La vierge rouge du Kremlin
par
Charles LUCIETO
1927
NOTE DE L’ÉDITEUR
Dans son précédent ouvrage En Missions spéciales l’auteur avait tenu à présenter au lecteur la vérité toute nue. Dans La Vierge Rouge du Kremlin, il a préféré au contraire la vêtir du voile de la fiction. C’est à travers la trame d’un roman qu’il nous révèle les dessous de la Révolution russe.
Nous ne pourrions l’en blâmer.
Il est des crimes, en effet, dont le récit dégage une telle impression d’horreur, qu’une action est nécessaire pour en faire supporter la lecture. Tels sont ceux de la Tchéka.
Le livre, du reste, y gagne en attrait, et nous sommes certain que le public n’aura aucune peine à dégager la part de la vérité et celle de l’imagination dans ce captivant et courageux ouvrage.
L’Éditeur.
La Vierge Rouge du Kremlin
_______
Où James Nobody présente aux lecteurs
Mlle Maria Konstantinowna.
Le sujet ne s’y prêtant guère, je n’ai pu qu’esquisser à grands traits, au cours d’un ouvrage antérieur 1, le portrait de ce maître journaliste qu’est mon vieil ami James Nobody, lequel, au cours des dernières hostilités, mit au service des puissances de l’Entente les qualités et le talent qui font de lui l’un des informateurs les plus complets qui soient.
Spécialisé dans les grandes enquêtes, et correspondant de guerre à ses heures, James Nobody a été mêlé de près à tous les évènements politiques, diplomatiques et militaires – il en fut de considérables – qui, en Europe, ont immédiatement précédé la guerre.
À maintes reprises, le Foreign-Office 2 lui confia des missions secrètes, – dont l’une, en Russie, faillit lui coûter la vie, – missions qu’il remplit au mieux des intérêts de son pays, et je sais des cas – pour n’en citer qu’un : LE VOL DU DOSSIER B-114, EFFECTUÉ PAR DES AGENTS ALLEMANDS DANS LES BUREAUX DE DOWNING-STREET – où Scotland-Yard lui dut le succès de ses recherches.
Les Allemands, auxquels il a joué des tours pendables pendant la guerre, avaient mis sa tête à prix et, en tout état de cause, le considéraient comme le plus fin limier de l’Intelligence Service britannique. Avec juste raison, d’ailleurs, car le mal qu’il leur fit est inimaginable.
Peut-être – encore faut-il qu’il m’y autorise, ce dont je doute, étant donnée son invraisemblable modestie – vous conterai-je quelque jour certains de ses exploits, dont l’ensemble constitue une véritable épopée...
C’est dire que le grand-duc Ivan Ivanovitch qui, l’an passé, demanda à James Nobody de se rendre en Russie pour y effectuer, sur place, une enquête relative à la fin tragique de la famille impériale, ne pouvait faire un meilleur choix.
Je me trouvais précisément à Nice – c’était en février 1924 – au moment où James Nobody, ayant accepté de se charger de cette mission, se préparait au départ, et je ne vous dissimule nullement que, connaissant les risques qu’il allait courir, les dangers auxquels, de gaieté de cœur, il allait s’exposer, et, pour tout dire, les gens auxquels il allait livrer bataille, je n’étais guère rassuré sur les suites que pouvait – et que, NORMALEMENT, devait – comporter une pareille équipée.
Un soir, – c’était à la veille de son départ, – tandis que nous soupions au « Négresco », en compagnie du lieutenant Paul Lavitch, aide de camp du grand-duc Ivan, je ne pus m’empêcher de lui faire part de mes inquiétudes.
Je le vois encore sourire.
– Bah ! me répondit-il, vous savez bien, old fellow, que le danger est mon véritable élément ! Et puis, que voulez-vous ? Je sens que je me rouille ! Au fond, depuis qu’a été signé l’Armistice, – mon enquête à Doorn mise à part, – je ne me suis occupé d’aucune affaire sérieuse.
– Vous reconnaissez donc que ce que vous allez tenter est... sérieux ?
– M’en occuperais-je sans cela ?
– Vous n’êtes pas sans savoir que la police des Soviets est une des plus redoutables qui soient...
– À qui le dites-vous ?
– ... Et que, si elle soupçonnait le moins du monde le but de votre voyage, il pourrait vous en cuire !
James Nobody eut un nouveau sourire, puis, haussant les épaules :
– Le but de mon voyage, il y a belle lurette qu’elle le connaît ! dit-il.
Et comme je le regardais, sidéré :
– En voulez-vous la preuve ? reprit-il.
Extrayant alors de son portefeuille une lettre qu’il me tendit :
– Voici, fit-il, le « poulet » que m’ont fait tenir, ce matin même, les « correspondants » niçois de cet excellent M. Djerzinsky, le chef de cette Tchéka dont le nom seul suffit à terroriser tout un peuple ! Lisez, et vous verrez s’il est possible de cacher quelque chose à ce... monsieur !
Je pris la lettre et je lus ceci :
« Bien qu’ayant la plus profonde admiration pour M. James Nobody, nous avons le regret de l’informer que l’accès du territoire de l’U.R.S.S. lui est et lui demeure interdit.
« Nous l’informons, par surcroît, que, s’il passe outre à cette injonction, il sera considéré comme contre-révolutionnaire et, EN CAS D’ARRESTATION SUR LE TERRITOIRE DE L’UNION, traité comme tel. »
Cette lettre n’était pas signée, mais une sorte de blason – au centre duquel figuraient une faucille et un marteau entrecroisés – qui se trouvait au-dessous du texte, suffisait à en indiquer la provenance.
– Diable ! fis-je, voilà qui est grave ! Il me semble difficile que vous partiez dans de telles conditions !
– Peuh ! Ce n’est rien, que cela, et j’en ai vu bien d’autres ! En tout cas, comme ma mission n’est nullement dirigée contre le gouvernement des Soviets, puisque mon rôle se borne PUREMENT ET SIMPLEMENT à éclaircir un point d’histoire, je ne reconnais à personne – et aux Soviets moins qu’à tous autres – le droit de m’interdire de la mener à bien !
Paul Lavitch – qui, de toute évidence, ignorait cette lettre – et moi, nous nous regardâmes, atterrés.
– C’est de la folie pure ! m’écriai-je. Et, au nom de la vieille amitié qui nous lie, je vous demande en grâce, mon cher Nobody, de ne pas donner suite à ce projet.
– Et ma parole, qu’en faites-vous ? Quand j’ai pris un engagement, vous savez bien que rien au monde – et cela, dussé-je y laisser ma vie – ne peut m’empêcher de le tenir !
Puis, atteignant dans son portefeuille une lettre cachetée à ses armes, il reprit :
– Ce qui serait de la folie, ce serait de laisser ignorer à Djerzinsky et à ses séides le peu de cas que je fais de leurs menaces ! Aussi bien, c’est dès maintenant qu’il est de mon devoir de prendre position...
Et appelant le maître d’hôtel :
– Joseph ! Vous voyez, lui dit-il en la désignant d’un geste discret, cette dame qui soupe seule, là-bas ?
– La dame en noir ?
– Oui ! Celle-là même ! Veuillez avoir l’obligeance de lui remettre cette lettre.
– Comporte-t-elle une réponse ?
– Je ne pense pas !
Quand le maître d’hôtel fut parti, James Nobody, tout souriant, nous dit :
– Observez, sans en avoir l’air, la scène qui va se dérouler. Elle ne manquera pas d’être curieuse !
Nous nous retournâmes, et nous vîmes Joseph remettre la lettre à la « dame en noir ».
Dès qu’elle en eut déchiffré la suscription, elle pâlit affreusement, puis ayant jeté un coup d’œil inquiet autour de la salle, elle s’informa :
– De qui tenez-vous cette lettre ?
Du doigt, le maître d’hôtel lui désigna le groupe que nous formions.
Pendant une seconde à peine, elle nous toisa, puis, résolument, elle décacheta la lettre et la lut.
De pâle qu’elle était, elle devint livide. Ses mains, chargées de bagues de prix, se crispèrent sur la nappe ; ses yeux fulgurèrent, et, s’étant dressée, elle jeta à James Nobody, qui la regardait, son éternel sourire sur les lèvres, un regard de défi, puis elle sortit...
– Je ne sais, fis-je, ce que pouvait contenir votre lettre, mais, ce dont je ne puis douter, c’est que vous venez de vous créer, en cette femme, une mortelle ennemie !
– Bah ! Une de plus ou de moins !
– Est-il indiscret de vous demander qui est cette personne ?
– Chi lo sa ? répondit, songeur, James Nobody.
Et après un silence :
– La première fois que je la vis, reprit-il, – c’était à Naples, – elle se faisait appeler la comtesse Netti. Plus tard, je la rencontrai au Caire. Elle était devenue lady Mac Gregor. Pendant la révolution manquée de 1905, à Saint-Pétersbourg, je la vis opérer sous le nom de princesse Gourtchko, – quand elle « travaillait » pour le compte de l’Okhrana 3, – et de Nadia Bouritcheff, – quand elle collaborait avec les nihilistes. À Berne, en 1917, on me la présenta sous le nom de Mme Closer. À cette époque, elle était au mieux avec ce major von Bismarck dont vous et moi eûmes à nous occuper. Je la vis ensuite à Brest-Litovsk, puis à Gênes, pendant la conférence. Elle appartenait à la délégation soviétique et, si mes souvenirs sont exacts, elle portait le nom de Vera Zilitch. Tchitcherine, Yoffe et Rakovski semblaient la tenir en haute estime. Depuis, bien que l’ayant perdue de vue, j’ai appris qu’elle était venue en France, où, sous le nom d’Olga Slavia, elle dirigea, en quelque sorte, le service secret que les Soviets entretiennent chez vous.
– Diable ! Vous me paraissez être documenté sur son compte !
– Oui ! Je connais même – et, actuellement, en Europe, peut-être suis-je le seul à le connaître – le véritable nom de cette femme.
– Est-il indiscret de vous demander de nous communiquer ce nom ?
– Pas le moins du monde ! Elle s’appelle Maria Konstantinowna !
– Celle que, en Russie, on a surnommée LA VIERGE ROUGE !
– Elle-même !
– La secrétaire du Comité International Communiste de Russie ?
– Mais oui !
– Et c’est à cette femme-là que, délibérément, comme entrée de jeu, vous vous attaquez !
– Et pourquoi pas ?
– Mais c’est stupide ! m’écriai-je. Qu’aviez-vous besoin, sachant de quoi est capable cette femme, de vous signaler à son attention ? Ne comprenez-vous pas que, en agissant ainsi, vous venez de décupler vos risques ?
Plus souriant que jamais, James Nobody haussa les épaules, puis :
– Vous me connaissez assez, fit-il, pour savoir que je n’agis jamais à la légère ! Chacun de mes actes est mûrement médité ! Comment n’avez-vous pas déjà compris que la lettre de menaces, que je vous ai communiquée tout à l’heure, émanait d’elle ?
« En me l’écrivant, elle a incontestablement marqué un point. Je viens, en lui répondant, d’en marquer un à mon tour. Nous sommes donc à égalité. Et vous pouvez être assuré que, en l’occurrence, si quelqu’un est « empoisonné », ce n’est certes pas moi !
Ce raisonnement me laissant visiblement sceptique, il reprit :
– Rien ne peut être plus désagréable à une femme comme celle-là que de se voir démasquée. Pour réussir, il lui faut l’ombre et le mystère. Elle ne peut opérer au grand jour. Quoi qu’elle fasse, désormais, elle n’est plus à redouter, car elle, se sait « brûlée » !
– J’admire votre optimisme, lui répondis-je, et je forme des vœux pour que l’avenir vous donne raison. Mais, croyez-moi, prenez vos précautions, prenez-les bien, car la « dame » est redoutable !
– Il serait fou de le nier. Mais nous sommes à deux de jeu, n’est-il pas vrai ? Et puis, vous voudrez bien admettre que, quand on a eu affaire à des femmes comme Irma Staub et Mlle Doktor, – et qu’on les a « roulées », – Mlle Maria Konstantinowna n’a rien qui vous puisse effrayer !
Trois jours plus tard, James Nobody partit pour la Russie des Soviets. Je reçus de lui une lettre datée de Riga, puis, autour de lui, le silence se fit.
Un silence tragique...
Or, l’autre jour, tandis que je m’absorbais dans l’étude d’une statistique, – notre profession a de ces exigences, – on m’apporta une carte de visite.
Je la pris et je lus :
JAMES NOBODY, Esq.
Où il est démontré que le Gouvernement
des Soviets n’existe pas.
Pour comprendre la joie dont je fus inondé à la vue de ce bristol, il faudrait savoir, ami lecteur, tout ce que James Nobody représente pour moi.
Au cours de la guerre, il fut non seulement – ce qui serait assez – un camarade de combat idéal, mais aussi – ce qui est mieux – un mentor et un guide.
Que de leçons ne lui dois-je pas ?
