Le revers de la médaille

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jean LANDER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Du temps que les diligences allaient en Bretagne et que les chemins de fer n’y allaient point encore, les voyageurs de Paris à Lorient s’arrêtaient à Vannes pour dîner. L’hôtel de France était le grand hôtel d’alors.

Une vaste salle à manger située au rez-de-chaussée recevait les voyageurs, et les voyageurs y prenaient un excellent potage et un fort bon dîner, moyennant trois francs que réclamait l’hôtelier.

Heureux temps !

Mais je ne veux pas permettre aujourd’hui à mon esprit chagrin de considérer les choses du jour.

Je veux, au contraire, le reporter vers le passé, vers ce passé plein de charmes où le potage de l’hôtel de France était bon.

Deux tableaux ornaient la salle à manger, deux gravures ! L’une représentait – après la lettre – le Bon Gendarme, l’autre le Chien fidèle.

Le bon gendarme portait sur son bras, d’un air digne et paterne, un petit maraudeur désolé et joufflu.

Le chien fidèle, gros toutou de Terre-Neuve, tirait de l’eau à pleines dents une fillette riante et bien frisée, quoique évanouie.

Ces deux tableaux capables de terrifier et d’attendrir les bambins en voyage formaient avec la soupe – aux choux – excellente que l’on mangeait là et avec la servante accorte qui la servait coiffée de son beau bonnet blanc dont les barbes étaient modestement et dignement relevées sur la tête, formaient, dis-je, un ensemble honnête, doux et provincial autant que possible.

Plus d’un voyageur s’arrêtait tout charmé et remettait au lendemain la suite de son voyage. Il allait errant par la ville à travers des rues étroites et noires, semblables à des crevasses dans les rochers. De vieilles maisons de bois dont les étages surplombent les uns sur les autres, étayées par d’énormes poutres entre-croisées, se mêlent, s’entremêlent, s’enchevêtrent les unes dans les autres, s’appuyant les unes aux autres dans des allures titubantes. L’angle bizarre des toitures se dessine sur le ciel dans d’étranges profils, grotesques ou sévères. La silhouette bizarre de ces vieilles maisons, plus rapprochées encore et plus étroitement groupées autour de la cathédrale, donne à la ville une physionomie extraordinaire, non point vieille, mais antique. Le soleil, en jouant dans les vieilles boiseries noires, semble plus jeune et plus naïf qu’ailleurs, et s’il teint de rose les vieux balcons de chêne, il a l’air d’un enfant qui couronnerait de roses le front sévère d’un vieillard.

La cathédrale siège avec majesté au milieu de cette compagnie. Elle est entourée de ses contemporains. Ces vieux balcons l’ont vue dans sa jeunesse, au temps de sa splendeur et de sa gloire, au temps où Vincent Ferrier convertissait les vivants et ressuscitait les morts. Ses murailles ont entendu sa parole et vu sans étonnement les morts se lever de leurs cercueils. Cette prodigieuse puissance a laissé debout autour de la vieille cathédrale les maisons de bois contemporaines de ces évènements. Le temps les a respectées.

Cette ville, comme toutes les villes, a son quartier neuf, en dehors des anciennes portes. Des maisons éclatantes de blancheur, droites, alignées et carrées, couvertes en ardoises toutes reluisantes s’alignent le long des quais comme des soldats au port d’armes. Du seuil de ces maisons de plâtre, dont je ne veux rien dire pour ne pas me fâcher avec mes contemporains, on aperçoit les vieilles portes de la ville ; leurs noirs créneaux sont couronnés de giroflées jaunes et de roses sauvages, elles pendent de tous côtés à la grâce de Dieu.

Vraiment, oui, à la grâce de Dieu. Dieu a vraiment une grâce admirable et sait disposer les guirlandes avec un art divin. Son soleil et ses roses dorent et parfument richement cette vieille cité.

Le soleil levant teint de rose ses vieilles murailles, et, le soir, les derniers feux du couchant suspendent des lambeaux de pourpre à ses créneaux et à ses vieux balcons.

À l’angle même du grand portail de la cathédrale se dresse, ou plutôt se tient une vieille maison dont le pignon aigu avance de travers au mépris de tout alignement. Dans le cadre noir de son unique croisée se dessine le profil délicat d’une tête charmante couronnée d’opulents cheveux noirs ; une de ces têtes pâles, rêveuses et fermes, naïves et sévères telles que l’on peut en rencontrer là, non ailleurs. C’est Yvonne de Korsenkaët, la fille unique du sire de Korsenkaët dont les aïeux avaient été magistrats, hommes de robe et d’épée, de vrais gentilshommes bretons dont le sang avait coulé dans les croisades sans jamais s’appauvrir.

