Abraham et son hôte

 

 

Dédié à M. Firmin Lebrun.

 

 

Le soleil se couchait. Assis devant sa tente,

Abraham voyait fuir, dans sa course éclatante,

L’astre, père du jour, qui, dans le firmament

Radieux et serein, descendait lentement.

 

Or, un vieillard courbé, d’une marche tremblante,

Arrivait essoufflé dans la plaine brûlante,

Et les pieds déchirés, le bâton à la main,

Du vallon de Mambré suivait l’étroit chemin,

 

Et lorsqu’il vit de loin l’hospitalière tente,

Son cœur battit, troublé par la joie et l’attente ;

Car il avait grand’faim, car il était bien las,

Et cent ans sont un poids lourd et pesant, hélas !

 

Mais Abraham le voit. Aussitôt il s’élance

Au-devant du vieillard, qui l’observe en silence.

Et, l’accueillant avec un sourire brillant,

L’amène, hôte pieux, sous son toit bienveillant.

 

« Ô mon père, dit-il, quelle âpre destinée

Force à ce long chemin ta vieillesse inclinée ?

Où vas-tu ? D’où viens-tu ? Ton front est épuisé,

Et par tant de labeurs tout ton corps est brisé.

 

« – Ô mon fils, je retourne au pays de mes pères,

Où se sont écoulés mes jeunes ans prospères ;

Je m’en vais, fatigué du fardeau de mes jours,

Auprès de mes aïeux m’endormir pour toujours.

 

« Car j’ai plus d’une fois, durant ma vie amère,

Maudit l’aspect de l’homme et le sein de ma mère,

Et souvent désiré d’éteindre le flambeau

De ma stérile vie à l’ombre du tombeau.

 

« Mais toi, je te bénis, homme doux et sincère,

Dont la tendre pitié soulage ma misère ;

Je te bénis, mon fils, et je me souviendrai

Du jour trois fois heureux où je t’ai rencontré. »

 

Et, tandis qu’il parlait ainsi d’une voix lente,

Essuyant de son front la sueur ruisselante,

Abraham, d’un regard où brillait l’amitié,

Écoutait le vieillard et pleurait de pitié.

 

« Et maintenant, dit-il, viens t’asseoir à ma table,

Père, viens prendre part au festin délectable :

C’est moi qui l’ai tantôt de mes mains préparé.

Viens assouvir ta faim et manger à ton gré. »

 

Ils s’assirent alors. Silencieux, austère,

L’homme de Dieu se mit à genoux sur la terre ;

Puis bénit, en priant et joignant les deux mains,

Ce repas qu’il devait au Maître des humains.

 

Lorsqu’il eut pris sa part de ce festin paisible

Il rendit de nouveau grâce au Maître invisible ;

Mais le vieillard muet ne s’agenouilla pas,

Et, l’air indifférent, acheva son repas.

 

Alors, le patriarche ému, d’une voix haute :

« Quel dieu donc, lui dit-il, adores-tu, mon hôte ?

Que fais-tu dans la vie, homme aveugle et charnel ?

Ne connais-tu donc rien des lois de l’Éternel ? »

 

À ces mots véhéments, criés avec colère,

Le vieillard se leva. De son pas séculaire,

Pâle, il se dirigea vers son hôte inquiet,

Et lui saisit la main par un geste muet.

 

« Regarde ! » cria-t-il. Et sa prunelle éteinte

Sembla briller des feux de quelque extase sainte,

Et son bras en tremblant s’étendait vers les cieux.

Et l’orgueil redressait son front silencieux.

 

Sur le vaste désert et sur l’oasis verte

Les yeux plongeaient du fond de la tente entr’ouverte.

Insondable, infini, devant eux étendu,

L’horizon fatiguait le regard éperdu.

 

Le soleil se couchait. Vêtu d’or et de flamme,

L’azur était rougi comme une ardente lame ;

Tout brillait sous les cieux, tout chantait sous les airs,

Et l’on voyait trembler les palmiers des déserts.

 

Descendant, comme un roi, de son trône sublime,

L’astre d’or s’inclinait vers les monts de Solyme ;

Dans la pourpre du soir voilant sa majesté,

Il faisait devant lui frémir l’immensité ;

 

Et, caché dans sa gloire et sa pompe, invisible,

Il suivait dans les cieux sa route inaccessible.

Le regard s’émoussait contre son voile d’or,

Et, ne le voyant plus, on le sentait encor.

 

« Voilà, voilà mon Dieu, le seul, l’impérissable ! »

S’écria le vieillard, à genoux sur le sable ;

Puis il se releva, rayonnant, inspiré,

Étendant les deux bras vers le flambeau sacré.

 

« À genoux, ô mon fils ! adore l’œil du monde

Qui verse sur nos fronts sa lumière féconde ;

Prosterne-toi devant son disque radieux :

À genoux, à genoux devant le dieu des dieux !

 

« Qu’il est beau ! qu’il est saint ! Le monde le proclame,

Lui-même inscrit partout son nom en traits de flamme,

Et, dans tous les endroits où son rayon a lui,

L’univers, ô mon fils, n’est rempli que de lui.

 

« Vois : pendant que là-haut son disque s’achemine,

L’azur sombre des cieux devant lui s’illumine ;

Vois rouler devant lui les nuages pesants,

Rangés sur son chemin comme des courtisans.

 

« Tout se tourne vers lui : la gazelle incertaine

Se redresse rêveuse au bord de la fontaine,

Et l’oiseau dans les airs, pour le voir plus longtemps,

S’élève avec des cris et des chants éclatants.

