Les prouesses du Cheval de Bon-Secours

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Marcellin LA GARDE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ô songes instructifs, symboles enchanteurs,

Qui sont des fictions, et non pas des erreurs

M.-J. CHÉNIER.     

 

 

 

I

 

 

LES SIZEURS.

 

 

L’homme isolé au sein d’une nature âpre et sauvage, ayant à lutter sans cesse contre les obstacles qu’elle lui présente, finit inévitablement par chercher tôt ou tard, – en dehors du monde réel, – des auxiliaires pour l’aider à supporter le poids de ses rudes labeurs. De là, dans tous les pays, l’origine de ces génies serviables qui, au milieu du silence des nuits, se dévouent tantôt aux soins domestiques, tantôt au travail des champs, pour alléger la tâche de la bonne ménagère chargée d’enfants, de l’honnête laboureur ou du pauvre artisan dans l’embarras.

Ces génies ne pouvaient manquer à l’Ardenne. Aussi y sont-ils communs, sous la forme de nains, de fées et même d’animaux, – entre autres la vache et le cheval.

La croyance au Cheval de Bon-Secours ou de St-Hubert règne surtout sur ces immenses plateaux appelés Fagnes, contrée élevée, froide, triste, rocailleuse, couverte en majeure partie de genêts et de maigres bruyères, alternant avec une mousse fauve qui recouvre de vastes marécages. – Par ci par là cependant se rencontrent dans cette Sibérie belge quelques traces de culture, quelques groupes d’habitations ; mais ce qu’il a fallu de travail, de courage et de sueur aux pauvres gens qui ont défriché ce sol ingrat, qui vivent dans ces chaumières battues d’un vent éternel, Dieu seul peut le dire. À la foi religieuse qui les affermit et les console, ils ont mêlé des croyances que la raison peut condamner, mais qui sont aussi pour eux une source de force et de courage.

Telle est celle dont nous allons nous occuper aujourd’hui.

Par un après-dîner de la fin de septembre, un voyageur – en quête d’impressions, de vieux souvenirs et de sites sauvages et poétiques – traversait d’un pas rapide les sommets désolés que dominent les Tailles, afin de gagner une des belles vallées dont la nature a si heureusement entrecoupé ces régions.

L’obscurité le surprit, il s’égara et dut prendre un guide. Comme il traversait avec celui-ci une lande plus nue et plus déserte que celles qu’il avait laissées derrière lui, il crut entendre un galop de cheval, puis un hennissement ; il crut même voir une ombre rapide se dessiner à l’horizon.

Il se savait éloigné de toute route, et manifesta sa surprise à son compagnon, qui se borna à lui dire :

« Ce sera Hora, le Cheval de Bon-Secours. »

Interrogé sur cette qualification étrange, l’homme de la bruyère raconta au touriste que, de temps immémorial, les Fagnes sont parcourues la nuit, à certaines époques, par un cheval dans lequel doit être renfermé un esprit bienfaisant ; car, grâce à lui, il est souvent arrivé que la charrue, forcément immobile, a mystérieusement tracé des centaines de sillons, que les foins, les grains exposés à pourrir sur place ont été ramenés nuitamment des champs à la ferme ; – à beaucoup de voyageurs égarés il a offert complaisamment sa croupe pour les tirer de lieux dangereux où ils semblaient condamnés à périr.

» Et tenez, ajouta le guide en s’interrompant tout à coup, il me vient à ce sujet une idée : sa présence en ce lieu doit avoir une cause... Tout à l’heure, devant le calvaire de là-bas, vous vous êtes découvert, vous devez être bon chrétien. Il sera bien sûr venu pour vous porter assistance. Inutile alors que je vous accompagne plus loin... Ce serait même peut-être dangereux pour moi, car ainsi je pourrais l’empêcher de faire sa volonté, et le Ciel m’en préserve. Je m’arrête donc ici... Vous allez sans doute le voir venir à vous, montez-le sans crainte. Il est l’instrument du Seigneur et non celui du Malin. Vous le verrez bien en vous signant devant lui. Quand vous serez sur la bonne voie, il se courbera, ce sera pour vous inviter à descendre. Obéissez et laissez-le aller en disant : « Gloire au grand saint Hubert ! » car on assure qu’il lui a appartenu dans le temps et que c’est lui qui nous l’envoie. Mais il ne faut pas que je vous retienne davantage. Au revoir, et Dieu vous garde. »

Le voyageur – qui n’avait pas dans cette apparition la foi robuste du paysan, – eut beau le prier de le conduire au moins jusqu’à la sortie d’un bois, où il allait s’engager ; il ne put rien obtenir de cet Ardennais primitif, et il se vit abandonné dans cette immense solitude. Son imagination ne tarda pas à subir l’influence du milieu où il se trouvait et du langage qu’il venait d’entendre. Un galop continuel frappait son oreille ; tous les objets prenaient à ses yeux la forme d’un cheval fantastique.

Il résolut alors de renoncer à rejoindre ce soir-là les amis qui l’attendaient à Viel-Salm et de demander l’hospitalité dans l’un ou l’autre des villages dont il voyait les feux briller dans la nuit. Il marcha pendant plus d’une heure en dehors de toute voie tracée, à travers un terrain tourbeux, pour arriver enfin à un hameau où une maison d’assez bonne apparence s’offrit d’abord à lui.

Il y entra sans délibérer, et fut fort surpris d’y trouver nombreuse société : une demi-douzaine d’hommes et autant de femmes, ceux-là fumant, celles-ci tricotant ou cousant ; les uns près du foyer où de grosses bûches faisaient bouillonner le contenu d’une énorme marmite ; les autres sous une lampe suspendue à une crémaillère.

