La pierre sanglante de Nierbonchera

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Marcellin LA GARDE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

De même que la société, la nature se transforme chaque jour sous la main puissante de la civilisation ; et telle gorge, sauvage et dangereuse, jadis, est devenue aujourd’hui un honnête et riant vallon, – où une grand-route a remplacé le sentier sombre et sinueux ; où le torrent en fougueuses cascades s’est changé en ruisseau contenu dans un lit à berges régulières ; où l’on voit, sur les flancs des coteaux, des terrains cultivés à la place de bois épais ; où l’on entend le bruit des roues de voitures, le sifflement du roulier, les conversations bruyantes des voyageurs, au lieu de la voix solitaire du herdier solitaire ou du cri des bêtes fauves ou des oiseaux de proie. Qui se douterait, par exemple, que la charmante vallée dite de Nierbonchera, qui conduit de Florzé à Aywaille, a été l’un des lieux les plus sinistres de cette contrée, où le sol cependant offre des replis si nombreux et si profonds ? Qui se douterait qu’elle a vu, au XIIIe siècle, un des épisodes les plus terribles de cette guerre pour la succession du Limbourg qui eut son dénouement dans les plaines de Woeringen ? Que là, le duc Jean Ier de Brabant fit un affreux massacre des troupes ardennaises, commandées par Henri de Houffalize, bâtard de la maison de Luxembourg ? Comment croire que cet endroit avait non seulement la réputation d’être hanté par de mauvais esprits – c’était inévitable – mais qu’au milieu du XVIIIe siècle il fut le repaire d’une famille d’assassins dont tous les membres, au nombre de six, périrent sur le gibet ? Enfin qu’il fut, en 1786, le témoin d’un drame dont les personnages, par leur condition, et les incidents, par leur caractère étrange, sont de ceux qui se rencontrent bien rarement sur un pareil théâtre ?

M. Jacob Kühn, célèbre avocat de Cologne – qui a lui-même écrit cette relation, que nous résumons simplement – avait dû quitter sa ville natale pour des raisons politiques et était venu se réfugier à Liège. Mais la Faculté ayant ordonné à sa fille unique l’air pur des champs, il avait loué près d’Aywaille une modeste habitation, adossée à la partie gauche de la montagne, où s’ouvre la vallée dont nous venons de parler. Il n’avait pas tardé à être rejoint à Liège par un jeune Allemand, nommé Rodolphe Stiemer, éperdument épris de la belle Léna, à laquelle il avait été fiancé dans leur pays. En ce moment, la sensibilité de l’âme exaltée et rêveuse des Allemands avait trouvé son expression dans les œuvres des Goethe, des Bürger, des Jean-Paul Richter, etc., et Rodolphe, doué d’une imagination portée naturellement au merveilleux, avait fait de ces lectures le principal aliment de son esprit. Aussi vivait-il à Liège dans un monde fantastique dont les deux seules réalités étaient la blonde et nuageuse image de Léna, et la rubiconde figure d’un brave compatriote nommé Fritz, qui occupait les fonctions de commis dans une maison de banque de la ville.

Rodolphe faisait deux fois par semaine les cinq lieues qui séparent Liège d’Aywaille, y arrivant quelquefois au point du jour, en partant souvent à neuf ou à dix heures du soir, car le bizarre jeune homme éprouvait, disait-il, de délicieuses sensations à parcourir la nuit les champs déserts, à vivre isolé dans la nature vue à travers un crêpe funèbre. L’hiver, qui était survenu au milieu de ces voyages nocturnes, n’avait pu même l’y faire renoncer. Cependant, la santé de Léna se trouvant entièrement rétablie, il avait été décidé que le mariage aurait lieu à la fin de février.

L’avant-veille de la cérémonie, vers huit heures du soir, Rodolphe, en quittant Léna pour regagner Liège, lui dit, sur le seuil de la porte, dans le style de ces ballades qu’il aimait tant :

– À bientôt donc, ma bien-aimée, à bientôt notre mariage, à bientôt nos noces et à nous le bonheur toujours !

– Ô Rodolphe ! répondit la jeune fille, restez, restez !... Vous partirez au point du jour. Pourquoi vouloir, à pareille heure et par cette profonde obscurité, vous aventurer seul, pour faire plusieurs lieues, dans des chemins dangereux et solitaires ?