Yvonne de Korsenkaët était née à Vannes et n’avait jamais quitté Vannes. Sans avoir suivi aucun cours public, elle était devenue savante. Son père, aidé du recteur, lui avait appris le latin afin qu’elle pût lire les Pères. Ses jours s’étaient écoulés dans de fortes et mâles études et dans les soins du ménage. Yvonne tenait de sa mère l’art difficile de gouverner la maison ; elle avait les innombrables prévoyances d’une parfaite ménagère, et les vieilles armoires de sa maison regorgeaient de linge blanc, de confitures, de sirops et de bonbons.

Elle tenait du frère de son père, qui avait été médecin, puis prêtre, une certaine science médicale. Elle savait faire des bandages pour toutes les plaies possibles et pouvait, le cas échéant, donner les premiers soins.

L’attitude un peu fière d’Yvonne imposait à toute la maison. On l’abordait avec une parfaite confiance et une certaine crainte respectueuse.

Pour donner de la vie d’Yvonne une idée plus parfaite, je dirai qu’elle ne s’était jamais ennuyée un jour.

L’étendue de son esprit, son savoir et sa bonté ne s’étaient point trouvés à l’étroit dans cette petite vieille ville.

– J’ai des livres, disait-elle, des amis et des pauvres.

C’était merveille de la voir aller par la ville suivie ou plutôt aidée de Franche, Franche coiffée d’un beau bonnet tout raide, avec une guimpe empesée d’une éclatante blancheur ; toutes deux sveltes et sérieuses, contentes et graves, posant avec noblesse leurs petits pieds chaussés à l’étroit sur le pavé pointu des rues de Vannes qui les avaient vues toutes deux enfants avec leurs mères.

Franche ne se disait point cuisinière, ni femme de chambre, elle se disait domestique chez Ma-de-moi-selle de Korsenkaët. Elle ne savait pas si dans la maison telle chose était de son service ou n’en était point. Elle avait donné sa vie comme on lui donnait son pain, sans compter. Déjà, depuis qu’elle était là, elle avait acquis une petite dot et, si elle avait voulu, elle aurait pu se marier. Mais l’honneur était grand pour elle, à son dire, d’être de la famille de Korsenkaët. – Elle ne disait point dans mais de la famille, ce qui la faisait chérir par Yvonne.

C’était avec Franche qu’Yvonne visitait ses connaissances, ses amis et ses pauvres.

Chez les connaissances Franche attendait Mlle de Korsenkaët dans la cuisine ou dans l’antichambre ; chez les amis elle entrait au salon, saluait, disait bonjour et attendait ensuite avec les autres domestiques de la maison ; chez les pauvres elle entrait et restait avec Yvonne.

M. de Korsenkaët menait la vie avec solennité, hauteur et bonté, et depuis la mort de sa femme, qui remontait déjà à quelques années, il n’avait point quitté le deuil.

M. de Korsenkaët représentait assez bien, dans sa maison, le pouvoir des Chambres sous un gouvernement despotique. Yvonne décrétait, M. de Korsenkaët approuvait et ce décret consacré par cette approbation constituait une loi à laquelle obéissaient Franche, Pierre-Jacques, le domestique, et Marine. Marine, c’était l’ombre de Franche, la doublure de Franche. Ces trois femmes et ces deux hommes formaient tout le personnel de ce que dans la ville on appelait :

 

LA MAISON DE KORSENKAËT.

 

Parmi les pauvres que visitaient Yvonne et Franche se trouvait une famille particulièrement frappée par la misère, misère noire et terrible et dont l’horreur avait jeté Yvonne dans des tristesses inconnues.

Là, la misère de l’âme était au moins égale à la misère du corps, et pour la première fois Yvonne avait vu la dépravation du cœur et, chose encore plus terrible, la dépravation de l’esprit. À mesure qu’Yvonne avait soulagé la misère extérieure, la misère intérieure s’était montrée davantage. Après avoir chassé la faim elle avait découvert l’ingratitude, et, quand elle avait essayé de vaincre l’ingratitude, elle avait découvert – horreur ! – des principes de philosophie, des théories et des sophismes.

