La croix de Saint-Louis

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

André LICHTENBERGER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

GROSSE d’orages, une nuée sanglante pesait sur Paris. C’étaient des jours affreux et sublimes comme la terre n’en avait jamais vu. Il bouillonnait des fureurs, des rages, des amours, des héroïsmes. Depuis le 20 juin, la bête populaire rugissait ; souffletée par Brunswick, elle avait mordu le 10 août ; affolée par le goût du sang, elle s’en était gorgée en septembre. Maintenant, le monstre était ivre, et il oscillait entre on ne sait quelles atrocités encore inconnues et quelles abnégations surhumaines. Des bandes hideuses se ruaient par la ville, avides de sang et de meurtre, hurlant à la mort, crachant la Carmagnole et des blasphèmes. D’autres, héroïques, couraient aux bureaux de recrutement, et de là à la frontière. Et quelquefois ces hommes étaient les mêmes. On s’égorgeait, on s’embrassait, on s’insultait, on fraternisait. Un mal inconnu tordait la ville dans des spasmes déconcertants : anarchie qui voulait éclater, ou liberté qui voulait naître ? Les hommes avaient perdu le jugement et le raisonnement ; ils étaient les jouets d’une fatalité qui entraînait vers on ne savait quoi. Les consciences étaient bouleversées. On ne discernait plus ce qui était crime ou vertu, où était le devoir, où était l’ennemi ou le frère, où était la patrie, où était le devoir, où était Dieu. Il y avait des bourreaux qui avaient des consciences d’apôtre, et des martyrs qui étaient des traîtres. Les hommes qui survécurent à ces jours se les rappelèrent comme un cauchemar ou comme une apothéose, ou n’osèrent pas se souvenir.

– Que voulez-vous, Picard ? demanda la comtesse de Trévan, dissimulant par habitude le bas de soie qu’elle était en train de repriser avec du coton.

– Madame la comtesse, dit respectueusement l’ancien valet de pied qui maintenant formait toute la domesticité, madame, les provisions sont épuisées...

– Hé bien, Picard, intervint la marquise de Lorgis, qu’on aille en quérir d’autres !

– C’est que, madame la marquise, je... je n’ai plus d’argent.

– Ah ! tressaillit le comte en se retournant vers sa femme.

Ils échangèrent un regard qui hésitait à interroger. Ils s’étaient compris.

– C’est bien, mon garçon, je t’en ferai tenir bientôt.

Picard se retira.

Le silence régna entre les six personnes qui étaient dans la pièce : le marquis et la marquise de Lorgis ; la comtesse de Trévan, leur fille ; son mari et ses enfants : René qui avait dix ans et la petite Thérèse.

Il n’y avait plus de provisions...

Un jour, le château de Trévan avait été assailli par une bande féroce: il y avait bien quelques paysans ameutés, mais la plupart étaient des figures d’assassins qui sortaient on ne savait d’où. Le parc avait été saccagé, les fermes dévastées, puis on avait mis le feu au château. Il avait fallu s’enfuir avec les enfants, les vieux parents de la comtesse et le fidèle Picard. Que faire ? La frontière était trop loin : et puis le comte et le marquis blâmaient l’émigration : philosophes et sensibles tous deux, ils espéraient une nation nouvelle, glorieuse et fière, sortant rajeunie d’une fièvre passagère. On était venu se réfugier à Paris dans un petit appartement de la rue de l’Arbre-Sec, attendant la fin des troubles. Quelque argent emporté, quelques bijoux sauvés et vendus, ensuite un peu de travail avaient empêché de mourir de faim. Mais le délire populaire s’enflammait : il y avait eu le 20 juin, puis le 10 août, puis septembre. On vivait terré au logis, comme une bête traquée, ne sachant pas si demain les crosses des sectionnaires ne frapperaient pas à la porte. On n’avait rien fait, qu’importe ! Le comte et le marquis étaient signalés comme suspects. On avait perdu foi en une régénération. Il ne restait au fond des cours qu’un espoir vague : la victoire des alliés. Mais on n’en parlait point, par fierté de gentilshommes qui étaient Français.

La marquise, la première, rompit le silence :

– Il faut aviser, dit-elle avec une moue d'enfant déçu. Ne pourriez-vous, monsieur, continua-t-elle en s’adressant à son gendre, faire savoir au Roi votre détresse ? Certes, Sa Majesté, quelles que soient ses propres disgrâces, ne souffrirait pas...

