mi-plaisant, mi-sérieux :

« N’est-ce pas la vérité, et la vérité seule qui est mon souci ? »

Les cousines en convinrent, comme elles admirent aussi son amour de la plaisanterie. Elles restèrent un moment sur l’immense parvis déserté, preuve tangible de la dépopulation de Marr ; souvent, seul un chat errant hantait cet endroit autrefois plein de vie. Elles reprirent ensuite leur promenade, mais attendirent pour parler d’être assez loin du vicaire. Alors, de nouveau elles firent halte et, longuement, se regardèrent :

« Pendu ! » s’exclama miss Amy presque avec jubilation. Pourtant, si elle pouvait se réjouir ainsi, c’est parce qu’elle ne l’avait pas vu.

– Oui, c’est pour ça que sa tête... mais miss Suzanne ne put continuer.

– ... est tellement tordue, acheva sa compagne.

– C’est horrible ! soupira miss Suzanne, et vous auriez juré qu’elle avait assisté à vingt exécutions.

– Les vertèbres de leur cou sont brisées, enseigna miss Amy, sans qu’on pût être sûr que cela évoquât quoi que ce fût pour elle.

– Je suppose, reprit miss Suzanne, le regard perdu au loin, que c’est la raison pour laquelle sa tête fait un angle si bizarre avec son cou. C’est vraiment étrange ! »

À l’idée de cette étrangeté, de nouveau, elles se turent. Puis miss Amy reprit :

« Eh bien ! j’espère qu’il a tué quelqu’un.

– Oh ne croyez-vous pas que cela dépend de...

– Non ! » rétorqua miss Amy avec sa vivacité coutumière, une vivacité qui les incita à reprendre leur marche.

De toute évidence, Mr. Patten était fort occupé, car même à la fin de la semaine, il n’eut rien de nouveau à leur apprendre. Pourtant, le sujet de leurs préoccupations se rappela de lui-même à leur souvenir le dimanche après-midi ; la jeune miss Frush avait bien prévu qu’il en serait ainsi.

Suivant une habitude déjà bien établie, les deux cousines assistaient à l’office du soir, le dîner n’étant pris qu’au retour. Ce jour-là, miss Suzanne attendait sa compagne au bas des escaliers ; miss Amy descendit enfin, boutonnant ses gants. La traîne de sa robe bruissait et aux yeux de miss Suzanne elle paraissait étonnamment jeune et élégante. Personne à Marr ne s’habillait aussi bien, prétendait-elle ; évidemment, miss Amy partageait son opinion.

L’aînée des deux demoiselles se tenait assise sur une chaise à haut dossier, dans le hall. Le crépuscule était venu, mais notre économe paire n’allumait pas la lampe de bonne heure et la grise fin du jour n’était égayée dans le vestibule que par la faible clarté d’un feu brûlant maigrement au salon et visible à travers la porte laissée entrouverte.

Amy passa dans le salon pour y chercher le livre de prières qu’elle y avait posé le matin au retour du service religieux. Une minute plus tard, elle était de retour auprès de sa compagne, mais sans le livre.

Quelque chose dans ses mouvements alarma miss Suzanne, au point même que les deux cousines, sans avoir prononcé un seul mot, se retrouvèrent devant la maison. Là, non loin du seuil, mais pourtant dehors, elles abordèrent le sujet qui leur tenait à cœur, dans le crépuscule calme et froid de la fin d’hiver, cependant que les cloches de l’église sonnaient et que les fenêtres du chœur rougeoyaient faiblement. Cette fois, ce fut miss Suzanne qui dut engager le dialogue :

« Est-il là ?

– Oui, devant le feu, il tourne le dos à la cheminée.

– Eh bien ! maintenant, vous voyez ce que je veux dire, s’exclama miss Suzanne joyeusement et comme si jusque-là son amie avait paru douter de sa parole.

– Oui, je vois ce que vous voulez dire, concéda Amy, puis elle se tut, plongée dans ses pensées.

– Vous avez vu sa tête, insista l’autre.

– Oui, elle penche beaucoup d’un côté. Cela le fait... elle n’osa continuer, intimidée comme si elle était encore en sa présence.

– Cela le rend effrayant, murmura l’aînée, et cette façon qu’il a de vous regarder ! se lamenta-t-elle.

– Oui, n’est-ce pas, reconnut miss Amy. Puis, les yeux fixés sur les fenêtres rougeoyantes de l’église, elle poursuivit : certainement, cette apparition veut dire quelque chose.

– Dieu sait ce que cela veut dire, soupira miss Suzanne mélancoliquement. Au bout d’un moment elle demanda : a-t-il bougé ?

– Non et moi non plus.

– Oh ! moi si ! j’ai bougé, déclara sa compagne en se souvenant de sa fuite précipitée.

– Je veux dire que j’ai pris mon temps, j’ai attendu.

– Jusqu’à ce qu’il s’évanouisse ?

– Mais il ne s’évanouit pas, protesta miss Amy après avoir réfléchi un moment. Non il ne s’évanouit pas, voilà la vérité !

– Mais alors, c’est vous qui êtes partie ?

– Il faut bien qu’il en ait été ainsi, concéda la cadette, mais en réalité, je ne sais ce qui est arrivé. Bien sûr, à la fin, je me suis retrouvée près de vous, mais j’avais eu le temps de bien l’examiner. Il est jeune, ajouta-t-elle.

– Oui, mais il est mauvais !

– Il est si élégant, reprit miss Amy après une pause. Splendide, continua-t-elle.

– Splendide, avec son cou brisé et ce regard terrible !

– Justement, c’est son regard qui le rend si beau ! Quels yeux merveilleux ! Sûrement, ils doivent vouloir dire quelque chose », musa-t-elle d’une voix méditative.

Miss Suzanne se laissa prendre à cette chaleur de sentiment : « Mais que veulent-ils donc dire selon vous ? »

De nouveau, son amie jeta un regard vers les vitraux brillants de l’église de St Thomas de Canterbury, puis elle répondit :

« Qu’il est temps pour nous d’aller à l’église ! »

 

 

III

 

Ce soir-là, seul l’assistant de Mr. Patten officiait. Mais, dès le lendemain, le vicaire vint rendre visite aux deux demoiselles et il ne fut pas plutôt introduit dans la pièce où elles se tenaient, qu’il leur découvrit la vérité :

« Il a été pendu pour contrebande ! »

Elles restèrent immobiles, pétrifiées par la surprise, leur expression montrant bien qu’elles considéraient ce méfait comme des plus graves.

« Un contrebandier ! s’exclama miss Suzanne désappointée, et l’on pouvait voir que le mort n’était plus pour elle qu’un vulgaire malfaiteur.

