Femme et femme

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jean LANDER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Madeleine était dans la grande cheminée avec ses trois enfants ; le plus petit était sur ses genoux et les deux autres à ses côtés, accroupis sur sa jupe et presque dans la cendre d’un feu de genêts à demi éteint ; une petite chandelle de résine brûlait dans une pince de fer fixée dans l’intérieur de la grande cheminée. Madeleine et ses enfants s’étaient chauffés en silence. Tout à coup l’aîné, qui avait douze ans, lui dit :

– Ma mère, où donc est notre père ?

Madeleine pâlit en regardant l’enfant.

Jamais encore l’enfant ne lui avait dit : – Où donc est notre père ? et le coup que cette question lui porta au cœur fut affreux. Voyant qu’elle ne répondait pas, l’enfant ajouta :

– Il n’est pas mort, puisque nous prions pour qu’il revienne. Les autres marins, ajouta encore l’enfant, reviennent des pays qui sont de l’autre côté de la mer, et lui ne revient jamais comme les autres matelots.

– Et, reprit le plus jeune, assis sur les genoux de sa mère, nous n’avons pas des joujoux de l’Amérique, comme les autres qui vont à l’école.

Pendant que les enfants parlaient ainsi, Madeleine pleurait avec une si grande abondance de larmes, que les enfants la prirent tous les trois par le cou pour l’empêcher de pleurer, et voyant qu’ils ne le pouvaient pas, ils se prirent à pleurer aussi, en criant comme si leur mère les avait quittés.

Tandis qu’ils pleuraient ainsi dans les bras les uns des autres, on frappa à la porte, et comme il était nuit, et qu’elle était fermée, Madeleine se dégagea des bras de ses enfants, et, s’étant levée, elle fut ouvrir.

Ce fut un prêtre qui entra, et, voyant que la mère et les enfants pleuraient, il s’assit dans le coin de l’âtre, sur un banc de bois qui s’y trouvait, et attira avec vivacité deux des enfants autour de ses genoux, le troisième reprit sa place sur les genoux de Madeleine.

– Avez-vous encore de mauvaises nouvelles, Madeleine ? dit le prêtre.

– Non, monsieur le curé, dit Madeleine, il n’y a rien de nouveau ; mais Michel, que voilà, m’a demandé où était son père, et ça m’a fait pleurer ; et voyant que je pleurais, ils ont pleuré tous les trois, et c’est alors que vous avez frappé.

– Pauvre petit ! dit le prêtre, qui attira l’enfant encore plus près de lui. Tout en caressant les enfants, il ajouta, en parlant à leur mère : Je venais vous dire, Madeleine, de tout préparer pour recevoir ici votre jeune maîtresse, Mlle de Fenouilly. Elle vient d’épouser le comte de Mons et elle va arriver avec son mari. Ils comptent rester jusqu’à la fin de l’été. Elle a reçu ce domaine en dot, et elle sera chez elle ici.

– Je ne la reconnaîtrai plus, dit Madeleine : elle était toute petite quand elle a quitté le château, et moi, ajouta-t-elle, j’étais jeune fille ! Ah ! monsieur le curé !

Pendant ce court entretien, les trois enfants s’étaient endormis, les deux plus grands appuyés sur les genoux du prêtre, et le plus petit sur les genoux de Madeleine.

En les voyant ainsi, le prêtre et la mère se regardèrent et se parlèrent à voix basse.

– Monsieur le curé, dit Madeleine, ils m’ont demandé où était leur père, pensez un peu si ce n’était pas pour me fendre le cœur ; et comment leur répondre ?

– Ma fille, dit le prêtre, il faut dire la vérité à tout le monde et particulièrement aux enfants, et ne jamais laisser leurs questions sans réponses. Dites-leur donc, oui, dites-leur que leur père est esclave ; oui esclave, ma chère fille, car il est esclave véritablement. Ah ! oui, et il est dans un dur et humiliant esclavage ! Ils prieront pour sa délivrance, les pauvres petits, et détesteront son maître, et plus tard, peut-être, ils veilleront sur eux, afin de ne pas tomber dans la dépendance d’un maître si exigeant et si dur ; et puis, Madeleine, il faut qu’ils aiment et honorent leur père, et déplorent son malheur. Oui, parlez-leur ainsi en femme chrétienne et courageuse, et quand le père reviendra, car il reviendra, Madeleine, il sera reçu avec tendresse par ses fils ; il aura besoin d’être chéri et honoré, et il le sera. Le respect de ses enfants lui fera connaître toute l’étendue de votre tendresse, et il vous aimera comme vous le méritez, il saura que pendant son esclavage ses enfants ont prié pour lui.

Pendant que le prêtre parlait, les pleurs de Madeleine avaient redoublé, et son plus jeune enfant était bercé par ses sanglots.

Aux larmes amères du chagrin vient quelquefois se mêler le torrent plus doux des larmes que fait répandre l’espérance. La résolution d’une énergique et vigoureuse charité comblait le cœur de Madeleine d’une espérance très sainte ; elle était attendrie par son courage, de sa force naquit une douceur nouvelle.

– Je ferai ce que vous me dites, dit-elle au prêtre ; oui, monsieur Pontesbeau, je dirai aux enfants que leur père est en esclavage chez l’étranger, je le dirai aux autres et à tout le monde, les âmes chrétiennes sauront que c’est la vérité.

M. Pontesbeau dut, pour se retirer, se dégager de l’étreinte des enfants endormis, qui, tout en se frottant les yeux, l’accompagnèrent jusqu’à la porte. Là, il les bénit et prit congé de Madeleine.

 

Tout en déshabillant et berçant ses enfants, Madeleine pensait à cette jeune comtesse qui allait arriver bientôt, et passer dans ce vieux château les premiers mois de son bonheur. Elle l’avait connue enfant, et ces souvenirs remontaient à plus de dix ans. À cette époque-là, Mlle de Fenouilly était une petite fille rieuse et étourdie, très gâtée par sa mère, pour laquelle les caprices les plus bizarres de l’enfant étaient des ordres. On l’avait rendue délicate par des soins excessifs, et sa délicatesse avait ensuite rendu les soins excessifs nécessaires.

Mme de Fenouilly était chrétienne et catholique, mais le diable n’y perdait rien, car elle adorait sa fille. Elle considérait comme un devoir de premier ordre pour elle-même et pour quiconque était sur la terre, de faire les volontés de celle qu’elle appelait son ange.

À quinze ans cet ange n’était pas éloigné de se croire une déesse et se comportait en conséquence.

C’était avec des grâces charmantes et des sourires ravissants que Mlle Olga de Fenouilly témoignait ses petites exigences : ces exigences étaient si niaises, qu’on aurait pu les croire inoffensives. Mais avec le temps, et dans certaines circonstances, ces tyranniques niaiseries pouvaient devenir véritablement cruelles et désastreuses.

Mme de Fenouilly était de ces chrétiennes nulles et lâches dans lesquelles il n’y a plus place pour l’esprit de Dieu, et qui croient fermement et niaisement à leur perfection, parce qu’elles sont exemptes des fautes grossières dont le monde se scandaliserait, et qu’elles accomplissent les actes extérieurs d’une religion commode et facile. Allant à confesse sincèrement, pour obtenir le pardon de leurs petits péchés ; à la messe, pour remplir un devoir et montrer leur toilette, et communiant une fois l’an, pour l’exemple. De plus, le culte qu’elle avait pour sa fille la remplissait de cette douce persuasion qu’elle était la meilleure des mères, et que cette qualité la dispensait de tout le reste. Car enfin, pensait-elle, on n’est pas la meilleure des mères sans posséder de grandes vertus !

Mme de Fenouilly, adorant sa fille, se croyait dispensée d’adorer autre chose.

Quant à Mlle Olga, se voyant adorée, elle se croyait adorable. Là se réduisaient toutes les pensées qu’elle avait sur elle-même.

 

Je me suis souvent demandé quel monstre est l’amour-propre, en m’apercevant que, pour peu qu’il y en ait quelque part, le diable est satisfait, il ne nous chicane plus sur le reste, et nous laisse volontiers toutes les vertus du monde, pourvu que nous y mêlions un peu de cette graine.

Elle doit être abominable, cette graine, et contenir dans son germe les épanouissements possibles d’une horreur connue de Satan seul.

Œuvres de charité, œuvres d’esprit, piété, dévouement, abnégation, zèle pour la maison de Dieu, soin des âmes, tout est égal à Satan, et aucune de ces choses ne lui semble contraire à sa haine si une dose quelconque d’amour-propre s’y trouve mêlée : toutes les ruines sont possibles avec ce dissolvant.

Si quelque chose pouvait arracher des larmes de l’œil sans regard de l’exécrable bête, ce serait le spectacle d’une âme absolument exempte d’amour-propre.

La bête infâme supporte la vue des choses les plus sublimes, pourvu qu’une teinte d’amour-propre en ternisse l’éclat et lui permette d’en espérer la perte.

Quand Satan voit l’amour maternel, dévoué et aveugle, se couvrir d’amour-propre, il laisse l’amour maternel tranquille, sachant bien que le dévouement deviendra de l’idolâtrie, et que l’idole, un jour ou l’autre, exigera des sacrifices, peut-être des sacrifices humains ; peut-être que le cœur d’un homme saignera et que la fumée de son sang montera comme un parfum d’agréable odeur jusqu’à cette femme adorée par sa mère. À l’heure du sacrifice, Satan sera là, avec l’idole, et ce ne sera pas pour elle seule que le sang du cœur fumera. Ils seront deux !

 

L’amour-propre semble être l’espèce sous laquelle le démon cache sa substance.

 

Mme de Fenouilly, que l’amour-propre d’être la plus tendre des mères entretenait dans un zèle constant à faire de sa fille la plus charmante femme du monde, vivait dans une paix parfaite. On n’est pas la plus charmante femme du monde sans avoir un peu de religion, de musique et de littérature. Si je mets ici la religion en première ligne, c’est que Mme de Fenouilly était catholique, et que sa fille, en somme, avait appris le catéchisme.