Après avoir pansé les plaies du corps, elle avait découvert les plaies du cœur, et, quand elle avait essayé de panser les plaies du cœur, la corruption de l’esprit avait apparu.

Le jour où Yvonne les avait vus pour la première fois, le fils avait battu la mère qui était malade, et la fille lui reprochait le pain nécessaire à sa vie ; l’enfant pleurait dans des haillons, réclamant à boire, et sa grand’mère, encore meurtrie des coups qu’elle avait reçus, lui faisait une insulte de sa naissance et un crime de sa vie. L’enfant ne pouvait rien comprendre sinon qu’elle était de trop au monde et elle pleurait.

L’horreur de cette scène avait déchiré le cœur d’Yvonne. Elle avait pensé que la misère, la faim, le besoin avaient seuls aigri à ce point les cœurs, et, comme elle était riche, elle avait donné largement, promptement et avec intelligence. Son horreur, son empressement et sa compassion étaient mêlés de surprise. Ces gens parlaient bien, un je ne sais quoi dans leur langage révélait une certaine instruction. – Elle interrogea.

Ce fut alors que du récit de leur malheur sortit pour elle le récit de leurs fautes. Mais les erreurs, les fautes, les crimes étaient devenus chez eux des principes ; les conséquences qui pesaient sur eux, dans leur bouche, s’appelaient la fatalité ; ils accusaient les lois, les institutions sociales et surtout la religion d’avoir fait leur malheur.

Cette grand’mère malade et insultée avait eu une véritable vie de roman.

Jeune, elle avait épousé un vieillard pour sa fortune, elle l’avait trahi puis quitté pour suivre, disait-elle, la voix sacrée de son cœur, puis elle avait été trahie à son tour – lâchement, disait-elle. Un autre s’était présenté, celui-là était « le véritable idéal que son cœur de vingt ans avait autrefois rêvé. » Mais quoi, celui-là aussi, au mépris de l’honneur et de la foi jurée, l’avait quittée à son tour, et de honte en honte elle était tombée dans la plus grande misère et la plus profonde dégradation.

Le mariage paraissait à cette femme être le point de départ de tous ses malheurs, sans s’apercevoir que la troisième expérience de ce qu’elle appelait le « libre amour » n’avait pas été plus heureuse que tout le reste. Ces enfants ruinés par elle et élevés au milieu de cette vie de désordre, méprisant leur mère et souffrant de ses fautes, corrompus par ses exemples et ses discours, au milieu de la plus profonde détresse, ne songeaient qu’aux moyens de se procurer les jouissances et le luxe dont leur mère avait autrefois joui.

Cette femme réclamait le divorce, simplement parce qu’il eût rendu légales les lâchetés de sa vie ; car le divorce, elle l’avait pratiqué sans formalité ; ce qu’elle eût voulu, c’eût été une certaine consécration sociale de ses ignominies. À l’appui de ses théories, cette malheureuse citait des auteurs, s’abritait derrière des noms qu’Yvonne avait entendus ; toute cette horreur était couronnée d’une certaine morgue démocratique qui ne craignait pas de rejeter jusque sur Yvonne la faute de ces fautes et le crime de ces crimes.

Cette corruption épouvantable frappa la jeune fille de stupeur. Quel fer, quel feu pouvait couper cette gangrène ? Elle commença à comprendre cette parole de M. de Korsenkaët qui l’avait d’abord révoltée :

« La corruption de l’esprit est pire que la corruption du cœur, plus irrémédiable et plus contagieuse. »

– Croyez-vous, ma fille, dit un jour M. de Korsenkaët, que ceux qui ont ainsi corrompu l’esprit de ces malheureux soient de grands coupables ?

– Oui, mon père, avait dit Yvonne.

– S’ils ne sont point au bagne comme des assassins, reprit M. de Korsenkaët, c’est que nous vivons dans un monde grossier où les crimes contre les personnes sont punis quand ils sont extérieurs et que leurs effets sont palpables. L’égarement du cœur n’est rien comparé à la corruption de l’esprit, un jour vous comprendrez cela.

