L’aventure du pilote

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Anatole LE BRAZ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’ÉTAIT dans la maison des Menguy, située là-haut, sur la croupe accidentée des Crec’h 1, en bordure de la mer. On devisait au coin du feu, et comme Noël approchait, la conversation, laissant les menues nouvelles locales, tourna vers les merveilles de la nuit sainte. Chacun raconta son propos ; seul, le pilote Cloarec, venu en voisin, gardait le silence, la pipe aux dents. Sous ses épais sourcils en broussailles, son petit œil bleu, noyé d’un vague embrun, semblait regarder le déroulement intérieur de quelque procession de souvenirs. Qui saura jamais la richesse de ces frustes mémoires bretonnes, si pleines de choses inexprimées !

– Çà, fis-je, vous, Cloarec, qui ne dites rien, gageons que vous avez en magasin des histoires étonnantes qui ne demandent qu’à sortir.

Il hocha sa tête frisée, où les volutes de ses mèches grises floconnaient ainsi qu’une toison. Sa face, cuite et recuite par la salure du vent marin, de rouge brique qu’elle était, devint rouge feu, et ce fut d’une voix embarrassée qu’il balbutia :

– Des histoires comme celle qui me revient, il n’y a pas de quoi s’en vanter.

– Raison de plus pour la dire, insinua l’aîné des fils Menguy. Vous ferez un acte d’humilité ; ça vous gagnera des indulgences, pilote.

Le vieux, après une courte hésitation, se décida brusquement.

– Aussi bien, déclara-t-il, mon aventure pourra vous servir de leçon à vous autres, jeunes mécréants : elle vous montrera qu’il n’est jamais bon de mépriser l’expérience des anciens.

Il ôta sa pipe de sa bouche, en secoua religieusement la cendre sur son pouce, passa le revers de sa main sous son nez, en reniflant avec force, et commença en breton.

 

 

 

I

 

 

– L’expérience des anciens !... J’avais alors à peu près ton âge, jean Menguy ; comme toi, je rentrais du service à l’État, et, comme toi encore sans doute, je pensais : « Les anciens, ça n’est que des radoteurs. » C’est ainsi que, cet hiver-là, mon père m’ayant déconseillé de partir pour la pêche au large des îles, sous prétexte que c’était veille de Noël, je lui répondis :

« Veille de Noël ou non, que vous veniez ou que vous ne veniez pas, les vents sont noroît, il fait temps béni pour le turbot ; moi, j’embarque. »

Et c’est vrai que le temps était le plus favorable que l’on pût souhaiter : un ciel légèrement couvert, une brise pas trop froide et même presque tiédie, une mer grise et douce, à houles larges, sans clapotis. J’avais d’autant plus désir d’en profiter que, de toute la semaine précédente, il n’y avait pas eu moyen de mettre les filets dehors, à cause de la brume, une brume épaisse comme à Islande, qui avait fait une espèce de demi-nuit, pendant six jours consécutifs. Mon père dut confesser lui-même qu’il faudrait peut-être attendre les premiers soleils de mars avant de retrouver aubaine pareille pour la quête du poisson fin.

– C’est égal, dit-il. Tu risques de perdre ton âme : à ta place, moi, j’aimerais mieux perdre ma pêche.

Je ripostai :

« Où donc est le commandement de Dieu ou de l’Église qui défend de gagner son pain la veille de Noël ? Est-ce qu’il ne faut pas manger ce jour-là comme les autres jours ?

– Tu fais le beau raisonneur, reprit-il. Moi, je crois ce qu’on m’a toujours dit : à savoir que la nuit de Noël, à partir de minuit, appartient à Dieu. Et es-tu sûr qu’à minuit tu ne seras pas encore sur les lieux de pêche ?

– Je serai où je pourrai.

