Le serment

 

(FRAGMENT DES MÉMOIRES DE LA COMTESSE DE C.)

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

André LICHTENBERGER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LES troubles civils ont ceci de terrible qu’ils divisent les castes et les familles, et arment les frères contre les frères. Il ne semblait pas que cette funeste Révolution dût avoir cet effet, au moins en ce qui concerne la noblesse : car qui penserait qu’un homme de naissance pût hésiter entre le parti de la royauté et celui du brigandage ? Cependant il y eut des gentilshommes, et en grand nombre, qui furent aveuglés : les noms de MM. de Lafayette, de Custines, de Rochambeau et bien d’autres sont demeurés à juste titre en exécration. Grâce à eux, on put voir cet affreux spectacle que j’ai dit : l’ami luttant contre l’ami, le frère contre le frère. Mais ce que l’on aurait peine à croire (je ne le croirais point, si la chose n’était trop avérée), c’est qu’il y eut des hommes dont le cœur fut partagé entre ces deux partis, et qui, poussés par un délire de jeunesse vers la faction jacobine, retenus sans doute par l’honneur et le culte des ancêtres, subirent la plus affreuse torture. Je veux conter ici la sinistre histoire du comte Louis de Barryat, dont les détails ont été connus longtemps après. Bien des gens le condamnent impitoyablement ; quant à moi je ne peux me défendre d’une certaine pitié pour cet infortuné.

 

Le bruit public affirmait que Louis de Barryat était un fils naturel posthume du roi Louis XV. Il avait en effet le front noble et le nez majestueux des Bourbons. C’était un homme de haute mine et de belle prestance : le pied bien fait, la main fine, le geste aisé. Mais des sourcils noirs et sévères, une certaine brusquerie, des éclairs de passion ou de colère, déconcertaient les honnêtes gens, et l’empêchaient d’avoir des amis. Il était émigré parmi les premiers, accompagnant sa mère. Celle-ci avait bien la mine d’une ancienne maitresse royale : non point de ces filles que la vanité jette au lit d’un roi : mais de celles qui sont fières d’anoblir le sang de la France en y faisant circuler celui de ses maitres. On la voyait rarement dans la société, sa santé délabrée la retenant presque toujours dans sa demeure. Cependant, le peu de fois qu’elle avait paru en public, on avait remarqué une certaine gêne entre la mère et le fils. Celui-ci lui témoignait tous les respects d’un fils bien élevé, mais une froideur évidente empêchait entre eux toute ouverture de cœur. La comtesse de Barryat était d’un royalisme sans tache ; et certes les souffrances des martyrs royaux, qu’elle apprenait avec des soupirs de crucifiée, hâtèrent la maladie qui l’emportait. Quant au comte Louis, on remarqua peu à peu avec quelque étonnement qu’il ne se joignait jamais aux invectives qui étaient fréquemment lancées contre les cannibales. On l’en plaisanta. Il rompit les chiens en quelques paroles brusques. Comme son émigration semblait garante de ses sentiments, on pensa qu’il était de ces âmes sévères et contenues dont la froideur extérieure dissimule le feu qui les dévore.

En vrai, comme on le sut plus tard, la réalité était plus déplorable. Louis de Barryat avait de bonne heure été corrompu par la lecture des philosophes ; et son âme enthousiaste et sensible s’était enflammée d’une ardeur funeste pour leurs criminelles déclamations : en raccourci, il était jacobin de cœur et d’âme. Pourquoi donc, me direz-vous, avec de tels principes ne combattait-il pas dans les rangs ennemis ? C’est ici que l’on remarque combien est fort, même chez une âme dévoyée, le sentiment de l’honneur et la voix du sang.

Le jour où sa mère parla d’émigrer, il refusa, et fit éclater les sentiments qu’elle soupçonnait déjà. Elle laissa couler le flux impétueux de ses paroles. Puis, avec calme, elle lui rappela sa naissance, lui montra les devoirs du sang, l’horreur de la conduite d’un Égalité, l’atrocité d’une apostasie qui chez lui serait une espèce de parricide, la douleur dont il emplissait son cœur. Il écouta en silence, le visage livide. Mais il comprit ce que l’honneur lui commandait. Lui-même avait souvent blâmé le duc d’Orléans. Son âme n’avait rien de bas. Il émigra avec sa mère.