 

À la même époque vivait à Paris dans une somptueuse demeure une femme parée et fardée, teinte et ridée, mais célèbre. Elle n’était point Française, mais elle l’était devenue. Elle s’était mariée jeune et avait divorcé. Elle était d’un pays où le divorce était autorisé, où la femme qui voulait quitter son mari le pouvait faire légalement. Sa qualité de femme divorcée l’avait jetée dans le monde où ces choses ne répugnent point. Dans le monde où ces choses ne répugnent point, beaucoup d’autres choses encore sont admises.

Les hommes qui s’intitulent moralistes et réclament le divorce sous prétexte que l’indissolubilité du mariage est la source de tous les maux, ceux-là ne se font aucun scrupule de séduire et de perdre une femme, ne fût-elle point divorcée.

Cette femme qui, d’ailleurs, était intelligente, fut bientôt entourée.

Elle prit alors la plume et entreprit d’ériger en principe sa conduite et celle de ses amis. Elle avait du talent. Elle fit du bruit. Elle acquit bientôt fortune et réputation, elle fut admirée sans être honorée. On la déclara « grand homme ». Elle parla pour l’affranchissement de la femme. Elle appela le mariage une vente, un honteux trafic. Elle entreprit de prouver aux femmes que leurs fantaisies étaient sacrées. Elle déclara que certaines passions sont irrésistibles, fatales, qu’aucune loi ni aucun raisonnement ne peut combattre ; que ces passions emportent ceux et celles qui les éprouvent au delà des règles du monde et même au delà des bornes de la terre ; elle ajoutait que ces passions-là, si elles portaient en elles leurs catastrophes, portaient aussi leur pardon. À l’appui de cette belle assurance, elle citait volontiers Héloïse dans le domaine de la réalité et Juliette dans le domaine de la fiction.

Cette femme, au fond, n’était point féroce, et si on lui avait dit quels désastreux effets pouvaient avoir ses théories, elle les eût niées, non par conviction de son innocence, mais pour s’épargner la nécessité fatigante de s’apitoyer et la nécessité plus fatigante encore de se taire.

L’affranchissement de la femme était sa toquade, elle en voulait faire des avocats, des juges ; elle en voulait faire toute sorte de choses ! excepté des femmes.

J’ai dit qu’à ce métier elle avait acquis reputation et fortune. Les hommes la prônaient, les femmes l’enviaient et tous la lisaient... à Paris, entendons-nous !

En province elle était moins connue et mieux jugée.

Dans certaines familles son nom était connu, on savait qu’elle était célèbre.

Appelons cette femme Armande, si vous voulez.

Un jour une amie, femme du monde, très glorieuse d’être de son intimité, vient la voir :

– Ma chère, lui dit Armande, je pars.

– Pas possible !

– Si, je vais à Vannes.

– À Vannes !

– Oui.

– Quoi faire, grands dieux ?

– Voir Vannes, on dit que c’est très curieux.

– C’est très laid.

– Vieux, vous voulez dire ?

– Non, laid.

– Vous n’entendez rien à la laideur, ma chère, dit Armande. Vannes est une ville unique.

– Enfin, vous partez ?

– Oui, avec Jules.

– Qui, Jules ?

– Mon cousin.

– Enfin, vous allez faire un petit tour !

– Voilà, ça me reposera.

– Figurez-vous que j’ai une cousine à Vannes.

– Pas possible ! s’écria Armande.

– Mlle de Korsenkaët.

– Juste ciel ! quel nom !

– Une charmante personne.

– De province... donnez-moi une commission, j’irai la voir.

Sur ce, Armande partit et Yvonne reçut la lettre que voici :

 

        « Ma chère Yvonne,

 

« Je ne doute pas que vous ne connaissiez le célèbre nom d’Armande. Elle part pour Vannes et a bien voulu se charger d’une commission pour vous. Vous seriez bien aimable de lui montrer votre vieille et curieuse cité.

« Compliments à mon bon oncle.

 

« MARIE. »

 

M. de Korsenkaët examina longtemps cette lettre, la flaira, la retourna en tous sens, tandis qu’Yvonne, les yeux curieusement fixés sur son père, attendait avec anxiété le résultat de cet examen.

Armande ! elle avait entendu ce nom, une femme célèbre ?

M. de Korsenkaët se promena longtemps, rêveur, et dit enfin, d’un ton grave et lent :

– Nous devons la recevoir, Yvonne, elle est l’amie de votre cousine et j’ai quelques raisons plus graves encore.

Ne soyez pas si joyeuse, ajouta M. de Korsenkaët ; ce qui nous arrive n’est ni un honneur ni un bonheur, mais je crois que c’est un devoir. Vous irez donc à l’hôtel où elle doit descendre.