– À ton gré. Je t’ai averti. Le reste te regarde : tu as l’âge de raison... Un dernier conseil, pourtant. Si, à certain moment, tu remarques quelque chose de bizarre à bord, hale au plus vite l’ancre, dresse sa croix dans l’air au bout de tes poings, et, ayant fait agenouiller tes hommes, entonne le chant de Nédélek 2.

Je haussai ironiquement les épaules et pris, pour me rendre au port, le chemin des Crec’h, afin de prévenir les hommes de l’équipage qu’on allait embarquer. Ils étaient cinq : tous des lascars de mon espèce, et plus préoccupés de faire bouillir la marmite quotidienne en ce monde-ci que de s’assurer leur part de paradis en l’autre. Je pourrais les appeler en témoignage, car ils sont encore vivants, à l’exception du mousse, le petit Dudored, mort il y a une vingtaine d’années, de la fièvre jaune, à Montevideo. C’étaient Pierre et René Balanec, de Roc’h-Vrân, Louis Rudommo, du Cosquer, et Gonéry Mezcam, de Kerampoullou. Ils m’eurent bientôt rejoint à la cale, leurs sabots-bottes aux pieds et le suroît noué sous le menton. Dix minutes plus tard nous voguions à toutes voiles, faisant cap vers les Sept-Îles.

La brise donnait bien. C’était plaisir d’aller. Il n’y avait, du reste, que nous de sortis. Les autres bateaux dormaient sur le flanc, tirés à sec derrière le môle.

– Tas de flâneurs ! dit Pierre Balanec, en montrant du doigt des groupes de pêcheurs perchés, les bras croisés, sur le glacis de l’ancienne batterie. Ça n’a pas, peut-être, dix sous chez soi pour faire la Noël, et ça fainéante aujourd’hui pour se préparer à nocer demain.

– Oui, continua Rudono sur le même ton, et c’est à nous qu’ils demanderont de les régaler, à l’issue de la grand-messe, par-dessus le marché !

Je leur contai le colloque que j’avais eu avec mon père.

– Peuh ! des idées de vieilles femmes ! s’écrièrent-ils en chœur.

Dudored, cependant, qui changeait l’écoute de foc pour la seconde bordée, risqua d’une voix timide :

– Il y a une chose qui est sûre : le mari de ma grand-mère s’est perdu par un soir pareil, entre minuit et une heure du matin.

– Le mari de ta grand-mère, c’était peut-être bien ton grand-père, farceur ! s’écria Gonéry Mezcam en éclatant de rire.

Et l’on parla d’autre chose.

Une fois dans les eaux de l’île aux Moines, nous commençâmes à pêcher, et chacun fut à sa besogne. Mais, contre nos prévisions, le poisson remontait peu. Nous avions compté sur la douceur du temps pour l’attirer, mais il ne se pressait pas, demeurait blotti dans les fonds. Au bout d’une heure ou deux d’attente, un des hommes, je ne sais plus lequel, proposa de gagner plus au large.

– Allons ! fis-je.

La manœuvre était bonne : nous ne fûmes pas plus tôt au vent des îles qu’à chaque coup de filet nous ramenâmes quelque chose.

– Ça va bien ! disaient les camarades.

Nous étions maintenant tout à la gaillarde joie du travail qui apporte avec lui son profit. Une ardeur fiévreuse nous animait : c’était comme si nous nous fussions juré de vider les entrailles de la mer. Le mousse n’avait que le temps de tirer les belles pièces pour les mettre à l’abri dans les paniers.

– Attrape ça, morveux, lui criait-on, en lui lançant dans les jambes quelque turbot tout palpitant.

Ou bien encore :

– Est-ce qu’il en pêchait de cette taille-là, le mari de ta grand-mère ?

