Le marché du juif Jonathan

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jeanne de LACROUSILLE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

C’était en 1290.

Il faisait froid, la neige tombait sans bruit ; les flocons s’entassaient accusant le relief des maisons, arrondissant les arêtes des corniches, grossissant l’appui des balcons, émoussant la pointe des auvents. Paris dormait sous une croûte de glace et de frimas.

Un à un, les bruits s’étaient éteints. Sur les grandes places, le long des quais déserts, le silence planait lourd, obsédant, remplissant l’esprit de malaise et de crainte.

Cette nuit était sinistre. Le scintillement de la neige éclairait seul, de lueurs blafardes, les ténèbres qui s’épaississaient à chaque minute ; et le vent agressif, moqueur, impitoyable, venait frapper aux vitres et sifflait lugubrement à travers les ais disjoints des pauvres logis.

– Onze heures ! cria le veilleur de nuit.

À cet appel lancé d’une voix forte, un frémissement sembla agiter une humble maison située dans un des plus misérables quartiers de la capitale.

La porte s’entrouvrit timidement, et une femme, n’ayant pour se préserver du froid que d’insuffisants vêtements, se glissa dans la rue.

Un instant, elle hésita, fit mine de retourner en arrière ; mais elle haussa les épaules comme pour se narguer elle-même de sa faiblesse, et prenant résolument son parti, elle s’avança en murmurant :

– Jonathan n’aura pas le courage de me refuser, d’ailleurs, je veux tenter la chance.

Cette femme était jeune, et elle était belle. Sous les guenilles qui la couvraient, sa taille se dessinait élégante et fine, son nez droit, son front fier, ses yeux noirs et profonds, sa bouche délicate, s’harmonisaient comme les traits des statues antiques, et une opulente chevelure mettait un diadème de reine sur sa tête, flexible, mal enveloppée d’un méchant fichu. Cependant, en ce moment, une expression mauvaise gâtait sa physionomie, une rougeur de fièvre marbrait ses joues ; et, tout en marchant, elle prononçait d’incohérentes paroles.

– ... Laure y sera demain, à cette messe de Noël, et Blanche, et Marie... Elles y seront toutes, parées de leurs plus beaux atours, elles s’agenouilleront tout près de l’autel... Et moi je n’irai pas, ou je me cacherais honteusement derrière un pilier ! L’année dernière c’est moi qui quêtais ! Oh ! que c’était beau !

Et soudain, voilà le passé qui s’évoque devant elle.

Elle se revoit dans la vieille basilique éblouissante de clartés, resplendissante sous les chamarrures des tentures, et l’éclat des cierges. Elle passe fièrement précédée par le suisse, dont la hallebarde frappe le sol, marquant en mesure les grondements de l’orgue. On se retourne, on la regarde, on chuchote tout bas ; les fidèles se redisent les uns aux autres :

– La jolie quêteuse !

Et les femmes lancent un regard d’envie à sa robe gris tourterelle. Et les mains se tendent et l’aumônière s’emplit, et les louis débordent... Elle les palpe, elle sent leur contact froid... Non, hélas ! non, ce n’est que la neige que le vent chasse et qui la transit.

Elle revient à la réalité.

Ô damnation ! être jeune, se savoir belle et n’avoir pas même un écu pour s’acheter une toilette !

 

 

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II

 

 

Le fait est qu’elle était bien pauvre, Bertrande Mathissier, et cependant l’avenir lui souriait lorsqu’elle avait loyalement posé sa main dans la main de Bernard, l’honnête aide-armurier.

Il était jeune, fort et courageux, on le disait adroit et ardent au travail ; avant peu, il serait maître à son tour.

Malheureusement un jour une arme, qu’il déchargeait, fit explosion ; atteint aux yeux par un éclat de fer, il était resté aveugle.

Malgré sa vaillance, Bertrande n’avait pu empêcher la misère de s’asseoir à son foyer, impuissante à gagner le pain quotidien, elle avait subi de dures épreuves.