Mme de Fenouilly suivait la messe dans un petit livre de prières où elle se trouvait en abrégé, et un jour qu’une amie lui disait :

– Vous ne lisez donc pas l’évangile ?

Mme de Fenouilly répondit :

– Je sais cela sur le bout du doigt. Nous lisions cela, ma chère, tous les jours en pension.

Sur quoi Mlle Olga s’écria à son tour :

– Et moi donc !

Voilà pour la religion.

Quant à la littérature, Mme de Fenouilly avait lu de tout, et Mlle Olga de presque tout.

Restait la musique.

Ces dames étaient de première force. C’était chez elles le prétexte de l’admiration, du sentiment et de tout ce qui peut manifester un esprit élevé, une âme tendre, un cœur compatissant. Le nom des grands maîtres leur était connu, et elles savaient par cœur toute la musique moderne. Ajoutez à cela qu’en petit comité elles chantaient les chansons des rues, seulement pour rire.

Mmede Fenouilly avait l’habitude de dire que l’amour-propre bien placé est une excellente chose, et une chose très nécessaire à la conduite de la vie.

Elle avait placé le sien dans l’amour maternel, et croyait l’avoir placé aussi bien que possible.

 

L’amour-propre bien placé paraît à beaucoup de gens une chose admirable.

Mal placé, on ne sait pas ce qu’il serait.

Je remarque que tous ceux qui en ont se flattent toujours de l’avoir mis au bon endroit.

Je n’ai encore rencontré personne qui m’ait dit :

– J’ai si mal placé mon amour-propre, que cela en devient embarrassant et désastreux.

Quoi qu’il en soit, l’amour-propre de Mme de Fenouilly était extrêmement flatté dans la personne de sa fille.

Il y a des questions terribles que se posent les mères chrétiennes quand elles se trouvent en présence d’une femme de vingt ans qu’elles ont formée.

Elles pensent :

– Peut-elle maintenant me quitter, peut-elle fonder et diriger à son tour une famille ? Sera-t-elle le soutien, l’aide et l’honneur de l’homme qui la choisira ? Sera-t-elle soumise et aura-t-elle le cœur fort ? Lui ai-je vraiment enseigné la sagesse ? La grâce et l’amabilité de sa personne auront-elles pour soutien le dévouement ? Aux jours d’épreuves, sera-t-elle forte ? Et aux jours de la joie sera-t-elle sage ? Va-t-elle rentrer dans la retraite de sa maison parée de modestie et de science divine ? Porte-t-elle dans son cœur un amour si grand que toutes les amours très saintes qui l’attendent y soient enveloppées et nourries, vivifiées et réchauffées comme aux rayons d’un soleil ardent ? Les trésors de son cœur seront-ils toujours abrités à l’ombre toujours fraîche d’une courageuse modestie ?

Peut-elle vraiment prendre charge d’âmes et présenter à Dieu des créatures faites à son image ?

Quand de semblables questions se posent en face d’une femme de vingt ans, la grâce charmante de sa jeunesse peut attendrir le cœur ou donner un redoutable effroi.

La mère qui peut, en présence de ces questions, embrasser sa fille avec confiance et se reposer de sa sollicitude, n’a pas eu d’amour-propre. Elle ne sait pas si sa fille lui fera honneur ; elle sait seulement qu’elle fera honneur à Dieu, et cela lui suffit.

 

Mme de Fenouilly ne se posait pas ces questions, elle les avait résolues.

Elle avait désiré pour elle-même que sa fille fût jolie, et elle l’était ; qu’elle fût élégante, riche, remarquée, spirituelle, aimable, et elle l’était.

Mme de Fenouilly présentait avec orgueil sa fille dans le monde ; enfin, et ceci était le dernier mot, elle pouvait prétendre à un beau parti. Or, pour Mme de Fenouilly, ce qui était le couronnement de l’œuvre, ce n’était pas que sa fille se mariât bien et fût heureuse, mais simplement qu’elle, Mme de Fenouilly, eût un gendre qui fît bonne figure, non pas dans l’intimité de la vie, sous le toit conjugal en qualité de mari, de père et de fils, mais dans le monde, en qualité de gendre.

Voilà quel était l’important ; il y allait de son amour-propre et, disons-le, de celui de Mlle Olga, car l’amour-propre n’est pas même l’amour de soi, l’amour-propre n’est pas de l’égoïsme, loin de là, il est dévoué et sait, quand il faut, sacrifier l’honneur et le bonheur.

Mme de Fenouilly se servait quelquefois d’un vieux mot français qui lui donnait je ne sais quel air de vieille noblesse :

– Il faut faire état de soi, disait-elle.

Les vrais catholiques de cœur et d’âme ne connaissaient pas ces dames, ne les rencontraient pas dans le bon sentier où ils ont coutume d’aller chercher la force, ni dans les chemins perdus où ils vont chercher des âmes.

Cependant, on aurait fort offensé ces dames si on leur avait dit qu’elles n’étaient pas catholiques. Du reste, le petit vernis catholique dont elles se faisaient gloire cachait en elles une ignorance absolue.

 

Il n’est pas rare de voir des femmes fort instruites de l’histoire ancienne, incapables d’une erreur de date ou de nom, ignorer absolument de cette même histoire tout ce qui se rattache à Jésus-Christ.

J’ai vu entre les mains d’une jeune fille un semainier où les jours étaient indiqués par Vénus, Vulcain, Mars, etc. Elle savait parfaitement toute cette histoire-là, et vous aurait très bien dit que Vénus était la mère des amours, et Mars le dieu de la guerre ; mais sa science n’allait pas jusqu’à vous dire le nom du saint du jour, et elle savait encore moins que le samedi est le jour de la Vierge, et le mardi le jour des anges. Son semainier lui aurait même paru ridicule s’il avait indiqué ainsi les jours, tandis que Vénus et Mars ne la choquaient point. – Cependant elle était chrétienne.

Ah ! que Mlle Olga en savait long à partir de Jupiter.

Quand Mlle Olga était demandée en mariage, Mme de Fenouilly examinait l’élégance du futur et son nom.

L’homme le plus honorable du monde lui eût paru indigne, s’il avait eu un nom vulgaire. Mais dès qu’une ombre de noblesse se montrait, Mme de Fenouilly inclinait à l’indulgence pour tout le reste. Elle tenait d’autant plus que sa fille épousât un noble qu’elle-même ne l’était point. Elle était redevable de son nom de Fenouilly aux persévérantes et habiles manœuvres de son mari, qui, ayant placé son amour-propre à avoir un de quelconque, avait renié le nom de son père, fort honnête homme d’ailleurs, qui s’appelait Gauchon, pour se faire appeler de Fenouilly, du nom d’une petite propriété, sise aux portes de Brive-la-Gaillarde. Le nom de ce pigeonnier lui parut plus noble à porter que celui de son père.

J’ai dit que l’amour-propre n’était point égoïste, certes non, ni avare. Le petit changement de nom avait coûté 10,000 francs à Mme Gauchon.

Quand M. de Mons demanda en mariage Mlle Olga, Mme de Fenouilly ferma les yeux sur une jeunesse peut-être un peu tapageuse et oisive. Elle ne voulut pas approfondir les raisons d’une ruine complète. Quant à la question de principes et de religion, elle déclara qu’un honnête homme est toujours bon chrétien. Il y avait bien, touchant M. de Mons, une certaine obscurité sur une somme de 60,000 francs. Mais, l’intervention d’une grande famille ayant réglé cette affaire, elle ne voulut pas commettre l’irrévérence d’examiner elle-même le fond des choses. M. de Mons, que Mme de Fenouilly appelait le comte – comme s’il n’y en avait point eu d’autre –, était homme du monde et du « meilleur monde », suivant l’expression consacrée par les petits journaux et adoptée par Mlle Olga.

Comment ne pas être flattée d’avoir enfin fixé ce cœur volage ?

Disons cependant qu’au moment de son mariage, M. de Mons fit un retour sincère sur lui-même. Il détesta véritablement sa vie passée. Il jeta même un regard vers la croix, se disant que les femmes chrétiennes devaient avoir des ressources profondes pour tirer un homme d’un certain abîme. Il vit d’un œil simple les erreurs et les horreurs de sa vie, il eut un sincère désir de tout réparer, dans la mesure du possible ; il fut accablé par le sentiment des fautes irréparables. Il se dit que certaines conséquences de ses désordres étaient impossibles à arrêter, impossibles à calculer, qu’aucun repentir, aucun zèle, n’était de force à conjurer les malheurs possibles, probables même. Il se dit que les individus, les fautes et les vertus s’engendrent les unes les autres, et que les générations sont épouvantables à contempler.

Il entrevoyait comme dans un songe horrible la population des bagnes et des prisons, presque toute recrutée parmi les enfants sans pères.

Et il se disait que tous cependant avaient un père et il se disait à lui-même : qu’as-tu fait du sang de tes fils ?

 

On parle légèrement des folies de jeunesse, elles font rire, et les hommes du meilleur monde en ont commis, il serait même ridicule dans un certain monde d’en être tout à fait exempt. Mais il arrive un jour où la foule va entendre avec épouvante, devant une cour d’assises, la cynique audace d’un assassin devenu célèbre et pour lequel l’échafaud se dressera. Il a vingt ans ! et pas de père. Combien d’aimables viveurs, en retournant de vingt ans en arrière, iraient sans frissonner, s’ils réfléchissaient sur eux-mêmes, entendre l’épouvantable horreur de cette vie ? De qui est le sang qui coule sur l’échafaud ?

Seulement il est convenu que cet homme, qui est né quelque part et qui meurt là, n’a pas de père.

Pas de père !

 

M. de Mons pensa un peu à cela et il pensa aussi que ce sont les femmes chrétiennes qui sont les mères de ces enfants sans pères, et qu’elles en sauvent un grand nombre. Il se dit aussi que les femmes chrétiennes qui sont les mères de ces enfants sans pères, ne sont pas celles qui les ont mis au monde.