Et de rire, vous pensez ! Jamais nous n’avions été si gais. Les heures s’écoulaient sans que nous y prissions garde. Nous ne nous aperçûmes même pas que la lumière baissait : nous n’avions d’yeux que pour les grandes eaux couleur de vert-de-gris qui soulevaient la barque par longues oscillations régulières et nous livraient libéralement leur provende. Seul, Dudored, dans les intervalles de moindre presse, glissait un regard vers les lointains déjà plus assombris. Il n’avait pas notre tranquillité, quoique – vous le verrez pas la suite – il ne manquât pas de crânerie, le gamin ! L’approche du soir le tourmentait. Il fut d’abord sans oser en rien dire. À la fin il m’interpella :

– Je crois bien qu’il se fait tard, patron... Et ça sera dur, s’il faut rentrer avec jusant.

Il avait raison : jusant et vent de noroît, tout serait contre nous, si nous ne nous dépêchions pas d’attraper la barre des Sept-Îles pendant que nous avions encore flot pour la franchir. Ce sont des courants terribles, vous savez, et qu’on ne passe pas comme on saute un talus. J’allais me ranger à l’avis de l’enfant et commander le départ. Mais les autres ne l’entendaient pas ainsi. Le démon du lucre était entré en eux et les possédait : plus ils avaient eu de poisson, plus ils en voulaient avoir. Ils protestèrent d’une seule voix.

– De quoi se mêle-t-il, ce veau mal sevré ! Est-ce qu’on lui demande l’heure qu’il est ?

– Non, répliquai-je, mais il faudrait peut-être l’écouter tout de même, quand il la donne. Voyez !

Et je leur désignai l’horizon de terre sur qui les masses d’ombre commençaient à tomber, annonçant la nuit.

– Bah ! bah ! Un dernier coup de filet, patron... Rien qu’un.

Ils étaient enragés, ma parole ! Et, pour dire la vérité vraie, je ne l’étais pas moins qu’eux, puisque, cependant, non seulement je ne m’opposai pas, mais donnai moi-même la main à ce coup de filet supplémentaire qui faillit être cause de notre perte... J’arrive au vilain moment de mon histoire : permettez que je rallume mon brûle-gueule, soit dit sans vous offenser.

 

 

 

II

 

 

Cloarec se pencha vers le foyer, y cueillit une braise dans le creux de sa main et l’appliqua sur le fourneau de sa minuscule pipe en terre. Pour aspirer les premières bouffées, ses joues s’évidèrent jusqu’à faire toucher intérieurement leurs parois. Un grillon se mit à crisser dans le silence.

– Alors, ce coup de filet ?...

– Oh ! reprit le conteur, il fut tout simplement superbe. Mais c’est après... Ah ! nom d’une misère !... Enfin voici.

Nous avions fini de tout ranger à bord, les voiles étaient en haut et je venais de m’asseoir au gouvernail pour virer, lorsque, en jetant les yeux sur la misaine, je la vis faseyer doucement, comme s’il calmissait. Ça, vous concevez, c’était un ennui. Si le vent nous faussait compagnie juste au moment où le flot allait lui-même nous manquer, nous étions, comme on dit, dans de vilains draps. Il n’y avait pas de raison, en effet, pour qu’une fois pris par le courant des îles, sans une risée pour appuyer notre marche, nous ne tournions indéfiniment dans ces parages jusques ad vitam sempiternam, c’est-à-dire jusqu’à mini-marée ; encore, pour en sortir à cette minute-là, faudrait-il souquer ferme sur les avirons. Et c’était à tout le moins trois ou quatre heures à droguer au large, dans la nuit, avant de pouvoir cingler vers le port.

Du coup, je n’avais plus le cœur à rire. Et il était aisé de voir qu’il en allait pareillement de mes compagnons. Assis à leurs postes, sur les bancs, les uns face à l’avant, les autres face à l’arrière, ils regardaient vaguement dans le gris de l’obscurité tombante, sans mot dire. La journée décidément finissait mal.

Je conservais toutefois l’espoir d’atteindre la redoutable barre en temps propice. Nous n’en étions plus qu’à une demi-encablure, quand la voix de René Balanec s’éleva, roulant une bordée de jurons :

– Nom de... nom de... nom de...

– Quoi ? qu’est-ce qui te prend ? demandai-je.