Spécialisé dans les grandes enquêtes, connaissant à fond toutes les « ficelles » du rude métier qui fut le nôtre tant que durèrent les hostilités, alors que, seuls, en « enfants perdus », nous allions livrer bataille, sur un terrain choisi par eux, aux agents secrets du Kaiser, James Nobody me fut précieux à plus d’un titre.
Opérant l’un et l’autre à l’extrême pointe de nos zones respectives, il nous arrivait à chaque instant de nous rencontrer sur une même piste, cherchant la solution d’un même problème. De ce moment, nous « travaillions » en complet accord. Il en résulta que, dans la plupart des cas, le succès vint couronner nos efforts.
En une seconde, comme en un kaléidoscope, défila devant mes yeux notre commun passé de misères et de luttes.
Et de le savoir là, vivant, hors de danger, me causait une joie si puissante que, rivé à mon fauteuil, je ne songeais même pas à donner l’ordre de l’introduire près de moi...
C’est que, voyez-vous, si, parfois, on est obligé de subir ses parents, – on ne les choisit pas, n’est-il pas vrai ? – on a du moins le droit de sélectionner ses amis.
Or, je n’avais pas d’ami plus cher que James Nobody.
Le premier moment de surprise passé, je me précipitai dans l’antichambre. Plusieurs personnes s’y trouvaient. J’en eus vite fait le tour. James Nobody n’était pas là !
– Quelle est cette plaisanterie ? Et d’où provient cette carte ? m’enquis-je auprès de l’huissier.
– Ce n’est pas une plaisanterie, old fellow, et cette carte est bien la mienne, fit une voix que je reconnus immédiatement, mais dont le timbre me parut fêlé.
D’un bond, je me retournai et j’aperçus alors mon ami.
Mais dans quel état, grands dieux !
Un an auparavant, James Nobody était encore un homme en pleine force, dont l’indomptable énergie, la science de la vie, le courage à toute épreuve, faisaient mon admiration.
Or, l’homme que j’avais là, sous les yeux, ne répondait plus à rien de tout cela.
L’homme qui se trouvait là ÉTAIT UN VIEILLARD !
Effondré sur sa chaise, véritable loque humaine, il tourna vers moi son regard où je n’aperçus plus la flamme que je savais devoir s’y trouver, et au fond duquel je crus lire je ne sais quelle épouvante...
Et qu’avait de commun, je vous le demande, le rictus amer qui déformait ses lèvres avec ce sourire perpétuel qui illuminait sa face autrefois et qui m’avait fait le surnommer : Roger Bontemps ?
Mais déjà nous étions dans les bras l’un de l’autre...
Si les gens qui nous observaient en souriant avaient pu savoir tout ce qu’avait de poignant – et de profondément sincère aussi – cette accolade ; s’ils avaient pu se douter de l’infinie pitié que je ressentais au spectacle de cette déchéance physique et morale, peut-être le sourire se serait-il figé sur leurs lèvres...
Mais ils ne savaient pas...
Plaçant ses mains, qu’agitait un tremblement sénile, sur mes épaules, James Nobody, rivant son regard au mien, me demanda :
– Vous me trouvez changé, n’est-ce pas ?
Cette question, à laquelle, cependant, j’aurais dû m’attendre, me prit de court.
– Changé ? Non ! Fatigué, plutôt ! répondis-je.
– Vous ne savez pas dissimuler vos impressions, old fellow ! Avouez que celle que je vous ai produite dès l’abord a été déplorable ! D’ailleurs, il y a un « criterium » qui ne trompe pas : vous ne m’avez pas reconnu ! Et cela, c’est grave !
– Permettez ! Cette antichambre est plutôt obscure, et ma vue a beaucoup baissé...
Il eut un sourire d’une infinie tristesse, puis il reprit :
– Vous ne savez pas mentir. Au vrai, je suis un homme fini, claqué. J’AI TELLEMENT SOUFFERT ! Je sens qu’en moi tous les ressorts sont brisés !
Et comme, tout en l’emmenant chez moi, je protestais contre cette assertion, il reprit :
– J’ai souffert... ABOMINABLEMENT !
– Sans doute ! Mais, maintenant, c’est fini ! Vous allez pouvoir, dans le confortable de votre home, parmi vos amis, reprendre votre existence d’autrefois et continuer à vivre votre vie. Je suis persuadé que la guérison viendra vite.
Il me regarda longuement, puis, d’une voix grave :
– Il n’est plus de repos possible pour moi désormais ! Je me dois à moi-même, je dois aux malheureux qui pourrissent dans les geôles soviétiques, de révéler au monde entier ce qui se passe en Russie, ce dont j’ai été le témoin horrifié. Il faut qu’on sache ce qu’est, en réalité, ce gouvernement qui se prétend humanitaire et qui fait si peu de cas de la vie humaine. Il est de mon devoir de révéler que ni les pratiques de la justice chinoise – pourtant si cruelle – ni les excès de l’Inquisition n’ont jamais égalé en horreur les crimes qui se commettent journellement en Russie.
Je crains, malheureusement, de ne pouvoir mener à bien cette tache, dont je ne pense pas qu’il en soit de plus urgentes. CES GENS-LÀ, JE VOUS LE RÉPÈTE, M’ONT TUÉ PHYSIQUEMENT.
Ce qu’ils n’ont pas tué en moi, par exemple, c’est le moral, l’esprit d’analyse, le pouvoir de déduction...
Évadé de la prison de Loubianka, – UN ENFER DANS L’ENFER ; traqué comme une bête malfaisante pendant des jours et des jours ; ayant échappé par miracle aux sbires de Djerzinsky, ce fou sanguinaire, et de Menjenski, son « brillant second », j’ai le devoir impérieux – je ne le répéterai jamais assez – de révéler aux masses ce qu’est, en réalité, cette « DICTATURE DU PROLÉTARIAT » dont jusqu’ici les prolétaires de Russie ont été les principales victimes.
Épuisé par cet effort, James Nobody s’interrompit quelques instants, puis il reprit :
– Il est possible – les tortures que j’ai endurées ayant atteint en moi les sources mêmes de la vie – que je ne puisse suffire à la besogne. C’est pourquoi j’ai décidé de demander à quelques confrères, dont vous êtes, de me seconder.
– Certes ! et de tout cœur !
– Je n’en attendais pas moins de votre amitié. J’AI LÀ, DANS MA SERVIETTE, DES PHOTOGRAPHIES ET DES DOCUMENTS QUE JE VAIS VOUS CONFIER. Je vais vous remettre également UNE RELATION FIDÈLE, SINCÈRE, des évènements auxquels j’ai été mêlé pendant mon séjour en Russie. Il n’en est ni de plus tragiques ni de plus émouvants...
Il eut une quinte de toux déchirante.
Portant son mouchoir à ses lèvres, il l’en retira taché de rouge...
– Vous voyez ce qu’ils ont fait de moi ! me dit-il en me montrant ce mouchoir. Mais qu’importe ! Ce qui me reste de vie, je veux l’employer à les combattre ! Mettons-nous à la besogne !
– Pas dans l’état où vous êtes ! Reposez-vous aujourd’hui, et demain...
– Demain ? De quoi demain sera-t-il fait ? Et puis, ne comprenez-vous pas que, LÀ-BAS, il y a des gens qui souffrent et qui meurent !
Et, avec une énergie accrue :
– À la besogne, vous dis-je !
Je ne pus que m’incliner.
Prenant dans sa serviette plusieurs dossiers, il me les remit en me disant :
– Nous les examinerons à tête reposée, plus tard, car, en pareille matière, il convient de ne rien avancer qu’on ne puisse prouver immédiatement...
Et comme j’acquiesçai :
– Aussi bien, reprit-il, il nous faut auparavant procéder à une étude attentive, à un examen approfondi de la situation politique et économique en Russie soviétique, ceci pour parfaire votre documentation personnelle. Après quoi, vous pourrez démontrer à vos lecteurs que, en ce qui concerne la Russie, s’il est une vérité première, c’est celle-ci : LE GOUVERNEMENT DES SOVIETS N’EXISTE PAS !
Comme je me dressais, effaré, à l’énoncé de cette étrange déclaration, me calmant d’un geste, James Nobody précisa :
– Pour être tout à fait exact, j’aurais dû dire : « Le Gouvernement des Soviets existe – en apparence – MAIS NE GOUVERNE PAS !
– Ça, par exemple !
– Vous pouvez m’en croire, c’est ainsi !
– Mais, alors, qui donc gouverne là-bas ?
– Le Gué-Pé-Ou 4.
– Bon Dieu ! Qu’est-ce que cela ?
– Une incarnation nouvelle de la Tchéka.
– Mais, voyons, si je ne m’abuse, la Tchéka, c’est la police politique soviétique !
– C’est cela même ! Et, pour la première fois dans l’Histoire, nous assistons à ce phénomène singulier : UN GRAND PEUPLE, AU PASSÉ GLORIEUX, DIRIGÉ – ASSASSINÉ, devrais-je dire – PAR UNE BANDE DE FOUS ET DE FORBANS, CAMOUFLÉS EN POLICIERS D’ÉTAT...
*
* *
J’ai là, sous les yeux, les documents que m’a remis en partant pour Londres, James Nobody.
Depuis huit jours, – ils compteront dans mon existence, ceux-là, vous pouvez m’en croire, – je lés compulse et j’en pèse les termes.
Or, j’affirme ceci :
Nobody a dit vrai ! Le Conseil des Commissaires du peuple n’est qu’un fantôme de gouvernement aux ordres à la IIIe Internationale, DERRIÈRE LAQUELLE SE DISSIMULE LE VÉRITABLE DICTATEUR DE LA RUSSIE : DJERZINSKY.
On verra, plus loin, comment et pour le compte de qui agit ce dernier.
Le Sosie du Tsar.
Ici commencent les mémoires de James Nobody. Je les publie sans y changer un mot, sans même me permettre le moindre commentaire.
À eux seuls, ils se suffisent.
Toutefois, et afin d’éviter certaines représailles, je crois devoir modifier les noms cités par Nobody.
*
* *
Il me faut, dès l’abord, détruire une légende.
À Londres, à Paris et ailleurs, des gens bien informés m’avaient déclaré : « Il est extrêmement difficile – pour ne pas dire impossible – de pénétrer en Russie, à moins d’en avoir obtenu, au préalable, l’autorisation du Gouvernement des Soviets. »
Or, non seulement je ne pouvais, étant donnée la nature de la mission dont je m’étais chargé, solliciter cette autorisation, mais, par surcroît, l’accès du territoire russe m’était formellement interdit.
ET, POURTANT, J’AI PÉNÉTRÉ EN RUSSIE.
Cela, évidemment, n’alla pas tout seul. Il me fallut, comme bien on pense, prendre quelques précautions ; emprunter des voies détournées, et, pour tout dire, changer de personnalité.
Mais à cela près que, au lieu d’arriver à Moscou en sleeping, j’y suis entré en auto ; à cela près également que, sur mon passeport, dûment apostillé par le « camarade » Rakowsky, – alors ambassadeur des Soviets à Londres, – figurait, au lieu du nom de James Nobody, celui de Fedor Alexandrovitch Varine, rien ne me fut plus facile que de franchir le réseau tendu par la Tchéka afin d’isoler la Russie du reste du monde.
Je ne tire, d’ailleurs, nul orgueil de l’évènement, car il fut préparé – et de main de maître, vous pouvez m’en croire – par le colonel Ivan Petrovitch, le chef du service des renseignements de cette étonnante « organisation de combat » qui, de Riga, rayonne sur la Russie tout entière, et dont le rôle est d’ajouter chaque jour une maille nouvelle au filet dans lequel, tôt ou tard, viendra se prendre l’hydre rouge...
Le propre de l’organisation que commande le colonel Petrovitch est de n’avoir pas de siège. Partant, il est impossible de la repérer.
On ne saisit pas le fluide !
Les espions bolchevistes qui s’y efforcent n’ont, jusqu’ici, obtenu aucun résultat.
Aussi leur fureur est-elle grande et va-t-elle croissant.
Ils n’ignorent pas, en effet, que, à tout moment, à leur nez et à leur barbe, des émissaires sûrs, franchissant la frontière, vont au loin, jusqu’aux confins les plus reculés de la Russie, attiser la flamme qui brûle au fond des cœurs fidèles et ranimer les énergies en sommeil...
Labeur admirable que celui-là ! Mais combien ardu !
C’est à cela et à d’autres choses encore que je songeais, en arpentant le sentier raviné, bordé de fondrières qui conduisait à l’isba dans laquelle je savais devoir rencontrer le colonel Petrovitch.
À trois reprises déjà, des hommes s’étaient dressés sur ma route, qui m’avaient demandé :
– Quelle heure est-il, barine ?
Ce à quoi, le plus naturellement du monde, j’avais répondu :
– Il est l’heure du berger.
– De quel berger s’agit-il ?
– De celui qui arrachera ses brebis au loup dévorant.
Et, chaque fois, on m’avait répondu :
– C’est bien ! Passez !
Vous dirai-je que plus d’un est venu là qui, pour n’avoir pas su quoi répondre, ne passera plus jamais... là ni ailleurs ?