– Oh ! on pendait fréquemment pour cela, vous savez, j’aurais dû y penser dès l’abord. Si un homme était pendu par ici, c’était presque toujours pour ce délit. Ne savez-vous pas que c’est du fruit de leur industrie que nous vivons encore aujourd’hui ? C’est à eux, à ces hardis et terribles aïeux que nous devons d’être ce que nous sommes ! Leur coupable activité nous a donné les parquets sur lesquels nous marchons, les toits qui nous abritent. Ils faisaient tant de contrebande qu’ils n’avaient guère le temps de se livrer à d’autres méfaits, et s’ils brisaient une tête qui ne fût pas la leur c’était uniquement par maladresse, en débarquant leurs tonnelets de brandy. Je ne voulais pas vous offenser, poursuivit Mr. Patten, je croyais que, comme tout le monde ici, vous étiez au courant. Tous les gens de Marr se livraient alors à ce trafic. »

Miss Suzanne s’étonna, elle douta même des paroles du vicaire :

« Même les gentilshommes ? s’enquit-elle.

– C’étaient les pires !

– Ils devaient être les plus braves ! intervint miss Amy qui avait repris ses couleurs en entendant les explications sans préjugé données par leur visiteur. Et s’ils vivaient de ça, ils en mouraient aussi, proclama-t-elle fièrement.

– Il n’y a rien à dire contre eux ; malgré mon habit, je suis tout à fait d’accord avec vous et j’affirmerai même, au risque de vous choquer, que nous leur devons dans notre médiocre présent tout rétréci, le souvenir d’un passé bouillant de vie, qui nous revient parfois comme l’écho lointain d’une histoire héroïque. Ils nous donnent, poursuivit-il en souriant et en tombant presque dans le paradoxe, ils nous donnent notre petit fonds de légendes, notre seule possibilité de fantômes. »

Habitué aux effets oratoires de la chaire, il s’arrêta un instant, mais les dames n’échangèrent même pas un regard. Elles avaient hâte qu’il s’en allât et, en pensée, elles s’étaient déjà éloignées de lui. Mais le vicaire, imperturbable, poursuivait :

« Chaque pièce de monnaie, et il est bien dommage qu’il y en eût si peu, qui aujourd’hui est gagnée par des moyens sinon plus nobles du moins plus subtils, était alors conquise au péril de la vie, quand les soldats du roi avaient le dos tourné. Vous savez, c’est choquant ce que je suis en train de vous dire et je ne me confierai certainement pas ainsi à n’importe qui, mais je ne peux m’empêcher de regarder les vieilles choses qui nous entourent et qui proviennent de ces gains avec une sorte de tendresse inavouable, comme si elles étaient les reliques d’un glorieux passé. Nous étions des diables d’hommes autrefois, et que sommes-nous donc aujourd’hui ?

– Mais devons-nous oublier qu’ils étaient des malfaiteurs ? s’enquit gravement Suzanne Frush, essayant de ne pas se laisser séduire par cette évocation épique.

– Jamais de la vie ! répondit en riant Mr. Patten. Merci, chère mademoiselle, de me l’avoir rappelé. Pourtant, j’ai bien peur d’être pire qu’eux !

– Voulez-vous dire que vous êtes capable de faire ce qu’ils ont fait ?

– Tuer un garde-côte, par exemple, eh bien... le vicaire indécis se gratta la tête.

– J’espère, dit miss Amy intervenant dans le débat de façon inattendue, que si l’on vous attaquait, vous défendriez votre vie ? Elle jeta sur miss Suzanne un regard plein de supériorité et poursuivit d’un ton qui n’admettait pas de réplique : En tout cas, moi, je le ferais !

– Quoi ! vous frauderiez aussi le fisc ? » demanda anxieusement sa timide compagne.

Miss Amy hésita seulement un instant ; puis, avec un rire narquois qu’elle s’efforça cependant de dissimuler en détournant la tête, elle déclara avec force : « Oui ! »

À ce mot, leur visiteur amusé et cherchant à continuer la plaisanterie se saisit vivement de son bras et s’informa :

« Alors, je peux compter sur vous, sur le coup de minuit pour m’aider...

– Vous aider à quoi ?

– À introduire en Angleterre le dernier roman publié par Tauchnitz 1. »

Elle accueillit la proposition comme quelqu’un qui se laisse séduire par une fantaisie, cependant qu’aux yeux de miss Suzanne, les deux protagonistes semblaient tout à coup s’être mis à jouer à une charade de salon.

« Un coup de main dangereux ?

– Sous la falaise, lorsque vous verrez le lougre s’immobiliser...

– Armée jusqu’aux dents ?

– Oui, mais sans que cela se voie, sous votre vieil imperméable...

– Non, le mien est neuf, je prendrai celui de Suzanne ! »

Cette dernière, cependant, faisait des réserves.

« Tout de même, ne pensez-vous pas que peut-être, parfois, l’un de ces malfaiteurs aimerait faire pénitence pour ses péchés, racheter ses fautes ?

– Racheter quelque maladresse ? demanda Mr. Patten étonné.

– Non ! racheter le mal qu’il a fait !

– « Il » ? pensez-vous à un cas particulier ? Elle était allée trop loin, le vicaire parut soupçonner quelque chose. Alors, aussitôt, elles s’unirent pour faire front au danger et miss Suzanne montra même une grande présence d’esprit :

– À deux cas, fit-elle en souriant ; ne pourrions-nous, Amy et moi, nous charger des péchés de nos ancêtres ?

– Une pénitence par procuration, en quelque sorte ? s’enquit le saint homme. Cela dépend, pour l’honneur de Marr, de la manière dont vous vous y prendrez !

– Oh ! nous ne ferons rien de public ! s’exclama miss Amy.

– Les sacrifices expiatoires, pour être vraiment efficaces, doivent être faits devant la communauté des fidèles ; cependant, vous pourrez, si tel est votre désir, vous repentir en secret.

– Eh bien ! c’est ce que je ferai, affirma l’aînée des demoiselles Frush.

De nouveau, quelque chose dans le ton parut singulier au vicaire :

– Envisagez-vous une forme particulière de réparation ? questionna-t-il.

– De pénitence ? Elle se mit à rougir, fixant des yeux sa compagne sans pouvoir s’en empêcher. Quand on est sincère, je crois qu’on trouve toujours un moyen.

Amy vint à la rescousse :

– Bien qu’elle ne soit pas réellement mauvaise, plaisanta-t-elle, la manière dont elle me traite ne l’a rendue que trop familière avec le remords et le repentir ! Et puisqu’il en est ainsi, voudriez-vous avoir la bonté de nous rendre nos lettres ? »

Là-dessus, le vicaire les quitta en les assurant qu’elles les auraient dès le lendemain.