Il regardait par-dessus ma tête, vers la haute mer, dans la direction de l’ouest.

Je grognai, agacé :

– Parleras-tu, sagouin !

– C’est du propre ! fit-il. Voilà maintenant que ça brouillasse là-bas.

– Y a pas de doute, en effet : c’est la brume, déclarèrent Mezcam et Rudono.

Je m’étais retourné, d’un mouvement subit, et je dus, hélas ! constater qu’il n’y avait pas de méprise possible. C’était bien la brume, la satanée brume qui, balayée seulement de la veille, revenait à la charge, envahissant de nouveau l’espace, tissant dans l’entre-deux du ciel et de l’eau sa trame d’étoupe molle et déjà cernant l’horizon du soir, prête à tout aveugler.

– La gueuse ! c’est elle qui a muselé le vent, bougonna Pierre Balanec.

La mer, aux flancs de la barque, commençait à frisotter : des plaques d’écume – des crachats, comme nous disons – filaient avec rapidité dans le sillage, et, sous nous, on sentait le chêne des planches vibrer. Nous étions dans le coureau des îles. Je me dressai sur mes pieds.

– Hé, mousse ! arrive à ma place, et tâche de gouverner au plus près... Nous autres, aux avirons, tous !... Hardi là ! commandai-je en donnant le premier l’exemple.

Et maintenant, comprenez bien : je m’étais mis à la rame de tribord, avec Mezcam ; les deux frères Balanec étaient à la rame de bâbord.

– Toi, avais-je dit à Louis Rudono, veille devant, à cause des cailloux.

Vous savez s’il y en a, dans ces parages d’enfer !... Dès lors – bien que je n’eusse pas encore passé l’examen de pilote – je les connaissais tous, certes, comme si je les eusse plantés moi-même, ces cailloux de malheur ; et, de nuit aussi bien que de jour, à mer haute comme à mer basse, je me serais débrouillé au milieu d’eux, les mains dans les poches et les yeux fermés. Mais par temps de brume, holà !... Ça n’est ni du jour ni de la nuit, la brume !... Je n’avais guère à compter que sur l’œil de Rudono. C’est vrai qu’il en avait un comme on n’en voit plus. Le rémouleur qui lui avait aiguisé la prunelle n’avait pas volé son argent, ah ! non. Tout de même je n’étais pas trop rassuré.

Rappelez-vous bien, n’est-ce pas, comme nous étions distribués dans le bateau : lui, Rudono, sur l’avant ; le petit Dudored à la barre ; nous quatre, les Balanec, Mezcam et moi, deux par deux sur chaque aviron.

– Eh, ohé ! souque !...

Nous n’épargnions pas l’huile à bras, je vous promets. Sous notre effort vigoureux, la barque vola. Le gros Pierre Balanec sortait à intervalles réguliers du fond de sa large poitrine de formidables : Ahan ! ahan ! pour marquer la cadence. Mais nous avions beau forcer de vitesse, la brume sournoise, furtivement, nous gagnait. Elle ne nous avait pas rattrapés encore : un reste de jour éclairait les eaux dans notre voisinage. Visiblement, néanmoins, nous commencions à être emprisonnés.

Le grand linceul d’ombre pâle rétrécissait peu à peu son cercle, et c’était maintenant comme un immense mur flottant derrière lequel tout se perdait, s’évanouissait peu à peu, la terre d’abord, très lointaine – puis les îles, plus proches –, et enfin les éclats mêmes des phares qui venaient d’allumer leurs feux. Seul, celui de l’île aux Moines demeura quelque temps suspendu comme un astre fantôme dans le ciel noyé ; puis il ne fut plus qu’un halo trouble ; puis ce halo, à son tour, s’effaça, et tout disparut.

– Bonsoir la camoufle ! dit Rudono, qui était désormais notre unique phare.

Et il cria au mousse :

– Gouverne toujours tout droit, hein, petit !

– Oui, oui, répondit de l’arrière la voix grêle et un peu enrouée du gamin.