La présence de l’étranger excita un grand émoi et il devint l’objet de la curiosité générale. S’adressant à celui que sa place près de l’âtre, dans un large fauteuil, lui désignait comme le maître du logis, – un noble type de paysan, – il exposa qu’il s’était égaré, qu’il était harassé de fatigue et dans l’impuissance absolue d’aller plus loin, et il termina par demander, comme une grâce spé ciale, une chefnaie pour se restaurer, et, à défaut de lit, une botte de paille pour la nuit.

» Femme, vite des œufs et du lard, et des draps blancs au lit de notre Antoine qui couchera où il pourra. Nous ne tenons pas auberge, monsieur, ajouta le digne homme, en se tournant vers le voyageur : mais qui que vous soyez, veuillez vous considérer comme chez vous dans la pauvre maison du père Manhay. Commencez d’abord par vous asseoir à ma place, comme de juste, car vous êtes le maître ici tant qu’il vous plaira d’y rester. Quant aux braves gens que vous voyez, ce sont des voisins venus à la sizée. Chacun reçoit à son tour... La nuit vient tôt déjà, et le temps passe plus vite et plus agréablement quand on est réunis... Vous n’êtes donc pas de trop, au contraire. »

Dans la chambrée se trouvaient, entre autres, un ancien maître d’école, vieillard à tête blanche et à figure douce et intelligente ; un marchand de bestiaux, gros rougeaud, visant surtout à paraître un homme éduqué et entendu en beaucoup de choses ; un vieux berger, ayant ce ton sentencieux, cet air méditatif propre aux gens de sa profession. Le touriste se réjouit de se trouver en pareille compagnie, car il se dit qu’il jouerait de malheur s’il n’obtenait, de l’un ou de l’autre, des renseignements sur l’objet qui le préoccupait, c’est-à-dire sur la tradition du Cheval de Saint-Hubert. Son attente fut dépassée. Le vieil instituteur commença et délia la langue aux autres sizeurs, dont chacun raconta une histoire.

 

 

 

 

II

 

 

LE CHASSEUR FAROUCHE.

 

(Récit du maître d’école.)

 

 

« Tout le monde parle depuis des centaines d’années des prouesses du Cheval de Bon-Secours comme de faits réels et incontestables ; mais peu de gens savent quelle est l’origine de ce cheval merveilleux, que beaucoup même confondent, surtout du côté de l’Amblève, avec Bayard, la célèbre monture des quatre fils Aymon. Or, il existe sur le monastère de Saint-Hubert plusieurs vieux documents que j’ai eus dans les mains et où j’ai trouvé les choses que je vais avoir l’honneur de vous raconter.

Il faut d’abord savoir que Plectrude, vertueuse femme du puissant chef des Franks d’Austrasie, Pépin d’Herstal, possédait un manoir à Amberloup. Comme elle s’y rendait de son palais de Jupille, elle s’arrêta avec ses gens, pour prendre un repas sur l’herbe et faire sa prangère, à un endroit où avait existé, du temps des Romains, un fort appelé Ambra, puis Andage. Elle était assise seule sur un tas de pierres isolé, lorsqu’un écrit tomba du ciel à ses pieds. Ayant essayé vainement d’en comprendre le sens, elle consulta l’aumônier de son époux, le savant Bérégise. Celui-ci lui dit que l’écrit mystérieux renfermait l’ordre de fonder un monastère au lieu même où elle s’était reposée ; ce que Pépin se hâta de faire. – Une grande étendue de terre ne tarda pas à être défrichée par les moines, et à être couverte de riches moissons et d’habitants laborieux et honnêtes.

Mais la tranquillité de la nouvelle colonie fut tout à coup troublée par une troupe de jeunes seigneurs venus des bords de la Meuse pour chasser dans la forêt des Ardennes. Ils avaient à leur tête un parent de Pépin, appelé Hubert, originaire d’Aquitaine, et qui se distinguait par sa brutalité et ses exigences. Il rançonnait non-seulement les paysans, mais aussi les moines, pour subvenir à l’entretien de ses compagnons et de ses chiens.

Bérégise se plaignit au maire du palais ; mais il faut savoir qu’alors Pépin avait répudié Plectrude pour prendre une autre femme, hautaine et méchante, nommée Alpaïde. La concubine en voulait à l’épouse légitime et naturellement au protégé de celle-ci ; de sorte qu’Hubert et les siens, excités par Alpaïde, se mirent à molester de plus belle l’abbaye et les gens qui en dépendaient. Non content d’exiger des vivres, le Chasseur Farouche (c’est ainsi qu’on le désignait), monté sur un cheval noir aux quatre pieds blancs appelé Hora, et suivi d’une meute nombreuse, ravageait comme à plaisir les champs cultivés. Bérégise comprit que Dieu seul pouvait le délivrer d’un pareil fléau, et il le pria, non de frapper le jeune chasseur plus égaré que coupable, mais de le ramener au bien par un signe visible de sa toute-puissance.