Il trouva moins aimables les femmes charmantes pour lesquelles il s’était ruiné, quand il entrevit un instant les conséquences possibles de leur aimable étourderie.

Ces réflexions ne se présentèrent pas à lui sous leur aspect le plus terrifiant, il entrevit seulement que certaines choses avaient, quoi qu’on fît, du retentissement, et que l’humanité a quelque droit de demander compte aux hommes de leur vie.

Les générations sont épouvantables, elles coulent comme un torrent, rien ne les arrête, elles se perpétuent !

Je dis que M. de Mons eut un sincère regret, et en voyant Mlle Olga à la messe, il pensa naïvement qu’elle atténuerait ses fautes, que peut-être dans ses vertus il trouverait un baume, une consolation, une espérance, et qu’avec elle il restaurerait sa vie. Il salua plus bas celles qu’il appelait autrefois des nonnettes, il entrevit leur héroïsme et se dit que peut-être il leur devait quelque reconnaissance, il les appela réparatrices.

– Le petit hypocrite, disait Mme de Fenouilly à sa fille, il fait le bon apôtre !

Ces deux dames riaient sous cape, très flattées que M. de Mons prît la peine de mentir dans l’intention de leur plaire et pour leur être agréable.

Mais M. de Mons était sincère, et était loin de penser que deux femmes chrétiennes puissent prendre ainsi la vie passée et suspecter de cette manière ses résolutions présentes.

Il croyait que des femmes, vis-à-vis desquelles on est tenu à un certain langage, veulent que ce langage soit l’expression de la vérité et demandent à ce que la vie soit conforme aux principes. Il était loin de se douter que les désordres de sa vie passée flattassent dans les dames de Fenouilly un secret orgueil, un certain amour-propre étrange, et qu’à genoux en présence de Dieu, elles puissent encore sourire à la pensée des choses, qui, en ce moment, le faisaient frissonner.

Mlle de Fenouilly avait, du mariage, l’idée qu’il donne la liberté.

Les erreurs et les vérités se tiennent, s’enchaînent et se suivent, elles s’engendrent et se multiplient les unes par les autres.

Mlle de Fenouilly ne se demanda même pas quelle liberté elle prétendait trouver dans le mariage.

 

On embarrasserait fort certaines femmes qui parlent de liberté, en leur demandant de quelle liberté elles parlent.

Pour ma part, quand j’entends des femmes réclamer la liberté d’être médecins, avocats, notaires, soldats ou députés, je me demande pourquoi elles ne profitent pas de la liberté qu’elles ont d’être filles respectueuses et tendres, bonnes mères, épouses dévouées et sages. Ces choses-là, si elles sont prises au sérieux, laissent peu de loisir pour dresser des contrats, prononcer des discours et pratiquer le noble métier des armes.

Il est permis de penser que les femmes qui réclament des libertés nouvelles n’en profiteraient pas mieux que des libertés qu’elles ont, et qu’elles seraient notaires infidèles, mauvais orateurs et lâches soldats.

 

Sans aller trop loin dans les conséquences de ses pensées, Mlle de Fenouilly comptait sur le mariage, pour avoir la liberté. Pour le moment, le soin de son trousseau et les surprises de sa corbeille étaient ses seules préoccupations.

Malheureusement, la médiocrité ne garantit de rien. Mlle Olga avait refusé plusieurs prétendants, mais elle agréa le comte de Mons, Mme de Fenouilly ne trouvant pas qu’on pût lui rien reprocher.

Les affaires d’argent furent réglées, Mlle Olga se maria. Elle reçut une belle corbeille telle qu’elle la pouvait souhaiter, et le mariage fut célébré avec grand dîner, bal, etc.

Mme de Fenouilly présenta Mlle Olga, devenue comtesse, à toutes ses connaissances ; et, toutes ces choses étant accomplies, il ne restait plus à Mlle Olga et à M. de Mons qu’à être heureux.

Ce fut alors qu’ils résolurent de partir pour le château de Kermador, que Mlle Olga avait reçu en dot. Ils devaient passer là les premiers temps de leur bonheur, visiter leur terre et régler leur vie commune. Il s’agissait de meubler à neuf le vieux château, d’arranger les jardins et de mettre sur un bon pied les anciens serviteurs.

C’est pourquoi M. Pontesbeau, curé du village de Kermador, était venu prévenir Madeleine de l’arrivée de ses nouveaux maîtres.

La jeune et élégante comtesse allait aborder la terre de Bretagne où Madeleine, la femme du marin, l’attendait, berçant ses enfants et priant pour leur père.

 

La Bretagne porte dans ses parfums, dans son air, sous son ciel quelque chose de grave. Ses landes désertes semblent mystérieuses plutôt qu’incultes, et si on se rapproche de la côte, le bruit de l’Océan ajoute une majestueuse harmonie à la gravité du tableau.

Les animaux paissant laborieusement l’herbe courte de ses prairies semblent rêveurs. Si, vers le soir, ils se rapprochent en mugissant de leur étable, ils semblent, plus qu’ailleurs, conduits par une main invisible ; l’instinct ne suffit plus à expliquer leurs mouvements, et l’homme rêveur aussi s’étonne, en se souvenant de François d’Assise, d’avoir de tels frères et de ne pas les connaître mieux.

Quand les premières feuilles d’automne jaunissent le chemin et que le ciel bleu est encore chaud, déjà la vague gronde et se précipite avec une majesté plus redoutable. Les grands oiseaux viennent du large et s’abattent sur les rochers. Leur plumage argenté se détache sur ces masses noires et leurs cris perçants avertissent les pêcheurs de l’approche de la tempête.

Alors derrière les haies de genêts à fleurs jaunes, dont l’ombre déjà s’allonge au déclin du jour, on entend le joueur de cornemuse, qui, en gardant son troupeau, module des sons étranges, sauvages et doux, que le roulement de la vague accompagne ; une austère mélancolie saisit le cœur, l’écho que la cornemuse du pâtre interroge, redit son air d’une manière incertaine, comme le vieillard dont la mémoire affaiblie redit les phrases éparses des airs de sa jeunesse, ou comme la voix inexpérimentée de l’enfant qui essaye sa première chanson ; et quand une ombre plus profonde s’étendra sur la campagne et fera disparaître l’écume blanche des flots, un silence plus grave encore obligera au recueillement. Les croix de pierre éparses dans la lande se dresseront dans le souvenir, plus encore que devant les yeux.

Peu d’hommes à pareilles heures peuvent cependant se soustraire à cette impression étrange, redoutable et rassurante de se sentir créatures. Une confiance enfantine d’une douceur profonde accompagne dans le cœur l’étonnant amour que réveillent la présence du créateur, son silence, sa voix, sa douceur, sa magnificence, car voici que les cieux s’allument !

L’aurore, sur ces champs austères, se lèvera comme une couronne de jeunesse et d’espérance, les feux du matin réchaufferont, d’une chaleur plus ardente, ces prairies imprégnées de la senteur vivifiante des goémons. Aux feux du matin, l’Océan est bleu comme le ciel et sa frange argentée se meut dans une palpitation plus douce ; elle caresse dans une paix étrange les noirs rochers que naguère elle franchissait avec fureur, et nous voyons les ondes lointaines que le ciel touche à l’horizon se couvrir d’étincelles brillantes et resplendir comme un manteau de diamants. Ne semble-t-il pas que le soulèvement de ces ondes, leurs profonds replis, leur bruit, leur mouvement, leur splendeur cachent une vie puissante ?

Quelle majesté a pu jeter sur les épaules du monde un pareil manteau et dans les cieux une telle couronne ?

Celui qui a teint de rose les pétales de l’églantier, revêtu de satin blanc les lis des champs.

Celui en qui le cœur repose.

Si la fauvette, en s’éveillant tout à l’heure, s’élance d’un vol joyeux et chante sa chanson, qui donc l’enivre d’une joie si matinale et d’où lui vient tant de bonheur ?

La réponse est au fond du cœur, dans la paix qui l’inonde.

La réponse est dans le tintement qui s’envole du clocher de quelque village par-dessus les ondes profondes, par-dessus les fleurs et les champs.

Dans ces campagnes la vie est grave.

Le voisinage du Seigneur, qui se sent plus qu’ailleurs à cause de la magnificence, s’impose à la vie humaine ; l’homme cherche le sens et la portée de ses actes, il se demande compte à lui-même de ses jours, il sent que les actes extérieurs de la vie importent par le sens intérieur que l’âme leur communique, et que les paroles ont un sens profond.

Dans ces chaumières éparses sur la côte, si on lit, on lit les choses saintes. Leur magnifique concision, si admirable pour les esprits les plus hauts et les plus cultivés, se trouve aussi d’accord avec le langage sobre et énergique du paysan.

La profondeur se communique aux âmes simples par une infusion étrange.

Les paysans bretons ont une manière simple d’appeler les choses par leur nom, qui par sa profondeur épouvanterait les hommes du monde et peut-être les ferait réfléchir sur leur vie. L’énergie étrange, l’éloquence foudroyante de certaines paroles frappe au cœur, et ce n’est pas en vain qu’on parle un tel langage.

Le verbe importe à l’âme ; les paroles sont fécondes.

La fécondité de la parole est une des choses les plus effrayantes qu’il y ait au monde.

Ne voyons-nous pas aujourd’hui se lever de toutes parts les fils de la parole, et quelle effroyable germination ! D’un côté les fils de l’argot ; de l’autre côté les fils du langage académique, élégant, inconsistant, coulant, arrondi, fluctuant ; deux mondes sont nés de ces deux langages et nous voyons la génération du Verbe, ses fils, ses vrais fils de la parole, luttant entre ces deux masses avec toute l’énergie de leur cœur et de leur langage.

 

M. Pontesbeau était fils du Verbe, et parlait en vérité quand il disait qu’Étienne, le mari de Madeleine, était esclave.

Il était vraiment esclave, rien n’était plus vrai.