Les deux cousines étaient vraiment si unies dans leur désir de garder le secret qu’elles n’eurent besoin ni de se mettre d’accord ni de se faire des promesses à ce sujet. Elles se mirent simplement en devoir d’en jouir, toutefois avec modération. Par nature, et encore par nécessité et par habitude, toutes deux s’étaient accoutumées à garder tout ce qui pouvait leur être offert. D’ailleurs, ce n’était pas la première fois que leur instinct les poussaient à conserver des objets ridicules, douteux, ou présentant quelque inconvénient. On ne pouvait jamais savoir, pensaient-elles dans leur humble philosophie, quelle utilité allait révéler un objet, si apparemment bizarre qu’il fût. Certains jours, maintenant, elles en arrivaient à penser qu’elles avaient fait avec les exécuteurs testamentaires de leur tante une bien meilleure affaire qu’elles n’avaient estimé tout d’abord ; n’avaient-elles pas cru voir dans les papiers notariés des pièges destinés à les spolier ? Maintenant, elles pensaient avoir acquis par l’héritage plus que le bon peuple et même les gens habiles ne supposaient.

Comme deux vieilles filles qu’elles étaient, elles en vinrent bientôt à soupçonner puis à se persuader qu’une crainte pouvait devenir un délice si elle vous appartenait en propre, et à condition toutefois que ce ne fût pas la crainte de manquer du nécessaire.

Après leur dernier entretien avec Mr. Patten, elles se comprirent, sans avoir besoin de discours, de répétitions ni de retours en arrière gênants. Leur entente reposait sur le sentiment d’une dimension nouvellement acquise, d’une histoire qui leur était devenue plus personnelle, de libertés prises avec le temps et l’espace et qui les préparait à s’attendre au pire mais aussi au meilleur. Le meilleur, ce serait que quelque chose d’avantageux pour elles fût caché dans la maison ; le pire, ce serait qu’elles s’habituassent à vivre en s’intéressant seulement aux choses surnaturelles.

Elles se firent assez vite à l’idée peu flatteuse que Mr. Patten leur avait donnée de leur ancêtre. Elles savaient, grâce à la tradition et aux romans, que même les voleurs de grand chemin de ces temps héroïques avaient souvent été de galants hommes ; un contrebandier, selon de tels critères, appartenait à l’aristocratie du crime.

Quand le paquet revint du presbytère, miss Amy, à qui sa compagne laissa les lettres, les examina de nouveau, mais une fois de plus, elles la plongèrent dans le découragement, la langueur. L’encre pâlie, l’orthographe étrange, les caractères tordus, les allusions qu’elle ne pouvait comprendre et les membres de phrases qu’elle ne parvenait pas à assembler, toutes ces difficultés l’amenaient au bord de la migraine.

Elle renonça ; pieusement, elle réunit les vieux papiers jaunis en un seul paquet qu’elle enveloppa dans une vieille soie à ramages. Puis, aussi solennellement que s’il se fût agi de précieuses archives ou de titres de noblesse, elle les déposa dans l’un des nombreux placards pratiqués dans l’épaisseur des murs lambrissés.

Ce qui réellement soutenait nos deux amies, c’est que, contrairement aux apparences, elles avaient un homme dans la maison. Cela les distinguait de la catégorie des femmes sans homme, dans laquelle une femme ne déchoit que lorsque vraiment, elle ne peut faire autrement. Leur visiteur était une ressource, au moins pour leur imagination et finalement, elles en arrivèrent à être si troublées par sa présence qu’elles étaient bien contentes que personne n’en sût rien.

Ce qui les ennuya, au début, après qu’elles eurent confié les lettres à Mr. Patten, c’est que les visites de l’ombre cessèrent complètement. Elles se sentirent coupables d’indiscrétion, d’indélicatesse même. Certes, elles n’avaient pas parlé du fantôme, bien qu’elles aient été près de le faire, mais, avec trop de hardiesse, elles avaient mis en lumière de vieilles choses cachées, de lointains chagrins, d’anciennes hontes.

Parfois, agitées et solitaires, quand chacune supposait que l’autre était sortie, ou occupée, elles parcouraient la maison. Comme de silencieuses apparitions, elles s’arrêtaient, s’attardaient dans les coins, dans des ouvertures de portes, des corridors ; soudain, elles se rencontraient et le sursaut de frayeur qu’elles ne pouvaient alors dissimuler était à lui seul un aveu. Elles parlaient rarement de lui, mais chacune savait ce que pensait l’autre, quoique leurs visions différassent entièrement. Mais elles communiaient dans un même regret, car durant des semaines, comme pour les punir d’avoir soufflé de façon sacrilège sur un tas argenté de vieilles cendres, l’ombre manqua à se manifester.

Crainte ou plaisir, profit ou perte, peu importait ce que le secret tenait en réserve pour elles ; ce qui était certain, c’est qu’il leur avait ôté le goût de toute autre chose. Elles durent franchement reconnaître, possédées comme elles l’étaient par cette pensée, étrangement, mais ridiculement aussi, qu’elles ne pourraient rien entreprendre jusqu’à ce que la chose eût été tirée au clair. L’ombre les avait transformées elles-mêmes en fantômes errants.

À la fin, pourtant, un changement survint. Comme la fois précédente, miss Suzanne en fut la messagère. Elle attendit pour en parler la fin du déjeuner, ou plutôt, miss Amy attendit de l’entendre, car l’aînée des deux cousines montra pendant tout le repas une émotion contrôlée qui devait, selon sa compagne, servir de prélude, si le jeu était joué loyalement, à une révélation.

Pendant qu’elles prenaient leur thé et leurs tartines, la plus jeune des deux cousines observa sa compagne comme si elle la voyait pour la première fois : elle la soupçonnait d’être dissimulée et de ne pas vouloir lui confier ce qui était arrivé. Le pendu avait bel et bien réapparu, mais ce ne fut que lorsqu’elles furent au salon que miss Amy l’apprit.

« J’étais assise à côté de mon lit, sur la chaise basse, en train, si vous voulez le savoir, d’ôter mon soulier droit. Jusque-là, je n’avais rien remarqué, j’avais eu le temps de me déshabiller en partie et de m’envelopper dans mon peignoir. Soudain, je lève les yeux : il était là. Et il y est resté !

– Mais où donc était-il ?

– Près de la cheminée, dans le fauteuil à oreillettes, celui qui est recouvert du vieux tissu de perse à fleurs.

– Il est resté toute la nuit ? et vous étiez en peignoir ? Puis, comme si cette image était un défi à sa crédulité : Pourquoi diable n’êtes-vous pas allée au lit ?

– Avec une... une personne dans ma chambre ? s’étonna miss Suzanne ; puis elle ajouta dans un mouvement de timide fierté : Je n’ai jamais rompu le charme !

– Et vous n’êtes pas morte de froid ?

– Presque ! sans compter le manque de sommeil ! je puis vous assurer que je n’ai pas dormi un seul instant. Certes, j’ai pendant de longs moments fermé les yeux, mais quand je les rouvrais, il était toujours là et jamais je n’ai vraiment perdu conscience. »

Par un grognement, miss Amy témoigna la sympathie qui était de mise.

– Et maintenant, évidemment, vous vous sentez à moitié morte ?