Je poursuivis ma route et, bientôt, je fus devant l’isba. Elle était située au centre d’une lande déserte qui, au sud, dévalait en pente douce vers la mer.
Âpre et sauvage, le site ressemblait à s’y méprendre à certains paysages de cette Bretagne que j’aime tant, et tels qu’il s’en trouve vers le Raz de Sein. Mêmes côtes rocheuses, tourmentées, contre lesquelles la mer se heurte et se brise ; mêmes genêts aux fleurs d’or avec, çà et là, des touffes d’œillet maritime ; mêmes paquets d’algues mordorées, oubliées sur la grève par le jusant...
Et, sous le ciel gris, bas, même sentiment de tristesse infinie...
Tandis que, pris, malgré moi, par l’ambiance, je contemplais ce paysage, la porte de l’isba devant laquelle je me trouvais s’ouvrit, et, sur le seuil, un jeune homme, dont le regard singulièrement vif et pénétrant se fixa sur moi l’espace d’une seconde, apparut.
Portant avec une élégante simplicité le costume des paysans aisés des environs de Riga, mais avec une distinction qui sentait d’une lieue son gentilhomme, il s’inclina et se présenta :
– Prince Kharassoff, ancien attaché à l’ambassade russe de Paris. À qui ai-je l’honneur de parler ?
M’inclinant à mon tour, je déclarai :
– Fedor Alexandrovitch Varine.
Il eut un sourire malicieux et, venant vers moi, la main tendue :
– Heureux, Monsieur Varine, de saluer en vous, au nom de mon chef, et d’accueillir l’illustre reporter James Nobody.
Je m’inclinai derechef, puis je m’informai :
– Le colonel peut-il me recevoir ?
– Nous l’attendons d’un instant à l’autre, car, vous sachant ici, il ne saurait tarder.
Sur les pas de mon hôte, je pénétrai dans une sorte d’antichambre aux murs nus, puis dans une pièce aménagée en cabinet de travail.
Quatre hommes, quatre colosses roux aux yeux bleus, penchés sur une table, y compulsaient des documents. À notre approche, ils se dressèrent et se figèrent dans la position du : garde à vous.
Kharassoff fit les présentations :
– Mes camarades, MM. Serge Ivanovitch, Michel Andreieff, Ivan Staline et Boris Semianoff, tous quatre anciens officiers de la Garde.
Puis, me désignant à eux, il ajouta :
– Celui dont le nom ne doit plus être prononcé, mais que nous attendions !
Les quatre officiers s’inclinèrent et, silencieusement, se remirent à leur travail.
– Voilà des gens bien dressés ! pensai-je à part moi. Et, si tous les « hommes » du colonel ont cette carrure, je plains les « rouges » qui tombent entre leurs mains.
À ce moment précis, dans une pièce voisine, une sonnerie retentit.
Se tournant vers moi, et me désignant une porte que dissimulait une tenture, Kharassoff me fit signe de le suivre.
– Le colonel vous demande, déclara-t-il.
Il souleva la tenture, s’effaça devant moi et ajouta :
– Veuillez entrer !
La pièce dans laquelle j’entrai était sobrement meublée. Un bureau, trois chaises, et, dans un coin, un lit de sangle.
Sur le bureau, rien ! Pas un papier.
Au mur, un portrait : celui du tsar Nicolas II.
Sous le portrait, un sabre à dragonne d’or.
Le sien, sans doute.
J’en étais là de mon inspection quand, derrière moi, une porte s’ouvrit. Instinctivement, je me retournai et me trouvai en présence d’un homme à l’aspect duquel je me sentis frémir, car cet homme était la reproduction vivante du tableau qui était là, pendu au mur, sous mes yeux.
CET HOMME ÉTAIT LE SOSIE DU TSAR !
La ressemblance était à ce point parfaite qu’il était impossible de différencier les deux hommes. Mon émotion s’expliquait d’autant mieux que, ayant été reçu à maintes reprises soit à Tsarkoïé-Sélo, soit au Palais d’Hiver, en audience privée par le Tsar défunt, je l’avais approché d’assez près pour que tous les détails de sa personne : son visage, son allure, générale, ses tics même, fussent, à jamais, gravés dans ma mémoire.
Et, tout cela, je le retrouvais dans l’homme qui était devant moi.
Même stature, même coupe de barbe et de cheveux, même port de tête.
Quand il eut bien joui de mon émotion, le colonel – car c’était lui – s’avança vers moi et, après les présentations d’usage, me dit :
– Cette ressemblance, entre le Tsar et moi, vous a paru surprenante, n’est-il pas vrai ?
– C’est-à-dire que j’en suis encore éberlué !
– Oui ! on nous prenait souvent l’un pour l’autre. Ce qui, d’ailleurs, n’allait pas sans inconvénients pour tous deux, le Tsar portant de préférence l’uniforme du régiment dont j’étais le colonel. Vous voyez d’ici les quiproquos qui ont pu se produire.
– Cela devait être terriblement gênant pour vous !
– Et pour Lui, donc ! En voulez-vous un exemple ? Un soir, à « l’Ours » 5, je soupais en compagnie d’une fort jolie femme. Sans songer à mal, je vous assure. Soudain, je remarquai que le gérant, qu’aidaient quelques maîtres d’hôtel, faisait évacuer la salle dans laquelle je me trouvais.
« Intrigué, je l’appelai.
– Pourquoi chassez-vous tous ces gens ? lui demandai-je.
– Heureux de le faire pour le service de Votre Majesté impériale ! me répondit-il.
– Mais je ne suis pas le Tsar !
– Parfaitement juste ! Votre Majesté impériale !
« Il n’y eut pas moyen de l’en faire démordre !
« Voyez-vous le Tsar, s’en allant souper à « l’Ours », en galante compagnie ? C’eût été la fin de tout !
– En effet ! fis-je en riant.
– Le plus beau de l’histoire, c’est que, le lendemain, les journaux relatèrent l’incident en l’agrémentant de commentaires plus ou moins fâcheux. Sur quoi, Frédéricks, le maréchal de la Cour, me flanqua un « suif » de première grandeur et m’ordonna de faire couper ma barbe !
– Diable ! Et alors ?
– L’Empereur, mis au courant de l’affaire, fut le premier à s’en divertir, et il pria Frédéricks de me laisser en paix.
Les yeux perdus dans le vague, le colonel resta un instant songeur, puis, se reprenant :
– Voyons ! Que puis-je faire pour vous ? s’enquit-il.
– Mais... Colonel, presque tout !
– La lettre du Grand-Duc, qui vous accrédite près de moi, est muette quant au sujet de la mission qu’il a bien voulu vous confier. Puis-je savoir en quoi elle consiste ?
Je lui exposai alors les raisons pour lesquelles le Grand-Duc Ivan Ivanovitch désirait être très exactement documenté sur les circonstances qui avaient entouré la fin tragique du Tsar et de la famille impériale.
Au fur et à mesure que je parlais, le colonel se rembrunissait visiblement.
Quand j’eus terminé, il réfléchit un moment, puis, très simplement, me déclara :
– Il n’entre pas dans mes habitudes de discuter les ordres qu’on me donne. Aussi me voyez-vous prêt à vous aider et à mettre à votre disposition les moyens d’action dont je dispose. Permettez-moi, cependant, de vous dire – non point pour vous décourager, mais parce que telle est ma conviction – que je doute fort de la réussite de vos projets.
« Vous et moi sommes des hommes qui avons pour coutume de regarder les gens en face et d’appeler les choses par leur nom. Or, ce que vous allez tenter est, à proprement parler, irréalisable.
« Moi qui vous parle, j’ai essayé en vain ! »
– Vous !
– Oui ! Moi !
– Diable ! voilà, en effet, qui n’est pas encourageant ! Et je ne vois guère le moyen de réussir là où vous avez échoué.
– Permettez ! Il y a une nuance. Moi je suis un soldat, et j’agis en soldat. Entendez par là que je ne m’embarrasse guère de vaines formules et que je vais droit mon chemin, renversant tout ce qui se trouve sur ma route. On me dit de passer ! Je passe ! Un point, c’est tout ! Or, si j’en crois votre passé, votre méthode est tout autre et n’a rien de commun avec la mienne.
– En effet !
– Voyons ! Avez-vous un plan ?
– Certes !
– Voulez-vous me l’exposer ?
– Mais certainement !
– Alors, allez-y !
Pendant plus d’une heure, au cours de laquelle, les yeux rivés sur les miens, le colonel ne se permit pas la moindre interruption, je lui exposai le plan que les lecteurs verront se dérouler par la suite.
Quand j’eus terminé, le colonel, venant vers moi les mains tendues, un large sourire sur les lèvres, s’écria :
– Mettons que je n’ai rien dit ! Vous avez bouleversé toutes mes idées sur la façon dont se mène une enquête. Vous pourrez – que dis-je ? – vous devez réussir ! Seulement, vous me semblez tout ignorer des gens à qui vous allez avoir affaire. Souffrez que je vous documente.
Et, après m’avoir fait un exposé succinct des faits qui précédèrent immédiatement la révolution, le colonel me fit les stupéfiantes révélations que voici :
Comment Djerzinsky devint le dictateur
occulte de la Russie.
Avez-vous déjà entendu prononcer ce nom : GELEZNIAKOFF ?
Non, sans cloute
Eh bien, Gelezniakoff est l’homme qui, à Petrograd, en janvier 1918, d’un geste, a renversé le gouvernement de Kerensky et mis à la porte du Palais de la Douma les membres de l’Assemblée constituante et leur président, le citoyen Tchernov, un des chefs du parti socialiste-révolutionnaire de Russie.
En somme, Gelezniakoff réédita le geste de brumaire, avec cette différence, toutefois, qu’aucune protestation ne s’éleva du sein de l’Assemblée et que chacun s’empressa de déguerpir.
Voilà le fait brutal, le fait historique...
Qui était donc cet homme, et de quel pouvoir disposait-il ?
Gelezniakoff était un simple matelot de Cronstadt, un illettré, et les hommes qu’il commandait étaient des gardes rouges. Mais tous appartenaient à la Tchéka et recevaient des ordres, non de l’organisation bolcheviste de combat, mais bien du citoyen KEDROFF, chef de la Tchéka militaire, dont la cruauté dépasse tout ce qu’on peut imaginer et qui est mort fou dans un asile d’aliénés, et de MENJENSKI qui, il y a dix-huit ans, fut interné à Paris et soigné pour aliénation mentale et dont Djerzinsky, l’ayant vu à l’œuvre au début de la révolution, a fait son bras droit.
Donc – et cela dès que fut renversé le gouvernement de Kerensky – trois hommes dominent la situation, en Russie : Djerzinsky, Kedroff et Menjenski.
Comment la dominent-ils ?
Par la terreur !
De qui tiennent-ils leur mandat ?
D’eux-mêmes !
Car si, dès l’arrivée au pouvoir des Bolchevistes, un Conseil central des Soviets fut créé, Djerzinsky, qui en faisait partie, y acquit une influence telle que Lénine lui-même dut s’incliner devant les injonctions de cet homme qui, en réalité, disposait de toutes les forces actives de la révolution.
La Tchéka existait-elle donc avant le coup d’État bolcheviste ?
Oui ! Et cela aussi je le prouve.
Comment admettre, en effet, que des hommes comme Lénine, Zinoviev, Trotsky, Radek, Rakowsky, Lounatcharsky, Boukharine et Ganetzki, qui furent, en somme, les animateurs, sinon les véritables chefs de la révolution, – ceux-là étaient à Berlin et nous l’établirons ! – aient été contraints de s’incliner devant les ORDRES que leur donna Djerzinsky, sans admettre, en même temps, que ce dernier disposait des moyens de se faire obéir ?
Quels étaient ces moyens ? Et de quelle puissance disposait donc cet homme ?
Tout d’abord, Djerzinsky, qui, pendant la guerre, fut l’un des chefs du « défaitisme » en Russie, suivit de près – et d’un œil singulièrement attentif – les pourparlers engagés entre Lénine et Parvus, l’homme de confiance du Grand État-major allemand, lesquels se terminèrent à Berne, À LA LÉGATION D’ALLEMAGNE, le 28 décembre 1916, et mirent à la disposition du Reich toutes les « BONNES VOLONTÉS AGISSANTES » – le mot est de Ludendorff – dont disposait l’Internationale, en Russie.
Avec un cynisme déconcertant, Ludendorff a écrit, dans ses Souvenirs de Guerre, cette phrase, qui est non seulement un aveu, mais aussi la plus formelle des accusations contre Lénine et ses complices :
« LÉNINE FUT ENVOYÉ EN RUSSIE PAR LE GOUVERNEMENT ALLEMAND. CE VOYAGE ÉTAIT JUSTIFIÉ AU POINT DE VUE MILITAIRE, CAR IL FALLAIT QUE LA RUSSIE SUCCOMBÂT. »
Je mets au défi, ajouta le colonel Petrowitch, le comte Tattenbach, attaché à la légation allemande de Berne, qui, chaque mois, remettait leur sportule aux traîtres, de me donner un démenti à ce sujet.