Un jour donc qu’Hubert poursuivait avec acharnement un cerf de grande taille, celui-ci se retourne, vient droit à lui et fait reculer son limier plein de rage et son coursier bondissant. – Hubert voit entre les ramures de l’animal l’image lumineuse du Christ. Une voix d’en haut se fait entendre et lui dit que Celui qui donna sa vie et son sang pour l’humanité condamne sa conduite inhumaine à l’égard du pauvre laboureur. – Frappé du prodige, éclairé par la grâce, il met pied à terre, s’agenouille et s’écrie : « Seigneur Jésus, je me soumets à vous, comment dois-je expier mes fautes ? » Et la même voix répondit : « Édifie le monde par la sainteté de ta vie, et les deux instruments dont tu t’es servi pour faire le mal seront pour toi des titres à la reconnaissance des siècles à venir. Tu deviendras le patron des gens qui souffriront de la morsure des chiens, et ton cheval restera perpétuellement dans ces forêts et dans ces landes pour le service des descendants de ceux qui ont souffert par toi, et comme un témoignage vivant de ma présence en ce lieu et de la grâce que je t’octroie. »

À partir de ce moment, l’impétueux chasseur se transforma en un apôtre fervent. Il fit bâtir un ermitage à l’endroit où le cerf à la croix de feu lui était apparu ; la vie sainte qu’il y mena le fit appeler à l’évêché de Liège, et, après sa mort ses restes furent transférés à l’abbaye d’Andage qui désormais porta son nom.

La promesse divine faite à saint Hubert a été fidèlement tenue, comme le prouve le pouvoir qu’il a de guérir la rage et de faire apparaître son cheval, suivant sa volonté, partout où sa présence peut être utile.

Quant à l’endroit où s’est accompli le fait prodigieux que je viens de raconter, il est vraiment dommage qu’on ne le connaisse pas d’une manière exacte. On a prétendu longtemps que c’était la Converserie, entre la ville de Saint-Hubert et Champlon ; mais comme les habitants de Fays-les-Veneurs étaient jadis dispensés de toute redevance « à cause et en mémoire du blanc cerf miraculeux », dit un vieil acte, il n’est pas douteux que ce ne soit aux environs de ce village qu’a eu lieu la conversion du saint protecteur de nos contrées.

– Ainsi, dit le voyageur, quand le maître d’école eut fini son récit, où la légende du patron des Ardennes avait été présentée d’une manière si neuve et si originale, – ainsi, il y a réellement des gens qui non-seulement ont vu le Cheval de Bon-Secours, mais qui ont été à même de recevoir de lui des services ?... Je serais bien curieux de connaître quelques détails à ce sujet.

– Oh ! s’écria le maître de la maison, le berger Linard pourra vous satisfaire : il connaît là-dessus une belle histoire.

– Belle, je ne dis pas, interrompit modestement le berger ; mais ce que je puis assurer, c’est qu’elle est véridique depuis le commencement jusqu’à la fin. Mon grand-père, qui y a joué le principal rôle, n’aurait pas menti pour un troupeau de mille bêtes grasses. Du reste, la Fondation est là, on peut la voir.

– Houp ! mon brave Linard, dit jovialement le vieil instituteur. Nous sommes aussi disposés à vous croire qu’à vous écouter. »

 

 

 

 

III

 

 

LE MARIAGE AU LIT DE MORT.

 

(Récit du berger.)

 

 

« À deux lieues d’ici, vers le Nord, se trouve, sur le ri d’Arbre-Fontaine, un moulin qui existait déjà il y a cent ans, et dont le propriétaire d’alors se nommait Pierre Lawarrée. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, qui avait du bien et faisait d’excellentes affaires. Cependant, il n’était pas heureux. Chez lui, la santé du corps était mauvaise, et celle de l’âme ne valait guère mieux sans doute, car, après avoir promis mariage à une innocente jeune fille, il avait fait son malheur, et celle-ci vivait misérablement avec son fils dans une chaumière près de Haute-Bodeux. Elle avait toujours été honnête avant cela, elle l’avait été depuis, de sorte que, loin de la mépriser, on la plaignait, et tout le monde, les hommes comme les femmes, jetait la pierre à Lawarrée.

On ne pouvait pas dire que ce fût parce qu’il aimait à vivre seul et était avare, qu’il refusait de tenir ses engagements, car il avait pris auprès de lui sa belle-sœur et un neveu, qu’il entretenait sur un pied grandement coûteux.

Cependant l’état maladif du meunier empirait de jour en jour, et bientôt il se trouva à toute extrémité. Sa belle-sœur lui faisait accroire qu’il n’avait rien de grave, et il n’était question ni de médecin ni de prêtre. Mon grand-père, qui servait chez Lawarrée, vit facilement de quoi il retournait...

Il s’agissait, pour cette femme intrigante, d’arracher un testament au moribond, et d’arriver à ce résultat en l’isolant de tout le monde, et surtout en ne le faisant administrer que lorsqu’il n’aurait plus assez de vie pour pouvoir revenir sur ce qu’il aurait signé.

Le garçon meunier résolut de déjouer ce plan ; il fit comprendre à son maître qu’il était réellement très-mal et qu’il ne devait pas tarder à se préparer à paraître devant son souverain juge. Lawarrée réclama à l’instant la présence du curé, qui se hâta d’accourir et jugea que le malade ne passerait pas la nuit.

Le premier soin du bon prêtre fut de rappeler à son pénitent qu’il avait, avant tout, une faute grave à réparer, – qu’à Haute-Bodeux vivaient une malheureuse créature qui attendait un époux, un pauvre enfant qui attendait un père...

Lawarrée, qui redoutait sa belle-sœur et qui l’avait instituée la veille son héritière universelle, lutta un instant contre cette nécessité ; mais le confesseur lui fit comprendre que quand même il viendrait à l’absoudre, Dieu, lui, ne l’absoudrait pas. Le meunier se trouva si bien pénétré de la sainteté du devoir qu’il avait à remplir avant de quitter ce monde, qu’il voulut que mon grand-père allât, dans la nuit même, chercher la mère et l’enfant.