– Il faut bien dire que j’ai une drôle de tête ce matin, admit miss Suzanne après avoir jeté un regard terne et languissant au miroir de la cheminée.

– Oui, en effet », approuva miss Amy, retrouvant sa présence d’esprit. À son tour elle regarda le miroir, mais ses pensées étaient ailleurs. Vraiment, se disait-elle avec une certaine envie, si c’est ainsi que cela doit se passer ! Mais pourquoi l’esprit sans repos d’un aventurier était-il donc allé s’adresser à une personne aussi bizarre, aussi désuète et surtout aussi peu pratique que sa cousine ? C’était en elle qui était plus jeune, plus hardie que l’âme inapaisée de la vieille race aurait dû placer sa confiance. Cette conviction devint d’autant plus forte que Suzanne afficha une certaine vanité, une sotte complaisance à la pensée qu’elle avait été choisie. Miss Suzanne avait son idée sur ce qui, dans les circonstances singulières où elles se trouvaient placées, « se faisait », ce qui était « de bon ton », mais perversement, à partir de ce moment, miss Amy refusa de discuter de tels sujets. Comme l’aînée des demoiselles Frush manifestait de son côté quelque réticence à se confier, elle eut autant de silence qu’elle pouvait en désirer.

Et miss Amy pendant tout ce temps peuplait ce silence en imaginant la secrète communion de sa parente et du pendu. Miss Suzanne ne présenta rien d’insolite dans son comportement, mais n’était-ce pas justement un signe de la félicité qui commençait à l’affermir et à l’inspirer ?

Au contraire, les jours et les nuits s’écoulaient pour Amy Frush sans aucun plaisir. Suzanne gardait tout pour elle. Amy en arriva à juger sa cousine égoïste et même un peu sournoise. Leurs rapports auraient frisé le ridicule s’ils n’avaient pas, en même temps, été légèrement pathétiques. La politesse régnait encore entre elles mais la confiance avait fui, remplacée par des manières cérémonieuses, des précautions oratoires.

Miss Suzanne affichait un maintien morne mais résigné, ce qui, aux yeux de sa cousine, passait malheureusement pour un air d’hypocrite supériorité. Elle faisait semblant de ne pas comprendre ce qui tourmentait son amie mais on pouvait interpréter son incompréhension apparente comme de la surprise à l’idée que son droit à jouir seule de la présence du fantôme puisse être contesté. La résistance tout à fait inattendue de ses nerfs surprenait fort miss Amy. Était-ce, se demandait-elle, le résultat de chocs souvent répétés ? Morose, la plus jeune des deux cousines Frush se disait qu’après tout, si le premier coup ne vous abattait pas et si les suivants ne vous affaiblissaient pas, peut-être, peu à peu, arrivait-on à s’en accommoder – disons comme d’une liaison inavouée ou comme d’une correspondance clandestine. Elle fut elle-même surprise par la comparaison qui était ainsi venue à son esprit, mais après tout, n’était-ce pas une histoire d’amour comme une autre ? Et comme c’était drôle que cette vieille fille de Suzanne ait été entraînée dans semblable aventure ! Le récit de l’étrange nuit vécue par sa cousine et le pendu dans leur fauteuil respectif lui revenait sans cesse en mémoire. Est-ce qu’elle-même pourrait montrer un tel calme, miss Amy se le demandait, comme elle s’inquiétait aussi de savoir si leur situation actuelle était seulement grotesque ou si elle avait quelque grandeur. Elle se posait sans cesse ces questions, jusqu’à en être fatiguée. Si elle aussi avait pu voir le fantôme, l’atmosphère, croyait-elle, en aurait été allégée, clarifiée. Heureusement, son tour allait venir.

 

 

IV

 

C’était un dimanche, un matin d’avril rayonnant déjà de toutes les promesses de la belle saison. Avant le service religieux, Amy s’était rendue au jardin. Unies, en ce lieu, par le travail en commun, quoique divisée souvent par leurs théories horticoles, les deux cousines chérissaient cette partie de leur domaine qui les voyait équipées d’une étonnante quantité de vieux gants, de plantoirs, de sécateurs et de petits piquets indiquant les noms des fleurs. Dans cet asile de paix, elles pouvaient sans crainte professer des opinions différentes sans se blesser, ou bien être d’accord sans avoir besoin de faire appel à une hypocrite diplomatie. Le jardin, avec ses espérances estivales, jetait dans leur vie tourmentée sa beauté, sa lumière et ses ombres ; il réussissait à les mettre à l’aise dans leurs rapports.

Amy avait revêtu ses habits du dimanche ; Suzanne qui, de sa fenêtre, l’avait vue se promener, se pencher vers les fleurs, les examiner, les toucher, Suzanne à son tour descendit et apparut au seuil de la porte d’entrée pour montrer qu’elle était prête. Mais alors, bizarrement, Amy n’eut plus envie de sortir.

« Je vous prie de m’excuser, dit-elle en s’approchant de sa cousine, mais je pense qu’après tout, bien que je me sois habillée, je n’irai pas à l’église. S’il vous plaît, allez-y donc sans moi.

– Êtes-vous souffrante ? interrogea Suzanne en l’examinant attentivement.

– Non, pas exactement. Mais je crois que je ferai mieux de rester ici, la matinée est si belle au jardin.

– Êtes-vous bien sûre de ne pas être malade ?

– Non, seulement une légère indisposition. Mais je vous en prie, que cela ne vous empêche pas d’aller au service, ce n’est rien de bien sérieux.

– Est-ce que cela vous a pris subitement ?

– Je ne me sentais déjà pas très bien en m’habillant. Mais ce ne sera rien.

– Allez-vous rester dehors ?

– Je ne sais pas, cela dépend », répondit-elle en jetant un regard autour d’elle.

Son amie resta silencieuse assez longtemps, prête à demander de quoi cela dépendait, mais brusquement, après cette hésitation, elle se détourna, et, jetant simplement par-dessus son épaule :

« Au moins, prenez bien soin de vous », elle s’en fut dans ses robes bruissantes, de l’allure digne qui convient pour se rendre à l’église.

Miss Amy, restée seule comme elle le désirait, s’attarda un moment dans le jardin rendu mélodieux par le doux son des cloches tombant de la haute tour de l’église. Quelques minutes plus tard, elle rentrait dans la maison ; là, rien de délicieux : la dureté, la fausseté de ses rapports avec sa cousine étaient beaucoup trop présents à son esprit. Le mal venait de ce qu’elle pensait de Suzanne et cette dernière, trop fière, ne consentait pas à contester. Au hasard, miss Amy porta ses pas vers le salon.

Pour le déjeuner, pris plus tôt le dimanche, les deux cousines s’assirent face à face. Elles parlèrent peu. Miss Amy se sentait mieux ; le curé avait fait un bon sermon ; tous les fidèles assistaient à l’office et chacun s’était enquis de miss Amy et de sa santé.