Cela, Djerzinsky le savait, de même qu’il savait que, arrêtés en octobre 1914 par la police militaire autrichienne, en Galicie et au Tyrol, Lénine, Zinoviev et Boukharine, loin d’être emprisonnés en leur qualité de ressortissants russes, furent, d’ordre du comte Stürgk, AU SERVICE DUQUEL ILS ENTRÈRENT, envoyés en Suisse, où se trouvait le centre russe de propagande défaitiste et d’action révolutionnaire, DONT ILS PRIRENT LA DIRECTION.
Or, si Lénine est mort, Zinoviev – bien que des dépêches récentes nous aient affirmé le contraire – EST TOUJOURS le chef de la IIIe Internationale, c’est-à-dire qu’il préside aux efforts de ceux qui préparent au grand jour la révolution mondiale.
Aussi, quand ces Messieurs rentrèrent en Russie, se trouvèrent-ils en présence d’un Djerzinsky terriblement documenté sur leur compte et qui, tout de suite, les plaça en face de ce dilemme :
« OU VOUS ALLEZ ME LAISSER DIRIGER LE MOUVEMENT, – tout en en conservant, en apparence, la direction, – OU JE METS IMMÉDIATEMENT LE PEUPLE RUSSE AU COURANT DE VOS TURPITUDES. »
Et, comme ils regimbaient, Djerzinsky ajouta :
– La preuve de vos trahisons existe. Elle est en ma possession. Mais, pour éviter toute attaque de votre part, et afin de me rendre inviolable, cette preuve, je l’ai mise en sûreté à l’étranger.
Que vouliez-vous que répondissent à cela les chefs du parti communiste russe ?
En vain firent-ils remarquer à Djerzinsky que lui aussi avait trahi, et que, pour une grande part, il était responsable des mutineries militaires dont l’aboutissement logique fut le honteux traité de Brest-Litovsk.
Avec le cynisme qui le caractérise et qui est l’une de ses principales forces, il leur déclara :
– Moi, un traître ! Allons donc ! N’étant pas Russe, mais Polonais, c’est-à-dire appartenant à une nation que j’exècre, mais qui, de tout temps, fut en guerre avec la vôtre, je ne puis avoir trahi la Russie ! Mon devoir était plutôt de la combattre !
« Il n’en est pas de même pour vous ! Vous êtes, les uns et les autres, des Russes d’origine. Donc, en vous vendant à l’Allemagne, en travaillant à assurer son triomphe, c’est à la perte de votre propre pays que vous avez travaillé.
« De cela – et de bien autre chose encore – je puis vous fournir la preuve !
« Que choisissez-vous ? La paix ou la guerre ? Êtes-vous pour ou contre moi ? »
– Causons ! lui répondit Lénine. Vous n’êtes pas sans avoir un plan. Ce plan, peut-on le connaître ?
– Rien de plus simple ! Adressez-vous, pour cela, au comte Myrbach.
– L’ambassadeur d’Allemagne ?
– Lui-même !
– Mais, alors, nous sommes bien près de nous entendre, puisque nous-mêmes...
– Pardon ! Il y a une nuance ! Ce que vous concevez, vous, c’est une révolution limitée, une révolution sur le PLAN RUSSE. Ce que nous voulons, nous, c’est une révolution sur le PLAN EUROPÉEN, avec cette restriction, toutefois, que l’Allemagne restera en dehors de cette révolution.
– Comment cela ?
– C’est simple ! Vous, comme nous, vous désirez assurer en Europe l’hégémonie allemande. L’effondrement du front russe, qui est votre œuvre, je me plais à le reconnaître, y aidera beaucoup. Mais ce que vous avez fait n’est rien auprès de ce qui vous reste à faire. L’Allemagne – nous considérons le fait comme acquis – ne peut sortir victorieuse de la guerre. Ses alliés sont pour elle autant de poids morts et, quel que soit son « cran », elle ne pourra faire face sur tous les fronts.
« Mais, si elle a perdu la guerre, elle peut, elle doit gagner la paix !
« Comment ?
« En infectant les puissances européennes à l’aide du virus marxiste, revu et corrigé par mes soins.
« Vous êtes tous – en apparence tout au moins – des théoriciens du Marxisme. Comme tels, vous n’êtes pas sans savoir que, à l’heure actuelle, il n’est qu’une puissance au monde qui, étant donnée la mentalité de ses habitants, puisse se prêter à l’expérience marxiste. Cette puissance, c’est la Russie.
« Mais ne confondons pas ! Cette expérience ne doit pas être faite en vase clos. Il ne s’agit pas d’un travail de laboratoire. Et, si, au début, je vous autorise à expérimenter vos procédés sur le « cobaye » russe, ne perdez pas de vue que, plus tard, dans quelques années, vous aurez à « travailler » le « cobaye » européen.
« Cela étant, voici quelle sera votre tâche. »
Un plan machiavélique.
Atteignant un dossier, le colonel le compulsa, puis en sortit un document qu’il plaça devant lui. Ensuite, se tournant vers moi, il reprit :
– J’affirme, sur mon honneur de soldat, que ce que vous venez d’entendre et que ce qui me reste à vous révéler est l’expression même de la vérité.
– Mais comment avez-vous pu obtenir communication du procès-verbal de cette entrevue ?
Le colonel eut un sourire, puis, me désignant le document qu’il venait de placer devant lui :
– Ceci, reprit-il, est écrit de la main même d’un de ceux qui assistèrent à cette entrevue. Bien qu’il ne me soit pas permis de vous révéler son nom, sachez que, à l’heure actuelle, il occupe un des postes les plus élevés de la hiérarchie soviétique.
– Serait-il des vôtres ?
– Pas encore. MAIS IL Y VIENDRA. Que dis-je ? Il nous a déjà donné des gages de son repentir ! AU VRAI, PAR LUI, NOUS SAVONS, AU JOUR LE JOUR, TOUT CE QUI SE TRAME AU SEIN DU « SOVNARKOM » 6.
– Fichtre ! Vous avez là une source de renseignements précieuse.
– Oui, mais il en est d’autres encore. Souffrez que je poursuive, car mon temps, hélas ! ne m’appartient pas.
Nous en étions restés, si je ne m’abuse, au moment où Djerzinsky – quelle abominable canaille ! – exposait à ses complices le plan conçu par lui. Afin d’être aussi précis que possible, je vais vous donner lecture du texte même du procès-verbal.
Et le colonel me lut ce qui suit :
– Dès que vous aurez réparti entre vous les différents portefeuilles, conformément aux instructions qui vous seront données, reprit Djerzinsky, je mettrai à votre disposition le personnel de confiance qui vous sera nécessaire.
– Sera-t-il russe ou allemand ? interrogea Lénine.
– Peu importe, pourvu qu’il agisse ! Et puis, tenez-vous-le pour dit : c’est à prendre ou à laisser.
– Cependant...
– Une fois pour toutes, veuillez ne plus m’interrompre. Vous n’êtes pas ici pour discuter, mais pour y recevoir des ordres !
– Une telle façon d’agir est intolérable...
– Ce qui est intolérable, interrompit Djerzinsky, c’est que vous n’ayez pas encore compris quelle est votre véritable situation. Désormais, que vous le vouliez ou non, il faudra vous faire à cette idée que vous êtes ici non pour commander, mais pour obéir !
– Et si nous refusons !
Djerzinsky eut un sourire cynique, puis, froidement, il déclara :
– Vous n’avez même plus le droit de refuser.
– Parce que ?...
– Parce que vous allez voir ce qu’il adviendrait de vous si vous me mettiez dans la pénible obligation de sévir.
Et, appuyant sur un bouton qui se trouvait à portée de la main, sur son bureau, il sonna.
La porte s’ouvrit aussitôt et, à l’officier qui se présenta, Djerzinsky ordonna :
– Veuillez faire entrer ces messieurs !
L’officier lança un ordre et, aussitôt, dans la pièce où se tenait cet étrange conciliabule, une bande de Chinois s’engouffra.
Tous tenaient leur browning à la main.
Lénine et ses complices blêmirent.
– Cette démonstration suffit-elle ? interrogea Djerzinsky, et faut-il que j’insiste ?
– C’est inutile s’empressa de déclarer Lénine. Dans ces conditions, toute discussion devient impossible et nous n’avons qu’à nous incliner.
– Je vois, avec plaisir, que nous sommes sur le point de nous entendre. Aussi bien, persuadez-vous les uns et les autres qu’il me serait extrêmement pénible de... me priver de collaborateurs de votre mérite.
Ayant renvoyé ses Chinois, non sans leur avoir donné l’ordre de se tenir à proximité, il reprit :
– Maintenant que nous sommes d’accord, – car nous sommes d’accord, n’est-il pas vrai ? – il me reste à vous exposer en quoi consiste le plan dont vous allez avoir à exécuter les détails. Il demeure entendu que rien de ce qui va se dire ici ne doit transpirer au dehors, et cela SOUS PEINE DE MORT !
Les autres ayant acquiescé, Djerzinsky prit sur sa table un dossier et, fixant dans les yeux son principal interlocuteur, Lénine, il déclara :
– Je vous ai choisi – ou, pour être tout à fait exact, ON vous a choisi – comme chef du pouvoir exécutif de la Russie nouvelle. Je n’ai pas à vous exposer les raisons qui ont dicté ce choix. Attribuez-le, si bon vous semble, à vos propres mérites, qui, je m’empresse de le reconnaître, sont grands, et aussi à l’influence que vous exercez sur la classe ouvrière de ce pays.
« Par mes soins, et dès maintenant, cette influence sera décuplée, car il faut que, aux yeux de tous, vous jouissiez d’un prestige de bon aloi et à nul autre pareil.
« Du Kremlin, où vous résiderez désormais, – il faut que vous soyez placé dans un cadre adéquat, – vous répandrez, en Russie d’abord, sur le monde entier ensuite, la bonne parole marxiste et vous ferez exécuter les instructions que j’aurai pour mission de vous transmettre....
– De qui émaneront-elles ? interrogea Lénine.
– Ceci ne vous regarde pas ! Toutefois, et afin que vous sachiez, une fois pour toutes, à quoi vous en tenir, veuillez prendre note qu’à la moindre désobéissance vous seriez brisé comme verre. Tenez-vous pour assuré que votre maître, – et ici Djerzinsky se découvrit et s’inclina, – qui est également le mien, a le pouvoir de se faire entendre et obéir.
Se tournant ensuite vers les futurs commissaires du peuple qui, jusqu’alors, n’avaient pipé mot, mais suivaient avec un intérêt passionné cette discussion, Djerzinsky, s’adressant plus particulièrement à eux, reprit :
– Quant à vous, qui serez les comparses les plus en vue de la tragédie qui se prépare, vous aurez à en assurer la mise en scène. Votre rôle sera d’obéir strictement aux ordres qui vous seront transmis par Lénine. Choisis par le peuple pour le gouverner, j’entérine ce choix purement et simplement. C’est bien le moins qu’on puisse faire pour lui. Encore me faut-il exprimer cette réserve que les milliers d’ouvriers, constitués en soviets, qui vous ont choisis ne représentent nullement, aux yeux de mes commettants, la majorité du peuple russe. Toutefois, comme il est indispensable qu’un gouvernement régulier soit constitué, mieux vaut qu’il le soit par vous – SUR QUI NOUS AVONS BARRE – que par d’autres, qui pourraient se soustraire à notre influence.
Après un silence lourd de pensées, Djerzinsky reprit :
– Vous n’êtes pas sans avoir entendu parler, les uns et les autres, du plan grandiose, véritablement génial, conçu par Bismarck, et auquel, dans les chancelleries européennes, on a donné le nom d’ALLIANCE EN PROFONDEUR.
« Il consiste, vous le savez, à grouper en un tout homogène les forces combinées de l’Allemagne, de la Russie et de la Chine, de manière à placer sous les ordres du Grand État-Major allemand la plus formidable armée qui se soit jamais vue.
« Votre devoir, désormais, est de vous consacrer uniquement et de toutes vos forces à la réalisation de ce plan, qui, jusqu’ici, apparaissait irréalisable, mais qui, étant données les circonstances actuelles, peut et doit réussir.
« En Europe, en effet, la situation financière est telle que nous allons assister à la plus féroce bataille économique qui se puisse concevoir. Les Alliés d’hier vont devenir les ennemis de demain, la guerre qui se termine devant être, pour eux, la source des pires difficultés.
« Le chômage et la misère vont s’abattre sur les peuples de l’Entente, car – écoutez bien ceci – l’Allemagne ne paiera aucune indemnité de guerre.
« La France, quoi qu’il arrive, ne pourra tirer aucun bénéfice de sa victoire, car l’Angleterre, fidèle à sa tactique habituelle qui est de diviser pour régner, ne lui permettra pas d’intervenir en Allemagne.
