Chilhar le Basque

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

André LICHTENBERGER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

APRÈS la partie de blaid, tandis que les joueurs en sueur changent de vêtements, les vieux qui ont assisté au jeu demeurent sur la place. Le veston jeté sur l’épaule, le béret sur la tête, aux pieds les espargates de cordes, ils s’entretiennent gravement en buvant des verres de bière mélangée de limonade. On parle de la récolte de maïs, du dernier jeu de rebot, des bœufs, des moutons, de la pêche, des morts, des mariages. Quelquefois aussi on parle des choses de là-bas. Le curé Élisséguy, qui sait le français, et va souvent à Bayonne, en a rapporté des nouvelles étonnantes.

Depuis bien des années, cela n’allait plus comme au temps des anciens. Les impôts étaient lourds, les saisons changées, la pêche ne rendait plus ; contrebandiers et faux-saulniers étaient traqués... Maintenant c’est plus terrible. Voici, dit-on, que les seigneurs établis par Dieu sur la terre ont été assaillis par tout le royaume et persécutés ; tout près, le sire de Baïgorry a été tué par de mauvais garçons. Puis les prêtres, les ministres de Dieu eux-mêmes, ont été poursuivis. On les a dépouillés de leurs biens, on a voulu les forcer de blasphémer la vierge Marie et de refuser le baptême à ceux qui ne boiraient pas un verre de sang. On raconte encore des choses plus épouvantables. Ce qui est certain, c’est que tout le royaume est en désordre ; le roi, notre seigneur, n’est plus le maître de ses sujets révoltés.

Une nouvelle plus incroyable que tout le reste se répand aujourd’hui ; l’abbé Élisséguy assure qu’elle est vraie : des brigands ont envahi le palais du roi, ont massacré ses gardes et l’ont jeté en prison, lui et notre bonne reine. Un murmure de fureur roule parmi les Basques, âpres comme leurs montagnes, et orageux comme leur mer. Avec un juron, Chilhar frappe du poing sur la table où résonnent les verres. Eh ! quoi ! les braves gens laisseront-ils faire ? Armés de leurs makhilas et de leurs escopettes, n’iront-ils pas joindre les autres loyaux sujets et châtier la canaille ? Il faut partir... On le calme. Paris est trop loin ; il faudrait des journées et des journées de marche : là-bas on ne voit point la mer verte, la Rhune, les trois couronnes de la Haya et le Choldogogagna poudreux... Chilhar roule des yeux farouches et grommèle des paroles inintelligibles. Autour de lui les cerveaux sont excités, les voix crient, les paroles violentes et les menaces se croisent ; on voudrait tenir quelqu’un à qui faire un mauvais parti.

Il paraît qu’à Bayonne les rebelles sont les maîtres : pourquoi au moins ne pas se joindre à ceux d’Itsatsou et d’Hendaye ? à Urrugne et à Saint-Jean-de-Luz, le cœur est bon aussi : on pourrait marcher... Chilhar s’enthousiasme, mais Béhéran, le vannier de Sare, n’est pas de son avis. L’autre s’emporte. L’abbé le calme. Plus tard, l’instant n’est pas venu. Que feraient les pauvres gas mal armés, sans discipline, contre la citadelle de Bayonne, construite sous le grand roi, et où il y a du canon ? Chilhar hoche la tête : il respecte le curé et sent qu’il a raison, mais son cœur reste agité et tumultueux. Le front soucieux, la bouche mauvaise, il rentre à la maison.

Les jours qui suivent, les réunions du soir ne cessent pas d’être troublées. À peine on regarde les jeunes gens qui s’escriment au blaid, au rebot, ou au trinquet ; on a cessé de discuter les coups et les mérites des joueurs ; les écus des parieurs restent silencieux dans leurs poches. Toute la curiosité va à ces choses étonnantes, mystérieuses, incompréhensibles, qui se passent dans des endroits mal définis, et dont les acteurs semblent des monstres diaboliques et inconcevables. Jamais on n’entendit rien de pareil, si loin qu’on remonte, même aux temps dont parlent les livres imprimés, plus vieux que la mémoire des anciens. Des haines mêlées de terreur grossissent dans les cœurs ; les noms de jacobin ou de patriote sonnent comme ceux de Béhémoth et de Léviathan.

Un jour, Chilhar rentre bouleversé. Comme le père ne desserre pas les dents, la femme et les enfants se taisent. Enfin, après le repas, il ouvre la bouche : et, en paroles incohérentes, il raconte que le roi est détrôné, et que les brigands l’ont remplacé par une idole monstrueuse, comme il en est parlé dans les Livres à propos des Philistins : on l’appelle « ripoublika » ou un nom comme cela... Alors c’est une angoisse désespérée qui étreint tout Béhobie, comme le jour où la maison du tonnelier prit feu, et où l’on crut que tout le village y passait. Il semble qu’une catastrophe définitive et sans remède soit suspendue sur les têtes...

Elle s’abat : en un coup de tonnerre, la nouvelle éclate que le fils des rois de France, l’oint du Seigneur, a été mis à mort comme un malfaiteur sur la place publique de Paris. La stupeur est trop grande. Pendant des jours, chacun reste terré chez soi, n’osant sortir, tremblant de ce qui va advenir du pays maudit...