Aussi quand les enfants de Madeleine lui demandèrent de nouveau où était leur père, elle leur répondit :

– Il est esclave, mes fils, dans un dur et triste esclavage, priez pour qu’il puisse se sauver un jour des mains qui le retiennent captif, et, s’il revient jamais, recevez-le, et par votre respect et par vos soins, faites-lui oublier ses malheurs.

Les enfants, sans bien comprendre, imaginaient, au delà des vagues qui mugissaient et se dressaient sous leurs yeux dans les jours de tempêtes, un pays affreux où souffrait leur père enchaîné et malheureux.

Quand ils disaient aux matelots, aux ouvriers et aux paysans :

– Nous prions pour notre père qui est esclave chez l’étranger, – en vérité ils disaient vrai ; et les matelots regardaient d’un œil de compassion et de tendresse, et avec une admirable discrétion ils se bornaient à dire :

– Votre mère est une brave femme et une chrétienne.

La délicatesse de l’âme est indépendante de tout langage. Dès qu’elle est en question, peu importe l’inexpérience du discours ; si l’on ne peut parler, on saura se taire, et l’éloquence du silence remplacera l’éloquence des paroles.

Les paysans et les matelots savaient se taire, et ne trouvaient pas d’autre éloge pour Madeleine que de dire : « C’est une femme chrétienne. » C’était assez.

 

Pour combien de femmes du monde ce serait trop !

M. et Mme de Mons arrivèrent en bonnes gens simples qui veulent se faire aimer. Une cuisinière et une femme de chambre les accompagnaient, et Madeleine fut requise pour le gros ouvrage de la maison.

Mme de Mons parla à tout le monde avec une certaine affectation de simplicité, et en femme qui sait descendre vers les humbles et se faire toute à tous.

Malheureusement de telles vertus ne se peuvent feindre, et son orgueil s’accrut de toute l’humilité qu’elle montra ; se trouvant une vertu de plus, elle s’en estima davantage et ainsi repoussa les cœurs qu’elle voulait attirer.

Ceux que l’on appelle des gens simples ne se méprennent pas à la nature des sentiments qu’on leur montre. Le lapidaire le plus expérimenté ne distingue pas mieux le diamant du verre le plus grossier, que les simples ne distinguent les sentiments vrais des sentiments faux. Un merveilleux instinct de l’âme les avertit de la contrefaçon.

M. de Mons n’était pas assez simple, assez inculte pour avoir conservé la délicatesse de cet instinct, de ce tact ; aussi eut-il une véritable admiration pour sa femme et se fortifia-t-il dans sa résolution très généreuse de changer sa vie.

Mais aucune chose artificielle ne peut produire de fruits.

Mme de Mons désirait secrètement se mêler aux habitudes mondaines de son mari, bien plus qu’elle n’espérait le ramener à plus d’honneur et de droiture.

Après les premières occupations d’un emménagement de campagne, qui avait pour but de transporter Paris à Kermador, Mme de Mons résolut de visiter son voisinage. On pendit la crémaillère en grand appareil. Il y eut dîner, bal, souper, etc.

M. de Mons retrouva toute sa légèreté de beau viveur, il fut aimable, de cette amabilité un peu étourdissante qui ne ménage rien ; ses convives furent flattés, moqués, choyés, bernés, le tout avec tant d’adresse que chacun se crut seul le héros de la fête. Ce jeu amusa fort Mme Olga, et si elle eut jamais un vif attrait pour son mari, ce fut ce jour-là, bien qu’au fond elle eût été plus bernée que les autres ; M. de Mons n’ayant retrouvé tant d’élan que pour attirer l’attention de Mme de Forcadoc, la plus jolie, sinon la plus jeune de toutes les voisines accourues à la fête.

Mme de Forcadoc, qui n’était point de la première jeunesse, était en revanche d’une rare beauté, doublée d’expérience, fort mélancolique souvent, et l’âme désabusée, un peu superstitieuse et fort incrédule ; trop spirituelle pour admirer Voltaire, elle se prétendait néanmoins trop raisonnable pour croire en Dieu ; mais comme une femme qui ne croit à rien est en somme un assez vilain monstre, elle croyait ou feignait de croire aux farfadets, aux poulpiquets et aux cornicanets. Cette foi, qui n’obligeait les hommes de sa connaissance qu’à l’accompagner le soir pour la défendre contre les feux-follets et les apparitions, ne lui paraissait pas trop ridicule ; elle y voyait même une certaine grâce, et se faisait une parure de cette petite infirmité. Absolument comme certaines jeunes filles affectent de paraître myopes pour se rendre intéressantes.

Mme de Forcadoc, qui avait été élevée à Paris, et n’était sortie de pension que pour se marier et habiter la Bretagne, aurait bravé tous les farfadets, tous les poulpiquets et tous les cornicanets auxquels elle croyait si bien, et qu’elle redoutait tant pour retourner dans ce qu’elle appelait sa chère capitale ; elle ne paraissait craindre là aucun farfadet, ni aucun poulpiquet, ni aucun cornicanet, bien qu’elle se plût à dire qu’il y avait à Paris des feux-follets de plusieurs sortes.

Elle éprouvait, disait-elle, un grand plaisir à avoir peur.

Ces petites mièvreries, débitées d’un ton de fadeur et d’ennui, donnaient à penser aux sots que Mme de Forcadoc avait une nature ardente, et qu’elle se mourait étouffée dans les landes de la Bretagne.

Son mari, grand chasseur et gentilhomme campagnard dans toute la force du terme, visitait ses terres, courait le lièvre et la perdrix, promettant sans cesse de faire un voyage à Paris pour contenter sa femme, et sans cesse remettant le voyage, sous prétexte qu’il n’y a point de taillis sur la place de la Concorde, et que les hautes futaies sont rares dans la rue de Rivoli.

L’arrivée de M. et Mme de Mons fit que M. de Forcadoc dit à sa femme :

– Réjouissez-vous, ma chère, Paris est venu à Kermador.

Le fait est que M. et Mme de Mons avaient introduit à Kermador des choses qui ne s’y étaient jamais vues : de riches tapis, de belles tentures et toutes les recherches d’un luxe confortable, tout nouveau en Bretagne.

Mme Olga fit étalage de ses plus gracieuses toilettes. À ceci Mme de Forcadoc riposta par la richesse de ses dentelles. Mme Olga en fit venir de plus belles, sur quoi Mme de Forcadoc sortit ses diamants, en pleine rue, au grand soleil, et leur aurait fait courir les champs, plutôt que de ne point les mettre.

Dès que les femmes établissent entre elles des rivalités, il faut, comme aux courses de chevaux, qu’il y ait des parieurs, des enjeux et même des jockeys qui risquent leur vie à ce jeu.

L’amour-propre agit le premier, la jalousie vient ensuite, la haine suit de près, la vengeance ne tarde guère, et souvent le crime met fin au divertissement.

On s’intéressa bientôt à la rivalité de Mme Olga et de Mme de Forcadoc, chacun joua son rôle à ce jeu tout parisien. Mais tout l’intérêt du jeu se concentra bientôt sur M. de Mons, et les moins engagés se retirèrent de la partie, jugeant qu’il y aurait des dégâts. Chacun s’apprêta à voir les choses tout en cherchant à se garantir des inconvénients d’un voisinage trop immédiat, et les hommes qui admiraient le plus Mme de Forcadoc enjoignirent à leurs femmes de ne lui point ressembler.

Certes, je n’aurai pas le cœur de raconter ici les détails de cette affaire ; elle est fort connue, et rien au monde n’est plus vulgaire. Les romans modernes sont farcis de choses qui se débitent et se font en pareille occurrence, et si quelque chose au monde est commun, ce sont bien ces fades et féroces niaiseries desquelles sont remplis les livres du jour. M. Feuillet excelle à ces stupidités. Il y sait mettre toute la glu nécessaire à prendre les sots et les sottes, et cela lui rapporte des rentes plus considérables assurément que celles qu’il se ferait à l’innocent métier d’éleveur de lapins.

Le jeu commença par toutes sortes de fêtes, de grâces, de sourires et d’amabilité, et jusque-là chacun prit part à la partie ; quand on en fut aux mystères, les prudents se tinrent à l’écart, observant avec curiosité et préjugeant des résultats probables de la partie engagée ; pour un peu on eût ouvert des paris sur la question de savoir qui, de Mme de Forcadoc ou de Mme Olga remporterait la victoire.

M. de Mons, lui-même, était le prix du combat.

Mme Olga eut le tort de compter sur son droit, et crut qu’en le faisant valoir, elle aurait en définitive la dernière manche, fût-elle un peu endommagée dans la bagarre.

Elle avait entendu dire qu’il y avait des droits imprescriptibles, et quand elle essaya de les revendiquer pour de petites choses, en apparence insignifiantes, elle s’aperçut avec terreur que le droit n’était rien contre la force.

Elle essaya de reprendre de l’avance sur Mme de Forcadoc et ne le put. Pour parler le langage du jour, je dirai qu’elle avait été distancée de plus d’une longueur.

Si bien qu’un jour arriva où elle pleura pour la première fois.

Les premières larmes que répandent les femmes comme Mme Olga sont généralement accompagnées de toilettes en harmonie avec la situation. Elles choisissent aussi à leur chagrin un cadre convenable ; les grands arbres et le bord de la mer leur paraissent particulièrement destinés à recevoir la première confidence de leur peine.

Mme Olga aurait eu un livre de M. Feuillet à la main, qu’elle n’aurait pas suivi plus exactement le programme suranné de toutes les femmes blessées au cœur.

Elle pleura donc au bord de la mer, sous de grands arbres, et dans une toilette charmante, s’assit sur des tertres moussus, les pieds caressés par la vague, et finalement entra à toutes voiles dans la seconde partie du jeu, que j’appellerai le jeu de la Bête, et qu’on appelle le roman.

Kermador offrait, pour ce triste et redoutable jeu de la Bête, un splendide décor.