« Alors, pour la France se posera la question des réparations dans les régions dévastées, que viendra compliquer le règlement des dettes interalliées, car ni l’Angleterre, ni les États-Unis, NOUS EN AVONS REÇU L’ASSURANCE, ne feront remise de sa dette à la France.
« C’est alors que, le désespoir s’abattant sur le peuple français, victorieux mais ruiné, nous aurons à manœuvrer, notre premier objectif étant d’abattre la France qui, seule, peut s’opposer, étant données ses forces – qui demeurent grandes – et ses alliances avec les peuples de la Petite Entente et la Pologne, à la réalisation du plan que je viens de vous exposer.
– Voilà qui n’ira pas tout seul ! interrompit Lénine. Je conviens que le plan est grandiose, mais sa réalisation m’apparaît difficile. Je veux bien essayer de soulever le monde, mais à la condition qu’on me donne un levier. Or, ce levier, je ne le vois pas.
– Et la IIIe Internationale, que met actuellement sur pied notre ami Zinovieff, qu’en faites-vous ?
– La IIIe Internationale ne peut être qu’un moyen, elle ne sera jamais un but. Et...
– C’est tout à fait mon avis, interrompit Djerzinsky, et il faut avoir la mentalité d’un moujik pour croire, ne fût-ce qu’un instant, à la possibilité d’instaurer la dictature du prolétariat.
« Au vrai, les peuples demandent à être gouvernés.
« J’en trouve la preuve dans la révolution que nous venons de réussir. Qu’y a-t-il de changé, je vous le demande, en Russie ?
« Tout comme autrefois, le pouvoir appartient à quelques-uns, dont nous sommes, ce dont, d’ailleurs je me félicite. Au sommet de l’État, il y a un autocrate qui remplace celui qui s’y trouvait hier, et des ministres qui, pour se parer du titre de commissaires du peuple, n’en seront pas moins aussi autoritaires – partant, aussi respectés – que ceux auxquels ils succèdent.
« Le peuple, que devient-il dans tout cela ?
« Il demeure ce qu’il était hier ! C’est-à-dire que, au lieu de payer ses contributions aux percepteurs du tsar, il les paiera aux percepteurs des soviets.
« En sera-t-il plus libre et plus heureux pour cela ? Point que je sache ! L’important est qu’il en ait l’illusion.
« Et, cette illusion, il faut, non seulement qu’il la conserve le plus longtemps possible, mais aussi qu’il la fasse partager aux autres peuples.
« Le succès est à ce prix.
– J’entends bien ! interrompit de nouveau Lénine, mais je ne vois pas comment vous vous y prendrez pour instaurer une dictature du prolétariat, dictature à laquelle ne participera aucun prolétaire.
Djerzinsky eut un sourire, puis :
– C’est ce qui vous trompe ! Des prolétaires, il y en aura. Mais ils auront été choisis par moi !
Quand il fut rendu là, le colonel remit dans le dossier le document dont il venait de me donner lecture et ajouta :
– Le reste n’offre aucun intérêt. Les évènements se sont produits dans l’ordre voulu par Djerzinsky, en attendant que se produisent ceux voulus par Berlin, dont il est l’homme de main... si toutefois nous n’y mettons bon ordre auparavant.
« Maintenant, si vous le voulez bien, nous allons nous occuper de vous. »
Et, me fixant dans les yeux, il reprit :
Où l’on découvre un traître !
– Voilà les gens auxquels vous allez avoir affaire ! Ainsi que vous le voyez, eux non plus ne s’embarrassent pas de formules vaines. Ils vont droit à leur but, écrasant, détruisant tout ce qui les gêne. Ce qu’ils ont fait de la Russie, vous le verrez ! Mais, dès maintenant, attendez-vous au pire et agissez en conséquence. Êtes-vous toujours décidé à partir ?
– Plus que jamais, mon colonel.
– Bien ! Je n’en attendais pas moins de vous. Il reste à savoir comment nous allons vous faire passer la frontière.
Et, après avoir réfléchi un moment :
– Avez-vous sur vous le passeport qui vous a été délivré à Londres ?
– Le voici ! fis-je, en le lui remettant.
Prenant le document, le colonel l’étudia attentivement. À l’aide d’une loupe, il examina, vérifia ensuite, avec un soin inimaginable, les cachets et les visas dont il était surchargé.
Soudain, je le vis tressaillir.
– Diable ! fit-il, il est heureux pour vous que j’ai songé à procéder à l’examen de ce passeport. Il y manque l’essentiel !
– Quoi donc ?
– Le visa de la centrale communiste de Londres !
– Mais, puisque le passeport est signé de l’ambassadeur, il me semble...
– Il vous semble mal, et voici pourquoi : l’ambassadeur, en effet, n’a pas le droit de viser un Passeport pour la Russie avant d’en avoir reçu, au préalable, l’autorisation de la Tchéka de Londres. Et la Tchéka ne délivre cette autorisation que si la centrale communiste – c’est-à-dire, en l’espèce, l’organisation communiste à laquelle vous êtes censé appartenir – le lui demande.
– De sorte que...
– De sorte que, dès votre arrivée à Moscou, n’importe quel commissaire de police, sur le seul vu de votre passeport, vous aurait mis, incontinent, en état d’arrestation.
– Fichtre !
– Oui ! Et savez-vous ce qui serait advenu ? On vous aurait gardé en prison jusqu’à ce que l’enquête ordonnée à Londres eût donné des résultats.
– J’allais me fourrer dans un joli guêpier !
– Dont vous ne seriez pas sorti facilement, vous pouvez m’en croire !
– Mais, alors, que faire ? Je ne vais cependant pas retourner à Londres pour m’y munir d’un nouveau passeport !
– Bien sûr que non ! Nous allons arranger cela, et vivement.
– Comment cela ?
– Vous allez voir !
Il appuya, à cinq reprises, sur un bouton qui se trouvait dissimulé dans une boiserie à proximité de son bureau et, aussitôt, un petit homme à mine chafouine, vêtu d’une sorte de houppelande noire, fit son apparition.
Il était d’une saleté repoussante. Le bonnet graisseux qui ornait – si j’ose dire – son chef devait avoir servi à plusieurs générations, et, à voir la couche de crasse dont son visage et ses mains étaient recouverts, il apparaissait, dès l’abord, que le brave homme devait tout ignorer de l’hydrothérapie.
Il avait, de plus, une telle dégaine que j’eus toutes les peines du monde à garder mon sérieux.
– Mon chancelier ! fit le colonel, en me le présentant.
Puis, se tournant vers lui :
– Dites-moi, Ismaïloff, que pensez-vous de ce passeport ? Vous semble-t-il en règle ?
Le petit homme ajusta sur son nez une énorme paire de besicles et, prenant le document, il se mit à l’examiner, le flairant, le palpant, le tournant et le retournant dans tous les sens, le regardant par transparence devant la fenêtre.
– Celui-là, c’est un « as » ! fit le colonel en se penchant vers moi. Regardez-le opérer.
Bientôt Ismaïloff eut terminé son examen. Un large sourire s’épanouissait sur ses lèvres.
– Eh bien ? interrogea le colonel.
– Pas malin, le « tovaritch » qui a truqué ce passeport ! répondit en riant Ismaïloff. Il y a là-dessus quelque chose en moins et plusieurs choses en trop !
– Ah ! Bah !
C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire. Il manque un visa : celui de la centrale communiste de Londres. Mais cela, j’en suis sûr, vous l’aviez remarqué !
– En effet, fit le colonel en souriant.
– Parbleu ! cela saute aux yeux ! Mais, ce que vous n’aviez pas vu, par exemple, c’est la recommandation toute spéciale – et il appuya sur le mot – dont est l’objet le porteur de ce document !
Le colonel, maintenant, ne riait plus.
– De quelle recommandation voulez-vous parler ? interrogea-t-il d’un ton bref, un ton que je ne lui connaissais pas.
Posant à plat le passeport sur la table, Ismaïloff reprit :
– Tout d’abord, une remarque s’impose : le cachet humide de l’ambassade soviétique de Londres, au lieu d’être, ainsi qu’il sied, d’une belle couleur vermillon, est d’un rouge moins vif, d’un rouge saumoné, ce qui, en langage bolcheviste, veut dire : ATTENTION ! LE PORTEUR DU DOCUMENT EST SUSPECT !
– Voilà qui est nouveau ! interrompit le colonel. Comment se fait-il que ce détail n’ait pas été porté à ma connaissance ?
– Précisément parce qu’il s’agit d’une invention nouvelle de la Tchéka, dont les services vont se perfectionnant tous les jours.
– Et comment a-t-on découvert cela ?
– Tout simplement en examinant un rapport relatif à l’arrestation d’un de nos émissaires les plus sûrs, Tchéguine. C’est par déduction que je suis parvenu à cette découverte, qui m’a été confirmée par l’enquête que j’ai ouverte aussitôt. Les résultats sont probants.
– Bien ! Vous me les communiquerez. Veuillez poursuivre votre démonstration.
Ismaïloff s’inclina et reprit :
– Je relève ensuite, sur ce passeport, une signature qui ne devrait pas s’y trouver, une signature inquiétante !
– Laquelle ?
– Celle-ci, fit Ismaïloff, en la désignant du doigt.
Le colonel prit sur la table le passeport et, s’approchant à son tour de la fenêtre, il concentra son attention sur la signature en question.
Je le vis pâlir.
Se tournant vers moi :
– De qui tenez-vous ce passeport ? me demanda-t-il.
– Il m’a été remis, sut le vu d’une lettre du Grand-Duc Ivan, par M. Paul Oblanovitch !
– C’est en main propre qu’il vous a été remis ?
– En main propre, par M. Paul Oblanovitch lui-même.
– Voilà qui est grave, car, si celui-là trahit, toute notre organisation de courriers et d’émissaires peut tomber entre les mains des « rouges » !
Il réfléchit un moment, puis il reprit :
– Vous êtes sûr, naturellement, que ce passeport est bien celui qui vous a été remis par Oblanovitch ? J’entends par là que personne n’a pu subtiliser ce document et le remplacer par un autre ?
– Cela, je l’affirme sur l’honneur !
– Bien !
Et, s’adressant à Ismaïloff :
Veuillez poursuivre.
– Il est à remarquer également, reprit ce dernier, que c’est la première fois qu’il nous est donné de constater sur un document de cette nature un procédé spécial de calligraphie. D’habitude, en effet, nom et prénoms sont écrits dans le même caractère, en écriture droite, à l’encre noire. Ici, que voyons-nous ? Les prénoms sont bien en écriture droite, mais le nom : Valine, est en écriture penchée de petite ronde et, qui plus est, calligraphié à l’encre rouge. Or, cela aussi est contraire à l’usage ; cela aussi doit signifier quelque chose. Mais il y a mieux !
– Quoi donc ? fit le colonel, que cette démonstration semblait intéresser prodigieusement.
– Prenez le passeport et examinez-le par transparence. Là, à l’endroit où se trouve le nom de Varine ! Que voyez-vous ?
Nous prîmes le passeport et, dissimulé dans les fioritures du « fond de sûreté », nous lûmes, à l’endroit même indiqué par Ismaïloff, SE SUPERPOSANT LETTRE POUR LETTRE :
VARINE
NOBODY
Nous nous regardâmes, atterrés...
– Eh bien ! c’est complet ! tonna le colonel. Quel peut bien être le « saligaud » qui a osé cette infamie ? Car, enfin, celui-là, quel qu’il soit, vous a vendu aux Soviets, tout comme on vend, à la foire, un animal quelconque !
Et, remarquant que je demeurais impassible :
– Enfin ! quoi ! Ça ne vous fait pas bondir, une affaire pareille !
J’eus un sourire.
– Bondir ? À quoi bon ? Il y a mieux à faire !
– Quoi donc ?
– Découvrir le traître et l’empêcher – s’il en est temps encore – de poursuivre ses méfaits.
– Bon Dieu ! Vous avez raison ! Mais quel peut être celui-là ? Car je ne puis me faire à l’idée que Paul Oblanovitch ait trahi ! Cet homme nous doit tout. Et puis, sa famille n’a-t-elle pas été massacrée tout entière par ordre des Soviets ?
– Permettez, colonel, interrompit Ismaïloff, les Soviets ne sont intervenus en rien dans cette affaire. Mme Oblanovitch et les deux frères de Paul, l’ingénieur Serge et l’avocat Michel, ont bel et bien été assassinés par Maria Konstantinowna elle-même !
– La Vierge Rouge ! m’écriai-je.
– Oui ! la Vierge rouge ! reprit Ismaïloff. Celle-là même dont la signature figure sur votre passeport, – ce qui d’ailleurs a si fort ému le colonel tout à l’heure, – signature qui, en l’occurrence, équivaut à un arrêt de mort ! Celle-là même également, cher Monsieur, que vous avez bravée à Nice et qui, depuis, ne vous a pas lâché d’une semelle !
Du coup, je me dressai.
– Comment savez-vous cela ? interrompis-je, et qui a pu vous dire...
Le petit vieux eut un sourire ; puis, haussant les épaules :
– Mon devoir n’est-il pas de tout savoir ?