L’après-midi, Amy, pour rassurer ses relations, décida d’aller au service. Mais alors, pour des raisons encore plus obscures que celles de sa cousine, ce fut miss Suzanne qui à son tour resta à la maison.

Sa compagne revint tard, ayant rendu quelques visites après le service. À son retour, le crépuscule tombait ; elle trouva Suzanne assise au salon, calme et en grande toilette. Elle n’avait rien à la main, pas même un livre pieux, et pourtant la maison n’en manquait pas : de pleines étagères d’ouvrages religieux s’offraient au regard. On aurait dit qu’un visiteur venait juste de la quitter, au point qu’Amy se sentit poussée à lui demander :

« Est-ce que quelqu’un est venu ?

– Mon Dieu non, je suis restée seule. »

Cette réponse parut ambiguë à miss Amy et ancra chez elle la conviction qu’il fallait à la fin parler. Autour d’elles, l’ombre du crépuscule d’avril allait s’épaississant, et elles restèrent un moment immobiles, muettes. Au bout d’un certain temps, miss Amy dit, d’un ton qui ne lui était pas tout à fait habituel :

« Ce matin, pendant que vous étiez à l’église, il est venu. Je suppose que c’est le pressentiment de sa visite qui m’a fait rester à la maison pour l’attendre. » Maintenant, elle parlait d’abondance, satisfaite et toute prête à donner à sa cousine toutes les explications que celle-ci pourrait demander.

Mais miss Suzanne accueillit sa confidence de façon vraiment surprenante :

« Oh ! vous restez à la maison pour l’attendre ? Eh bien ! moi pas ! et elle se mit à rire.

– Mais alors, pourquoi êtes-vous donc restée ici cet après-midi ? répliqua miss Amy après un instant d’hésitation, blessée qu’elle était et même irritée par le ton de sa cousine.

– Oh ! ce n’était pas pour ça ! fit miss Suzanne d’une voix légèrement tremblante. Moi – et elle sembla établir une distinction – moi, j’étais réellement malade.

– Oui, mais il est venu ? intervint sa cousine.

– Ma chère enfant, rétorqua, à sa propre surprise, Suzanne, il est si souvent avec moi que si je devais me déranger pour lui... » L’expression qu’elle surprit alors sur le visage de son amie la retint de continuer.

Amy parla pourtant avec un calme étudié :

« Ainsi, vous ne vous dérangez pas pour lui ; mais, vous vous en souvenez, vous m’aviez confié que le premier soir, vous vous étiez départie de vos habitudes. Elle essaya elle aussi de rire.

– Oh ! oui, mais c’était au début, je l’ai vu si souvent depuis ! Est-ce que vous ne l’aviez jamais revu ? questionna-t-elle. Puis, comme sa compagne se contentait de la regarder sans répondre : Était-ce vraiment la première fois depuis notre conversation ? Puis, devant le silence persistant de la plus jeune, elle continua : Vous me croyez, n’est-ce pas ?

– Comment pourrais-je mettre votre parole en doute en voyant votre air assuré et, je dois le dire, assez étrange ?

– J’espère m’être conduite décemment ? interrogea Suzanne, mais Amy restait plongée dans ses propres pensées. L’aînée revint à la charge : Ainsi, vous avez attendu et rien ne s’est produit ?

– Mais si, je vous l’ai dit, c’est arrivé ! protesta miss Amy en rougissant dans l’obscurité... C’est arrivé aujourd’hui !

– Mieux vaut tard que jamais ! railla Suzanne, en se levant.

– C’est parce que vous croyez avoir sujet d’être jalouse que vous vous êtes comportée si bizarrement ces temps derniers ? demanda Amy, assise et fixant sa rivale.

– Jalouse ? » Cette pointe fit bondir la pauvre Suzanne.

Le ton de sa voix était si extraordinaire qu’il fit se dresser son amie. Et là, pendant une minute, dans la pièce non éclairée où le feu n’avait pas été allumé, puisqu’on était au printemps, et où la fraîcheur du soir se faisait sentir, les deux cousines se dressèrent et s’affrontèrent comme deux ennemies. Heureusement, la situation se prolongea assez longtemps pour que l’une des deux eût le temps de la juger horrible.

« Pourquoi nous quereller à présent ? murmura Amy.

– Oui, répondit Suzanne, se ressaisissant à son tour, c’est mal de notre part.

– Surtout maintenant que nous sommes égales, continua Amy.

– Je pense que vous avez tout à fait raison, admit Suzanne. Puis, comme pour atténuer la valeur de ce qu’elle venait de dire, elle laissa tomber : Vous savez, on dit que lorsque deux femmes se querellent, c’est toujours à propos d’un homme !

– Mais encore faudrait-il qu’il y en eût un, rétorqua Amy.

– Vous ne l’appelez pas...

– Certes non ! » insista Amy. Là-dessus, elle se détourna sans voir l’expression d’étonnement qui se peignait sur le visage de sa compagne. Suzanne se demandait en effet ce que sa cousine avait bien pu espérer de sa rencontre avec le fantôme. L’égalité de leurs privilèges fut ainsi reconnue, mais la façon abrupte dont Amy termina la conversation, suggéra de sa part une certaine supériorité. En effet, elle avait conscience d’en savoir plus que Suzanne en ce qui concernait les hommes.

On abandonna donc le sujet et les deux cousines comprirent sans le dire que désormais, elles n’avaient plus à attendre l’une de l’autre, ni confession, ni éclaircissement. Elles considéraient désormais tout ce qui leur adviendrait comme ne valant pas la peine d’être mentionné. Pendant un ou deux mois, elles vécurent ainsi, comme si de rien n’était ; mais, à la fin, elles durent convenir que Cuthbert Frush tenait une grande place dans leur vie.

Le printemps se fit plus doux, plus profond, étendit ses branches frêles et répandit ses grâces timides. La croûte de la terre se fendit, l’air vibra de murmures semblables à des voix, à des frôlements venus du passé. Nos amies se penchèrent sur leur jardin, et respirèrent les odeurs annonciatrices ; elles ouvrirent leurs fenêtres à la douceur de l’air. Dans les sentiers, au bord des haies, elles allèrent chercher les premières fleurs du printemps. Mais, entre elles, la plante de la conversation ne reverdissait pas.

Pourtant, la douceur de la nature les pénétrait aussi ; leur dureté semblait moins grande. Elles étaient si satisfaites de leur héritage ! À la fin de l’hiver, il semblait livrer davantage de ses vieux secrets, résonner doucement comme à l’écho de bruits depuis longtemps évanouis ; pousser ici et là un craquement semblable à un sanglot, reflet d’anciennes peines.

Ce qui faisait la douceur du printemps à Marr, c’est justement qu’il accentuait l’impression d’ancienneté et de repos que donnait cet endroit. Le village ne paraissait jamais si vieux que lorsque l’aimable nature, comme une jeune fille couronnant un vieillard, posait ses doigts de rose sur sa tête chenue. La nouvelle saison, alors, mettait en lumière toute la dignité des ans, mais aussi toutes les rides, toutes les cicatrices des vieux murs.