Yvonne pensait : « Une femme célèbre, quel bonheur de la voir, que de choses j’aurai à lui dire ! Que de choses elle aura à m’apprendre ! de quel prix doivent être ses paroles ! oh ! je n’oublierai rien. Je noterai tout ; mon père qui ne considère cela ni comme un bonheur ni comme un honneur, mais seulement comme un devoir ! ah ! la vieillesse ! Pauvre père ! Puis étonnée de cette pensée qui lui venait pour la première fois, Yvonne se recueillit et se promit d’examiner.

Le jour attendu avec tant d’impatience arriva enfin, et Yvonne, accompagnée de Franche, se rendit à l’hôtel de France. Elle avait soigné sa toilette plus que de coutume ; sa modeste élégance était rehaussée encore de quelques soins inaccoutumés, et Franche elle-même avait chaussé ses plus fins souliers de castor à boucles d’argent.

Quel tableau de les voir ainsi toutes deux : Franche, fraîche et accorte, le cou sévèrement enfermé dans sa belle guimpe blanche, le visage ombragé du grand bonnet, et Mlle de Korsenkaët, fine, élégante, distinguée, intelligente, timide et fière, sévèrement et gracieusement mise !

Armande venait d’arriver quand Yvonne entra. Déjà Armande était entourée de quelques voyageurs curieux de la voir, et Yvonne dut attendre un instant avant de pouvoir lui parler. Quand elle s’approcha et se nomma, Armande recula de deux pas et l’examina en s’écriant : « Elle est délicieuse ! » Son compagnon répéta comme un écho : « Délicieuse ! »

Yvonne regretta que son père ne l’eût point accompagnée et fit son invitation.

– Chère demoiselle, dit Armande, vous êtes adorable et monsieur votre père est un très galant homme ; mais je veux être libre et chez vous je ne le serais point.

Je vous remercie donc. J’irai vous voir et remercier votre père, vous êtes charmante.

« Charmante, » répéta l’écho.

– Monsieur est mon cousin, ajouta Armande en désignant par un petit mouvement d’épaule le jeune homme à répétition qui portait le glorieux nom de Jules.

– Mademoiselle, dit Franche pendant le retour, cette dame est bien vilaine ! Elle a une robe aussi rouge que tous les diables d’enfer et ses façons ne sont plus du tout comme les vôtres, Jésus, on sait bien que non !

Yvonne ne répondit rien, elle avait envie de pleurer. Sans savoir pourquoi, elle éprouvait une certaine honte de ne pas ramener près de son père l’étrangère qu’elle était allée chercher.

Au récit que lui fit sa fille, M. de Korsenkaët hocha la tête et dit :

– Ma chère Yvonne, si cette femme vient et vous parle, prêtez, je vous prie, une attention sérieuse à ce qu’elle vous dira, ne vous laissez pas éblouir, jugez avec droiture et sévérité ses paroles, et ayez compassion de sa personne.

Le soir, en se couchant, Yvonne répétait : « Compassion, compassion, mon Dieu ! » Ce mot la ramena à la malheureuse famille qu’elle visitait et que la veille elle n’avait point vue. « Hélas ! pensait-elle, c’est là qu’il faut être sévère et avoir compassion. »

En y réfléchissant, elle se promit, si elle voyait Armande, de lui demander conseil à ce sujet, de s’éclairer près d’elle du remède à apporter à un si grand mal. « Cette femme doit, pensait Yvonne, connaître ces plaies-là. C’est même, dit-on, là-dessus qu’elle écrit. Je ne m’étonne plus que mon père me recommande de prêter la plus grande attention à ses paroles. Le ciel me l’envoie ! » Sur cette dernière réflexion Yvonne s’endormit.

Et, le lendemain matin, elle partit de bonne heure afin de visiter les malheureux auxquels elle avait tant pensé la veille. Au coin de la place d’Armes elle rencontra Armande.

– Quoi, ma belle, dit celle-ci, déjà levée ?

– Vous-même, madame,...

– Oh !moi, je suis voyageuse, je passerai peu de jours... et où allez-vous ainsi ?

– Je vous en prie, madame, dit Yvonne, accompagnez-moi ; en chemin je vous expliquerai ce que je vais faire et ce que je ne puis accomplir sans vous.

– Et si je n’étais pas venue ?