 

« Dans le cristal des eaux resplendit son image ;

L’oiseau la reproduit sur son brillant plumage,

Et, dans l’œil de la vierge et sur le front des fleurs.

Il mire, en se jouant, ses divines couleurs.

 

« Le lion au désert, le cèdre au front superbe,

Le lézard sur la pierre et l’insecte dans l’herbe,

Tout le chante et l’adore et renaît sous ses pas :

Et moi, mon fils, et moi je ne l’aimerais pas !

 

« Cent ans il a brillé sur ma tête chenue,

Comme encore aujourd’hui que mon heure est venue ;

Il mûrit les fruits d’or qu’il jette dans ma main,

Il épaissit pour moi l’ombrage du chemin.

 

« Ô soleil ! ô des cieux glorieuse prunelle !

Ô père nourricier de la vie éternelle !

Dieu des dieux ! notre voix te bénit tout le jour,

Et tout nom qui te nomme est un hymne d’amour ! »

 

Ainsi dit le vieillard, et les pleurs de l’extase

Débordaient de ses yeux comme le vin du vase.

Mais Abraham, pareil au lion irrité,

L’interrompt et lui dit d’un ton précipité :

 

« Debout ! prends ton bâton, fuis loin de ma demeure,

Va-t’en sans retourner la tête, et que je meure.

Sacrilège vieillard, si ton pied abhorré

Souille encore mon seuil au vrai Dieu consacré ! »

 

Il dit, et, de sa main où tremble son grand âge,

Le vieillard a repris son bâton de voyage :

Puis le long du chemin il s’éloigna sans bruit,

Et son pas chancelant se perdit dans la nuit.

 

Mais, du fond du désert, de sinistres murmures

Des chênes de Mambré balançaient les ramures ;

Et, dans les profondeurs du rougeâtre horizon,

On sentait circuler comme un vaste frisson.

 

Le simoun ! le simoun ! – Dans sa rage éperdue,

Il bondit comme un tigre à travers l’étendue ;

Son ongle sur le sol trace de longs sillons,

Et soulève le sable en rouges tourbillons.

 

C’est lui, c’est le simoun ! – Embrasant la nuit sombre,

Invisible incendie, il s’avance dans l’ombre,

Et son haleine brûle et circule dans l’air

Comme le souffle ardent des bouches de l’enfer.

 

L’ouragan, galopant sur le dos des nuages,

Fouette avec des éclairs ses montures sauvages :

On les voit fuir au loin dans l’espace des cieux,

Comme un vaste troupeau de chameaux anxieux.

 

Là-bas, dans le désert où rugit la tourmente,

Le superbe lion frissonne et se lamente,

Et, le front prosterné dans le sable de feu,

Le chamelier tremblant se recommande à Dieu.

 

Pourtant, dans le vallon qu’abritent les ombrages,

Abraham se repose et se rit des orages :

La fureur des autans ne vient pas jusqu’à lui,

Et le livide éclair ne trouble pas sa nuit.

 

Tranquille, il savourait, bercé par la tempête,

Le baume du sommeil répandu sur sa tête,

Quand soudain, ô terreur ! sur son front endormi

Le souffle d’une voix vint glisser à demi.

 

Dominant le bruit sourd de la nuit furieuse :

« Abraham, murmurait la voix mystérieuse,

Qu’as-tu fait, ô mon fils, à cette heure de deuil,

De l’hôte que j’avais envoyé vers ton seuil ?

 

« – Seigneur, vous le savez ! Qu’il périsse anathème !

Sa lèvre contre vous a lancé le blasphème.

Il insulte le Dieu qui daigne le nourrir,

Et votre serviteur n’a point pu le souffrir. »

 

« – Eh bien, reprit la voix, si ton cœur téméraire

S’arroge de juger et de punir ton frère,

Mortel trop soucieux de venger mon honneur,

Écoute et retiens bien ce que dit le Seigneur.

 

« Je l’ai souffert cent ans sous l’œil de ma justice !

Cent ans j’ai sur mon front tendu ma main propice !

Et cent ans, sur son front mon soleil, à ma voix,

A versé la lumière et la vie à la fois.

 

« Égaré dans la nuit de sa triste chimère,

Il m’oubliait ; mais moi, comme une tendre mère,

Anxieux, je courais après lui tout le jour,

Et les deux bras ouverts, j’attendais son retour.

 

« Pendant que, sans pitié de sa dure détresse,

Tu chassais de ton seuil l’enfant de ma tendresse,

Moi, de son front ridé j’ai détourné la mort,

Et j’ai dit au simoun de l’épargner encor.

 

« – Seigneur, dit Abraham (et dans sa voix tremblante

On entendait des pleurs la source ruisselante) ;

Seigneur, vous êtes bon, j’ai péché contre vous :

Oh ! ne m’accablez point d’un trop juste courroux.

 

« Je veux courir à lui ; je veux que sous ma tente

Il apprenne à bénir votre gloire éclatante,

Et que parmi les miens il revienne joyeux,

Comme un père entouré de ses enfants pieux. »

 

Il dit, et sans tarder, gonflé d’un saint courage,

Il franchit à grands pas le désert et l’orage ;

Et le jour radieux, en perçant le brouillard,

Le retrouva, pleurant aux genoux du vieillard.

 

 

 

Godefroid KURTH.

 

 

Recueilli dans Anthologie belge, publiée sous le patronage du roi

par Amélie Struman-Picard et Godefroid Kurth,

professeur à l’Université de Liège, 1874.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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