– Alors, vous savez aussi quel est le traître ? interrompit le colonel.
– Oui, colonel ! Et il y a belle lurette !
– Alors, je ne comprends plus. Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu ?
– À quoi bon ? Vous ne m’auriez pas cru ! Je n’avais aucune preuve.
– En auriez-vous une, maintenant ?
– Mais il me semble que ce passeport, qui est tout entier de la main de Paul Oblanovitch, constitue une assez jolie preuve ! La jugeriez-vous insuffisante ?
Et, comme le colonel s’emparait du passeport pour l’examiner une fois de plus :
– Oh ! Vous pouvez vérifier ! Je suis sûr de ce que j’avance.
– C’est pourtant vrai ! fit le colonel. C’est bien là son écriture ! Lui, en qui j’avais une telle confiance ! Comment ce malheureux a-t-il pu en arriver là ?
Ismaïloff eut un ricanement, – décidément, ce bonhomme était sinistre ! – puis, prenant une chaise, il s’assit sans façon et, simplement, déclara :
– Je vais vous le dire !
Où je m’aperçois qu’Ismaïloff est un « as »
de première grandeur.
Ismaïloff débuta ainsi :
– Vous savez, colonel, comment et pourquoi nous décidâmes d’introduire un des nôtres à l’ambassade soviétique de Londres. Vous savez, également, que cela n’alla pas sans quelques difficultés et combien nous eûmes de mal à les surmonter. N’eût été l’intérêt primordial qu’il y avait à surveiller de près les agissements de la section de propagande, nous aurions renoncé, et de grand cœur, à entretenir à Londres un agent, dont nous étions moralement sûrs et que nous supposions, – à tort, d’ailleurs, – étant donné son passé d’honneur et de gloire, à l’abri de toute contamination.
Or, le contraire s’est produit !
Pourquoi ? Parce que, dès le premier jour, Oblanovitch – PAR CELA MÊME QU’IL ÉTAIT SOLDAT – n’a pu cacher ses impressions et a été « brûlé ».
– Que m’apprenez-vous là ? interrompit le colonel.
– L’exacte vérité. Et je le prouve. Quand votre choix s’est porté sur Paul Oblanovitch, que vous ai-je dit ?
– Vous m’avez déconseillé ce choix, il est vrai.
– Oui, et j’ai ajouté : Ce qu’il faut là-bas, ce n’est pas un ancien officier, dont la droiture, la conception particulière de l’honneur – je ne vous apprends rien en précisant que chez nous, en Russie, un espion est considéré, officier et ardent patriote, comme un homme d’une honorabilité douteuse – et aussi l’atavisme, essentiellement militaire, ne le prédisposent nullement à la lourde tâche que vous voulez lui confier.
– C’est exact !
– J’ai même insisté pour que fût envoyé à Londres un professionnel du service des renseignements, et de préférence un civil. Pourquoi ? Parce que je savais à l’avance qu’il est matériellement impossible de transformer un sac de farine en un sac de charbon !
– Évidemment !
– En pareille matière, il faut savoir s’adapter. Or, ce n’est ni dans le corps des pages, ni à l’École des Cadets, dont il est issu, que Paul Oblanovitch aurait pu acquérir ces trois qualités qui lui étaient indispensables pour réussir : la dissimulation, la ruse, la déduction.
– Très juste ! fis-je à mon tour.
– C’est pourquoi, reprit Ismaïloff, j’avais cru devoir vous proposer Serge Pouguine, autrement mieux adapté à ce rôle parce que policier de carrière, – et quel policier ! – mais qui, à vos yeux, avait ce vice rédhibitoire de n’être pas, de n’avoir jamais été soldat !
Libre à vous de penser que dans l’armée, seule, subsiste le sens de l’honneur. Mais c’est là, permettez-moi de vous le dire, – et je suis persuadé que M. James Nobody est de mon avis, – une erreur profonde, une erreur capitale.
Ni M. Nobody, ni moi, ne sommes des soldats : en sommes-nous moins honorables pour cela ?
– Là n’est pas la question ! fit le colonel, visiblement impatienté.
– J’y viens ! Fort heureusement pour nous, je me suis méfié ! Et ce que vous n’avez pas voulu faire, moi, je l’ai fait ! Conformément à vos instructions, j’ai dirigé sur Londres Paul Oblanovitch. Mais il n’est pas parti seul. En même temps que lui est parti Serge Pouguine, celui-là même dont vous ne vouliez pas, et qui, pourtant, lui, a sauvé la situation !
– Pas mal joué ! fis-je en souriant.
– Étant donnée la manière dont se présentaient les choses, n’était-ce pas tout indiqué ? demanda Ismaïloff, en se tournant vers moi.
– Je n’aurais pas agi autrement ! répondis-je.
– Et alors ? interrompit le colonel.
– Alors, Serge Pouguine eut tôt fait de mettre les choses au point. Il est vrai qu’il était admirablement placé pour agir utilement. Il était même « placé » comme valet de chambre !
– Comme valet de chambre ? fit le colonel, que toute cette affaire commençait à ahurir. Et où ça ?
– Mais chez Mlle Maria Konstantinowna ! répondit, avec un calme imperturbable, Ismaïloff.
– Ça, par exemple ! Mais vous avez dit qu’il « était » placé. Aurait-il donc quitté sa place ?
Ismaïloff eut un sourire.
– Pas si bête ! répondit-il. Il est monté en grade.
– Comment cela ?
– Il est, maintenant, chauffeur.
Et, après un silence, calculant son effet.
– Chauffeur de la « Vierge rouge » !
– Voilà du beau travail ! interrompis-je, et je vous fais tous mes compliments !
– Oui, c’est du beau travail, reprit Ismaïloff, car, maintenant, rien de ce que tente ou de ce que fait cette femme infernale ne nous échappe.
– Il est tout de même raide, éclata le colonel, que je n’ai rien su de tout cela ! Ne suis-je donc plus rien ici ?
– Ici, vous êtes tout répondit respectueusement Ismaïloff. Vous êtes notre chef vénéré. Mais, précisément parce que vous êtes notre chef, je juge parfaitement inutile de venir vous casser la tête, à tout instant, par l’exposé en détail d’affaires, – importantes, sans doute, – mais que je suis à même de diriger et de mener à bien.
Faite très simplement, cette déclaration, véritablement empreinte du loyalisme le plus ardent, calma le colonel, qui, tendant la main à Ismaïloff, lui déclara :
– Vous avez raison... comme toujours d’ailleurs, et je reconnais que j’ai été bien mal inspiré en envoyant à Londres Paul Oblanovitch. Mais qu’est-il devenu ?
– Lui ! Mais il est toujours attaché à la chancellerie de S. E. Rakowsky, d’où il nous envoie des rapports... qui me permettent de rectifier ceux que m’adresse Pouguine. Et, par surcroît, il est l’amant de Konstantinowna-la-Rouge. VOILÀ POURQUOI IL A TRAHI !
Et, se tournant vers moi :
– C’est ainsi, Monsieur Nobody, que j’ai été mis du courant du complot qui se tramait contre vous. Je m’empresse d’ajouter d’ailleurs que, si je connaissais les ordres vous concernant donnés par la Vierge rouge, par contre, j’ignorais que votre passeport eût été « truqué » à ce point. Mais, comme on me prend difficilement sans vert, j’ai eu l’idée – et, au fond, elle n’était pas si mauvaise que cela ! – de vous prier de venir nous voir.
– Comment ! c’est de vous qu’émanait la convocation qui...
– De moi-même !
– Soyez assuré que je ne l’oublierai pas, car, à proprement parler, vous m’avez sauvé la vie !
– N’exagérons pas ! Je sais que vous vous êtes tiré de situations plus compliquées que celle-là et que vous êtes de taille à vous défendre. D’ailleurs, vous en verrez bien d’autres en ma Compagnie, surtout si, comme je l’espère et comme je le lui demande, – ce disant, il se tourna vers le colonel, – notre chef veut bien m’autoriser à vous conduire en Russie.
– Vous vous chargeriez de cette mission ? fit le colonel.
– Bien volontiers !
– C’est bien tentant, mais, sapristi ! que c’est dangereux !
– Dangereux ? En quoi ?
– Si vous alliez vous faire prendre ?
– Moi ? Les « tovaritchi » ne sont pas assez malins pour cela ! Du reste, puisque M. Nobody est le premier intéressé dans l’affaire, nous allons le faire juge.
Alors, se tournant vers moi :
– Voyons, cher Monsieur, fouillez dans vos souvenirs et cherchez à vous rappeler où et comment s’est produite notre première rencontre ?
– Notre première rencontre ? fis-je, ahuri ; mais je crois bien que c’est la première fois que j’ai l’honneur de me trouver en votre présence.
Le colonel et Ismaïloff partirent d’un éclat de rire.
– Voyons ! Cherchez bien ! reprit ce dernier.
Prenant le bonhomme par le bras, je l’amenai devant la fenêtre, où l’éclairage était meilleur, et je l’examinai attentivement.
Mais j’eus beau « interroger mes souvenirs », – pour me servir de son expression, – fouiller dans mon passé, rien ne vint me rappeler le vieillard que j’avais sous les yeux.
– Ma foi ! fis-je, j’y renonce !
– Allons ! fit Ismaïloff en riant de plus belle, je vois qu’il faut vous aider !
Et, d’un geste vif, arrachant sa barbe et sa perruque :
– Me reconnaissez-vous, maintenant ?
– Le prince Kharassoff ! m’écriai-je stupéfait.
– En personne ! fit-il en venant vers moi, la main tendue. Et pour vous servir, si toutefois mon offre vous agrée !
– Fichtre ! Je pense bien ! Il faudrait que je sois fou, pour refuser une offre pareille, venant d’un homme tel que vous ! C’est égal ! Vous « m’avez eu », comme disent nos amis les Français. Mais pourquoi, de vous à moi, ce camouflage ?
– Pour deux raisons. Tout d’abord, je voulais m’assurer que vous étiez bien James Nobody. Nous nous trouvons ici dans une situation telle qu’il nous faut nous méfier de tous et de tout. Maintenant, aucun doute n’est permis : j’ai vérifié vos empreintes digitales.
– Mes empreintes digitales ! Où cela ?
– À deux reprises différentes ! Veuillez examiner votre main gauche !
Je regardai ma main et je remarquai alors que, effectivement, mes doigts étaient enduits d’une sorte de substance noirâtre...
Décidément, Kharassoff me damait le pion !
– Comment, diable ! avez-vous pu obtenir ce résultat sans que je m’en sois aperçu ? lui demandai-je.
– Je ne sais rien de plus facile au monde. Vous m’avez serré la main lors de votre arrivée, n’est-il pas vrai ?
– C’est exact !
– Eh bien, à ce moment, sans même que vous vous en aperceviez, vos doigts se sont imprégnés d’une légère couche d’encre grasse dont j’avais enduit, au préalable, la paume de ma main. Voilà tout le mystère.
– Et comment avez-vous repéré mes empreintes ?
– Vous avez dû remarquer qu’un des quatre officiers à qui je vous ai présenté tout à l’heure était ganté. C’est sur son gant, aussitôt après que vous lui avez serré la main, que j’ai obtenu une première empreinte.
Je le regardai avec admiration.
– Et comment avez-vous obtenu la seconde ? m’enquis-je.
– La seconde ? Mais elle est là, sur votre passeport : c’est l’empreinte qui vous a été demandée à Londres, conformément à l’usage, par Paul Oblanovitch... et que, par conséquent, les soviets doivent déjà avoir en leur possession.
– Décidément, vous êtes un « as » !
– Peuh ! Ce n’est rien, que cela.
– Et puis-je, connaître la seconde raison qui a motivé votre camouflage ?
Se tournant vers le colonel, Kharassoff sembla l’interroger des yeux et, sur un signe affirmatif, il reprit :
– Elle s’imposait ! Je voulais savoir, en effet, si vous, que toutes les polices du monde s’accordent pour reconnaître comme un des « as » souffrez – que je vous retourne votre compliment – du contre-espionnage, vous me démasqueriez sous mon camouflage. L’épreuve est probante.
– Oh ! tout à fait ! Vous êtes méconnaissable.
– Alors, vous voulez bien de moi pour cicérone ?
– Je pense bien ! Et j’ajoute : quand partons-nous ?
Kharassoff consulta sa montre-bracelet, puis simplement, après avoir échangé un nouveau coup d’œil avec le colonel, déclara :
– Demain, à la même heure, nous serons à Zvenigorod !
– C’est-à-dire ?
– C’est-à-dire à moins de cinquante verstes de Moscou !
Le lendemain, en effet, à l’heure dite, alors que tombait la nuit, un avion nous déposait aux environs de Zvenigorod, au centre d’une lande déserte s’étendant à perte de vue...
Une arrivée mouvementée.
N’allez pas croire, surtout, que notre arrivée passa inaperçue. La police politique bolcheviste – le GUÉPÉOU, pour l’appeler par son nom – est à ce point bien organisée que rien de ce qui peut l’intéresser ne saurait lui échapper, et cela, tout simplement, parce que, à l’heure actuelle, en Russie, DE GRÉ OU DE FORCE, tout le monde est – OU SERA – de la police.