Ce vieux manoir avait autrefois abrité de ses épaisses murailles la vie patriarcale des seigneurs de Kermador. Dans les remises nouvellement restaurées, on avait encore retrouvé les débris des antiques carrosses des seigneurs d’autrefois. Sur les murailles, revêtues maintenant de dorures, de glaces et de tapisseries, étaient suspendues les figures hautaines et nobles des chevaliers et des magistrats de la famille de Kermador. Dans la chapelle, se voyaient encore les prie-Dieu de chêne sculpté où ils s’étaient agenouillés. Un parfum de grandeur et d’antiquité transpirait à travers le luxe moderne dont Mme Olga avait surchargé les vieilles murailles.

Ce qu’on n’avait pu rajeunir était resté beau. Je veux parler des arbres. Leur puissante ramure s’étendait avec majesté sur les prairies, au bord des chemins, et jusque sur le bord même de l’Océan. Les vents de tempêtes les avaient contournés et penchés de l’ouest à l’est, comme pour les contraindre à saluer le soleil levant ; mais les fureurs de la vague n’avaient rien pu contre leurs puissantes racines. Elles embrassaient les rochers dans une étreinte invincible, contre laquelle le flot mourait impuissant, et il semblait que ces géants, dont la cime verte berçait, dans une douce ondulation, le nid des petits oiseaux, ne pussent être dérangés dans leur fière attitude que par les plus violents cataclysmes de la nature. On s’effrayait à la pensée qu’ils pussent un jour disparaître, et malgré soi, en rêvant à leur ombre, on se reportait vers les temps passés. La mer, la grande mer s’étendait à leurs pieds et berçait le cœur dans une vague espérance. L’horizon sans limite où l’œil ravi se perdait dans le bleu du ciel et le bleu de l’eau semblait à l’âme la frontière d’un pays nouveau, d’une terre promise, inconnue et chérie.

Mme Olga ne voyait dans ces splendeurs que le cadre de ce qu’elle appelait des luttes et des malheurs.

Si elle en avait été capable, elle aurait pu puiser les plus graves enseignements dans sa situation. Elle se trouvait au terme de sa première grossesse, et bientôt elle allait avoir des devoirs nouveaux. M. de Mons, malgré l’étourdissement que lui donnait « le jeu de la Bête », fut arrêté sur cette pente. Il négligea Mme de Forcadoc et se rapprocha de sa femme. Il était d’ailleurs trop galant homme pour ne pas prendre vis-à-vis d’elle les ménagements que réclamait sa situation. Mme Olga crut alors avoir remporté la victoire, et, fière de son triomphe, elle en usa pesamment. Elle traita son mari en vaincu, l’enchaîna à son char, comme disent les vieux romans, et ne chercha même pas s’il n’y avait pas quelque moyen d’assurer pour l’avenir une si douce situation.

On est souvent étonné de voir des femmes qui passent pour avoir de l’esprit n’user d’aucune intelligence dans l’exercice de leur souveraineté. Elles veulent régner et le font stupidement. Dans leur conduite envers leur mari, elles méconnaissent l’âme et vivent dans une ignorance absolue des moyens d’action que l’on peut avoir sur elle.

Cependant l’homme est divisé par deux tendances contraires. Il peut monter, il peut descendre, et il désire l’un et l’autre. Les femmes dangereuses sont celles qui, ayant un instinct secret des tendances de l’âme, poussent celle-ci vers les ténèbres.

Toute l’intelligence des autres femmes doit donc se porter vers cette science de l’âme qui consiste à connaître ses secrètes tendances vers les hauteurs. Toute leur force doit s’employer à les satisfaire ; elles doivent monter, chercher la lumière, et de là, appelant à elles, elles doivent entraîner par un attrait plein de vie, reculant toujours vers des profondeurs plus éclairées et plus chaudes, et par l’attrait de la beauté attirer sans cesse vers la perfection et la délectation de la paix. La femme qui conquiert un tel empire est l’honneur de l’homme, elle l’augmente. Elle établit un règne de paix fondé dans l’amour et la vertu, établi dans la beauté. Elle fait vraiment l’union que Dieu a voulu ; elle devient la chair, le sang et l’honneur de celui qui l’a choisie, et la division est sous ses pieds.

Mais Mlle Olga de Fenouilly n’avait point été élevée dans ces principes. On lui avait cru suffisamment de religion puisqu’elle allait à la messe le dimanche et que d’ailleurs elle ne se compromettait point. On lui avait enseigné quelques vertus mondaines et passives. Elle n’en connaissait point d’autres. Cependant les vertus actives sont seules vivantes, intéressantes et fécondes.

La patience et la douceur, la résignation, l’abnégation, qui semblent les plus passives de toutes les vertus, quand elles sont pratiquées dans l’Esprit-Saint, ont la véritable figure du combat et de la victoire, plus, cent fois plus, que la vaillance, le courage et l’indignation.

Mme de Mons aurait pu en convaincre le monde et elle-même.

Qu’on ne s’étonne point de me voir mettre ici l’indignation au nombre des vertus. L’indignation est en rapport direct avec l’amour, et ne suppose pas la colère, mais bien la douceur portée à sa plus haute puissance. Elle est partie intégrante de la justice ; elle est un attribut de Dieu, et les saints l’ont pratiquée en même temps que l’humilité et la tendresse. Nul ne peut aimer le bien s’il ne hait le mal, et nul ne peut aimer la justice sans indignation contre ce qui la trahit.

Mme de Mons, au milieu de ses luttes puériles et dangereuses avec Mme de Forcadoc, mit au monde un fils. Une nourrice fut appelée. La secrète raison de cette détermination fut que Mme de Mons jugea que les devoirs de la maternité la gêneraient dans la lutte entreprise et en compromettraient le succès.

Dès qu’elle fut rétablie, le jeu de la Bête recommença donc avec une furie nouvelle. Mme de Mons n’attirait pas assez en haut pour lutter avec avantage contre Mme de Forcadoc, qui attirait en bas. Et longtemps avant les évènements qui survinrent, un observateur ne pouvait douter de l’issue de la lutte.

La nourrice choisie fut Madeleine, et Mme de Mons, qui parlait quelquefois de la Providence, déclara que la présence de Madeleine, qui sevra tout exprès son dernier enfant qu’elle avait nourri fort tard, était providentielle, et que même sa conduite lui était dictée par le concours de circonstances qui lui mettaient ainsi une excellente nourrice sous la main.

L’abbé Pontesbeau avait fait visite au château, et avait été reçu avec politesse. Sa visite lui avait été rendue avec un empressement plein de courtoisie. Mais l’air qu’on respirait au château avait bientôt obligé M. Pontesbeau à la retraite, et bientôt il n’y vint plus que de très grand matin, et seulement pour visiter Madeleine, ce qui fit dire à Mme de Forcadoc que ce prêtre avait des goûts singulièrement vulgaires. Son persiflage s’exerça à cet égard, bien qu’elle fût intérieurement très satisfaite de n’avoir point ce témoin de ses triomphes. Elle eût été devant lui fort embarrassée de ses victoires.

Le jeu de la Bête en était arrivé à ce point entre M. de Mons et Mme de Forcadoc, qu’ils concertèrent entre eux un voyage. M. de Mons devait se rendre à Paris ; tandis que Mme de Forcadoc recevrait d’une vieille tante qu’elle avait en Gascogne une invitation pressante.

On devine qu’une rencontre devait se faire entre eux à Paris.

Mme de Mons ne fut point dupe de cette coïncidence, et dut cependant laisser partir son mari, sous peine de faire un éclat qui pouvait fout perdre.

Depuis quelque temps déjà, la situation était assez tendue et assez dangereuse pour que peu à peu chacun se fût à peu près retiré. Si bien qu’après le départ de M. de Mons, Mme de Mons se trouva seule à Kermador.

Elle entreprit le rôle de mère attentive et dévouée, et Madeleine ne pouvait presque plus quitter sa chambre.

Cependant Mme de Mons avait écrit à sa mère : elle lui faisait un triste tableau de sa situation ; elle desservait son mari, et se disait prête, au retour de celui-ci, à provoquer une explication, d’après laquelle elle prendrait un parti.

Mme de Fenouilly, dans ses réponses à sa fille, s’étendit sur la perversité des hommes, sur le rôle de victime des honnêtes femmes en ce monde, et, ne pouvant résister au bénéfice de l’admiration, elle raconta longuement les torts de son mari, les larmes qu’elle avait autrefois versées, et comment elle avait dû, par une séparation, tomber dans les tristesses d’un veuvage anticipé.

– Il me restait un ange, c’était toi – était la phrase consacrée par laquelle elle terminait toujours ses lamentations rétrospectives.

Si bien que Mme de Mons appela aussi son fils « mon ange » tout en rêvant à une séparation possible, probable même, et peut-être prochaine.

Elle entrevoyait sans effroi cet évènement probable, et même il ne lui paraissait pas absolument triste ; elle espérait qu’il lui apporterait une émotion ; et, pour cette âme sans ressort, l’espérance d’une émotion ne pouvait se payer trop cher.

Grâce aux soins de Madeleine, son fils prospérait ; et, un jour que Madeleine promenait l’enfant, elle lui dit :

– Vous, Madeleine, vous n’avez eu ni tracas ni ennuis ?

– Si fait, madame, dit Madeleine ; chacun porte sa peine en ce monde.

– Mais, au fait, ajouta Mme de Mons, où donc est votre mari ; je ne l’ai point vu et je n’ai pas pensé à lui.

– Madame, dit Madeleine, mon mari est en esclavage.

– En esclavage ?

Sûrement.

– Il est donc tombé entre les mains des barbares ? Un marin, au fait, cela peut lui arriver.

– Oui, dit Madeleine, entre les mains des barbares.

– Est-il en Amérique ?

– Il est en pays lointain, madame, et durement esclave.

– Mais c’est tout une histoire, s’écria Mme de Mons, tout heureuse de penser qu’elle allait entendre une histoire tragique. Racontez-moi cela, Madeleine.