Je ne puis m’empêcher, – peut-être est-ce faiblesse, – de songer avec quelque pitié à ce qu’il dut souffrir parmi nous, obligé de dissimuler ses vrais sentiments pour ne point forfaire à l’honneur et aux devoirs du sang, entendant maudire ceux au milieu desquels il aurait voulu combattre, sentant frémir son cœur aux déclamations des assemblées ou aux exploits des bandes de va-nu-pieds qu’elles levaient. À vrai dire, je crois fort que, seul, son respect pour sa mère l’empêcha de fouler aux pieds son honneur et de passer à l’ennemi. La comtesse le sentit bien. Aussi, lorsque, après la mort du roi, son âme fut brisée et que ses forces déclinèrent plus vite, elle manda un jour son fils et lui tint à peu près ce discours :

– Mon fils, je connais vos sentiments secrets ; souvent je les ai combattus, et c’est ma douleur de tous les instants de n’avoir pu en triompher. Je vous rends la justice que vous-même semblez en deviner l’atrocité et que, par vos soins, nul ne peut soupçonner quelle plante empoisonnée s’épanouit dans votre sein. Mais une frayeur m’obsède, que je ne puis réprimer : quand je ne serai plus à même de vous affermir dans votre conduite, aurez-vous l’énergie de la soutenir ? ne vous laisserez-vous pas entraîner ? Avant de mourir, mon fils, je vous demande un serment : je n’exige point, comme ce serait le vœu de mon cœur, que vous vous joigniez aux vaillants champions du trône et travailliez avec eux au rétablissement de l’ordre. Mais au moins donnez-moi votre parole que jamais on ne vous verra porter l’épée dans les rangs jacobins, et que, tant que vous vivrez, nul ne soupçonnera le sentiment que vous nourrissez, que notre nom sera pur dans la postérité. C’est la dernière prière que vous adresse celle qui souffrit en vous mettant au monde, et qui a souffert par vous toute sa vie.

Le jeune homme hésita, la mère insista. Il ne voulut pas lui donner le coup de mort et jura. Peu de jours après elle expira.

Imaginez alors, je vous prie, le surcroît d’affliction que dut éprouver ce malheureux jeune homme, condamné à vivre à perpétuité au milieu de ceux que son âme égarée lui représentait comme ses ennemis, séparé à jamais par le serment le plus sacré de ceux qu’il regardait comme ses frères, se sentant coupable en ne secourant point ceux-ci, et pourtant résolu à garder sa parole inviolable. En vérité le supplice de ce malheureux me fait frémir, et, ici encore, quelque atroce que fut le moyen qu’il employa pour servir sa cause sans trahir son serment, je n’ai point le courage, je l’avoue, de le haïr et de le mépriser, comme sans doute je le devrais.

 

Les affaires des rebelles déclinaient. Leurs armées repoussées de toute part repassaient en hâte la frontière. Sur le Rhin, une seule place leur restait qui couvrait la route de Paris. La population n’y était pas mauvaise, et la garnison était faible. À vrai dire toute l’âme de la résistance était dans un régicide, un représentant du peuple, comme on disait, qui la dirigeait. C’était un tout jeune homme, un vrai démon de sang et de feu. Lui disparu, nul ne faisait de doute que la place ne se rendit à bref délai. La route de Paris serait ouverte. Cette conviction inspira à nos jeunes gentilshommes un dessein héroïque : l’action de la Corday avait rempli tous les cœurs d’admiration. On décida qu’un homme se sacrifierait pour la bonne cause, et irait immoler le régicide. Quelques hommes blâmèrent ce projet, le comte Louis entre autres. Ils développèrent, pour justifier leur opinion, des raisons sonores : j’avoue que je n’y comprends rien : contre des animaux malfaisants tout n’est-il pas de bonne guerre ? On ne fait pas tant de façons pour abattre un chien enragé.