C’est même, ainsi que je l’expliquerai plus loin, en cela – ET EN CELA SEULEMENT – que réside la principale force de cet invraisemblable régime...
Mais, cela, nous le savions.
Nous savions même que, pour arriver à Moscou, dont nous n’étions éloignés que d’une cinquantaine de kilomètres, il nous faudrait forcer plusieurs barrages de tchékistes et, partant, progresser avec une attention extrême.
Chose étrange, tandis que Kharassoff s’orientait et bien que, apparemment, nous fussions seuls au milieu de cette steppe désolée, sur laquelle tombait la nuit, j’eus l’impression que, dans l’ombre, surveillant chacun de nos mouvements, des yeux – DES YEUX INNOMBRABLES – étaient fixés sur nous...
Au cours de ma vie aventureuse, il m’est arrivé, à maintes reprises, de me trouver en danger, et, dans bien des cas, je vis la mort de prés.
Ce n’est pas impunément, en effet, qu’on livre bataille à certaines forces occultes. Qu’elles soient à la solde d’un gouvernement – comme la « Vierge Rouge », par exemple – ou de simples particuliers, elles sont toujours terriblement armées, et le moins qu’on en puisse dire est qu’elles rendent coup pour coup à ceux qui les attaquent inconsidérément.
Je puis donc affirmer, parce que telle est la vérité, que, si je n’ignore pas la peur, j’ai toujours su la dompter et rester maître de mes nerfs.
Il ne pouvait en être autrement cette fois. Mais l’impression que je ressentis fut tellement forte, que je ne pus – au risque de passer pour un poltron – m’empêcher d’en faire part à Kharassoff, qui, avec un flegme imperturbable, me répondit :
– Depuis six ans que dure la Révolution, c’est la quatrième fois que je débarque là. Jusqu’ici, rien d’anormal ne s’est produit. Pourquoi voulez-vous qu’il en soit autrement aujourd’hui ?
– Permettez ! Je ne veux rien dire de pareil. Je désire même que le bel optimisme dont vous faites preuve ne soit pas démenti par les faits. Mais, tout de même...
À ce moment, non loin de nous, un coup de sifflet strida !...
– À terre ! me jeta brusquement Kharassoff. Couchez-vous ! Il y a du louche !
– Que vous disais-je ? répondis-je, en me dissimulant de mon mieux derrière un monticule de terre que surmontaient de hautes herbes...
– Oh ! ILS ne nous tiennent pas encore ! reprit Kharassoff. Mais, pour l’amour de Dieu ! taisez-vous ! L’oreille collée au sol, il semblait ausculter la terre...
– Les voici qui viennent ! fit-il soudain.
– Oui, fis-je à mon tour. Et ce sont des cavaliers ! Pourvu qu’ils n’aient pas de chiens avec eux ! Nous serions propres !
J’avais à peine fini de parler que, à 100 mètres de nous environ, battant l’estrade, apparurent des cavaliers.
– C’est une sotnia (un escadron) de Turkmènes ! constata Kharassoff. Bons cavaliers, certes, mais éclaireurs médiocres.
– Pied à terre ! ordonna leur chef. Dix hommes pour garder les chevaux ! Les autres, à ma botte ! Et, quand le mouvement eut été exécuté :
– Préparez le projecteur !
Nous vîmes alors un des cavaliers, un sous-officier, prendre sur sa selle un projecteur portatif qu’il eut tôt fait de dégager de sa housse.
– Sommes-nous prêts ? fit l’officier.
– Une minute, camarade ! répondit le cavalier.
Et, après un essai infructueux, lançant un juron :
– L’appareil ne fonctionne pas !
– Qu’y a-t-il donc ? Cela provient des fils, sans doute ?
– Non ! Les fils sont bons. Je viens de vérifier. C’est plutôt « l’accu » qui est en mauvais état !
– C’est bien ma chance ! N’importe ! Rangez votre appareil et donnez-moi votre lampe électrique.
– Mais je n’en ai pas ! Je pensais que le projecteur suffirait.
– Alors, c’est complet ! Comment voulez-vous, dans ces conditions, que je repère l’endroit où s’est produit l’atterrissage ? Je ne suis pas comme les chats : je n’y vois pas la nuit !
Je ne sus jamais ce que répondit le cavalier, car, laissant l’officier exhaler sa colère, nous nous empressâmes de quitter cet importun voisinage, utilisant, pour ce faire, les moindres accidents de terrain.
La plaine, maintenant, s’animait.
Autour de nous, on eût dit un grouillement de larves. De toutes parts retentissaient des commandements et, martelant le sol de leurs lourdes bottes, des troupes convergeaient vers le lieu où nous nous terrions.
– Je ne comprends rien à ce qui nous arrive ! jeta Kharassoff. Il faut, de toute évidence, que notre arrivée ait été annoncée. MAIS PAR QUI ? COMMENT ?
– Vous pensez bien que l’armée rouge n’est pas sans avoir à sa disposition des postes radiogoniométriques.
– Certes ! Mais ceci n’explique pas cet énorme déploiement de forces. Quoi qu’il en soit, il nous faut sortir d’ici, car, sous peu, la situation va devenir intenable ! Fort heureusement, nous en avons le moyen.
Il jeta autour de lui un regard circonspect, puis, me tendant un objet plat, en métal, que, de prime abord, je pris pour une broche, il me dit :
– Épinglez rapidement cet insigne au revers gauche de votre « touloupe » ! C’est le signe distinctif des agents supérieurs de la Tchéka de Moscou.
Et quand ce fut fait :
– Maintenant, ajouta-t-il, jetez les papiers d’identité que vous avez sur vous. En voici d’autres. Vous vous nommez désormais Arzaloff ; vous êtes mon secrétaire, et tous deux, vous et moi, nous appartenons à la IIIe section de la Loubianka.
– Fichtre ! La section politique !
– Oui ! Heureux de vous voir au courant de ce détail. Ça peut servir. Mais, attention ! Nous allons essayer de nous faufiler dans le groupe que voici.
– Holà ! Qui va là ? fit-il en se dressant soudain.
Résolument, je m’étais placé à ses côtés.
– Patrouille de police ! répondit une voix.
– Bien ! approchez ! Avez-vous du nouveau ! fit Kharassoff, dont je ne pus m’empêcher d’admirer la manœuvre hardie.
– Pardon ! Mais, vous-même, qui êtes-vous ? reprit la voix.
Et, au même moment, nous fûmes pris dans le faisceau lumineux d’une lampe électrique.
– Se peut-il, fit Kharassoff sur le mode ironique, que vous ignoriez le camarade Ismaïloff, sous-chef de la IIIe section, et son adjoint, le camarade Arzaloff ?
Mais déjà le tchékiste, apercevant les insignes et les cartes que nous lui tendions, s’était courbé dans un profond salut.
– Je te prie de m’excuser, camarade ! fit-il. Bien qu’étant le commissaire du district, j’ignorais ta présence ici !
– La section politique sait tout et voit tout ! reprit, avec un calme magnifique, Kharassoff. Ma présence en est une preuve nouvelle. Mais assez parlé ! Où en êtes-vous ? Savez-vous ce que sont devenus les suspects ?
Et, sur un signe négatif du commissaire :
– Alors, en chasse ! Nous perdons un temps précieux !
Comme les policiers, effarés à l’idée de « travailler » en présence et, en quelque sorte, sous la direction du sous-chef de la terrible IIIe section, se préparaient à reprendre leurs recherches :
– Une minute ! fit-il.
Puis, s’approchant de moi :
– J’estime que l’affaire est mal engagée ! Nous ne sommes, d’ailleurs, pas en nombre suffisant ! Tu vas réquisitionner la première auto que tu vas rencontrer et tu iras à la Loubianka chercher Mirsky et Liaptcheff. Ramène-les ici en quatrième vitesse ! Va, je t’attends !
Je m’inclinai respectueusement, ainsi qu’il convenait, et, tournant les talons, je me préparai à partir.
– Attends ! reprit Kharassoff. Pour plus de sûreté, je vais te donner un ordre de service.
Se tournant vers les policiers :
– Qu’on me donne de la lumière ! fit-il sur un ton bref, un ton de commandement.
Chacun s’empressa.
Atteignant dans sa poche un calepin, il écrivit quelques mots, puis, arrachant la page, il me la tendit.
– Tâche de faire vite ! Ah ! J’allais oublier : qu’on donne deux hommes d’escorte à Arzaloff, et, surtout, qu’ils lui procurent une auto par tous les moyens !
– Pardon ! fit le commissaire, si j’osais...
– Quoi donc ?
– J’ai là, à proximité, la voiture qui m’a amené. Peut-être le camarade Arzaloff s’en contentera-t-il ?
– Quelle marque ? fis-je.
– C’est une Mercédès ! Elle n’a presque pas roulé.
– Alors ça va ! Je n’ai besoin de personne pour conduire. D’ailleurs, vous n’êtes pas de trop ici. Où se trouve la voiture ?
– Je vais t’y conduire, fit un policier. Je reviendrai ensuite.
– C’est cela.
Nous partîmes aussitôt et, à cent mètres à peine, nous trouvâmes l’auto, soigneusement rangée sur le bord d’une route. Je l’examinai rapidement. Elle me parut en excellent état.
Je remarquai, en outre – non sans satisfaction d’ailleurs – que, sur l’un des phares et sur les deux panneaux de la voiture, étaient peints les insignes de la Tchéka et que, près du volant, était fixé un fanion de la police.
Prenant les deux bidons de réserve, je fis le plein d’essence et, après avoir serré la main au tchékiste, que ce geste sembla méduser, je démarrai en vitesse.
J’étais sauvé !
MAIS QU’ALLAIT DEVENIR KHARASSOFF ?
Je n’allais pas tarder à l’apprendre...
Quand j’eus mis une distance sérieuse entre les tchékistes et moi, je m’arrêtai à un croisement de route et, prenant le billet que m’avait remis mon ami, je lus ceci :
« Ne vous inquiétez pas de moi. Aussitôt arrivé à Moscou, allez au garage Kriloff, place du Théâtre. Je vous y rejoindrai demain. Mot de reconnaissance : SEMPER FIDELIS ! Bonne chance ! »
J’arrivai à Moscou sans autre incident.
M’étant fait « reconnaître », je reçus, au garage Kriloff, un accueil qui me fit oublier, pour un moment, la dangereuse situation dans laquelle je me trouvais.
La Tchéka allait bientôt me rappeler à une plus saine compréhension des choses.
Mais n’anticipons pas !
Où il m’arrive une aventure peu banale.
Tout étant nationalisé en Russie, le garage Kriloff, où j’étais « descendu », dépendait du Commissariat des transports et, comme tel, il jouissait d’une immunité relative.
Son propriétaire appartenait d’ailleurs – en apparence tout au moins – au parti communiste. Il était même un des membres les plus en vue du soviet de Moscou, dont il fréquentait assidûment les réunions, ne manquant jamais, quand l’occasion s’en présentait, de placer un discours au picrate.
De tout cela, il résultait que Kriloff, considéré comme un pur entre les purs, faisait la pluie et le beau temps dans son quartier – sa réputation s’étendait même au delà, ainsi que je pus m’en rendre compte par la suite – et qu’il était au mieux avec la police du district.
En réalité, patriote aussi ardent que monarchiste convaincu, le garagiste était un des affidés les plus agissants de l’organisation blanche de combat que dirigeait le colonel Pétrovitch, et, à ce titre, il rendait aux contre-révolutionnaires d’inappréciables services.
Il convient d’ajouter que sa femme, Vera Kriloff, l’aidait en tout et pour tout, de sorte que, en plein Moscou, À DEUX PAS DU KREMLIN ET DE LA LOUBIANKA No 2, les contre-révolutionnaires de passage étaient certains de trouver, en toutes circonstances, un gîte sûr.
Et, bien que ces braves gens vécussent ainsi sur un volcan, rien dans leur attitude ne laissait supposer qu’ils fussent le moins du monde inquiets sur ce que leur réservait l’avenir.
C’est avec la même bonhomie souriante, la même courtoisie qu’ils recevaient chez eux amis et adversaires, prenant soin, toutefois, d’éviter de les mettre en contact.
Tout cela me parut, au début, d’une audace qui frisait la témérité.
Puis, je m’y fis ! Je m’y fis même si bien que, en attendant l’arrivée de Kharassoff, – lequel, nous en avions reçu l’assurance, avait réussi à échapper aux sbires de la Tchéka, – j’étais entré chez Kriloff en qualité de chauffeur, rien n’étant plus dangereux en Russie que de n’avoir pas une occupation bien apparente.
Il m’avait confié une confortable limousine de marque américaine, échappée au désastre de Mourmansk, et, tous les jours, au hasard de la rencontre, je pilotais, à travers Moscou, les clients que le ciel – à moins que ce ne fût le diable ! – m’envoyait.