– Non, non, Léna, je dois partir. Fritz, mon ami, mon frère, serait inquiet si je manquais à ma promesse d’être de retour ce soir même à la ville. Que me fait d’ailleurs la nuit, que me fait son silence lugubre ? Nous sommes loin encore de minuit, de l’heure des apparitions funèbres... Et cependant je ne puis craindre que les êtres surnaturels, car n’ai-je pas, pour lutter contre les bandits, mon amour au cœur et mes pistolets à la ceinture ; avec de pareilles armes, on peut combattre vaillamment, Léna... À bientôt donc, ma bien-aimée, à bientôt notre mariage, à bientôt nos noces et à nous le bonheur toujours.

Et le jeune homme déposa un baiser sur le front de sa fiancée et s’éloigna rapidement... Léna écouta quelque temps le bruit de ses pas, puis rentra en se disant :

« Pourvu qu’il traverse sain et sauf la vallée de la Pierre sanglante ! »

C’était, en effet, une de ces sombres nuits d’hiver qui, à la campagne, jettent une mystérieuse terreur dans les âmes les moins craintives. Un morne silence régnait d’abord dans la nature, mais peu à peu le vent s’éleva – un vent froid qui, semblable aux murmures d’âmes en peine, faisait entendre un sourd gémissement en traversant les branches des arbres dépouillés de leurs feuilles et couverts de givre ; un vent qui éveilla le chat-huant dans son trou, lui fit pousser des cris prolongés et agiter l’air de ses ailes – un vent qui faisait tourbillonner les nuages, sans qu’aucune étoile, sans qu’aucune lueur apparût derrière eux.

Parfois, il est vrai, un coin de cette sombre voûte semblait vouloir s’éclairer, mais d’une lumière jaune terne, plus effrayante encore que l’obscurité, car elle apparaissait à la terre comme un présage sinistre, comme le reflet d’un lointain incendie. On pouvait alors vaguement distinguer les objets, mais tous se revêtaient d’une forme étrange. Et les noirs nuages que le vent chassait dans le ciel faisaient bientôt disparaître cette lueur crépusculaire, qui revenait par intervalles.

Bientôt Rodolphe regretta de s’être mis en route et surtout de n’avoir pas pris le Thier des Gattes, au risque d’allonger le chemin.

À sa gauche, des rochers qui se dressaient comme des fantômes géants ; à sa droite, une côte couverte de chênes séculaires au pied de laquelle, dans un sombre abîme, un torrent roulait avec fracas ; devant lui, un chemin montant, sinueux, parsemé de fondrières.

Tout à coup, il entendit un bruit qui n’était ni celui du torrent, ni celui du hibou hululant dans le creux des rochers, ni celui du vent gémissant dans les arbres nus. Non, c’était un bruit de pas. Il écouta, le bruit approchait, approchait de plus en plus. Il se colla contre le roc et retint sa respiration pour ne pas trahir sa présence.

En ce moment, la lune apparut soudain dans tout son éclat et Rodolphe vit, à quelques pas de lui, une femme dont l’aspect le fit frissonner... Son visage ridé, son teint jaune, la cape noire qui couvrait sa tête, les mèches de cheveux gris qui se dressaient sur son front comme autant de serpents, les dents ébréchées qui sortaient de sa bouche au souffle empesté, sa robe noire et déguenillée lui donnaient l’aspect d’une de ces hideuses sorcières écloses sous le pinceau fantastique des anciens peintres germains.

De ses bras nus et osseux, elle serrait fortement contre sa poitrine un jeune enfant à la figure d’ange, à la chevelure blonde et bouclée, dont la bouche bâillonnée arrêtait l’expression d’une terreur qui se révélait chez lui par d’énergiques contorsions.

La vieille fit halte devant un énorme bloc de forme bizarre roulé de la montagne et sur lequel, en passant par là en plein jour, Rodolphe avait souvent remarqué de nombreuses taches de sang que rien ne pouvait effacer, ce qui avait donné lieu, dans la contrée, à une foule de récits lugubres.

Elle étendit l’enfant sur cette espèce d’autel druidique, le saisit par les cheveux, tira de son sein un long couteau, et d’un seul coup lui trancha la gorge. Elle recueillit dans une coupe le sang fumant qui jaillissait à flots, puis précipita le cadavre dans les eaux du torrent, qui l’entraînèrent vers la rivière.

Le jeune homme vit tout cela sans pouvoir faire un mouvement ; il semblait anéanti, les cheveux se dressaient sur son front, d’où ruisselait une sueur froide ; ses mâchoires se heurtaient convulsivement et son cœur battait avec violence.