– C’eût été un malheur !

– Où donc allons-nous ?

– Chez des pauvres.....

– Une bonne action... j’en suis, comment donc ! on n’a pas tous les jours l’occasion de faire une bonne action, en si charmante compagnie.

– Vous, madame, qui écrivez, vous avez tous les jours cette occasion-là.

– Nous écrivons, oui, mais cela ne profite guère, allez ! le peuple est si borné ! et pourtant, je l’aime, le peuple, il lui faudrait plus de lumière. Ces malheureuses femmes du peuple à qui tout arrive, grands dieux ! faute d’une bonne loi qui les protège : l’homme et la femme ont besoin d’être protégés l’un contre l’autre.

– Ils sont faits l’un pour l’autre, objecta Yvonne, et vous en parlez comme de deux ennemis.

– Nous nous entendrons, dit Armande, vous verrez ; je vous expliquerai mon système, il est simple et capable de sauver la société.

– Vous avez de grands desseins !

– Une grande tâche, vous voulez dire, ma mignonne.

Supposez que votre père vous marie indignement ?

– Comment, madame, mais cela est impossible.

– Contre votre gré !

Cela ne se peut.

– Enfin, supposez cela un moment, c’est comme cela que se font presque tous les mariages ; supposez encore que ce mari soit brutal et détestable, hé bien, que feriez-vous ? Quelle loi vous protège ?

– Ce que je ferais, dit Yvonne, je supporterais mon mari par devoir et par charité, et je crois, madame, que la prudence du serpent et la douceur de la colombe, qui sont recommandées à la femme, sont des armes puissantes qui tôt ou tard donnent la victoire. Je les opposerais à toute malice, et la loi n’a rien à faire là.

Après cette simple et fière réponse il y eut un silence et Yvonne ajouta :

– Nous sommes arrivées et je ne vous ai encore rien dit de ceux que nous allons voir. Ici, madame, la misère est au comble, car la misère morale est plus grande encore que la misère matérielle. Je vois que vous ouvrez votre bourse, mais je vous demande surtout d’ouvrir votre cœur et de mettre les trésors de votre intelligence et de votre expérience au service de ces malheureux, qu’une épouvantable corruption d’esprit a jetés dans tous les désordres. Je ne sais ce qu’il faut pour réparer un mal si profond.

– Ce qu’il faut, dit Armande, c’est une grande réforme sociale.

– Réforme sociale, répéta Yvonne, hélas ! madame, ici les esprits sont corrompus et les cœurs égarés. Une loi civile ne peut rien en cela.

– Après cela, ma chère demoiselle, s’écria Armande, si vous me menez chez des gens impossibles !

Au même moment Yvonne ouvrait la porte du taudis ; elle s’effaça pour laisser passer Armande et toutes deux entrèrent.

La grand’mère, les cheveux en désordre, gisait à demi évanouie sur un grabat ; sa fille, proprement vêtue des vêtements donnés par Yvonne, debout près de la lucarne, lisait un livre sale et fripé ; l’enfant, les cheveux en désordre et barbouillée de charbon, faisait chauffer une soupe sur un fourneau placé dans la cheminée, et le frère à demi vêtu se balançait sur une chaise adossée au mur, fumant une pipe.

Yvonne avança résolument au milieu de cette atmosphère. Armande recula de deux pas.

– Je vous amène une amie, dit Yvonne en entrant.

Un pli dédaigneux et amer contracta la bouche de la femme qui lisait ; l’homme se leva nonchalamment en secouant la cendre de sa pipe ; l’enfant se plaça derrière Yvonne et pour ainsi dire dans les plis de sa jupe.

La moribonde ne bougea pas.

– Comment va-t-elle ? dit Yvonne qui la montra du regard.

Toujours de même, dit la femme.

– La vieille a la vie dure, dit l’homme, et tant que les bons mourront !... Cré nom ! en a-t-elle fait des balançoires, celle-là !

Yvonne regarda le titre du livre que tenait la jeune femme un moment plus tôt et lut :

« Les Amours d’un forçat, par ARMANDE » et, toute surprise, passa le livre à Armande, qui s’écria :

– Tiens, tiens, ces gens-là ne sont pas déjà si bêtes, comme le peuple avance !

La moribonde avait entr’ouvert les yeux, et ses joues s’étaient tachées de larges plaques rouges.