– Madame, dit Madeleine, mon mari est parti d’ici pour gagner plus dans un pays éloigné ; et quand il a été là, il a trouvé un maître fort dur ; et comme il n’a pas eu la force de résister à ses premières exigences, il est peu à peu tombé dans sa dépendance, et aujourd’hui il ne fait plus rien que par sa permission.

– Mais il vous envoie de l’argent ?

– Son maître le lui fait dépenser.

– Il vous écrit ?

– Son maître ne lui en laisse ni le temps ni la volonté.

– Il faut aller le voir.

– J’y suis allée, et son maître lui a conseillé de me chasser, et il l’a fait.

– Mais c’est horrible !

– Oui.

– Il travaille cependant pour ce maître.

– Oui... il travaille... il passe les nuits... il se fatigue... il s’use... il est devenu malade.

– Il n’est pas revenu ici une seule fois, Madeleine ?

– Si, une fois.

– Et qu’a-t-il dit ?

– Il m’a battue et il m’a pris tout mon argent. Par la grâce de Dieu mes enfants dormaient... Après cela, il est reparti.

– Il vous a battue et il vous a pris tout votre argent ?

– Oui, madame.

– Mais, alors ?

– Son maître le poussait, madame. On ne sait pas ce que c’est que d’être esclave, madame, voyez-vous ! Le maître est là, toujours là, qui vous pousse. Il exige sans cesse, toujours ! Et quand on est esclave, on ne sait plus si on est un homme.

– Et vos enfants, votre petit Joseph, qui déjà est grand, que dit-il ?

– Il prie avec nous pour la délivrance de son père.

– Mais ce maître est épouvantable ; ce n’est pas possible, dans un monde civilisé, un maître comme cela ! il faut vous plaindre.

– Hélas ! ma chère dame, me plaindre !

– Oui, je sais, dit Mme de Mons, les pauvres sont faibles ; cependant la loi est là pour tout le monde.

Cette conversation, qui avait lieu dans le jardin, fut interrompue par l’arrivée de M. Pontesbeau, qui, tout en saluant Mme de Mons, jeta sur Madeleine un regard grave et ferme.

– Monsieur le curé, dit Mme de Mons, Madeleine me raconte son histoire ; c’est épouvantable. Tout cela est-il vrai ?

– Oui, madame, très vrai, vrai, en vérité.

– Son mari est esclave ?

– Esclave.

– À ce point ?

– À ce point.

– Et il obéit ainsi à son maître ?

– Il obéit ainsi.

– Mais il devrait le tuer plutôt.

– Oui certes !

Ce mot étonna tellement Mme de Mons, qu’il coupa court à ses questions.

Elle regarda fixement M. Pontesbeau.

– Le tuer ? répéta-t-elle encore.

– Le tuer, oui certes, répondit encore M. Pontesbeau.

– Entendez bien ceci, Madame, dit le curé, tout chrétien a sur le Maître de Jean-Pierre droit de vie et mort.

– Si mon mari vous entendait, monsieur le curé, il dirait que vous avez des principes bien subversifs, peu chrétiens, et point du tout charitables.

– Votre mari, madame, est fort en train de tomber sous la dépendance du même maître que celui de Jean-Pierre, et je ne suis point fâché que l’occasion se présente de vous en avertir.

– De quoi parlons-nous donc, monsieur le curé ?

– Nous parlons du péché, madame.

– Ah ! Dieu, s’écria Mme de Mons en éclatant de rire, nous parlons du péché ! Quelle comédie me joue donc Madeleine depuis deux heures ! Avec le sérieux d’un Pape, elle me dit que son mari est esclave et c’est du péché qu’il est question ?

– Oui, madame.

– Ah ! oui – esclave du péché – je comprends, dit Mme de Mons qui, toujours riant, s’assit ou plutôt tomba sur un banc.

Mais tout à coup, s’arrêtant de rire, elle ajouta d’une voix brève : – C’est égal, je trouve très irrévérencieux à cette paysanne de s’être ainsi moquée de moi. Elle était d’un sérieux avec son maître et son esclave, que je me suis vraiment apitoyée !

– Hélas ! madame, ajouta M. Pontesbeau, je ne connais pas de maître plus cruel que le péché, ni d’esclave plus asservi que le pécheur, et vous ne pouviez, pour vous apitoyer, trouver meilleure occasion.

Quel homme oserait venir chez un autre homme et lui dire :

Tu quitteras ton père, ta mère, ta femme, tes enfants ; tu te ruineras ; tu jetteras ton argent et te détruiras la santé au profit de ce que tu méprises ; tu renonceras au calme, au repos ; tu ne connaîtras jamais la paix ; tu supporteras le mépris, tu connaîtras la honte, ta vieillesse sera avilie ; tu mourras dans la souffrance et dans la solitude ; si tu échappes au remords ce sera par la stupidité.

– Cependant, monsieur, dit Mme Olga avec un sourire railleur, nous ne finissons pas tous aussi tristement, et si je vous en crois, cependant nous sommes tous pécheurs.

– Oui, madame, nous sommes tous pécheurs, veuillez y réfléchir.

– Ne vous fâchez pas, monsieur le curé, ajouta la comtesse ; tenez, me voilà sérieuse au point que je veux vous conter mes peines : mon mari arrive ce soir, et Mme de Forcadoc me déplaît.

– Sauvez votre mari, madame ; les femmes ne sont pas pour autre chose en ce monde.

– Et pour être mère, monsieur.

– On n’est mère qu’en étant femme, madame.

– Si les femmes sont au monde pour sauver leurs maris, elles y sont, à ce qu’il paraît, pour perdre les maris des autres.

– Elles font cela quelquefois.

En ce moment M. de Forcadoc, qui ne venait jamais au château que dans les jours de gala, se montra au bout d’une allée. Mme de Mons fort étonnée conçut aussitôt le projet de ce qu’elle appelait et de ce qui s’appelle, au jeu de la Bête, une petite vengeance de femme. Pour cela M. Pontesbeau était de trop, aussi le salua-t-elle avec vivacité, lui disant :

– À demain, monsieur le curé, nous causerons encore.

M. Pontesbeau la quitta, retournant tristement sur ses pas. Dans les choses de la vie, pensait-il, on a recours aux conseils de la sagesse, comme dans les choses de la mort on a recours aux sacrements, quand tout espoir est perdu, quand il n’est plus temps.

Cependant M. de Forcadoc aborda Mme de Mons, et en dépit de toutes les grâces qu’elle déploya il demeura soucieux. Il causa longtemps, parla de tout avec préoccupation et la quitta après avoir fait en apparence une visite insignifiante.

– Que veut-il ? pensait Olga. Il reviendra demain, j’ai tout ce qu’il faut pour me venger, je me vengerai !

Celte pensée ordinairement lugubre, au jeu de la Bête se complète par des recherches de toilette en apparence très folâtres.

Mme de Mons examina tous ses rubans et passa en revue ses plus frais atours.

Pendant ce temps-là, M. de Forcadoc faisait à la hâte une petite valise et partait au point du jour.

De quoi Mme Olga fut étrangement surprise.

Quatre jours plus tard M. de Forcadoc était de retour.

Sur quoi Mme Olga mit au vent ses plus fraîches parures et attendit ; mais M. de Forcadoc ne parut point.

De ce côté le jeu de la Bête ne marchait pas.

Mais en général le jeu de la Bête a des conséquences assez graves, et qui atteignent ceux mêmes qui n’ont point pris part à la partie.

De retour de son absence de quatre jours, M. de Forcadoc passa quelques heures à remuer tous les papiers de la maison. Après quoi il reprit ses allures ordinaires.

Le cinquième jour après son retour, il reçut une lettre de sa femme.

– Mon cher ami, disait Mme de Forcadoc, je vous ai écrit de Paris en allant chez ma tante ; je vous écris de Paris en revenant. Je ne pense pas vous déplaire en restant trois ou quatre jours dans la capitale. J’arriverai donc dans trois ou quatre jours. Ma tante m’a, en partant, chargée de toutes ses amitiés pour vous, elle se porte fort bien malgré son âge.

En même temps que cette lettre, M. Forcadoc en reçut une autre ainsi conçue :

 

        « Monsieur,

 

« J’ai l’honneur de vous faire savoir que Mme veuve Martignol a succombé, il y a un mois environ, aux suites de la longue et cruelle maladie dont elle souffrait ; par un testament en bonne et en due forme, elle lègue à Mme de Forcadoc, votre épouse, la totalité de sa fortune. Je vous prie de m’excuser du retard que je mets à vous informer de cet évènement ; il est motivé par les recherches que nous avons dû faire pour nous procurer votre adresse.

« Je suis, Monsieur, tout à vos ordres.

 

« JALABIN, notaire. »        

 

M. de Forcadoc posa devant lui ces deux lettres et les considéra longtemps ; deux larmes glissèrent sur ses joues, il les essuya du revers de sa main. Puis il parcourut lentement toute sa maison, s’arrêtant devant les meubles et les considérant comme s’il les voyait pour la première fois.

– Monsieur s’ennuie, disaient les domestiques. Il est temps que Madame arrive.

Elle arriva en effet, M. de Forcadoc avait envoyé une voiture à sa rencontre, et Mme de Forcadoc s’étonna de n’y point voir son mari.

– Monsieur est triste à la mort, depuis le départ de Madame, dit le domestique. Il va être bien content, il était quasiment comme une âme en peine.

Un observateur aurait pu remarquer un changement singulier dans la physionomie de Mme de Forcadoc ; elle avait quelque chose de plus assuré dans le regard et d’un peu ironique dans le sourire ; un pli imperceptible, un rien, donnait à sa bouche je ne sais quel air de réserve cruelle et moqueuse. Il semblait qu’elle se fût rendue dépositaire de quelque secret, dont la connaissance lui donnât sur le reste des mortels le droit d’un mépris hautain, railleur et froid.

M. de Forcadoc en l’apercevant fut frappé au cœur par ce sourire et ce regard.

Il pâlit légèrement.