Il ne reprit quelque empire sur lui-même qu’au moment où l’affreuse créature se préparait à s’éloigner. Il saisit un des pistolets dont il était armé et voulut s’élancer sur ses traces ; mais ses jambes défaillirent et il tomba la face contre terre. Le ciel se couvrit d’un voile plus épais qu’auparavant et il entendit un éclat de rire strident, que répétèrent les échos d’alentour.

Il était une heure après minuit quand Rodolphe frappa à la porte de la maison du faubourg d’Amercœur, où il demeurait avec Fritz, qui avait veillé en l’attendant et qui descendit lui ouvrir, le sourire sur les lèvres, car c’était une bonne, franche et joyeuse nature que la sienne. Notre héros, couvert de boue et se soutenant à peine, entra sans mot dire, monta péniblement l’escalier et se jeta sur une chaise sous l’empire d’une profonde émotion.

– Par Méphistophélès ! s’écria Fritz en riant et en voulant parodier le langage de son ami ; quelle bête apocalyptique as-tu rencontrée sur ta route pour que tu sois en pareil état ? Tu es pâle comme un déterré... Un feu follet t’aurait-il attiré traîtreusement dans quelque marécage ? Aurais-tu dansé une sarabande avec quelque affiliée de messire Satanas ? Des voleurs t’auraient-ils pris ta bourse ou volé le portrait de ta belle ? Ou plutôt celle-ci te ferait-elle défaut et ton mariage serait-il rompu ? Allons donc, dégaine ta langue, raconte-moi tes nocturnes aventures.

– C’est pis que tout cela, dit Rodolphe d’une voix faible et entrecoupée.

– Pis que tout cela !... Peste ! c’est fort.

– Oui, mais tu vas me traiter encore de visionnaire, si je déroule devant tes yeux l’effroyable spectacle dont j’ai été témoin dans cette maudite gorge de Florzé que j’ai dû traverser.

– Conte toujours, dit Fritz d’un air sardonique ; s’il y a lieu de te plaindre, sois sûr que je mêlerai mes lamentations aux tiennes ; mais s’il y a lieu de rire, tu me permettras, j’espère, de me donner cette satisfaction.

Rodolphe raconta ce qui lui était arrivé.

Lorsqu’il eut terminé son récit, Fritz se mit à rire aux éclats.

– Je me doutais de quelque chose de semblable, dit l’homme positif. C’est, il est vrai, une vilaine nuit pour courir les champs, surtout pour traverser le fond en question ; mais ton imagination, s’élançant toujours vers le surnaturel, l’aura peuplée d’une foule de choses peu réjouissantes, et nécessairement d’une vieille sorcière dévorant de petits enfants et buvant le sang à pleine coupe. Je te l’ai dit souvent, Rodolphe : ta cervelle s’est ressentie de tes lectures ; elles ont porté le trouble dans ton esprit naturellement rêveur et romanesque ; tu ne vois plus que spectres, cadavres, cimetières, apparitions diaboliques ; ton front est devenu aussi sombre que celui d’un vieux quaker ; tu blasphèmes la vie que je trouve, moi, une excellente chose ; tu te crois marqué fatalement de l’ongle du malheur ; que sais-je ? Il est vrai que toutes ces extravagances, dans lesquelles tu dépasses de mille coudées ce fou de Werther, t’ont gagné le cœur d’une jeune fille exaltée, à laquelle tu as fait croire qu’elle était l’ange dont les ailes diaphanes – je parle ton langage, tu vois – doivent chasser la fatalité de ton front pâle et maudit.

– Mon bon ami, dit Rodolphe, je suis depuis longtemps habitué à tes sermons et à ton plat matérialisme. J’étais persuadé d’avance que le récit fidèle de ce que j’ai vu, réellement vu, n’obtiendrait de toi qu’un rire incrédule et ironique. Tout ce qui sort du cercle banal des idées reçues est par vous autres, hommes positifs, traité de roman, de vision. Votre esprit a une porte à demi ouverte sur le monde visible, et c’est là tout, mais le monde invisible...

– Il est deux heures, interrompit vivement Fritz en saisissant la lampe ; tu sembles oublier que c’est demain que tu vas t’engager dans les liens du mariage, et qu’il te reste encore bien des préparatifs à faire. Il faut que nous soyons levés de bonne heure. Couchons-nous donc et surtout ne va pas voir encore en songe ton horrible vieille et ce qui s’ensuit ; ne va pas grouper dans ton fiévreux sommeil toutes les monstruosités du monde réel et métaphysique, comme cela t’arrive souvent, mon brave ami.