– Le peuple, le peuple ! s’écria avec indignation le garçon, nous ne sommes pas du peuple, nous, entendez-vous ! nous avons reçu de l’instruction ! Parlez comme il faut, s’il vous plaît ! Nous sommes dans la misère, c’est vrai, mais nous avons bien vécu autrefois, et, si vous croyez que pour les quatre sous que vous apportez ici vous avez le droit de nous insulter...

– Calmez-vous, dit Yvonne, Madame est l’auteur de ce livre et voit avec plaisir que vous le lisez.

– Tout ça c’est de la rocambole, riposta le garçon, si ma mère n’avait pas divorcé, nous ne serions pas où nous en sommes.

– Avec cela que j’étais heureuse ! s’écria la moribonde.

– Vous y étiez, il fallait y rester, cria Léonce en s’avançant d’un air menaçant vers le lit, et nous garder au moins un père pour nous nourrir, que diable !

La moribonde s’assit péniblement sur le lit, et, s’appuyant de ses deux mains décharnées et tremblantes sur le rebord du matelas, elle regarda pour la première fois les personnes présentes.

– Qui est cette femme ? dit-elle, en désignant Armande.

– C’est Mme Armande, dit vivement Yvonne, l’auteur célèbre.

– Ah ! oui, je la connais celle-là, j’ai lu ses livres ! elle prêchait le divorce, et j’ai divorcé ; elle prônait les femmes abandonnées, je l’ai été ; j’ai eu autant d’aventures qu’elle a écrit de romans ; j’ai mis ses livres en actions. Maintenant, s’écria la moribonde, là voilà, elle vient voir son œuvre !... Et dans une surexcitation nouvelle, la malade reprit :

– Misérable, tu es riche, tu es admirée, et le pain que tu manges est tiré de mon sang et du sang de mes enfants ; tu nous as tués sans pitié pour la soie et le velours qu’il te fallait et tu viens voir aujourd’hui de quelle misère nous payons ton luxe. Regarde, encore autre chose ! Mes enfants m’insultent et je les hais ! Voilà l’amour que tu as prêché. Oh ! si je n’étais mourante, je te ferais ici une réception digne de toi ! Va, écris encore un livre, raconte ce que tu vois ! As-tu ri quelquefois des dupes que tu faisais ? Ris encore, si tu peux, en voici une qui va mourir et qui te maudit.

Vois, ce livre, ton poison, est encore chez moi !

Sur ce dernier mot la malade s’affaissa et Yvonne courut à elle, elle n’arriva que pour lui fermer les yeux.

Quant à Armande, Léonce s’était approché d’elle et, lui tendant la main d’un ton pleurard et menaçant, il lui disait :

– Belle madame, grande et riche madame... la charité s’il vous plaît !

– Voyons, ma bonne dame, ajoutait sa sœur, prenez-moi à votre service, ayez pitié de notre misère !

La petite fille, blottie dans les jupons d’Yvonne, la suivait pas à pas, elle arriva avec elle jusqu’à la porte. À ce moment Léonce l’arrêta par le bras et dit à Yvonne :

Vous emmenez l’enfant ! alors donnez-nous quelque chose.

– Madame, dit Yvonne en s’adressant à Armande, ces gens sont effroyables, je n’ai pour eux que de la pitié. Quant à vous qui les avez amenés là, vous me faites une horreur sans nom !

Au même moment M. de Korsenkaët se montra dans le cadre de la porte.

– Calmez-vous, Yvonne, dit-il en voyant la pâleur de sa fille. J’étais là.

Puis il disparut avec sa fille et l’enfant.

 

–––––––

 

Le lendemain, quand on vint pour enterrer la morte, la porte était ouverte et la chambre vide, vide de tout, hormis du cadavre qu’on avait même dépouillé de ses draps et qui gisait en travers sur la paille.

Armande avait quitté la ville le jour même et quelques jours après elle mourait à Paris, subitement enlevée par la fièvre et la folie.

Certains journaux déclarèrent que la littérature, les arts et la société avaient, en la perdant, fait une perte immense, irréparable.

Mlle de Korsenkaët, lisant cela, regarda son père qui lui dit :

– Ma fille, nous allons à des catastrophes. En des temps où de semblables choses s’écrivent, il faut s’apprêter à bien mourir, car la férocité n’est jamais loin de la corruption de l’esprit.

 

 

 

Jean LANDER, Le chemin de la vie, 1881.

 

 

 

 

 

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