Le comte eut un geste d’impatience. Jamais la marquise n’avait pu comprendre que le Roi était prisonnier :

– Les misérables ! dit la comtesse, jusques à quand serons-nous leurs jouets ?...

Le marquis la fit taire d’un regard. Il voulait que son petit-fils fût plus tard un homme de progrès, non de rancune. Et il avait défendu qu’on parlât devant lui des meurtres et des choses horribles...

Le comte songea tout haut :

– Je vais essayer de sortir et de trouver de l’ouvrage.

Les trois autres protestèrent.

– C’est vous jeter à la mort, vous et nous avec.

Il n’osa répondre, sachant que cela était vrai. Alors, que faire ? Il y eut un maigre souper des miettes qui restaient... On laissa une part pour Picard. Quand on eut fini, il n’y avait plus rien à manger dans la maison. Le comte et la comtesse passèrent la nuit à chercher s’ils ne trouveraient point quelque harde à faire vendre : peine inutile ; tout ce qui avait quelque prix était parti.

Le matin, il n’y eut pas de collation. Les enfants ne pleurèrent point, pressentant la gravité des choses. Le marquis prit son petit-fils sur ses genoux, et il lui raconta des histoires militaires : d’abord les grandes guerres de Louis XIV et les victoires d’autrefois ; on se couchait en priant : « Dieu protège les armes du Roi ! » et le lendemain un courrier poudreux apportait des étendards à Versailles, et il y avait des Te Deum à Notre-Dame. Il conta ensuite les malheurs de la guerre de Sept ans : il y avait commandé un régiment ; et il avait vu la honte de Rossbach. Et l’enfant l’écoutait, son œil bleu ardent suspendu aux lèvres du vieillard. Tout à coup il pâlit et sa tête s'inclina. Il voulut sourire :

– Ce sont vos récits, monsieur.

– C’est la faim, gronda le comte.

Picard qui entrait ressortit en hâte : il rapporta le pain qu’on lui avait laissé la veille et qu’il avait conservé. La comtesse essuya une larme, et la marquise déclara :

– Ce garçon se comporte bien ; je saurai le reconnaître dans mon testament.

Elle ajouta au bout d’un moment :

– Je me sens moi-même quelque vapeur... Faudra-t-il vraiment que nous mourions ?

Le marquis se leva et fit plusieurs pas :

– Je vous donnerai à manger, dit-il.

On le regardait.

Alors, d’un papier, il tira quelque chose qui brillait. C’était la croix de Saint-Louis. Le roi Louis XV lui-même l’avait attachée sur sa poitrine quand il avait rapporté à Versailles les drapeaux hanovriens conquis à Hastenbeck. C’était l’honneur palpable de sa vie. Des brillants y étaient enchâssés.

– Il faut vendre cela, dit-il, d’une voix qu’il affermit.

– Mon père ! protesta la comtesse.

– Il le faut ; mon enfant ; mais comment ferons-nous pour ne pas exciter les soupçons ?

Le comte réfléchissait :

– Je sais un joaillier dans la rue Saint-Honoré. Il me vendit, jadis, à bon compte, mainte tabatière. C’est un homme de bien, j’en répondrais. J’irai le trouver.

La comtesse se récria.

– Envoyez Picard, dit la marquise.

– Le malheureux défaillirait. Non, ce sera moi.

– Non, dit le marquis, voici celui qui ira.

Et il désignait le petit René.

– N’est-ce pas ?

L’enfant rougit de fierté et vint se placer devant son aïeul.

– Aujourd’hui, dit le marquis, tu deviens un homme. Écoute-moi. Il y a des gens fous et égarés qui nous poursuivent, ton père et moi. Nous serions en danger si nous sortions de la maison. Ce sera donc toi seul qui iras chez ce bijoutier. Tu demanderas à lui parler en particulier, et lui remettras cette croix avec le billet que ton père va écrire. Tu nous rapporteras ce qu’il te donnera... S’il arrivait qu’on t’arrêtât dans la rue – la voix du vieillard fléchit – eh bien, tu feras ce que ton cœur t’inspirera. Que Dieu te protège !

L’enfant baisa la main du vieillard.