 

 

 

II

 

 

Après la cérémonie du mariage, qui avait eu lieu dans l’église de Dieupart, M. Kühn réunit, dans un modeste banquet, le curé, le mayeur, deux ou trois autres notables de l’endroit et une dizaine d’Allemands qui habitaient Liège. La réunion fut gaie, mais les tendres sourires de Léna, les joyeuses plaisanteries de Fritz ne purent dérider le front de Rodolphe, qui semblait livré à de sombres préoccupations. Il avait imposé brusquement silence à son ami chaque fois que celui-ci avait voulu faire allusion à la scène de l’avant-dernière nuit.

Ce fut à peine s’il fit attention aux paroles de Fritz quand celui-ci s’écria :

– À la santé des nouveaux époux ! et que la coupe de leur existence ne présente pas plus de lie que celle-ci !

Et, en disant cela, il vida son verre d’un seul trait.

La nuit commençait à tomber, quand le père de Léna tira sa montre :

– Il est près de six heures, dit-il, et puisque vous tenez à être à Liège aujourd’hui, mes enfants, hâtez-vous de tout arranger pour votre départ. Je vais faire atteler le carrosse.

Pendant que Rodolphe et Léna faisaient les préparatifs du voyage de noces qu’ils avaient projeté, Fritz, que le vin avait rendu de la plus belle humeur, conduisit ses amis au jardin.

– Nous avons, dit-il, plusieurs lieues à faire, à pied, dans l’obscurité et nous devons essayer de passer le temps joyeusement. Voici donc ce que je propose : comme nous sommes précisément en carnaval, j’ai fait venir des costumes et des masques ; nous allons nous travestir et nous escorterons ainsi la voiture des nouveaux mariés, au grand ébahissement des bons habitants des villages que nous aurons à traverser. Ils croiront voir une légion de démons. C’est un excellent moyen de charmer les ennuis de la route.

Tous accueillirent cette proposition par des acclamations enthousiastes, Fritz introduisit ses amis dans un réduit, où il leur montra les costumes les plus bizarres, les masques les plus grimaçants.

– N’est-ce pas que ce sera flatter agréablement ses goûts ? Il aime l’imprévu et l’extraordinaire. Nous allons lui en fournir. Prenez donc. Quant à moi, voici comment je vais m’accoutrer : attention !

Il passa par-dessus ses vêtements une robe noire en guenilles, se couvrit la tête d’une cape brune, sous laquelle il glissa des mèches de crins gris ; il posa sur sa figure un masque hideux de vieille femme, jaune, ridé, et dont la bouche entrouverte laissait voir deux dents longues et ébréchées. Puis il se munit d’une espèce de coupe en grès rouge et d’une lanterne qu’il avait allumée.

– Si ce costume n’égale point les vôtres en originalité, dit-il, soyez convaincus qu’il fera beaucoup plus d’effet sur Rodolphe, à cause de certain souvenir qu’il lui rappellera.

– Quel souvenir ? demandèrent plusieurs voix.

– Vous le saurez tout à l’heure... je veux vous laisser le plaisir de la surprise.

– Mais, fut-il objecté, s’il s’agissait cependant de l’émouvoir par trop !...

– Il s’agit de l’obliger à rire lui-même de ses imaginations extravagantes et de lui donner ainsi une leçon salutaire, voilà tout. Allons, suivez-moi. Nous allons le précéder. Il importe que nous ne nous montrions qu’à certain endroit de la vallée...

La bande joyeuse gagna la route sans avoir été vue de personne et arriva à la Pierre sanglante, derrière laquelle Fritz se blottit en recommandant à ses compagnons de se cacher dans un ravin, de bien regarder ce qui allait se passer et de ne se montrer que lorsqu’il les appellerait.

Peu d’instants après, le carrosse – dont le cocher était devenu facilement le complice de Fritz – s’engagea péniblement dans le chemin de Nierbonchera, le seul, qui, si peu praticable qu’il fût, reliait Aywaille à Liège.

Lorsque la voiture arriva près de la Pierre sanglante, Fritz fit tout à coup son apparition à la portière.

Deux cris, l’un rauque, guttural, l’autre déchirant retentirent tout à coup.

Rodolphe avait là, devant lui, cette même hideuse vieille qu’il avait rencontrée dans la nuit fatale et dont le souvenir avait assombri et empoisonné son riant jour d’hymen. Elle tenait encore d’une main la coupe où elle avait recueilli le sang de l’enfant qui avait servi à ses conjurations, et, de l’autre une lumière funèbre dont l’éclat rappelait le pâle rayon de lune qui avait éclairé cette épouvantable scène.

Tout prêtait à une funeste illusion.

– Ah ! fille de l’enfer, s’écria-t-il, tu ne m’échapperas pas cette fois.