Les bonnes demoiselles auxquelles nous nous intéressons se transformèrent elles aussi avec la venue des beaux jours. La discorde envieuse fit enfin place à la douce harmonie. L’atmosphère était même si apaisante qu’à certains moments, elles en arrivaient à se plaindre l’une l’autre. Chacune trouvait un sujet de satisfaction dans le témoignage de sa conscience. Pourtant, avant de parler, elles voulaient être sûres de ne pas s’offenser réciproquement. Ce mutisme aurait pu durer longtemps ; heureusement, la corde trop tendue finit par casser.

Le vieux cimetière de Marr est conservateur : il garde de son mieux les noms des gens, les dates de leur naissance et de leur mort, les éloges que leur prodiguèrent leurs proches. Les générations confondues s’assoient à sa vaste table dominée par la grande église délabrée qui se dresse auprès de son vieux mur. L’enclos des morts sert souvent de raccourci à travers le village et souvent l’étranger s’y arrête, avec un sentiment de respect pour les morts, mais aussi une certaine pitié pour les bâtiments de l’église couverts de lierre et mutilés par les ans.

Miss Suzanne et miss Amy étaient encore assez nouvelles dans le pays pour venir là avec plaisir. Un matin de mai, assises sur une vieille pierre tombale chauffée par le soleil, elles goûtaient la paix de ce lieu de repos. Leurs promenades étaient sans but maintenant, elles s’arrêtaient, reprenaient leur course sans savoir où elles allaient. Leurs propos aussi paraissaient assez décousus car elles n’étaient intéressées que par un seul sujet et aucune d’elles n’osait l’aborder. Pourtant, ce matin-là, miss Suzanne dit à brûle-pourpoint, sans que rien vraiment eût préparé son propos :

« J’espère ne pas vous blesser, ma très chère, si je vous confie que je suis peinée pour vous.

– Oh ! je le sais, répliqua Amy, je l’ai senti, mais à quoi bon ? »

Et Suzanne s’aperçut alors avec étonnement que non seulement sa compagne n’était pas blessée par la condescendance qu’elle aurait pu déceler dans ses paroles, mais qu’elle éprouvait à son tour le même sentiment de compassion. Elle s’en étonna :

« Avez-vous, vous aussi, été peinée pour moi ? »

Amy se contenta d’abord de jeter à Suzanne un regard attendri, et de poser doucement la main sur son bras.

– Chère Suzanne, vous auriez dû me le dire plus tôt, fit-elle comme le sens des paroles de sa compagne devenait plus clair pour elle. Mais après tout, est-ce que nous ne le savions pas, au fond de nous-mêmes ?

– Eh bien ! répondit Suzanne, nous avons attendu bien longtemps pour nous l’avouer tout fort. Sans doute ne pouvions-nous faire autrement.

– Oui, reprit son amie, mais nous avons attendu ensemble et cela nous a aidées...

– À le garder, acheva sa partenaire. Qui aurait pu croire en lui, s’étonna-t-elle, si ce n’était vous ou moi ?

– Heureusement, nous ne doutons pas l’une de l’autre, renchérit sa compagne.

– Mais, si nous mettions nos paroles en doute, peut-être après tout cela nous serait égal de n’être pas crues.

– Moi, j’en serais peinée ! Pour le moment, je dois dire que cette histoire m’a fait vieillir. Enfin ! c’est une bonne chose que de pouvoir se fier l’une à l’autre.

– Oui, bien sûr.

– Bien sûr, répéta miss Amy, et elles réfléchirent un moment. Mais, reprit-elle, à part le fait qu’il nous a donné l’impression d’être plus vieilles que nous ne nous sentions avant son apparition, qu’a-t-il fait pour nous ?

– Oui, je me le demande !

– Et bien que nous l’ayons obligé à rester à sa place, il nous a lui aussi fixées à la nôtre. Nous avons été contraintes de vivre avec lui, et dire qu’au début nous nous demandions si nous le pourrions ! ironisa-t-elle. Eh ! bien maintenant, nous le savons ! Nous ne pouvons pas vivre sans lui !

– Non, cela doit cesser ! affirma Suzanne Frush, et j’ai même mon idée là-dessus !

– Oh ! je puis vous assurer que moi aussi, j’ai la mienne, contre-attaqua sa cousine.

– Alors, si vous avez décidé de faire quelque chose, je vous en prie, faites-le ; ce n’est certainement pas moi qui vous en empêcherai !

– Parce que vous-même, vous ferez ce que vous croyez devoir faire sans tenir compte de mon avis ? questionna Amy. Fort bien ! » et elle soupira comme si cette explication l’avait soulagée.

Sa compagne lui répondit par un autre soupir. Elles demeurèrent côte à côte, et rien n’était plus étrange que cette compréhension mutuelle de ce qui avait été dit et de ce qui avait été tu.

Pour quelqu’un qui se serait intéressé à leur cas, le fait qu’elles acceptaient leur étrange expérience sans se poser de questions aurait pu plaider en leur faveur. Elles ne comparèrent plus leurs images de la vision, elles ne lui donnèrent plus de nom – ce qui, d’ailleurs, aurait été assez difficile. Tout fut recouvert d’un voile. Ce qui leur parut évident, c’est qu’elles avaient vécu de bien étranges moments, qu’elles les avaient traversés en les observant comme des faits qui sortaient complètement de l’ordinaire, de la vie normale. Elles avaient passé comme par une sorte de crise financière, sociale, morale, une longue période de réclusion et maintenant, tout ce qu’elles désiraient, c’était d’en sortir.

Si l’observateur que nous avons imaginé avait vraiment existé, peut-être se serait-il aperçu que les deux cousines, après avoir attendu « quelque chose » du pendu, durent se rendre à l’évidence et admettre que ce quelque chose, le cœur même de leur secret, il ne le leur donnerait jamais.

Cet espoir caché expliquait leur mutuelle réserve. Elles ne se posèrent pas de questions, et si, en fait, elles furent déçues, désappointées, elles se trouvèrent, après leur éloignement temporaire, plus unies que jamais par le sentiment même de leur désillusion inavouée. Toutes deux se sentaient bien vieillies.

Quand elles se levèrent de la pierre tombale chauffée par le soleil, en se disant qu’il était l’heure d’aller déjeuner, ce fut avec un sentiment de plus grande liberté dans leurs rapports, et pour la première fois depuis longtemps, miss Suzanne glissa son bras sous celui de miss Amy pour retourner au logis.

C’est alors qu’elles s’avouèrent avoir une idée pour se débarrasser du pendu ; mais, comme aucune n’exposa la sienne, elles ne purent en comparer les mérites. Aucune ne sut si l’autre admettait ou réprouvait le moyen qu’elle avait choisi. Il parut bientôt évident cependant, que chacune espérait que l’autre agirait la première. L’on en pouvait conclure que les remèdes envisagés présentaient quelque difficulté et peut-être nécessitaient même quelque dépense.