Une humidité glaciale pénétrait nos membres. L’haleine de la brume était déjà sur nous, et nous respirions son étrange odeur de roussi, si âcre qu’elle nous raclait la gorge. Nous n’avions plus à espérer de lui échapper. Si, du moins, nous réussissions à traverser les rapides, avant qu’elle nous eût liés dans ses mailles !... Après, ma foi, tant pis ! on voguerait comme on pourrait, à l’aveuglette. L’essentiel était de parer au danger le plus pressant : une fois en eaux calmes, on verrait à s’orienter.

Et nous nous cramponnions à nos rames avec une ardeur de galériens sous le fouet du garde-chiourme. De minute en minute, je demandais à Rudono :

– Quoi de neuf ?

Il trempait sa main dans le clapotis le long de l’étrave, et répondait :

– On doit encore être dans le grand coureau, car ça frise dur... Un peu de courage, les enfants !

Du courage, nous en eûmes, parbleu ! jusqu’à ce qu’il nous fût démontré que ça ne servait de rien. Comme je répétais ma question pour la dixième ou quinzième fois, Rudono murmura :

– C’est singulier : on dirait que nous n’avançons plus...

Ploc... ! Il n’avait pas fini de parler que nous sentînmes sur nos épaules comme la tombée brusque d’un manteau de ténèbres humides. En un clin d’œil nous en fûmes tous enveloppés. Des ténèbres d’ailleurs qui n’en étaient pas ; ou plutôt il surnageait là-dedans une espèce de clarté triste, funéraire, une clarté de l’autre monde, quoi !... Si épaisse que fût la buée, elle ne nous empêchait pas de nous voir ; seulement, nous nous voyions comme si nous avions été à des milles les uns des autres. Encore ce que nous distinguions était-ce moins nos personnes que des formes de nous-mêmes, des ombres bizarres, méconnaissables, démesurément agrandies. Ainsi Gonéry Mezcam, qui était assis vis-à-vis de moi au même aviron, je dus étendre le bras vers lui pour me persuader, en touchant son tricot, qu’il n’avait pas quitté son banc et que cette silhouette gigantesque, c’était lui...

La barque, elle, avait l’air d’une chose sans bords qui eût flotté dans du vide ; la voilure... pfutt !... une brume dans la brume, comme la mer, comme le ciel, comme tout...

– Ça y est ! dit la voix d’orgue de Pierre Balanec. Nous sommes dans le pot au noir !...

Et presque aussitôt, là-bas, à l’avant du bateau, très loin, nous entendîmes Rudono qui hurlait :

– Bon ! ce n’est pas seulement que nous n’avançons plus, les amis.... nous drivons !

Ah ! sacré mâtin ! quel souvenir !... je ne sais pas ce que je n’aurais pas donné pour être chez nous... Croyez ce que je vous dis, les gars : laissez les turbots en paix et restez vous-mêmes au coin du feu, la veille de Noël.

 

 

 

III

 

 

Le vieux Cloarec cracha dans l’âtre, soupira, fit une pause qui nous parut longue.

– Vous ne voulez pas, au moins, nous signifier que vous êtes au bout de votre histoire ? protesta au nom de l’assistance Perrine Ourgam, la mère des Menguy.

– Je n’avais plus de salive, répondit assez durement le pilote.

Et il poursuivit :

– En drive !... Que faire ?... Nous n’avions plus qu’à laisser aller nos rames, n’est-ce pas ? et à nous laisser aller nous-mêmes où il plairait au sort de nous conduire. Car de lutter davantage pour essayer de franchir la barre, il n’y fallait pas songer. Ce devait être maintenant l’heure du jusant plein : les courants étaient nos maîtres. À quoi bon les contrarier inutilement ? Je fis amener les voiles.

– Après tout, dis-je par manière de consolation, si nous drivons, c’est vers la haute mer. Et nous y serons plus en sécurité que parmi les récifs pour attendre le retour du flot. Il n’est que de patienter.