« Ne perdez pas une minute, dit le curé au messager, car il n’a plus que quelques heures à vivre. Moi, je vais prier pour que Dieu vous ramène à temps. »

Le trajet était d’une lieue environ, mais on était au mois de mars ; pendant l’hiver, les hauteurs avaient été couvertes de neiges abondantes qui étaient à peine fondues ; de façon que les chemins étaient fort mauvais. Il fallait pourtant aller à pied, car le cheval du meunier s’était foulé la jambe, peu de jours auparavant.

Mon grand-père arriva tant bien que mal jusqu’au vallon du Bodeux. Mais là, il se trouva arrêté par un obstacle auquel il aurait cependant dû songer.

Le ruisseau qui arrose ce vallon était devenu une véritable rivière, mais une rivière rapide, fougueuse, effrayante. Il ne fallait pas songer à la traverser. C’eût été courir à une mort certaine. Il n’y avait pour lui d’autre moyen d’arriver à sa destination que de remonter le courant jusque près de sa source ou de le descendre jusqu’à son embouchure : c’était un détour considérable.

Le pauvre messager était désespéré. « Le maître sera mort à mon retour, se disait-il ; il y va pourtant du bonheur d’une âme au ciel et de celui de deux existences ici-bas. ».

Il se décida à prendre la hauteur pour arriver à la partie supérieure du torrent, près le Pré-Massin, où il espérait trouver un gué. Il allait entrer dans le petit bois de Reharmont, lorsqu’il entendit derrière lui un bruit qui lui fit tourner la tête.

Il se trouva en présence d’un superbe cheval, sans bride ni selle, qui s’approcha d’un air caressant, et se courba bien bas, bien bas, comme pour l’inviter à l’enfourcher. « C’est Dieu qui t’envoie ! » s’écria mon grand-père. Et il s’élança sur l’animal. Celui-ci, comme s’il savait où il devait conduire son cavalier, se dirigea au galop vers Haute-Bodeux, en droite ligne, traversa l’eau à la nage, et quelques minutes après il était à la porte de Catherine.

Mon grand-père expliqua en peu de mots l’objet de sa visite à la jeune femme étonnée. Elle se mit en croupe avec son enfant, et le cheval mystérieux se dirigea, rapide comme le vent, vers le moulin d’Arbre-Fontaine, où il déposa son triple fardeau et disparut, en poussant un hennissement qui ressemblait à un cri de joie et de triomphe.

L’esprit du bien l’emportait en effet ; quelques minutes après, dans une chambre qui offrait partout les images de la mort, avait lieu une bénédiction nuptiale ; et le meunier, presque aussitôt, rendait à Dieu une âme fortifiée et épurée par l’accomplissement d’un grand devoir. Il y eut ainsi un bienheureux de plus au paradis et deux heureux sur la terre.

Aussi Catherine et son fils, réhabilités et enrichis, voulurent-ils témoigner leur reconnaissance envers le grand saint Hubert qui les avait visiblement protégés, en envoyant son cheval Hora à leur aide. – Ils fondèrent, à cette occasion, la grande et belle chapelle de Reharmont. »

 Le marchand de bestiaux, qui semblait attendre avec impatience que le berger eût terminé son récit, s’écria que lui aussi connaissait une histoire sur le cheval de saint Hubert, mais, ajouta-t-il, « une histoire vraiment belle », ce qui parut blesser beaucoup l’amour-propre du berger, car il dit d’un ton assez bourru :

« Oh ! oh ! on sait que vous promettez toujours plus de beurre que de pain. Du reste, qui entendra jugera. »

 

 

 

 

IV

 

 

LES TAILLIS SANGLANTS.

 

(Récit du marchand de bestiaux.)

 

 

« À peu de distance de Salm-Château, sur la hauteur qui fait face à celle où se voit, à mi-côte, le joli hameau de La Comté, existait, dans les temps reculés, au lieu dit Bedinnes, un château dont le sol n’a guère conservé d’autres traces que des fossés presqu’entièrement comblés et quelques fondements de murailles, cachés sous le gazon.

Ce château avait jadis pour maître un seigneur fort mauvais, appelé Druon. La méchanceté faisait le fond de son caractère, et bien souvent le comte de Salm, qui était son supérieur, avait dû lui faire des remontrances sur sa conduite à l’égard des pauvres paysans des alentours. Il appartenait du reste à une vilaine race, et on racontait qu’un de ses ancêtres avait tué à l’autel le curé du Sart-Sainte-Walburge, parce qu’on avait commencé la messe avant qu’il fût présent, ce qui ne pouvait se faire, paraît-il.

La méchante humeur de Druon croissait avec l’âge, comme il arrive d’ordinaire, car le temps lui enlevait de plus en plus une qualité dont il s’était toujours montré très-orgueilleux.

Il avait passé pour le premier marcheur du pays, et il avait pu souvent, en chassant, faire douze lieues à pied sans éprouver la moindre fatigue. Mais depuis quelques années ses jambes s’étaient raidies, ses pieds étaient devenus lourds et difformes, et c’est tout au plus s’il pouvait, appuyé sur une canne, arriver au bout de sa drève. Il n’aimait pas à être vu ainsi cheminant d’une manière pénible, et dans chaque individu qu’il rencontrait il voyait un moqueur.

Un jour qu’il passait à côté d’un pré où se trouvait une jeune vachère appelée Laïde, il entendit de bruyants éclats de rire. Il s’imagina qu’il en était l’objet et jeta un regard terrible vers la pauvre fille qui ne pensait pas à lui et riait des paroles que lui adressait, de derrière une haie, son prétendu, Lambiet Lelièvre.