– Je vous attendais, Armande, lui dit-il.

– Fort patiemment à ce que je vois.

– Mais non ! pas aussi patiemment que vous le pensez, répliqua M. de Forcadoc dont les yeux noirs furent traversés d’une flamme.

– Cependant vous n’êtes pas venu au-devant de moi.

– C’est que je me réservais de faire avec vous une promenade après votre déjeuner.

– Comme cela, tout de suite, avant que je me sois reposée ?

– Reposez-vous une heure.

La manière dont ce mot fut prononcé étonna Mme de Forcadoc. Évidemment son mari tenait à cette promenade.

– Vous y tenez donc bien ? dit-elle.

– J’y tiens, répliqua M. de Forcadoc ; je vous réserve une surprise.

– Ah !

Mme de Forcadoc se reposa, déjeuna, après quoi M. de Forcadoc la fit prévenir que la voiture attendait et ils y prirent place ensemble.

– Quelle idée, dit Armande, de me promener aujourd’hui !

– La campagne est belle.

– Fort belle.

– Et votre tante ?

– Elle va fort bien.

– Vous avez vu le Midi ?

– Oui.

– C’est beau.

– Fort beau.

– Et Paris ?

– Paris aussi.

– Ah ?

– Savez-vous, dit Mme de Forcadoc, que nous aurions dû prendre avec nous Mme Olga ? Comment va-t-elle, cette petite femme ?... Et son mari, est-il de retour ?

– Non, dit M. de Forcadoc.

– Vous êtes laconique... Ne ferions-nous pas bien de retourner sur nos pas ?

– Allez ! allez ! dit M. de Forcadoc au cocher ; allez ! allez ! je vous arrêterai quand il faudra.

Il se fit un long silence, après lequel M. de Forcadoc dit à sa femme :

– Ma chère Armande, voilà douze ans que nous sommes mariés ; dites-moi si je vous ai donné quelque juste motif de mécontentement. Je n’ai peut-être pas eu avec vous les soins attentifs d’un amoureux de vingt-cinq ans, mais je vous aimais. Je vous voyais avec plaisir libre et maîtresse chez vous, dirigeant l’intérieur de notre maison, ayant à vos ordres des serviteurs respectueux et dévoués. Je venais avec confiance prendre vos conseils, je vous faisais part de mes projets, de mes espérances. Il y avait, croyez-moi, une grande douceur dans cette tendresse, un peu muette peut-être, mais très vive. Le soin que je mettais à la prospérité de notre fortune venait tout entier de l’espérance que vous en jouissiez avec moi.

– Mais, interrompit Mme de Forcadoc, vous vous entendez à merveille aux discours pathétiques ! Continuez.

– N’étais-je pas en droit de penser que vous auriez avec moi la même confiance et que vous m’auriez parlé de ce qui aurait manqué à votre bonheur ?

– Voilà que vous m’accusez d’avoir manqué de confiance ; en quoi, dites-moi, en ai-je manqué ? Mais, ajouta Armande, en s’apercevant que la voiture était loin sur la grande roule et que déjà ils avaient perdu de vue le village et le château de Kermador, mais où donc allons-nous ?

– Ne vous inquiétez pas, dit M. de Forcadoc.

– Mais le jour avance ; comment ferons-nous pour revenir ?

– Ne vous inquiétez pas.

– Bien, je ne m’inquiète pas.

– Donc, ma chère Armande, je veux vous remettre en mémoire que mon affection a été sérieuse et sincère, très confiante et très noble, sinon très expansive.

– Ça, c’est vrai, pas expansive !

– Pardonnez-le-moi ! Dans la vie commune et intime des époux, il y a tant de choses qui révèlent l’affection, que souvent le langage est moindre que les actes. Les affections douteuses, fragiles ou compromises ont besoin de discours et en font, mais non celles qui se révèlent à chaque heure du jour. Les soins que naguère encore vous preniez de ma personne suffisaient à me persuader que votre cœur m’appartenait, et pour qui aurait su voir, ma conduite renfermait des preuves d’un attachement très profond pour vous.

– Peut-être ; mais il me semble que nous touchons à Quimperlé ? La surprise que vous me réserviez était-elle de me faire souper chez ma mère ? Vous savez que je ne puis la souffrir ! Elle est tombée dans une dévotion ridicule qui, à mon sens, rapetisse la religion et lui fait grand tort.

– Nous allons en effet chez votre mère, ou plutôt nous y sommes, ajouta M. de Forcadoc.

La voiture, en effet, venait de s’arrêter devant une maison triste et noire, basse et masquée par des tilleuls.

M. de Forcadoc descendit et tendit la main à sa femme. Son visage, un peu pâle, avait pris une fermeté sévère qui intimida Armande.

Mme de Caudidec, la mère de Mme de Forcadoc, avertie par le bruit de la voiture, parut sur le seuil de la porte et fut frappée de la pâleur de son gendre. Avant même d’embrasser sa fille, elle lui dit :

– Vous souffrez ?

– Oui, dit M. de Forcadoc.

Puis ils entrèrent tous trois.

Et M. de Forcadoc présenta sa femme à sa mère en disant :

– Madame, voici votre fille, je vous la rends. Elle n’est point heureuse chez moi.

À ces mots, Armande pâlit et s’appuya au montant de la cheminée.

– Monsieur, s’écria Mme de Caudidec, songez que vous êtes marié. Expliquez-vous.

– Voici, madame. Il y a un mois environ qu’Armande me dit avoir reçu d’une tante habitant la Gascogne une lettre d’invitation de l’aller voir. Je ne vis point la lettre, pourquoi faire ? Armande avait depuis longtemps envie de faire un voyage : l’occasion était belle et elle partit.

Quelques jours plus tard, je reçus une lettre de cette même tante, qui, malade, engageait sa nièce, votre fille, à se rendre en hâte près d’elle. Elle aurait dû y être et ceci m’étonna. D’un autre côté, certains bruits, qui me parurent absurdes, étaient venus à ma connaissance. Le comte de Mons était parti pour Paris... Enfin c’était absurde... Mais je voulus voir. Mme de Mons, sans s’en douter, me fournit l’adresse de son mari. Je suis allé à Paris, et j’ai vu ce que je ne croyais jamais voir.

Madame votre fille m’annonça son retour en me parlant de la bonne santé de sa tante, laquelle est morte depuis trois semaines. J’ai reçu du notaire de l’endroit avis de cet évènement.

À cet endroit du récit de M. de Forcadoc, Armande s’écria :

– Lâche, vous m’avez espionnée !

– Et, continua M. de Forcadoc, Armande est légataire universelle.

– Je vous dis que vous êtes un lâche, s’écria Armande, et que vous m’insultez.

– J’espère que vous apprécierez plus justement ma conduite que ne le fait Armande, continua M. de Forcadoc. Je viens, Madame, en rappelant à Armande mon affection pour elle, d’essayer si quelque chose pouvait émouvoir son cœur. Je n’ai rien trouvé, ni tendresse, ni regret.

– Ah ! s’écria Mme de Caudidec, c’est un grand malheur, monsieur.

– Je le crois, madame ; mais Armande ne peut rester près de moi.

– Mais M. de Mons ? Qu’allez-vous faire ?

– Absolument rien, madame, dit M. de Forcadoc ; absolument rien. Je vous ramène votre fille, je fermerai ma porte à M. de Mons. C’est, je crois, tout ce qu’il y a à faire.

– Lâche ! murmura Mme de Forcadoc.

– Vous dites ?... reprit son mari, en la regardant en face ; vous dites, Armande ?

– Je dis que je vous méprise.

– Voyez un peu !... Ainsi donc, madame, ajouta-t-il en s’adressant à Mme de Caudidec, je vais envoyer ici tout ce qui appartient en propre à Armande avec le montant de sa dot. Désirez-vous que je fasse quelque chose de plus ?

– Mais votre fils ?

– Je le garde.

– Mais Armande a le droit de le voir.

– Je la recevrai quand elle viendra pour cela.

– Vous la recevrez ? Quand elle voudra ?

– Quand elle voudra.

– Je vous remercie.

– Adieu, madame, dit M. de Forcadoc, en saluant sa belle-mère.

– Au revoir, dit celle-ci en l’accompagnant jusqu’à la porte.

– Au revoir, ajouta-t-il, en montant en voiture.

M. de Mons arriva chez lui deux jours après ces évènements, et avant même que Mme de Mons eût appris l’arrivée et le départ de Mme de Forcadoc.

Son humeur joyeuse se manifesta tout en arrivant par des projets de fêtes. Il rapportait à sa femme de jolies et nombreuses futilités. Quant à son fils, il semblait l’avoir complètement oublié. Il eût, en le voyant, une stupéfaction réelle qu’il exagéra un peu, afin de tourner en plaisanterie un oubli véritable.

Mme de Mons trouva son mari charmant, mais bouda un peu, ayant conçu sur son voyage des doutes étranges.

Cependant Mme de Forcadoc ne paraissait point, non plus que M. de Forcadoc ; et, après deux ou trois jours de patience, M. de Mons se hasarda à en demander des nouvelles.

– Je ne les ai point vus, dit Olga, et je ne crois pas Mme de Forcadoc de retour.

M. de Mons, ce jour-là, se promena aux alentours du petit château des Forcadoc. Mais dans cette habitation il s’était fait un silence étrange ; la plupart des persiennes étaient fermées, on n’entendait aucun mouvement ; et, quand M. de Mons fit galoper plus fort son cheval sur la route, la figure sévère de M. Forcadoc se montra un instant dans le cadre d’une croisée et disparut aussitôt.

Les plus simples convenances devaient engager M. de Mons, de retour d’un voyage, à se présenter chez son voisin ; mais une certaine crainte le retint. Quelque chose l’avertit que peut-être il se trouverait en présence d’un ennemi, et d’un ennemi sérieux ; que peut-être, avec celui-là, les procédés qu’il connaissait n’auraient pas cours. On l’eût grandement soulagé en lui disant que M. de Forcadoc allait lui envoyer des témoins. Cela au moins lui était connu. Cette routine était celle de son monde. Le voisinage des pistolets et des épées l’eût rassuré.