N’empêche que c’était un bon tiers de la nuit à passer au large, et qu’à supposer qu’il ne survînt aucune complication, nous ne serions jamais rentrés au port avant les approches du matin. La perspective n’avait rien de folâtre, surtout que le brouillard épaississait toujours son linceul.

Elle nous impressionnait, malgré nous, cette atmosphère étrange où nous glissions d’une allure d’ombres, plus semblables à des spectres qu’à des êtres vivants. Roulés dans nos cirés, la visière du suroît rabattue sur les yeux et les mains dans nos manches, nous nous tenions recroquevillés et muets. Car nous n’avions même plus d’entrain à causer, d’autant qu’on ne pouvait ouvrir la bouche sans avaler cette horrible fumée d’eau, qui sentait l’enfer. La brume, d’ailleurs, semblait avoir immobilisé toutes choses. Le bruit même de la mer s’était comme fondu. On eût dit que rien n’existait plus, qu’on flottait dans quelque océan de la mort. Et c’était un silence... un silence !...

Combien de temps dérivâmes-nous ainsi, je ne saurais vous le marquer. Nous ne nous rendions pas plus compte de la durée que de quoi que ce fût au monde. La brume était en nous comme autour de nous : elle avait envahi notre esprit aussi bien que nos corps. Nous ne vivions plus qu’en songe.

Or tout à coup la voix du mousse héla, très faible :

– Patron !

– Quoi ? demandai-je en secouant à demi ma torpeur.

– Je ne sais pas comment cela se fait, mais le sûr, c’est que nous sommes un de plus à bord.

Nous nous levâmes tous en sursaut.

– Qu’est-ce que tu chantes là ? m’écriai-je, furieux et angoissé tout ensemble.

Mezcam ricana :

– Cet imbécile a la berlue.

– Dame ! comptez vous-même, répliqua l’enfant.

Je comptai... Et maintenant, croyez-moi ou ne me croyez point, mais il n’y avait pas à dire... au lieu de six que nous étions au départ, à cette heure nous étions sept. Dudored n’avait pas menti. Les autres, à tour de rôle, se mirent à recompter après moi :

– Oui, sept ! nous sommes bien sept à bord, déclarèrent-ils tous, avec un tremblement d’épouvante dans la voix.

Quel était ce septième ? Impossible de le reconnaître. Dans cette brume, toutes les silhouettes se ressemblaient, et, de vouloir distinguer les visages, c’eût été peine perdue.

– Faites l’appel comme au service, patron, conseilla Rudono.

J’appelai donc par rang d’âge, Pierre Balanec, d’abord, puis Gonéry Mezcam, puis Louis Rudono, puis René Balanec, puis Lommik Dudored. Au fur et à mesure, ils répondaient de toute la force de leurs poumons :

– Présent !

L’opération finie, Rudono s’écria :

– Celui qui n’a pas répondu, c’est celui que voici !

Son geste désignait quelqu’un qui se tenait adossé au mât. Il se précipita pour le saisir au collet ; mais il abaissa aussi vite le poing, car la voix de basse-taille du gros Balanec prononçait :

– Erreur ! c’est dans moi que tu as croché.

– Alors, c’est à n’y rien comprendre...

Il y eut entre nous un silence plein d’indicible terreur. Nous restions debout, frémissants, n’osant nous regarder les uns les autres, par crainte que la silhouette sur qui s’arrêterait notre regard ne fût précisément celle du mystérieux inconnu. Mais soudain le mousse héla de nouveau :

– Patron !

Qu’allait-il m’apprendre ?

– L’arrière du bateau s’enfonce, continua-t-il. Le bordage est déjà presque au niveau de la mer.

La même idée nous vint à tous : c’était évidemment le poids du septième, le poids du passager surnaturel, qui nous entraînait dans l’abîme. Je commandai néanmoins, pour tenter, si possible, d’alléger l’embarcation :

– Jetez tout !