C’est alors que le vieux Jonathan, qui sentait la gêne des malheureux, comme le corbeau sent le cadavre, avait traîtreusement rôdé autour d’elle, flairant une excellente proie ; et un jour, l’ayant vue plus triste et plus pâle que de coutume, il l’avait abordée l’échine basse, avec une mine cauteleuse, une allure hypocrite et féline et secouant devant elle sa vieille besace, dont la corde usait le drap rougi de sa lévite antédiluvienne, il lui avait dit, avec un sourire engageant :

– Avez-vous quelque chose à vendre ? j’achète tout.

– Venez, avait répondu Bertrande.

Depuis, bien souvent Jonathan avait frappé à sa porte ; et lorsque la jeune femme lui ouvrait, les yeux de furet du juif reluisaient avidement, car toujours il remportait pleine la besace qu’il avait apportée vide.

C’est ainsi que petit à petit, un à un, tous les meubles s’en étaient allés, puis le linge, puis les vêtements, puis la croix d’or de Bertrande, et sa robe de noce.

Oui, sa robe de noce, sa belle robe de noce en drap gris tourterelle avait disparu, comme le reste, dans cette vieille besace crasseuse, gouffre sans fond, minotaure insatiable, toujours prêt à dévorer de nouvelles victimes et ne rendant jamais sa proie !

Maintenant tous ces chers trésors gisaient pêle-mêle dans l’infecte boutique du juif Jonathan, qui avait pris pour enseigne : Aux Billettes (diminutif de habillements).

Voilà pourquoi en cette belle fête de Noël, Bertrande se voyait forcée d’assister à une simple messe basse comme une vulgaire chambrière ; ou, humiliation plus terrible encore, de se rendre pauvrement mise à la grand-messe où ses amies viendraient richement vêtues.

Comme Bertrande ne voulait se résoudre à aucune de ces deux extrémités, elle avait pris un troisième parti.

Après bien des hésitations, elle s’était décidée à demander à Jonathan de lui prêter sa robe de drap gris tourterelle pour quelques heures, s’engageant à la lui rapporter fidèlement après la messe.

Que diable, pour être juif on n’en est pas moins homme, et, pour peu que Jonathan ait du cœur, il ne repousserait pas sa demande.

 

 

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III

 

 

Ah ! l’étrange demeure ! Tout y est vermoulu, noir et sale.

Il y a des planches qui cèdent et des poutres qui dévient, avec dans les coins sombres des entassements innommables ; on y voit des fleurets et des lames rouillées à côté de délicates potiches. Sur une armoire curieusement sculptée, traînent des bouteilles vides et des bocaux sortis de l’officine de l’apothicaire, de vieux châles s’accrochent aux branches de grands chandeliers, coiffés en outre de chapeaux de feutre à longues plumes ; des bottes pendent au plafond, une horloge sans balancier fait vis-à-vis à un lapin empaillé ; un peu partout traînent des pantalons à franges, des robes usées, des corsages en loques.

De toutes ces vieilleries monte une odeur de moisi âcre, nauséabonde, qui ne semble cependant nullement incommoder le maître de céans.

L’oiseau, d’ailleurs, est digne de sa cage ; la lueur jaunâtre d’une lampe fumeuse accuse sa laideur et son abjection.

Vêtu d’une nippe verte, jadis noire, trouée, rapiécée, sale, il offre dans toute sa hideur le type repoussant d’un vrai fils d’Israël.

Son nez aiguisé comme le bec d’un oiseau de proie se recourbe sur une longue barbe incolore, cachant mal sa bouche noire où branlent de rares dents, ses yeux sont petits, fixes, perçants comme des trous de vrille, son air humble, narquois, miséreux.

Ah ! le sordide personnage.

Savez-vous ce qu’il fait en ce moment où il se croit seul, et à l’abri de tout regard ? Savez-vous ce qu’il fait ?

Il compte son or, son or maudit, prix de la faim des pauvres, de la honte des veuves, et des larmes des orphelins.

Un, coup sec, frappé à la devanture de la boutique, le fait tressaillir.