Cette circonstance jeta Lambiet dans une très-grande inquiétude, car lui et Laïde étaient de condition servile, et, d’après la loi de ce temps-là, ils ne pouvaient se marier qu’avec la permission de leur seigneur. Aussi le jeune homme se promit-il de désarmer celui-ci par quelque cajolerie, à la première occasion. L’ayant rencontré peu après qu’il se traînait et soufflait à faire pitié, il l’aborda respectueusement et lui dit qu’il devait être bien malheureux d’en être réduit là, lui qui n’avait jamais eu son pareil à la marche. À sa grande surprise, il fut accueilli par des paroles de colère et même menacé de coups de bâton. Effrayé, il se mit à jouer des jambes avec une célérité extraordinaire, ce en quoi le baron de Bedinnes vit l’intention de le narguer, de sorte que sa fureur fut au comble.

Aussi fut-ce en tremblant que Lelièvre, à quelque temps de là, se vit accosté par lui. Il avait un sourire sinistre :

« Tu es un fameux coureur, à ce que j’ai pu voir, dit-il, et tu justifies pleinement ton nom. Attends-toi à ce que je te mette bientôt à l’épreuve. »

Le jeune paysan se confondit en protestations de dévouement ; il jura qu’il marcherait trois jours et trois nuits durant s’il le fallait pour obliger un maître qu’il aimait et respectait par-dessus tout. Il crut l’avoir calmé par là.

Messire de Bedinnes avait assisté jadis à une fameuse bataille où il se vantait de s’être fort signalé. Il y avait de cela un quart de siècle. Le jour anniversaire de cette bataille, il résolut de donner un grand festin auquel il invita plusieurs vieux compagnons d’armes qui ne valaient guère mieux que lui.

Comme il semblait, à l’approche de cette fête, beaucoup de meilleure humeur que d’habitude, Lelièvre résolut de profiter de la circonstance pour aller lui demander l’autorisation dont il avait besoin pour se marier...

Le vieux coquin, lorsqu’il le reçut, avait l’air fort affairé. Il l’écouta d’une oreille distraite, eut l’air de n’attacher à la chose aucune importance et se hâta de congédier le solliciteur. En réalité il n’avait pas répondu affirmativement. Mais il n’avait pas non plus refusé, et Lambiet crut pouvoir passer outre en vertu du proverbe : « Qui ne dit rien consent. » Il alla donc trouver son curé, affirma qu’il était en règle et fut marié le jour même où il devait y avoir fête au manoir.

Au beau milieu de la noce apparut un domestique du baron qui vint dire au nouveau marié que son maître le mandait à l’instant même. Lambiet se rendit au château, plus mort que vif.

Il est introduit dans un cabinet attenant à la salle du festin. Peu après entre le sire de Bedinnes, les yeux étincelants de fureur :

« Je vois à ta pâleur et au tremblement qui t’agite que tu comprends la gravité de ta position. Serf, tu ne pouvais contracter mariage sans y être autorisé par moi. Cette autorisation, tu ne l’as pas obtenue, et tu as fait accroire au ministre de Dieu que je te l’avais accordée... Rebelle, imposteur et sacrilège ! Voilà les noms que tu mérites. »

Lelièvre voulut balbutier quelques explications. Le châtelain lui imposa silence et continua :

« Je puis, à mon gré, t’envoyer à la potence ou te faire pourrir dans un cachot. Mais en considération du jour que je fête et des hôtes qui sont là à ma table, je me montrerai clément envers toi. J’ai oublié de me munir de vin d’Espagne et il m’en faut absolument pour boire à la santé de l’Empereur à la fin du repas, sur le coup de onze heures. Il en est sept. Tu as donc quatre heures devant toi.

– Oh merci, merci, vénéré seigneur. Où dois-je aller ? s’écria le malheureux dont le cœur bondissait de joie.

­– Le sire de Montaigu, mon parent, a d’excellent xérès. Prends ce billet, mets-toi en route, fameux coureur, et songe à être ici à l’heure que je t’ai indiquée.

 – Montaigu-sur-l’Ourte ! Mais, messire, c’est à plus de cinq lieues d’ici, les chemins sont mauvais, la nuit va venir... Si même j’étais monté sur votre meilleur cheval il me faudrait presque six heures pour l’aller et le retour.

– On dit de toi, dans le pays : Il court comme un lièvre ! Or, le lièvre va plus vite que le cheval.

– Messire, ce que vous me demandez est impossible ; personne, je pense, ne serait capable de le faire. »

Le baron, à ces mots, poussa le jeune homme vers la fenêtre donnant sur la cour extérieure, et lui montrant, entre deux archers, une jeune fille qui traversait en pleurant cette cour, il lui dit :

« Voilà ta femme que j’ai fait arrêter, selon mon droit. Si tu n’es pas ici à onze heures sonnant, eh bien ! pour ton châtiment et pour l’exemple de tes pareils qui seraient tentés de t’imiter, elle subira... »

Et le misérable parla à voix basse d’un supplice qui glaça le cœur du pauvre garçon et lui fit dresser les cheveux sur la tête. Quel était-il ? On raconte différentes choses à cet égard ; elles sont les unes et les autres si vilaines que je ne veux pas les répéter.