Les paniers de poisson, il va sans dire, défilèrent les premiers. Puis chacun lança par-dessus bord tout ce qui se trouva sous la main. Ce fut un saccage. Le bateau cependant ne « soulageait » pas. Comme je cherchais à tâtons qu’est-ce qui pouvait bien rester dont on pût se débarrasser encore, mes doigts rencontrèrent le fer de l’ancre. Brusquement, les paroles de mon père, auxquelles, dans ma stupeur, je n’avais même pas eu la présence d’esprit de songer, se réveillèrent d’elles-mêmes au fond de ma mémoire.

– Holà ! criai-je, ne jetez plus !

Et, dressant au-dessus de mon front la croix de l’ancre, j’entonnai l’hymne de Nédélec :

 

            Ebars eur gêr a C’halilé...3

 

Les autres me dirent plus tard qu’en cet instant ils me crurent devenu fou, chose qui leur paraissait à la vérité d’autant plus explicable qu’ils sentaient, eux aussi, leur raison les abandonner.

– Le bateau remonte ! cria Dudored, d’un accent joyeux, comme je reprenais haleine pour passer au second verset.

Tous, cette fois, d’un mouvement spontané, unirent leur voix à la mienne, le creux de Pierre Balanec retentissant avec un fracas de grandes orgues. Et ce fut une chance singulière, vous allez voir... Durant une pause, en effet, de là-haut, du fond de la brume, un appel descend :

– Ohé ! gare à l’accostage ! Lofez en douceur !

Qui a parlé ? Nous levons la tête. Un éclair rouge fauche le brouillard, presque immédiatement suivi d’un éclair blanc. C’était le Triagoz.

– Je distingue la tour du phare, articula Rudono, qui avait recouvré ses yeux de voyeur.

Vous devinez le reste. Contrairement à nos calculs, les courants, au lieu de nous entraîner au large, nous avaient fait driver vers les roches du Triagoz. Sous voiles, avec la moindre brise, nous nous fussions immanquablement broyés. Mais il n’y avait, je vous l’ai dit, ni lames ni vent ; de sorte que là où nous aurions pu trouver notre perte, nous trouvâmes le salut. Prévenus, nous accostâmes sans encombre. Le gardien de guet nous attendait sur le seuil de la porte, un fanal à la main.

– Vous avez bien fait de hurler, nous dit-il, si je ne vous avais pas entendus à temps, vous alliez dans les remous.

À ce moment, des échos de sonneries de cloches lointaines tremblèrent dans le brouillard.

– Tiens ! la messe de minuit à terre, reprit l’homme du phare.

Nous nous découvrîmes en nous signant.

Et le pilote conclut :

– Voilà ce qui m’est arrivé. Le lendemain, nous rentrions au port, sur le coup de six heures, à la petite aube, sans turbots. Mon père achevait de revêtir ses habits de fête. Il ne m’interrogea point, mais, à la confusion de ma mine, il se douta bien que j’étais à jamais guéri de la prétention d’en remontrer aux anciens.

– Et le septième, demandai-je, quand avait-il disparu et qui pensez-vous aujourd’hui que ce pût être ?

Le bonhomme inclina sa tête crépue et haussa ses vieilles épaules :

– Je vous ai dit ce que je savais ! fit-il en renfonçant ses petits yeux bleus, pleins de rêve, sous les grands sourcils embroussaillés.

 

 

1901.

 

Anatole LE BRAZ, Contes du soleil et de la brume.

 

Recueilli dans Histoires de marins, textes réunis

par Laurent Dandrieu, Les Belles Lettres, « Sortilèges », 1999,

et également dans Contes fantastiques de Noël,

anthologie présentée par Xavier Legrand-Ferronnière,

EJL, 1997, Librio, no 197.

 

 

 

1. Hauteurs pierreuses, sur le littoral.

2. Nom breton de Noël.

3. « Dans une ville de Galilée... »

 

 

 

 

 

 

 

 

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