La grande question demeurait. Que signifiait cette apparition ? Que voulait le fantôme ? Absolution, paix, pardon, repos définitif ? Toutes ces suppositions ne les rapprochaient pas de la vérité. Que pouvaient-elles faire pour lui ? Que pourraient-elles lui donner qu’il consentirait à prendre ?

Leurs idées pour se débarrasser de l’envahissant pendu ne portaient pas encore leurs fruits et, au bout d’un nouveau mois, miss Suzanne devint anxieuse au sujet de sa cousine. Celle-ci admit qu’elle s’inquiétait de ce que les gens pouvaient penser. Elles agissaient bizarrement et leurs voisins devaient se demander pourquoi. Elles avaient changé ; maintenant, il fallait qu’elles reprissent leur physionomie de naguère.

 

 

V

 

Ce ne fut pourtant pas avant le milieu de l’été – c’était un matin, au moment du petit déjeuner – que la plus âgée prit l’offensive.

« Pauvre, pauvre Suzanne », s’était dit miss Amy comme sa cousine entrait dans la salle à manger. Un instant plus tard, inspirée par la pitié, elle lança :

« Quelle est donc votre idée ?

– Mon idée ? Visiblement, c’était un certain réconfort pour miss Suzanne de s’entendre poser cette question. Sa réponse pourtant fut désolée :

– Oh ! cela n’a servi à rien !

– Mais comment pouvez-vous le savoir ?

– Tout simplement parce que je l’ai mise en pratique voilà déjà dix jours. Au début, je pensais avoir réussi, mais j’ai échoué.

– Est-il encore revenu ?

– Oui, hélas ! » avoua miss Suzanne, fatiguée et blême.

Miss Amy, après lui avoir jeté un de ces regards étranges qui maintenant tenaient souvent lieu de conversation entre elles, réfléchit, puis questionna :

« Et il est toujours pareil ?

– Non, pire !

– Oh ! mon Dieu, s’exclama miss Amy, sachant très bien ce que l’autre voulait dire. Mais qu’avez-vous donc fait ?

– J’ai accompli mon sacrifice, confessa Suzanne sans détour.

– Mais le sacrifice de quoi ? interrogea miss Amy après une légère hésitation.

– Le sacrifice de mon tout... ou presque.

– Votre « tout » ? Le mot semblait intriguer sérieusement miss Amy, qui vraiment n’avait aucun indice lui permettant de deviner quelle propriété ou quel attribut se cachait sous le mot « tout ».

– Vingt livres.

– Quoi ! de l’argent ? Miss Amy était interloquée.

Le ton dont elle avait prononcé ces paroles produisit sur sa compagne un étonnement égal au sien.

– Mais que voulez-vous donc donner d’autre, vous ?

– Mon idée n’est pas de donner, s’écria Amy Frush. À l’inconsciente fierté qui perça à travers ces mots, la pauvre Suzanne rougit :

– Mais que voulez-vous donc faire ?

Miss Amy, cependant, n’était pas encore revenue de son étonnement :

– Et il a pris votre argent ?

– Le chancelier de l’Échiquier l’a pris, en tout cas, à titre de réparation.

L’exploit de sa compagne prit alors pour miss Amy un lustre nouveau :

– De l’argent au gouvernement ? Vous avez envoyé une somme en guise de dédommagement ? Puis, se rendant compte, à la surprise de sa cousine, qu’elle avait agi sottement, miss Amy se sentit prise de compassion et ajouta amicalement : Mais quelle cachottière vous faites !

– Pourtant – c’était une tentative de justification – quand un de vos ancêtres a fraudé à la douane et que son esprit ne parvient pas à trouver le repos...

– Vous payez pour être débarrassée de lui ; je comprends : c’est ce que notre vicaire appelle se repentir par procuration. Mais supposons que ce ne soit pas par remords que notre aïeul revient en ce monde ?

– Oh ! c’est sûrement par remords ! Du moins je le crois.

– Et moi, jamais je n’ai pensé qu’il puisse éprouver un tel sentiment.

De nouveau, elles cherchèrent à se comprendre.

– Mais alors, risqua miss Suzanne, avec vous, il se montre différent de ce qu’il est avec moi ?

– Oh ! je le pense.

– Et quel est donc votre projet ?

– Je ne vous le révélerai que s’il réussit.

– Pour l’amour du Ciel, je vous en prie, essayez-le !

– Pour mettre mon projet à exécution, médita tout haut miss Amy, en évitant de regarder sa compagne, il faudra que je vous quitte. C’est pourquoi j’ai attendu si longtemps. Puis elle fit face franchement à sa compagne et lui demanda : Vous sentez-vous capable de rester trois jours seule ?

– Oh ! si vraiment je pouvais être seule ! »

Émue par le ton de ces paroles, son amie, compatissante, l’embrassa. La pauvre Suzanne avouait enfin et son aveu reconnaissait que des deux c’était elle qui avait le plus souffert.

« Je vais mettre mon projet à exécution, déclara Amy, mais pour cela, il faut que j’aille à la ville. Ne me posez pas de questions, tout ce que je peux dire en ce moment, c’est...

– C’est quoi ? interrompit Suzanne impatiente.

– C’est qu’il a du remords comme moi je suis contrebandier !

– Mais que veut-il donc ?

– Il lance un défi ! »

Une exclamation plus indignée que les précédentes fut toute la part que miss Suzanne prit à la fin de la conversation. L’avenir lui apparaissait sous de bien tristes auspices.

Certainement, Amy possédait sur la question des lumières personnelles. Grâce à quoi, elle se prépara à la première séparation que le couple ait eu jusque-là à supporter. En conséquence, deux jours plus tard, miss Suzanne, résignée mais anxieuse, grimpa seule au retour de la gare la colline qui mène à la porte en ruine de Marr, ouverture dans les vieilles fortifications qui autrefois entouraient la ville.

Mais la vraie conclusion de leur histoire ne vint qu’un mois plus tard, par une chaude nuit du mois d’août, alors qu’elles étaient assises, dans l’obscurité étoilée de leur petit jardin bien clos.

Quoiqu’elles eussent retrouvé alors le secret d’une conversation aisée, comme seules deux femmes peuvent le faire, elles étaient silencieuses maintenant depuis plus d’une demi-heure. Suzanne s’était contentée d’attendre le réveil de sa compagne. Miss Amy faisait maintenant de nombreux sommes, comme si elle avait beaucoup de retard à rattraper. Elle faisait penser à une convalescente réparant ses forces.

Suzanne Frush l’observait dans l’obscurité de la nuit chaude, et leurs relations étaient redevenues assez bonnes pour qu’elle songeât qu’Amy, même dans son sommeil, offrait une image gracieuse. Elle craignait d’être elle-même moins agréable à regarder lorsqu’elle dormait. Impatiente, elle attendait quand même et elle réfléchissait.