 

Il y eut donc une réunion générale de nos héros, et, à la majorité des voix, M. de Privérac fut désigné : il était fort joueur, ami des chevaux et des femmes ; mais il avait une bravoure endiablée, et, de plus, était au mieux avec la fille du sans-culotte qui gardait l’une des portes de la ville : elle lui donnerait le moyen d’y entrer. Enfin il avait un talent étonnant pour se grimer, et il nous faisait pâmer de rire à mimer le jacobin. Toutes ces raisons le firent choisir.

Il ne put malheureusement s’acquitter de sa tâche : la veille du jour fixé, pendant le jeu, il y eut tout à coup une violente altercation, et l’on vit M. de Privérac et le comte Louis se précipiter l’un sur l’autre, l’épée à la main. On les sépara ; on voulut les remettre. Peine perdue : le comte avait accusé M. de Privérac d’avoir fait sauter une carte. Ils allèrent sur le pré : M. de Privérac y demeura d’une estocade fort bien portée qu’il reçut. On blâma généralement M. de Barryat de n’avoir pas contenu ses sentiments. Toutefois, la renommée de M. de Privérac n’étant point sans tache, on ne se scandalisa pas de son action.

Le coup était manqué. D’autres champions se présentèrent. Mais, par une fatalité singulière, chacun d’eux fit défaut au moment d’agir. M. de Sissac se rompit une jambe sur une corde tendue la nuit en travers de la route ; M. de Cécigné fut trouvé étendu dans un fossé, la gorge ouverte, mort ; M. de Forlis disparut le matin du jour convenu, et personne ne le revit jamais. Deux ou trois autres encore furent mis hors de combat d’une manière que je ne me rappelle pas. Enfin il devint évident que quelque chose ou plutôt quelqu’un s’acharnait à empêcher l’exécution du projet. Mais qui soupçonner ? On murmurait tout bas des choses vagues ; on se donnait des indices obscurs ; tout cela était si confus qu’on aurait eu honte de le répéter à haute voix. Peu à peu, une certaine froideur se répandit vis-à-vis de M. de Barryat qui ne dissimulait pas son blâme quant à ces tentatives et en apprenait l’échec avec un sourire qui agaçait.

Le dernier, M. de Miguras s’offrit. Afin de déjouer l’agresseur mystérieux, quelques amis l’accompagnèrent de loin, à son insu, le jour où il dut pénétrer dans la ville. Et tout à coup, à cinq cents pas de la poterne par où l’on devait l’introduire, ils virent un homme se dresser devant lui l’épée haute, qui lui cria : – Défendez-vous ! – et, à peine il était en garde, fondit sur lui... Les gentilshommes se précipitèrent : ils arrivèrent à temps pour recevoir dans leurs bras M. de Miguras : il avait la poitrine traversée. En expirant, il murmura un nom que ses amis crurent comprendre : et il convenait à la silhouette qu’ils avaient vue s’enfuir. Mais l’accusation était si grave qu’ils hésitaient à la formuler.

Toutefois le lendemain, lorsqu’à la table des gentilshommes, on commença de causer de l’incident et que M. de Barryat l’écouta raconter, avec, sur les lèvres, un sourire singulier, M. de Cossé-Malon, impatienté, dit à haute voix :

– Nous ne devons pas vous laisser ignorer qu’en mourant notre ami Miguras a proféré un nom, et que tous nous avons cru comprendre celui du comte de Barryat.

Il y eu un silence de stupeur.

M. de Bolhac, qui était fort lié avec le comte Louis, se leva avec indignation et protesta hautement contre ce soupçon.

Le marquis de Grécourt l’interrompit :

– Sans doute, c’est trop peu d’une parole vague pour accuser un homme. Toutefois il y a de fortes chances pour que le criminel soit l’un d’entre nous. Nous prions donc M. de Barryat de nous dire comment il a occupé sa journée d’hier, afin que l’ombre même d’un soupçon soit écartée de lui.

Le comte Louis était resté silencieux, comme s’il s’était agi d’un autre. Enfin il se leva et dit d’une voix brève :

– Je dédaigne de me justifier ainsi. Mon épée seule devrait répondre, en pareille encontre ; toutefois voici ce que j’offre : quoique blâmant votre entreprise, je l’exécuterai. Je pense que nul ensuite n’étendra sur moi l’ombre d’une pensée insultante.