Précipitamment il fait disparaître ses louis au fond d’une cassette et, tranquille de ce côté, il demande :

– Qui est là ?

– C’est moi, maître Jonathan, répond une faible voix de femme, moi, Bertrande Mathissier.

– Ah ! ah ! ah ! Madame Mathissier, vous avez donc bien besoin de maître Jonathan, pour venir le trouver à cette heure par cet affreux temps ?

« Entrez, entrez, continua-t-il en retirant la barre qui maintenait l’huis, vous n’êtes nullement importune. Les affaires sont les affaires, on les traite quand on peut. Voyons, qu’avez-vous à me vendre ? j’achète tout, et je paie comptant. »

Bertrande fit un geste de dénégation qui n’arrêta nullement la faconde du Juif.

– Vous n’avez rien à me vendre, peut-être alors désirez-vous m’acheter quelque chose, et je suis dans ce cas-là, encore, à votre entière disposition, il y a bien des choses dans ma boutique, Madame Bertrande, bien des choses que je serai trop heureux de vous céder contre de belles espèces sonnantes.

La femme de l’armurier haussa les épaules.

– Il y a longtemps que je n’ai plus rien à vendre, dit-elle avec amertume, et j’aurais mauvaise grâce à vouloir acheter quoi que ce soit, car j’ai dépensé, ce soir, mon dernier liard pour donner un peu de pain à mon mari.

– Rien à vendre... Rien à acheter... Qu’attendez-vous donc, ma chère dame, du juif Jonathan ?

– Un peu de pitié et de complaisance ; c’est demain une grande fête, pour nous autres chrétiens, la messe est d’obligation, mais je n’y veux point assister vêtue de guenilles, ayez compassion de moi, Jonathan, prêtez-moi ma robe de noce, prêtez-la-moi pour quelques heures seulement, je vous jure de vous la rapporter en sortant de l’église.

D’un geste brusque le brocanteur se redressa, et toisant la pauvre femme :

– Vous êtes folle, Bertrande, moi, prêter quelque chose, mais vous n’y songez pas, je ne serais plus un juif alors.

– Ô Jonathan, ne soyez pas aussi cruel !

– Je ne suis pas cruel en sauvegardant mes intérêts ; votre robe est à moi ; bien à moi, si vous la désirez, achetez-la, je suis prêt à vous la vendre.

– Mais je n’ai plus rien, Jonathan, plus rien, vous ne l’avez donc pas compris ?

– Vous n’avez plus d’argent, voulez-vous dire, eh bien ! ce n’est pas de l’argent que je vous demande, Bertrande. Asseyez-vous, écoutez-moi.

Et d’une voix sifflante, il continua :

– Je vous donnerai votre robe, à condition que vous m’apporterez l’hostie que le prêtre déposera sur vos lèvres.

– Infâme tentateur, rugit Bertrande.

– Vous refusez, Bertrande, libre à vous. Eh bien ! partez, qu’attendez-vous, retournez dans votre logis glacé. Allez vous repaître de la douleur de votre époux, vous aurez pour consolation les sarcasmes de vos amies qui, demain, insulteront à votre douleur.

Et comme Bertrande anéantie courbait la tête.

– Soyez raisonnable, reprit-il plus doucement, si vous ne le faites pas pour vous, faites-le pour Bernard. Je suis riche, obéissez-moi, je vous payerai royalement.

Et ouvrant sa cassette, il jeta des poignées d’or devant la pauvre femme.

– Tenez, dit-il, et ceci n’est qu’un acompte, toutes les fois que votre bourse sera vide, je la remplirai de nouveau.

Bertrande tremblait de tous ses membres, le regard du Juif la fascinait, cet or l’hypnotisait.

C’en serait donc fini des cruelles humiliations, fini des nuits sans sommeil et des journées sans pain, fini de la misère et de la honte.

Le bon temps d’autrefois allait recommencer, de nouveau elle serait riche, heureuse, bien vêtue, et l’on admirerait encore la jolie Bertrande Mathissier. Elle poussa un profond soupir.

– Jonathan, dit-elle, je vous obéirai.