Lambiet se livra à toutes les supplications imaginables : le baron se borna à lui dire qu’il perdait son temps inutilement et se retira après avoir prononcé ces paroles :

 « Ici, à onze heures, avec le vin commandé, ou il en sera comme je l’ai dit : je le jure par mon patron ! »

L’infortuné sortit, fou de douleur et de désespoir, et se mit en route à tout hasard en se disant :

« Montaigu !... À moins que Dieu ne fasse un miracle pour la honte du scélérat, je mourrai bien sûr en route. Tant mieux, et puisse ma pauvre Laïde ne pas me survivre. »

Après une heure de marche haletante, pendant laquelle il avait fait plus de deux lieues, Lambiet dut s’arrêter. Il se trouvait dans un endroit complétement solitaire, et pourtant un bruit de pas vint frapper son oreille. Peu d’instants après parut devant lui un personnage vêtu comme un honnête paysan et accompagné d’un animal dont il ne put d’abord bien distinguer la forme.

L’inconnu lui dit :

« Je vous ai vu venir de loin, camarade. Vous couriez comme un perdu. Êtes-vous donc si pressé ?

– Je le suis tellement, répondit le jeune homme, que je n’ai pas même une minute pour causer avec vous. Je vais me remettre en marche ; bonsoir.

– Arrêtez... Ah ! quelle chance vous avez de me rencontrer ! Je puis vous tirer d’embarras ; il ne s’agit que de s’entendre. J’ai ici un coursier qui, tout petit qu’il est, vous transportera en une heure à Paris ou à Vienne.

– Voyons, dit Lambiet avec curiosité. Ah ! Je comprends... tu es un chevalier du Vert-Bouc... arrière, misérable tentateur ! »

Et là-dessus il fit le signe de la croix. Il avait à peine eu le temps de toucher son épaule droite et de prononcer « ainsi-soit-il, » que l’homme au bouc avait disparu dans un tourbillon qui s’était élevé comme par enchantement.

L’époux de Laïde allait reprendre son élan vers Montaigu, lorsqu’une pensée soudaine frappa son esprit.

« Le génie du mal est venu sans être appelé, se dit-il, pourquoi le génie du bien ne viendrait-il pas si je l’appelais ? Pourquoi saint Hubert ne m’enverrait-il pas son cheval, comme Satan m’a envoyé son bouc ? J’ai toujours été honnête homme et bon chrétien, je viens encore de le prouver à l’instant même ; et ma pauvre Laïde est un ange de bonté et de vertu. »

Et il s’agenouilla et pria avec ferveur.

Aussitôt il vit un cheval accourir, rapide comme le vent, et s’arrêter devant lui. Il était noir et avait les quatre pieds blancs, comme Hora. Pourtant Lelièvre, rendu méfiant, se demanda si ce n’était pas une nouvelle ruse du Malin. Mais, s’étant signé, il vit l’animal rester immobile, et ille monta sans hésiter...

Il ne faut pas croire que la menace du châtelain de Bedinnes ne fût pas sérieuse. Il était, au contraire, bien décidé à tenir parole. Aussi, à l’approche de onze heures, l’ivresse ayant excité encore ses instincts pervers, il allait donner l’ordre d’exécuter l’affreuse sentence, lorsqu’il vit la porte de la salle s’ouvrir avec fracas, et Lambiet s’avancer vers lui, porteur d’un lourd panier qu’il déposa à ses pieds en disant :

« Voilà, messire, les vingt-cinq flacons de vin que m’a remis pour vous le sommeiller du comte Gérard de Montaigu. »

Bedinnes regardait alternativement le panier et le messager et semblait frappé de stupeur. Les convives paraissaient intrigués au plus haut point.

À la fin il s’écria :

« Tu n’as pas été à Montaigu, ce n’est pas du vin d’Espagne que tu m’apportes là... Malheur à toi, audacieux imposteur ! »

Mais déjà ses hôtes avides avaient cassé le goulot de plusieurs flacons et empli les coupes.

« C’est du xérès ! s’écrièrent-ils. Il n’y a dans tout le duché de Luxembourg que le seigneur de Montaigu qui en ait de pareil. »

Druon paraissait de plus en plus bouleversé.

« Alors, dit-il en s’adressant à Lelièvre, tu as usé de sorcellerie, infâme païen.

– Pas le moins du monde, répondit le jeune homme ; mais, pour dire vrai, j’ai rencontré en route un cheval perdu, dont j’ai naturellement profité... Il est encore dans la cour, vous pouvez le voir.

– Ah ! tu as trouvé un cheval ! exclama le châtelain soudainement radouci. Il ne doit pas être sans valeur pour avoir été si vite... Tant mieux, puisque j’ai le droit de le confisquer. Je t’avais pourtant imposé la course à pied, et je pourrais à la rigueur... Mais je veux me montrer généreux. Fais mettre l’animal dans mes écuries, reprends ta femme et que le diable vous emporte l’un et l’autre. »

Lorsque le vin d’Espagne fut bu, on songea à la retraite, et ordre fut donné de tenir les chevaux prêts. Le maître de Bedinnes fit seller également celui amené par Lambiet, voulant faire la conduite à ses hôtes jusqu’au bout de l’avenue et curieux d’ailleurs d’essayer la noble bête qui venait de lui échoir à si peu de frais.

À peine Druon s’était-il séparé de ses amis, que sa monture, docile jusque-là, se mit à faire de nombreuses cabrioles ; puis, tout à coup, elle prit un galop effréné, en dépit des efforts de son cavalier, et traversa monts et vaux, en dehors de tout chemin frayé.

Les gens du château qui avaient assisté à cette scène ne s’en inquiétèrent guère, aimant peu leur maître et s’attendant d’ailleurs à le voir revenir d’un instant à l’autre. Cependant la nuit se passa et il ne reparut pas.