 

Il était parti depuis trois heures... Il en fallait une au petit pas pour aller et revenir. Le comte marchait de long en large fébrilement. La comtesse cousait, la tête baissée. La marquise, pour la distraire, lui faisait la comparaison des prouesses de M. de Lauzun et du feu duc de Richelieu. Le marquis demeurait immobile dans un fauteuil, la main sur les yeux. La petite Thérèse pleurait silencieusement aux pieds de sa mère. Les minutes s’écoulaient longues, lentes, mortelles... Dans la rue, des bandes passaient avec des hurlements, des rires menaçants, des chants, des blasphèmes.

La comtesse leva la tête, prêtant l’oreille. Un pas léger montait l’escalier. Il y eut un cri de joie de Picard. L’enfant entrait. Il passa de mains en mains, mangé de caresses. Puis, on pensa à le regarder : il était pieds nus et portait un gros pain.

– Qu’est-ce à dire ? interrogea le comte.

– J’ai acheté le pain avec mes souliers, expliqua l’enfant.

– Comment ! ce faquin de bijoutier...

– Je n’ai pas été chez lui.

– Alors, qu’as-tu fait de la croix ?

– Je ne l’ai plus.

– Malheureux, dit le père, que veux-tu...

Le marquis intervint :

– Voyons, René, explique-nous pourquoi tu n’as pas exécuté la tâche dont je t’avais chargé.

L’enfant leva les yeux sur son aïeul et, le regardant en face, il raconta dans le silence :

– Quand il était sorti, il avait gagné la rue Saint-Honoré et avait marché très vite. Il était arrivé à une place. Là, il n’avait plus pu avancer. Une foule s’agitait autour d’une estrade où il y avait des hommes en uniformes et d’autres qui écrivaient. On criait, on chantait, on pleurait, on s’embrassait. Des jeunes gens montaient sur l’estrade. On inscrivait leurs noms, au milieu des applaudissements, et ils redescendaient avec des rubans bleus, blancs et rouges. Des femmes, des hommes âgés apportaient de l’argent, des bijoux, des vivres. L’enfant était près d’une femme du peuple qui avait l’air bon ; il lui avait demandé : « Que font-ils ? » La femme avait répondu : « D’où sors-tu, petit ! C’est le bureau patriotique où se font inscrire les volontaires qui vont combattre les Prussiens et les Autrichiens, et où tous les citoyens vont déposer leurs offrandes. » L’enfant avait insisté : « Les Prussiens attaquent la France ? – Ils sont en Champagne et marchent sur Paris. Comment ne le sais-tu pas ? »

– Alors, continua l’enfant en s’adressant au marquis, je me suis rappelé, monsieur, ce que vous me contiez, et j’ai pensé à la honte de la France, si les Prussiens venaient à Paris. Et comme vous m’aviez dit que si j’étais arrêté, je pourrais faire ce que mon cœur me dirait, j’ai... j’ai fait ce qu’il m’a dit.

– Qu’as-tu fait ? demanda la comtesse haletante.

– J’ai vu une femme qui portait un paquet de linge ; elle fendait la foule pour aller vers l’estrade. Je l’ai suivie. Je suis monté derrière elle. Un homme, avec de vilains mots (l’enfant rougit), m’a demandé ce que je voulais. Alors j’ai dit, comme la femme : « Pour les volontaires patriotes », et je lui ai remis votre croix, monsieur. J’ai cru que puisque la France vous l’avait donnée après une victoire, vous voudriez la lui rendre maintenant qu’elle est pauvre et en danger. Puis, j’ai acheté du pain en donnant mes souliers.

 

Un silence profond se prolongeait. De la bouche enfantine, des paroles graves, remueuses des consciences, étaient tombées. Et dans ces âmes héroïques se dressèrent les spectres inoubliables des vieilles gloires de la France. Et il leur sembla que l’honneur, que les ancêtres morts, que l’âme de la patrie parlaient comme cet enfant. Et le vaincu de Rossbach sentit ses yeux qui se mouillaient. Alors, il attira vers lui l’enfant pâle et immobile, et il lui dit :

– Sois béni. Tu as bien commencé ta vie d’homme !

On mangea le pain sec pour dîner. Dans ces temps de douleur, les sentiments pieux étaient revenus : le soir, le marquis, à haute voix, faisait la prière. Et ce jour-là, l’accent solennel, il dit :

– Que Dieu bénisse les armes de la France, et qu’il fasse de nous ce qu’il lui plaira !

 

 

André LICHTENBERGER,

Contes héroïques 1789-1795, 1897.

 

 

 

 

 

 

 

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