Et avançant la main, elle saisit l’or...

– Prenez, répondit Jonathan, prenez, lorsque vous m’apporterez l’hostie, je vous en donnerai le double.

 

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Bertrande s’en fut. Et d’entendre les beaux écus sonner gaiement à chacun de ses pas, de penser aux douceurs qu’elle allait procurer à son époux, de songer aux belles toilettes qu’elle allait se faire, la femme de l’armurier ne trouva plus aussi affreux le crime qu’elle méditait.

Mais lorsqu’après la messe, la malheureuse femme, son horrible forfait accompli, se retrouva de nouveau seule au milieu de la nuit, l’or de la trahison lui parut terriblement lourd, il brûlait ses doigts comme un fer rouge ; et une angoisse atroce étreignit son cœur et le serra ainsi qu’un étau.

Le vent soufflait en tempête, la Seine battait avec violence le parapet des quais, et dans le sifflement de la tempête, et le grondement des flots, Bertrande entendait un mot, un seul mot, toujours le même :

« Judas ! Judas ! Judas ! »

 

 

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IV

 

 

Oh ! oui, elle est un Judas, car ainsi que l’apôtre maudit, elle vient de livrer le corps de son Dieu ; et là-bas, dans l’infecte boutique la passion recommence.

Proférant d’atroces blasphèmes, Jonathan s’est saisi d’un canif et il lacère l’hostie de mille coups.

Mais, ô miracle ! le sang coule en un filet vermeil, il tache les doigts du bourreau, il inonde ses vêtements ; fou de rage, celui-ci s’empare de l’hostie et la lance avec violence dans une chaudière remplie d’huile bouillante.

Et voilà qu’au-dessus de la chaudière s’élève un Christ vivant, dont les plaies saignantes et le regard douloureux, glacent le juif d’horreur.

Ciel ! qu’est-ce donc ?

À son cri d’épouvante, un autre cri répond ; une femme est là, elle a tout vu.

C’était une voisine qui, selon la coutume du temps, venait demander quelques braises ardentes pour rallumer son feu éteint.

Elle a assisté à l’épouvantable scène, et terrifiée, elle tombe à genoux et elle prie...

Alors, le Christ s’efface, il disparaît graduellement ; et une blanche hostie vient se poser sur le vase de terre, que la chrétienne tient dans ses mains tremblantes.

En toute hâte, elle s’éloigne et va remettre son dépôt sacré, aux mains du pasteur de la paroisse.

 

 

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V

 

 

Bientôt l’histoire fut connue de tous.

Indignée, la population se souleva, elle arracha le juif à sa demeure et elle réclama justice !

Justice fut faite.

Jonathan traîné en chemise, pieds-nus, la corde au cou, sur la place de Grèves y fut brûlé comme hérétique, blasphémateur et sacrilège. Il mourut comme il avait vécu, reniant Dieu, et maudissant les hommes.

Quant à Bertrande, la triste fin de son complice toucha son cœur.

Harcelée par les remords, elle alla se jeter aux pieds d’un prêtre, et lui avoua sa faute en versant des torrents de larmes.

Elle donna aux pauvres le prix du sang innocent, et renonça pour toujours aux vanités de ce monde qui l’avaient entraînée si loin dans le chemin du mal.

Après la mort de son mari, elle se retira dans un couvent, où elle termina ses jours dans la prière et la pénitence.

L’hostie profanée a été conservée jusqu’en 1790 à l’église Saint-Jean de Grèves ; mais elle a disparu emportée dans la tourmente révolutionnaire, qui a ravi à la France de si chères reliques.

La rue où se sont passés les évènements que nous venons de raconter s’est longtemps appelée rue du Dieu-Bouliz.

Aujourd’hui, elle porte le nom de Sainte-Croix de la Bretonnerie. On y voit encore un temple protestant, dit temple des Billettes. Ce vocable est un souvenir probable de l’enseigne de la boutique maudite.

 

 

Jeanne de LACROUSILLE, Larmes et sourires, s. d.

 

 

 

 

 

 

 

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