Au point du jour, son intendant ordonna une battue. On suivit les empreintes laissées dans le sol et on parvint à un bois situé à un quart de lieue au-delà de la Salm. Là on vit des branches foulées, brisées, ensanglantées. On pressentit un affreux malheur.

En effet, un peu plus loin, on trouva les restes mutilés, informes, du sire de Bedinnes ; mais toute trace de cheval avait disparu.

Comme, longtemps après, on reconnut que le sang qui souillait les arbres ne s’effaçait pas, ils furent simplement abattus et brûlés par ordre des héritiers du baron. Cependant ceux-ci finirent par comprendre la véritable signification de ce phénomène, et ils résolurent d’élever un monument pieux pour obtenir la miséricorde du Ciel en faveur de leur parent. Ils firent donc rebâtir l’église du Sart-Sainte-Walburge, à la fabrique de laquelle ils cédèrent, en outre, le moulin à farine de ce village.

Quant à l’endroit où Druon avait trouvé son juste châtiment, il se trouve entre les ruisseaux de Besche et de Guisagne, qui forment, avec le Golnai et la Ronce, la jolie rivière de Salm. Aujourd’hui encore, ce lieu s’appelle les Taillis Sanglants. »

Dès que le marchand de bestiaux eut fini de parler, il regarda le berger d’un air dont celui-ci comprit la signification, car il dit aussitôt :

« Oh ! vous êtes plus beau parleur que moi... Vous avez tant roulé !... Puis il s’agit dans votre histoire d’un baron et d’une église, tandis que dans la mienne il n’y a que des paysans et une chapelle. Mais tout ce qui reluit n’est pas or. D’ailleurs, je n’ai jamais entendu dire que Hora eût fait du mal à personne.

– Quant à cela, Linard, vous vous trompez, interrompit le père Manhay. Il est connu que s’il favorise les bons, il sait aussi punir les méchants. Et c’est naturel : la récompense des uns en ce bas monde a le plus souvent pour conséquence la punition des autres. Je sais aussi une légende sur Hora... Mais voilà qu’il est près de dix heures... Il est vrai qu’elle n’est pas longue... »

Un des assistants entonna ce refrain que toute la chambrée répéta en chœur :

 

        Contez toudi, nos deux oreies

        Po v’houter sont tot longu’ dresseies.

 

« Je vais donc avoir l’honneur de clôturer notre sizée », dit le père Manhay d’un ton grave et recueilli.

 

 

 

 

V

 

 

LE ROCHER DE ROMPT-LE-COU.

 

(Récit du père Manhay.)

 

 

« En allant de Viel-Salm à Grand-Halleux, on passe entre deux magnifiques rochers situés en face l’un de l’autre. Celui de la rive droite s’appelle le Hourt, celui de la rive gauche Rompt-le-Cou. Le second de ces noms est clair pour tout le monde. Quant au premier, il paraît qu’il signifie, dans la vieille langue du pays, « amas, échafaudage ». Et, en effet, cette montagne se compose de gros blocs, dit poudings, placés les uns sur les autres.

Le plus curieux de ces deux rochers est certainement le Rompt-le-Cou. Il avance dans la rivière sa masse énorme battue par les eaux torrentueuses de la Salm. À son sommet se trouve une espèce de retranchement d’une grande étendue, formé d’un mur sans ciment avec un fossé à l’intérieur. On y a découvert des fragments d’épées, des pointes de javelots, de vieilles monnaies, ce qui achève d’indiquer un ancien camp.

L’an passé, me trouvant à Hourt, mon hameau natal, un monsieur qui ressemble tellement à celui que voilà qu’on le prendrait pour lui ou tout au moins pour son frère jumeau, l’appelait « un nouveau Leucade », et raconta devant moi que « du temps du dieu Odin », on y faisait des sacrifices humains : les captifs étaient renfermés dans l’enceinte dont j’ai parlé, puis lancés dans le précipice. Les vieillards s’y jetaient volontairement pour échapper à la déesse de la mort et rejoindre leurs dieux dans « le Walhalla ». (J’ai eu bien de la peine à retenir tous ces diables de noms !) Il expliquait ainsi la qualification de Rompt-le-Cou. Je n’ai pas voulu le lui dire, mais il se trompait. La véritable origine de ce nom, la voici :

Il y avait dans le vieux temps, à l’endroit où est aujourd’hui Ennal, une riche ferme appartenant à l’abbaye de Stavelot qui fit opérer en ces endroits les premiers défrichements. Elle était exploitée par un certain Grémont qui avait une fille unique appelée Odette, dont on parlait comme d’une merveille : elle avait, paraît-il, à elle toute seule assez de qualités pour faire dix femmes parfaites : elle était belle, vertueuse, grande, forte, pleine de courage, instruite, etc., etc.

Tout cela attira l’attention d’un certain personnage d’origine étrangère, appelé Wulfart, qui habitait, sur la hauteur de Dairomont, une tour où il vivait en véritable loup. On prétendait même qu’il n’avait pas seulement la laideur et le caractère de cet animal, mais qu’il n’existait comme lui que de rapine, bien qu’il se donnât pour noble et riche. Obtenir Odette en légitime mariage, il ne devait pas y penser. Il résolut donc de l’enlever à la première occasion. Celle-ci ne tarda pas à s’offrir.