Il se dit ensuite qu’il était assiégé d’idées folles ; que peut-être Mme de Forcadoc, fatiguée du voyage, reposait ; que rien au monde dans leur conduite n’avait pu donner prise au soupçon, et que le mieux était de se présenter le jour même avec sa femme. Ce qu’il fit. Mais on ne les reçut point. Et il fut répondu à toutes les questions que Mme de Forcadoc était en voyage et que M. de Forcadoc ne recevait point.

Dès ce moment une inimitié sourde s’établit entre M. et Mme de Mons, et bientôt Mme de Mons put s’apercevoir de quelque mystère dans la vie de son mari.

Il y a deux sortes de dignité : l’une qui veille à l’honneur de la vie, et l’autre qui se montre jalouse des égards qu’on nous doit indépendamment de toute autre chose.

La première brave les répugnances pour sauver.

La seconde méconnaît l’honneur et le bonheur de la vie pour ne se souvenir que de l’amour-propre et lui tout sacrifier.

Mme Olga ne crut pas de sa dignité de se préoccuper des troubles et des mystères qu’elle entrevoyait dans la vie de son mari.

– J’élève mon enfant, disait-elle, et cela suffit.

Mais cet enfant sut à peine parler que le visage de sa mère lui apprit à dédaigner son père, et avant de savoir ce que c’est que l’honneur, il sut que son père était déshonoré.

L’attitude froide, indifférente, dédaigneuse et dégagée que prit Mme Olga, rejeta M. de Mons en dehors de sa maison, et après plusieurs tentatives infructueuses pour voir Mme de Forcadoc, il chercha sérieusement à se rendre compte de ce qui se passait.

Il se rendit donc à Quimperlé, chez Mme de Caudidec, déterminé à avoir là des nouvelles de Mme de Forcadoc.

Son étonnement fut au comble en y trouvant Armande.

En dépit de sa mère, Armande raconta tout à M. de Mons et ils sortirent ensemble dans le jardin.

Là, Armande joua au profit de M. de Mons une des plus grandes scènes du jeu de la Bête. Elle parla d’abandon, d’outrage. Elle reconnut que les entraînements de la passion excusent tout, et que même ils sont chose sainte, que les maris sont abominables en général, et que M. de Forcadoc en particulier était un monstre, un tigre, et même un homme vil. Elle se plaignit de sa froideur, elle se plaignit de ses exigences, elle lui reprocha son honnêteté, et ne lui trouvant aucun vice, elle déclara que c’était une nature plate, basse et médiocre.

M. de Mons sortit de là fou, furieux, excité, malade, et bien décidé à sauver une aussi noble femme.

Il était bien entendu qu’une nature aussi richement douée, etc., etc. Je perds ici l’occasion d’écrire un volume. Il est vrai de dire qu’il serait ennuyeux.

Je pourrais montrer ici une connaissance approfondie du cœur humain, en racontant en détail les égarements des gens qui manquent de cœur et d’âme, mais je préfère passer ce chapitre. Il m’en coûterait bien peu cependant pour dire les équipées de Mme de Forcadoc, et pour raconter en détail les stupidités de M. de Mons !

Le jeu de la Bête est si connu, si commun ! il est d’une vulgarité si parfaite !

Sachez seulement que rien n’y manqua.

Mme de Mons n’était pas femme à se laisser victimer en silence. Mme de Fenouilly avait appris trop de choses à Mlle Olga pour que Mme de Mons ne fît pas grand bruit de l’abandon de son mari.

Il y eut donc querelle, colère, procès et séparation.

Après quoi Mme de Mons revint à Kermador, qu’elle avait quitté pour mener à bonne fin son procès.

Elle y retrouva Madeleine.

– Nous voilà, lui dit-elle, aussi bien loties l’une que l’autre, ma pauvre Madeleine : les hommes sont tous les mêmes ! La fortune et l’éducation n’y font rien.

– Les gens d’éducation, pourtant, dit Madeleine, savent leur catéchisme bien mieux que nous et ça devrait leur servir à la conduite de leur vie ; voilà donc ce pauvre Monsieur esclave aussi comme mon homme.

– Ah ! oui, s’écria Olga, esclave ! Je sais, vous dites donc toujours la même plaisanterie, vous, Madeleine.

– Pour sûr, ils le sont !

– N’ayez pas peur ! dit Mme de Mons, j’ai un fils et je vous certifie qu’il me vengera de son père ou que je le déshériterai ! Quel père ! quel exemple pour des enfants !

– Voilà ! dit Madeleine.

– Le temps viendra, ajouta Olga, où il voudra revenir ; nous verrons, alors !

– Que le bon Dieu permette qu’ils reviennent, dit Madeleine ; je n’ai aucun bien à garder à mon homme que le cœur de ses enfants, mais il le trouvera, je m’en flatte, madame Olga. Le pauvre monde, comme voilà nous, ça n’a que son cœur à garder, mais c’est bon tout de même ! Dans des heures qu’il y a ça vaut plus qu’un écu.

 

Vingt ans après ces évènements, Mme Olga de Mons avait un fils dont elle était fière.

Bel homme, vraiment, à la façon moderne, mince, fluet, vif, brun, distingué, courageux, et même un peu audacieux ; spirituel, aimable, galant ; grands yeux noirs, jolie moustache, petit pied, jolies mains, un cavalier accompli. La lèvre mince, pourtant, et la main froide, molle, moite même..... et sans étreintes.

Un soir qu’il était près de sa mère, fatigué, se reposant un peu des plaisirs des jours précédents.

– Savez-vous, lui dit-il, ma mère, que vous êtes jolie, mais, là, jolie, jolie, jolie ! Comment faites-vous, à quarante ans passés ?

Et comme elle souriait, Henri son fils, ajouta :

Tenez, mon père est une canaille, n’est-ce pas ? Eh bien, il est pire que cela, il est un rustre et un sot. Elle est hideuse, Mme de Forcadoc, maintenant. Je l’ai vue, la malheureuse !

En ce moment il se fit un bruit à la porte et un homme entra brusquement.

Mme Olga poussa un cri et, avant de s’évanouir, elle dit à son fils.

– Votre père !

L’homme qui entrait était pâle, défait et misérable.

– Olga, dit-il, je viens vous demander pardon.

– Retirez-vous, monsieur, dit Henri, retirez-vous, ne m’obligez pas à dire autre chose. Ma mère ne vous connaît pas, ne doit pas vous connaître, et moi, je ne dois pas me souvenir de vous.

– Vous êtes mon fils, dit M. de Mons.

– Je n’ai pas de père, monsieur.

– Êtes-vous le fils de Mme de Mons ?

– Oui, monsieur, je suis aussi son défenseur et son ami ; je vous prie de vous retirer, il n’y a rien de commun entre elle et vous, et rien de commun entre vous et moi : vous n’avez pas été père, vous n’avez pas de fils.

Sortez ! ajouta le jeune homme dont les lèvres minces venaient de pâlir un peu. Sortez !

Le visage pâle de M. de Mons se couvrit d’une teinte terreuse et il sortit.

Madeleine aussi, après vingt ans, avait un fils. Grand, fort, hâlé par le soleil, rieur, franc, sa voix forte et son sourire d’enfant étaient la joie de Madeleine.

Un soir qu’il était avec elle, se reposant un peu du travail du jour, il se fit un bruit à la porte et un homme entra brusquement, il était pâle, défait, misérable, en loques.

Madeleine se leva immobile et pâle.

– Joseph, dit-elle, voilà votre père.

Et Joseph d’un mouvement rapide sauta au cou de son père.

– C’est vous, mon père, disait-il en l’embrassant, il n’y a pas de plus beau jour que celui-ci pour votre femme et vos enfants. Vous n’êtes donc plus en esclavage et vous voilà donc de retour ? Votre terrible maître est-il mort ou vous êtes-vous échappé ? Vous êtes dans un état affreux, ajouta Joseph, je vais vous donner mes plus beaux habits, aussi vrai que je suis un chrétien, et nous mettrons du lard dans les choux en votre honneur, et nous aurons une messe d’actions de grâces. Que Dieu vous bénisse ! Ma mère nous a assez dit tous vos malheurs et le dur esclavage où vous gémissiez chez l’étranger, et si votre âge ne vous permet plus le travail, j’ai des bras assez forts pour deux.

Voyez !... Voilà mes sœurs, il y a assez de temps qu’elles vous attendent, bénissez-les. Ce jour-ci est le plus beau jour de ma vie.

Quand cet homme se dégagea enfin des embrassements de son fils et de ses filles, il s’avança vers Madeleine et dans l’étreinte de son embrassement il faillit s’évanouir.

– Madeleine ! dit-il.

Il ne put en dire davantage, et Madeleine et lui pleurèrent longtemps.

Et quand on se mit à table pour souper, Joseph dit à son père en signe de respect :

– Servez-nous, mon père !

Alors cet homme se leva, et, se souvenant de son enfance, il hésita pour faire le signe de la croix et bénir la table.

Et tous mangèrent.

On était à la fin du repas quand M. Pontesbeau entra.

Et quand les enfants ne furent plus là, l’homme dit au prêtre :

Mon père, elle leur a dit que j’étais en esclavage.

– C’est une femme véridique et fidèle, dit le prêtre.

– Et, ajouta l’homme, ils me respectent et ils m’aiment, ils ignorent ma vie. Ah ! Jésus !

– Madeleine, dit le prêtre, a gardé le cœur de vos enfants parce que les enfants sont le trésor et la couronne du père et que vous avez été esclave du malin. Et elle a dit vrai en vous disant esclave.

– Je comprends, dit l’homme, confessez-moi, mon père !

C’était à ce moment même que M. de Mons, chassé par son fils, se tuait.

 

 

 

Jean LANDER, Le chemin de la vie, 1881.

 

 

 

 

 

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