 

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La voiture de Saint-Jean-de-Luz n’est pas encore arrivée. Le curé y est allé, qui rapportera des nouvelles. Que seront-elles ? Il semble que les choses sinistres se rapprochent. Sans doute les fureurs célestes vont se déchaîner. Des hommes, qui sont allés à Fontarabie et à Irun, en ont rapporté des bruits inquiétants. On a commencé de fourbir les armes et de graisser les vieux mousquets. Qui sait ? peut-être le jour approche où il faudra montrer la force de son bras.

Les grelots tintent ; au galop des cinq petits chevaux en sueur, la voiture jaune accourt en oscillant. Poudreux, le curé apparaît. On se précipite, le béret à la main. Son visage est grave ; pourtant une expression de joie presque oubliée y rayonne. Il annonce :

– Mes enfants, l’heure a sonné du châtiment des pervers. Les rois d’Europe ont répondu à l’appel des loyaux Français. Leurs armées vengeront le martyr et rendront le trône à son fils. D’ici peu de jours, demain peut-être, vous verrez les Espagnols traverser le village, et marcher sur Bayonne et de là sur Bordeaux et Paris.

Se frottant les mains le curé s’éloigne et rentre au presbytère.

Les paysans sont demeurés immobiles et silencieux ; les yeux se cherchent et s’évitent ; des paroles du curé, il n’est pas né de joie parmi eux. Leurs âmes lentes et simples sont déconcertées. Pourquoi les bons Français ne font-ils pas leurs affaires eux-mêmes ? Quoi ! l’Espagnol va passer le pont de la Bidassoa ! entrer en France, l’Espagnol ! Un vieux, très vieux, se met d’une voix cassée et chantante à redire des choses que son grand-père racontait, les tenant lui-même de son aïeul. Aux temps anciens il y avait eu des guerres effroyables ; l’Espagnol avait ravagé le pays, violé les femmes, égorgé les bestiaux, brûlé les maisons, bouleversé les cimetières. Plus tard, c’est vrai, on a été alliés ; mais jamais on ne s’est réconcilié. Souvent, dans les montagnes, il y a eu des coups de fusil ; et souvent, après, les parties de rebot, les navajas sont sorties pour un jeu plus sanglant. Il y a de vieilles haines, séculaires, héréditaires, sacrées, qu’on n’oublie pas... Et peut-être, demain, l’Espagnol...

Chilhar est rentré chez lui. Il n’a rien dit. Les siens sont couchés. Grave, la pipe à la bouche, il s’assied sur le seuil de sa porte ; et il réfléchit aux paroles du curé et à celles de l’ancien. Sans doute l’abbé Élisséguy est homme de bien. Mais les prêtres n’entendent rien aux choses de la guerre ; est-il possible, Jésus Maria, que des Espagnols entrent en armes en France pour le bien du royaume ? N’est-ce pas une frime ? Parbleu ! Chilhar voit bien ce qui en est. Sans doute on abuse les bons Français par de vaines promesses pour passer la frontière sans danger ; comme ils s’en donneront, les gueux, quand ils auront franchi le pont de Béhobie et se répandront par les campagnes ! Et Chilhar se souvient des paroles de l’ancien. Il voit égorgés ses grands bœufs roux aux yeux calmes ; il voit ses maïs verts ravagés ; il voit sa maison détruite ; il voit sa femme, la belle Ana aux cheveux noirs, violentée dans les bras des soudards étrangers ; et là-bas, près de la vieille église, il voit retournées et arrachées les pierres grises qui scellent le lit sacré où dort le vieux père avec la vieille mère... Et Chilhar grince des dents...

Puis, de nouveau, il se dit que le curé est un homme instruit, et que Dieu a créé les seigneurs et les prêtres pour conduire les hommes.

Soudain il prête l’oreille : la nuit s’est écoulée dans ces pensées ; l’aube blanchit, et, avec le jour, quelque chose grandit : un bruit sourd qui monte là-bas du sud-ouest : on dirait une grande masse de troupeaux en marche. Mais ce n’est pas la saison où les moutons changent de pâturages. Et puis les pas sont pressés et rythmés ; on entend des cliquetis d’acier. C’est eux.

Chilhar est rentré dans sa cabane. Il reparaît. Dans ses mains il tient un vieux mousquet ; l’arme est antique ; mais elle est encore solide ; et il sait la manier. Il la charge soigneusement, et, à pas rapides, il se glisse vers le pont de la Bidassoa. Au moment où il arrive, une troupe d’hommes débouche en face. Il connaît bien leur uniforme. En tête un jeune officier caracole, l’air insolent. Il s’avance sur le pont non défendu. Encore un instant, encore un pas, et son pied foulera la terre de France...

Chilhar oublie tout, il ne sait plus rien, il ne voit que ceci : l’ennemi va fouler le sol de France ; et la vieille âme de la patrie remplit son cœur fort. Il épaule son mousquet. Une flamme jaillit avec une détonation. Le cavalier roule à terre. Un cri de rage s’échappe des rangs ennemis. Deux cents canons de fusil s’abaissent et font feu... À pas rythmés les bataillons s’avancent et, tour à tour, mille pieds étrangers enjambent le corps de Chilhar, premier soldat de la patrie.

 

 

André LICHTENBERGER,

Contes héroïques 1789-1795, 1897.

 

 

 

 

 

 

 

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