Bien souvent déjà, elle avait essayé de comprendre. Mais ce soir le mystère semblait s’épaissir, en raison des fréquents repos auxquels sa compagne s’abandonnait.

Quel effort avait-elle donc dû fournir trois semaines auparavant pour être encore dans un tel état d’épuisement ? Certes, les traces de fatigue avaient été visibles sur le visage de la pauvre fille lors de son retour, après une absence, non de trois jours mais de dix, et ce délai même n’avait dû qu’être à peine suffisant !

Amy était rentrée à une heure tout à fait anormale, échevelée, couverte de poussière, impénétrable, en déclarant brièvement qu’elle avait été contrainte à un long voyage de nuit. Miss Suzanne, jusqu’à ce soir, avait joué le jeu et, quoiqu’il lui en coûtât, elle s’était pliée aux règles. Elle était persuadée que son amie s’était rendue à l’étranger. Pensant à sa vie errante d’autrefois et la comparant à sa vie présente si régulière, elle s’émerveillait de l’audace de sa cousine qui, quoi qu’elle ait fait dans le passé, n’avait pourtant pas été habituée comme elle à voyager au loin. Elle se demandait comment Amy avait eu le courage d’entreprendre une telle expédition.

À la fin, pourtant, l’heure était venue pour Amy d’expliquer comment elle était venue à bout de leur problème commun. Ce qui rendait cette explication possible maintenant, c’est qu’on ne pouvait plus douter que le remède employé eût été efficace. Là où Suzanne avait échoué, Amy avait réussi ; et si cette dernière avait attendu pour parler, c’est qu’elle voulait que son amie admît sans aucune restriction son succès. Bien, elle était prête maintenant à cela ; aussi, quand Amy s’éveilla, elle demanda sans préambule :

« Et alors, quel a donc été votre moyen ?

– Mon moyen ? Est-il possible que vous ne l’ayez pas deviné ?

– Oh ! vous êtes si cachottière ! beaucoup plus cachottière que moi ! »

Amy ne la contredit pas ; elle sembla même admettre que sa cousine avait raison. Quand elle parla, cependant, ce fut comme si cette différence n’avait plus maintenant aucune importance :

« Nous n’avons plus besoin de rien nous cacher, du moins je l’espère ; en ce qui me concerne, je n’y vois désormais aucun intérêt et vous ?

– Dieu soit loué ! il m’a quittée moi aussi !

– En êtes-vous sûre ?

– Oui ! Du moins je le crois.

– Mais comment pouvez-vous l’affirmer ?

– Et bien, et vous ? rétorqua miss Suzanne après avoir hésité un instant.

À son tour, Amy attendit un moment avant de lui répondre :

– Je ne peux l’expliquer exactement, tout ce que je peux dire, c’est que je ne le vois plus.

– Moi non plus. Mais ce que je peux affirmer, c’est que pour quelque étrange raison, je viens d’éprouver pendant la demi-heure qui vient de s’écouler une grande impression de paix, de soulagement. C’est tellement agréable que cela suffit, n’est-ce pas ?

– Oh ! certainement ! »

Dans la chaude nuit d’été, la façade de leur vieille demeure se dressait, côté jardin, comme une masse sombre à peine trouée par la douce clarté d’une ou deux fenêtres faiblement éclairées. Les deux femmes, par-dessus la pelouse, regardèrent affectueusement leur maison. Oui ! elles pouvaient en être sûres, il était parti ! et miss Amy répéta comme un écho :

« Il n’est plus là ! »

À travers son long face-à-main, les yeux plus vieux de Suzanne s’attardèrent sur leur logis purifié :

« Il s’en est allé, admit-elle. Mais je ne sais encore pas comment vous vous y êtes prise.

– Mais, petite sotte ! et Amy parla d’un ton légèrement supérieur, je suis allée à Paris !

– À Paris ?

– Oui ! pour voir si je pouvais rapporter quelque chose qu’il est interdit de faire entrer en Grande-Bretagne. Pour « faire un coup », quoi ! laissa échapper miss Amy.

Mais cela ne parut pas suffire à éclairer sa compagne :

– Un coup ?

– Pour passer à la douane, sous le nez des gabelous, un objet dont l’importation est interdite.

Ce fut seulement alors qu’une faible lumière parut se faire jour dans l’esprit de l’aînée.

– Vous avez pensé à faire de la contrebande ? C’était ça votre idée ?

– Non ! pas la mienne, la sienne. Il ne désirait pas une restitution, fit-elle en riant, bien au contraire, il voulait que quelque fait audacieux, qui ressemblât aux sauvages prouesses de jadis, fût accompli, qu’un grand risque fût pris. Et je l’ai pris ! » dit-elle en se levant d’un bond, triomphante.

Bouche bée d’admiration, sa compagne la regardait :

« Auriez-vous pu être pendue pour le risque que vous avez couru ?

– Oh ! seulement si je m’étais défendue, la rassura miss Amy en levant les yeux vers les lointaines étoiles. Fort heureusement je n’ai pas eu besoin d’en arriver là. J’ai introduit sans trop de mal l’objet du délit. Pour apaiser l’ombre de notre ancêtre, j’ai bravé les douaniers. J’ai tenté ma chance à Douvres et personne ne s’en est aperçu.

– Mais alors, vous l’avez caché ?

– Oui, sur moi.

Frissonnant dans l’obscurité, miss Suzanne à son tour se leva, et les deux cousines se tinrent un moment debout face à face.

– Cela me paraît bien petit, réfléchit l’aînée avec étonnement.

– En tout cas, c’était assez grand pour lui donner satisfaction, répliqua sa compagne légèrement piquée. Je l’ai choisi sur la liste des objets dont l’importation est interdite. »

Cette liste des interdits se dessina quelques instants dans l’esprit de miss Suzanne et lui suggéra un objet sans grand lustre.

« Serait-ce un volume de la collection Tauchnitz ?

– Ce qui comptait, ce n’était pas l’objet lui-même, c’était l’intention, précisa la cadette en contemplant toujours les tremblantes étoiles.

– Mais était-ce un Tauchnitz ? » insista son amie.

À la fin, sans répondre, la plus jeune abaissa ses regards vers la terre et ensemble elles regagnèrent la maison.

« En tout cas, maintenant, il est tranquille, constata-t-elle.

– Oui, murmura avec une certaine tristesse miss Suzanne, il est tranquille et vous, vous avez eu votre semaine à Paris ! »

 

 

 

Henry JAMES, La redevance du spectre

et autres contes, Famot, s. d.

 

Traduit de l’anglais par Andrée Philippe.

 

 

 

 

 

 

 

 

 



1 Tauchnitz était un célèbre éditeur de Leipzig ; il publiait des romans en langue anglaise qui ne pouvaient être introduits en Angleterre à cause de la concurrence ainsi faite aux éditeurs anglais.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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