Il saisit un des pistolets de voyage dont il s’était muni et fit feu.

Fritz tourna sur lui-même et alla s’affaisser sur la Pierre sanglante.

Les masques, à ce bruit, s’élancèrent tous de leur cachette. Rodolphe, de son côté, avait sauté de la voiture en proie à un délire furieux, et il sentit encore sa rage redoubler lorsque cette horde infernale vint l’entourer. Après avoir tiré une seconde fois sans toucher personne, il se mit à frapper de droite et de gauche avec la force de la folie et du désespoir. On parvint, enfin, à se rendre maître de lui.

Pendant que les plus vigoureux le contenaient, on releva Fritz. Hélas ! ce n’était plus qu’un cadavre. Alors ce furent des exclamations de douleur et de colère.

– Rodolphe ! criait-on de toutes parts, c’était Fritz ! tu as tué Fritz !

Mais Rodolphe jetait des regards fixes et hébétés sur le corps inanimé de son ami et semblait ne pas comprendre. Peu à peu, cependant, la conscience de la réalité parut lui revenir ; il poussa un soupir qu’on eût pris pour le râle d’un mourant, prononça d’une voix faible le nom de Fritz et tomba affaissé sur le sol.

On le plaça dans la voiture à côté de Léna évanouie. On fit à l’aide de quelques branches d’arbres un brancard sur lequel on déposa le cadavre de Fritz et ce cortège funèbre reprit tristement le chemin d’Aywaille.

 

 

Les rives de l’Amblève n’ont point vu le dénouement de cette histoire. Pour en connaître la suite, nous devons franchir l’espace d’une année et nous transporter à Cologne, dans une maison d’aliénés. Là, dans un de ces cabanons affectés aux fous dangereux, la relation de M. Kühn nous fait retrouver Rodolphe et Léna. Léna veuve avant d’avoir connu le mariage, veuve d’un vivant ! Elle et le vieux prêtre, qui avait guidé l’enfance de l’infortuné Rodolphe, venaient seuls le visiter dans ce triste lieu. Ce soir-là, comme il paraissait plus calme que d’habitude, elle s’approcha du lit, en disant de sa voix la plus douce :

– Me reconnais-tu, mon bien-aimé Rodolphe ? Je suis ta Léna, ta femme.

Soudain il l’attira vers lui comme l’hyène attire dans sa cage la proie qui vient de lui être livrée.

– Ah ! oui, je te reconnais, s’écria-t-il, je te reconnais, ma belle fiancée... Nous allons donc, enfin, passer ensemble notre nuit d’hymen. Voici ta couche nuptiale, dit-il à la jeune femme tremblante en lui montrant son grabat infect ; viens, que je te presse sur mon cœur, viens, ma bien-aimée !

Et, en effet, il l’étreignit avec une telle force que des cris déchirants s’échappèrent bientôt de la poitrine de la pauvre femme terrifiée, tandis que lui – contraste affreux ! – s’exhalait en paroles de bonheur et d’amour.

Le gardien qui était présent à cette scène, et qui avait cru d’abord à une simple explosion de tendresse, comprit enfin l’épouvantable vérité. Il arracha Léna des bras de l’insensé, mais il était trop tard.

Elle était morte, morte étouffée...

L’infortuné jeta alors les yeux sur sa victime et sa folie parut se dissiper ; car, chose étrange ! Dieu donne souvent aux fous, après leurs plus terribles accès de monomanie homicide, un éclair de raison qui leur permet de contempler toute l’étendue de leur malheur...

Rodolphe se frappa le front, se tordit les bras et poussa de sourds gémissements en s’écriant :

– Fritz !... Léna !... Oh ! je me rappelle, je suis maudit.

On lui mit la camisole de force et on le laissa seul. Que se passa-t-il alors en lui ? C’est le secret de Dieu. Mais le matin on le trouva mort. Il s’était brisé le crâne contre les murs de son cabanon.

Quant à la Pierre sanglante, le lendemain du jour où la nouvelle de l’horrible évènement que nous venons de raconter parvint à Aywaille, elle avait disparu : ses débris jonchaient la vallée de Nierbonchera, et comme ils étaient noircis par le feu, il y eut bien des commentaires...

 

 

Marcellin LA GARDE,

La pierre sanglante de Nierbonchera.

 

Recueilli dans La Belgique fantastique avant et après Jean Ray,

28 contes bizarres et surnaturels choisis et présentés

par Jean-Baptiste Baronian, André Gérard/Marabout, 1975.

 

 

 

 

 

 

 

 

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