L’époque était venue où le tenancier Grémont avait coutume de payer le loyer de sa ferme. – Par une belle après-dînée il monta à cheval, mit sa fille en croupe, attacha devant lui, à la selle, une sacoche de cuir remplie d’argent, et se dirigea sur Noirefontaine, la maison de plaisance du prince-abbé, qui y séjournait en ce moment. Mais arrivé là, on lui dit que Son Altesse était absente et ne rentrerait que très-tard. Il attendit longtemps, et le prince ne paraissant pas, il se décida à partir en remportant ses écus.

S’il n’avait pas fait nuit, il aurait pu voir un homme à cheval, armé jusqu’aux dents, embusqué à l’entrée d’un petit bois qu’il devait traverser.

C’était ce scélérat de Wulfart, qui, à l’approche du fermier, fut d’autant plus content qu’il vit le sac et entendit le bruit des espèces qu’il contenait. Il se promettait ainsi une double aubaine.

Le voilà en présence de Grémont et de sa fille. Il sort de son immobilité, lance sa monture contre la leur et frappe en même temps celle-ci en plein poitrail. La manouvre était habile, car la pauvre bête s’abattit et entraîna dans sa chute ceux qu’elle portait.

Cependant le fermier, homme robuste, se relève aussitôt, s’empare d’un rondin qui se trouve par bonheur à sa portée et se rue sur l’agresseur, qui venait de mettre pied à terre et saisissait déjà Odette pour s’enfuir avec elle.

Un combat inégal s’engage entre les deux hommes ; bientôt le pauvre fermier tombe blessé mortellement, en poussant un cri de douleur à l’idée de voir sa fille sans défense livrée à Wulfart, car il a reconnu le misérable.

Au même moment, on entend au loin un hennissement dans l’espace, un galop précipité sur la bruyère...

Le bandit effrayé enfourche sa monture et se jette dans le bois.

Odette voit apparaître un cheval qui vient à elle avec douceur, lui lèche les mains, se courbe... Que faire ! En restant, elle ne pourra rien pour son père et tombera infailliblement aux mains du ravisseur. En s’éloignant elle a un double espoir.

Elle saute donc sur le noble animal, après avoir eu soin de s’emparer de la sacoche. Son coursier s’élance de lui-même dans la direction qu’elle doit prendre pour regagner Ennal. Wulfart, furieux de voir sa double proie lui échapper, s’élance à son tour.

La course est vertigineuse, effrayante, désespérée de part et d’autre ; et on est en dehors de toute voie battue !

Tout à coup le cheval d’Odette s’arrête court, l’infortunée pousse un cri de terreur auquel répond un cri de joie sorti de la poitrine du brigand.

Elle se trouve au bord d’un immense précipice. Devant elle s’ouvre la vallée de la Salm, et derrière s’avance, s’avance de plus en plus l’exécrable assassin. Il l’a atteinte, il tend le bras pour la saisir... Elle lui échappe, mais la bourse lui est restée dans la main. Furieux, il éperonne sa monture en voyant celle d’Odette reprendre son élan. La jeune fille s’aperçoit que le sol va lui manquer. Elle ferme les yeux devant l’abîme où elle s’attend à tomber brisée. Quelques secondes se passent dans une angoisse terrible... Elle se sent doucement balancée, puis violemment secouée ; des étincelles l’éblouissent. Elle regarde... Qu’on juge de sa surprise : Elle est étendue sur le gazon, de l’autre côté de la vallée, au sommet du Hourt. – Plus de cheval ! – Mais un hurlement sauvage, un bruit sourd retentissent. Elle se retourne... C’est Wulfart, qui, tenant toujours son sac à la main, vient de rouler le long du rocher et s’engloutit dans la rivière bouillonnante...

Comme preuve à l’appui de cette légende, nous avons, à la cime du Hourt, sur un énorme bloc de pierre, deux empreintes de pieds de cheval parfaitement distinctes. Mais ce n’est pas tout : on raconte que chaque année dans la nuit du 12 au 13 novembre, l’affreux Wulfart revient au pied du Rompt-le-Cou. De minuit à une heure, il parcourt la rivière à la poursuite d’une ombre de femme et d’une sacoche qu’il ne peut atteindre. Des centaines de personnes l’ont vu. – Je suis curieux de savoir si on le verra encore, maintenant que le Rompt-le-Cou, entamé par la mine, va livrer passage à un chemin de fer ?

– Hélas ! dit le voyageur – brusquement arraché au monde merveilleux où il vivait depuis deux heures, – les légendes sont des oiseaux amis de l’ombre et du silence : les railways, les grandes routes, les font envoler vers des régions d’où ils ne reviennent plus. Le temps n’est peut-être pas éloigné où le Cheval de Bon-Secours quittera vos contrées ; vos enfants s’en gausseront, et vos petits-enfants auront même perdu sa souvenance.

– Ce serait dommage, monsieur, reprit le vieux maître d’école, car cette antique croyance tient encore au cœur de bien des gens, dans les hautes Ardennes, et du moment qu’elle ne nuit à personne...

– Oh ! je comprends d’autant mieux vos regrets, que c’est précisément le Cheval de Bon-Secours qui m’a conduit ici, – sans doute pour entendre son histoire et la répéter. »

Là-dessus le touriste se sépara des sizeurs et des sizeuses, chez lesquels ces dernières paroles avaient fait naître une surprise que le lecteur ne partagera certainement pas.

Le lendemain, lorsqu’il voulut défrayer son hôte, le bonhomme lui dit, pour toute réponse, en souriant malicieusement :

« Quand vous reviendrez, vous m’apporterez une image... Celle du Juif-Errant ou de Roulard-le-Toucheur... avec ou sans la complainte. »

 

 

 

Marcellin LA GARDE, Les bords de la Salm, 1866.

 

 

 

 

 

 

 

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