Un murmure d’enthousiaste approbation circula. L’évènement qui suivit aurait dissipé à jamais tous les soupçons, sans la découverte dont je parlerai en terminant.

J’emprunterai le récit des faits qui suivirent à la gazette jacobine de la ville assiégée. J’en ai gardé des extraits, où l’on trouvera le style déclamatoire et le jargon ampoulé des sans-culottes.

 

22 fructidor an II. Un affreux attentat des suppôts des tyrans a failli désoler notre ville et ruiner l’espoir des partisans de la liberté. On savait vaguement que les monstres altérés de sang, désespérant de triompher de l’énergie de notre cité, avaient décidé de la terroriser en assassinant notre représentant. Cette nuit, la sentinelle de garde a rencontré dans le couloir menant à sa chambre un homme armé. On l’arrêta, on le fouilla. Il ne fit pas difficulté d’avouer son dessein liberticide ; et même il s’en vanta impudemment, ajoutant que d’autres le suppléeraient. Faudra-t-il donc toujours que les Lepelletiers rencontrent des Pâris ? L’assassin est un ci-devant comte de Barryat, fils posthume du tyran Louis, et bien digne, on le voit, d’un tel père. On l’a dérobé à la fureur populaire, avide d’en faire justice, et il a été écroué à la prison du Coqsigrue. Peut-être sa mise en jugement sera-t-elle reculée de quelques jours. La facilité avec laquelle il a avoué son dessein et son nom est l’indice d’un caractère faible, et l’on espère tirer de lui des renseignements importants.

 

30 fructidor an II. Aujourd’hui l’assassin Barryat a été guillotiné sur la place de la Liberté. Son exécution a été avancée d’un jour, par suite de la revue qui devait y avoir lieu demain. Il a été plus ferme qu’on ne s’y serait attendu. Non seulement on n’a obtenu de lui aucun renseignement sur la position des ennemis, mais son attitude a été insouciante et courageuse. Lorsqu’on lui apprit que son exécution aurait lieu au sortir du tribunal, sans qu’il pût retourner à sa cellule, il témoigna une certaine contrariété et demanda un court délai. On le lui refusa. Alors il sourit, et dit ces paroles bizarres :

– La fortune en prononcera.

Puis il marcha d’un pas ferme à la charrette fatale. Il y monta, et jusqu’à l’échafaud, fut plongé dans une sorte de rêverie, le visage serein, presque souriant. La foule le couvrait des injures qu’il avait méritées, mais il demeurait indifférent. Il gravit l’échafaud d’un pas assuré, et tout à coup aperçut la statue de la Liberté : on vit ses yeux se remplir de larmes ; mais sa bouche continuait de sourire. Et, quand on montra sa tête au peuple, elle souriait encore. Sans doute c’est la marque d’un endurcissement affreux ; mais les peuples libres admirent le courage où il se rencontre ; et cet assassin n’en manquait pas.

 

Telle fut la fin de M. de Barryat. Tous les soupçons sur lui disparurent comme de juste. Et sans doute il eût passé dans l’histoire pour un de nos glorieux martyrs, si, il y a quelque temps, on n’avait retrouvé au greffe de la prison des papiers qui y avaient été consignés. Il avait employé les quelques jours de sa captivité à conter son histoire : il y dévoilait ses vrais sentiments ; son serment à sa mère ; comment, tout en le tenant, il avait voulu combattre pour la liberté en défendant le régicide, son champion ; comment, voyant qu’il risquait d’être découvert, il s’était offert à une mort volontaire qui détruisît tout soupçon. Pourquoi avait-il écrit ce mémoire ? Sans doute il obéissait à cette manie qu’ont bien des gens, afin de se soulager le cœur, et son dessein était de le détruire avant sa mort. Il n’en eut pas le temps, son exécution ayant été hâtée. C’est ainsi que la triste vérité a été découverte, et qu’il n’a pu donner le change à la postérité.

 

 

André LICHTENBERGER,

Contes héroïques 1789-1795, 1897.

 

 

 

 

 

 

 

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