Cela n’offrait, d’ailleurs, aucune difficulté, car je connaissais admirablement la ville, y ayant vécu pendant trois années avant la guerre.
L’aspect de certains quartiers, il est vrai, s’était profondément modifié depuis, le peuple s’étant empressé, au début de la révolution, de transformer en combustible la plupart des maisons en bois qui, autrefois, dormaient à Moscou un caractère si particulier.
Fort heureusement pour moi, il restait des points de repère...
Or, un jour, tandis que, après avoir descendu la rue Nikolskaïa, je traversais en diagonale la place Rouge pour me rendre à la porte de Spassky, – qui est, comme on sait, la principale entrée du Kremlin, – où un « client » m’avait commandé par téléphone de venir le prendre, je faillis être « embouti » par une auto dans laquelle se trouvaient deux officiers généraux.
L’un d’entre eux était Lebedeff, un gnome velu et barbu à souhait, le chef d’État-major général de l’armée ; l’autre était Budienny, le commandant en chef de la cavalerie rouge.
En trois coups de volant, je pus me dégager et éviter l’accident, mais l’arrière de ma voiture, violemment déporté, faillit écraser l’un des deux factionnaires placés devant la porte.
Tandis que ce dernier, un Mongol ou un Tartare, m’invectivait en sa langue, un agent de police, venant vers moi, voulut me dresser une contravention.
– Cet homme n’est pas coupable ! déclara Lebedeff, qui était descendu de voiture. C’est même grâce à son habileté que l’accident a pu être évité.
– Tout à fait juste ! intervint à son tour Budienny, qui m’examina attentivement et me félicita pour le sang-froid et l’habileté dont je venais de faire preuve.
Et, tandis que l’agent de police, convaincu par ces deux témoignages, « rengainait » son calepin, – car il n’eût jamais osé verbaliser contre le chauffeur des deux généraux, – Budienny, se tournant vers moi :
– Comment se fait-il que, étant aussi habile dans ta profession, tu sois au service d’un simple garagiste ? me demanda-t-il.
– Il faut bien vivre, camarade !
– J’entends ! Mais pourquoi ne chercherais-tu pas à entrer au service d’un particulier ?
– J’ai essayé, répondis-je, mais l’occasion ne s’est jamais présentée ! Et puis, en travaillant ainsi, je suis plus libre et je gagne beaucoup plus.
– Savoir ! fit-il, tout songeur.
Et comme, après l’avoir salué, je m’apprêtais à repartir :
– Chez qui travailles-tu ? insista-t-il.
– Je suis chez le camarade Kriloff.
– Place du Théâtre ?
– Oui, camarade.
– Bien ! Et comment t’appelles-tu ?
– Ivan Kédroff.
– Où as-tu servi ?
– Plaît-il ?
– Je te demande à quel régiment tu as appartenu ?
– N’ayant pu rentrer à temps en Russie pour rejoindre mon régiment, le Ier tirailleurs géorgiens, je me suis engagé en France, pour la durée de la guerre.
Ma réponse parut vivement l’intéresser.
– Ah bah ! reprit-il, et dans quel régiment as-tu servi, en France ?
– La légion étrangère.
– Quel grade avais-tu ?
– J’ai terminé en qualité d’aspirant,
– Bien ! Tu parles français ?
– Oui, camarade.
– As-tu sur toi des papiers pouvant établir la véracité de tes dires ?
– Sur moi, non. Au garage, oui.
– Parfait ! Tu vas m’y conduire.
– Mais c’est que je suis attendu par un client, à la porte de Spassky.
– Un client ? Quel client ?
– J’ignore son nom. Je sais simplement qu’il s’agit d’un employé du Commissariat des Affaires étrangères et que je dois le conduire dans la Tverskaïa.
– Oui ! Eh bien, il t’attendra ! Voilà tout !
– Mais...
– Il n’y a pas de mais qui tienne ! Conduis-moi à ton garage. Et en vitesse, n’est-ce pas.
Étant donné l’homme, je n’avais qu’à m’incliner...
Après avoir serré la main à Lebedeff, auquel il dit quelques mots à voix basse tout en me désignant à son attention, ce qui ne laissa pas que de m’inquiéter quelque peu, il s’installa dans ma voiture.
Je partis aussitôt, me demandant ce que pouvait bien me vouloir cet olibrius...
En arrivant au garage, la première personne que je vis fut Kharassoff qui, en grande conversation avec Kriloff, ne s’attendait certes pas à me voir arriver ainsi accompagné.
Ayant reconnu Budienny, Kriloff se précipita vers lui et, poliment, lui demanda :
– Serais-je assez heureux, général, pour que tu aies besoin de mes services ?
Budienny le toisa, promena autour de lui son regard et, du doigt, désignant Kharassoff, s’enquit :
– Quel est cet individu ?
– Un client, général.
– Bien ! Qu’il disparaisse !
– Mais, général, c’est...
– Ça m’est égal ! Qu’il disparaisse tout de même ! Et, tandis que Kharassoff « disparaissait », le général, se tournant vers moi, reprit :
– Toi, va me chercher tes papiers ! Et au trot !
Fort heureusement pour moi, dès mon arrivée à Moscou, Kriloff m’avait pourvu des papiers d’état civil d’un sien cousin, Ivan Kédroff, dont le curriculum vitæ était conforme à celui que j’avais fourni au général.
Ce cousin, qui avait réussi à passer la frontière au début de la révolution, résidait maintenant aux États-Unis.
Mais, à toutes fins utiles, Kriloff l’avait domicilié chez lui et payait, en son nom, taxes et impôts. Pour plus de sûreté encore, il l’avait fait inscrire à la section communiste du district, ainsi qu’au soviet des chauffeurs d’autos, l’un des plus remuants de Moscou.
Tout était donc en règle de ce côté. Aussi Kriloff ne manifesta-t-il aucune inquiétude quand il entendit Budienny m’enjoindre d’aller chercher « mes » papiers.
Il le fit entrer dans la salle à manger, où je vins les rejoindre quelques instants plus tard.
Budienny examina attentivement les documents que je lui remis, hochant approbativement la tête de temps à autre.
Quand il eut terminé, se tournant vers Kriloff, il s’informa :
– Bien entendu, puisque tu le gardes chez toi, c’est que ce garçon te donne toute satisfaction ?
– En tout et pour tout, général.
– Parfait ! Eh bien, puisqu’il en est ainsi je le prends à mon service ! Et cela à dater d’aujourd’hui !
La foudre serait tombée dans la pièce où nous nous trouvions que Kriloff et moi n’aurions pas été plus surpris.
Songez donc ! C’était ma mission compromise, mon départ pour la Sibérie renvoyé aux calendes grecques !
Et puis, en tout état de cause, il ne me convenait nullement d’entrer dans la domesticité de cet hurluberlu.
Où je tombe de Charybde en Scylla.
J’allais donc refuser son offre, quand, soudain, il ajouta :
– Bien que, en vertu de mon pouvoir discrétionnaire, je puisse réquisitionner qui bon me semble pour mon service, il convient que je vous explique pourquoi mon choix s’est porté sur Ivan Kédroff.
Veuillez m’écouter attentivement. Je sais que je suis ici chez un communiste éprouvé et que, par conséquent, mes paroles ne seront pas répétées au dehors.
Nous nous inclinâmes en silence.
Budienny reprit :
– La Tchéka vient de découvrir un nouveau complot.
– Pas possible ! s’exclama Kriloff.
– Oui ! Et il paraît que, cette fois, c’est sérieux. Plusieurs agents de l’organisation blanche de combat auraient réussi à franchir les réseaux-frontières et, après avoir séjourné quelque temps à Moscou, seraient en route pour un endroit où ils n’ont que faire et où ils ne doivent pas arriver.
En entendant cette déclaration qui ne pouvait viser que moi, ma première pensée fut que j’étais découvert. Je n’en conservai pas moins tout mon calme, me préparant, toutefois, à agir en conséquence...
Budienny reprit :
– Si nos renseignements sont exacts, les émissaires en question sont au nombre de deux : un Russe et un Anglais. Ils auraient franchi la frontière en avion et, bien qu’ayant été signalés à leur départ de Riga, par un de nos agents QUI OPÈRE AU SEIN DE L’ORGANISATION BLANCHE, ce qui lui permet d’être parfaitement renseigné, ils nous ont échappé à l’atterrissage.
– Diable ! Voilà qui est fâcheux !
– Oui ! D’autant plus que nous avons la certitude qu’ils ont ici de nombreux complices, sur lesquels, par malheur, la Tchéka ne possède aucun renseignement. Or, si nous réussissions à arrêter ces deux émissaires, nous les obligerions – par la torture, au besoin – à nous révéler les noms de ces complices et, aussi, les moyens d’action dont ils disposent.
– Ce serait parfait ! Mais comment les rejoindre ? Et où ?
– Voilà ce que j’ignore. Toutefois, Péters, qui, en cette matière, est doué d’un véritable génie, a suggéré à Djerzinsky de mettre aux trousses de ces deux indésirables personnages l’un des « as » de son service politique, lequel revient d’Angleterre et se trouve précisément à Moscou depuis deux jours.
– Mais, alors, nous sommes sauvés !
– N’allons pas si vite en besogne. Au vrai, si l’agent en question connaît de vue l’un des deux émissaires blancs, cet émissaire connaît également de vue notre agent. Ils sont donc à égalité de jeu. Pour réussir, il faut que notre agent, qui doit certainement être surveillé par les contre-révolutionnaires résidant à Moscou, puisse quitter la ville incognito et camouflé de telle sorte qu’il soit absolument méconnaissable.
– Très juste !
– Il faut également que le personnel qui l’accompagnera soit totalement inconnu des contre-révolutionnaires. S’il en était autrement, IL SERAIT IMMÉDIATEMENT REPÉRÉ !
– Évidemment !
– C’est pourquoi, ce matin, en voyant ton cousin conduire avec une telle maestria sa voiture, j’ai pensé qu’il ferait admirablement l’affaire de cet agent : tout d’abord parce qu’il est inconnu des blancs, lesquels sont fort bien renseignés sur le personnel de la Tchéka, et ensuite parce que je suis sûr que, lui étant au volant, notre agent ne courra aucun risque.
– Fort bien raisonné, fit Kriloff. Mais penses-tu avoir besoin pendant longtemps de mon cousin ?
– Cela, je n’en sais rien, répondit Budienny. Il est évident que tout dépendra du temps qu’il faudra à notre agent pour mettre hors d’état de nuire les deux émissaires. Or, comme l’endroit vers lequel ils se dirigent est situé au fond de la Sibérie, il est possible...
– Au fond de la Sibérie ! m’écriai-je ; mais c’est au diable !
– Tu ne crois pas si bien dire, fit Budienny, en riant. C’est au diable, en effet.
– Puis-je savoir, au moins, le nom de la ville où je dois conduire cet agent ?
– Je n’y vois aucun inconvénient. La ville en question est EKATERINBOURG.
Ekaterinbourg ! LA VILLE INTERDITE ! La ville où, dans la maison Ipatieff, avait été massacrée la famille impériale ! Ekaterinbourg, BUT DE MA MISSION !
Il eût été stupide de ma part de refuser l’occasion – occasion peut-être unique, en tout cas, inespérée – qui s’offrait ainsi à moi. Et cela d’autant plus que la ville, depuis la nuit tragique, étant isolée du reste de la Russie par un triple cordon de troupes et de policiers, son accès était fort difficile.
Pour y pénétrer, il fallait une autorisation spéciale que la Tchéka centrale avait seule le droit de délivrer.
Il est évident que je me serais fort bien passé de cette autorisation et que, d’une façon ou d’une autre, j’aurais pénétré dans la ville interdite. Mais que d’efforts il m’aurait fallu faire. Et quels risques – encore qu’ils entrassent en ligne de compte – n’aurais-je pas courus ?
Et voilà que tout s’arrangeait ! Voilà que la proposition de Budienny arrivait à point pour simplifier les choses ! Non seulement j’allais pouvoir franchir sans aucun effort le triple barrage qui encerclait Ekaterinbourg, mais encore, en vertu même des pouvoirs conférés par la Tchéka au redoutable personnage que j’allais être chargé de conduire, je pourrais, en sa compagnie, PÉNÉTRER ET ENQUÊTER PARTOUT !
Encore une fois, il eût été fou d’hésiter.
Kriloff et moi, nous échangeâmes un regard. Je vis que, comme moi, il appréciait l’importance de la proposition qui venait de m’être faite...
– Eh bien, reprit Budienny, que penses-tu de la mission que je veux te confier ? Te sens-tu de taille à la mener à bien ?
– Je n’ai pas à discuter tes ordres, général. Du moment que tu penses que ma modeste personnalité peut être utile à la cause, je n’ai qu’à m’incliner.
– Bien répondu !
– Quant à mener à bien la mission que tu me confies, tu peux être tranquille : JE FERAI COMME POUR MOI-MÊME !
– Fort bien ! répondit le général. D’ailleurs, sois assuré qu’en cette affaire tu ne perdras ni ton temps, ni tes peines. Nous savons récompenser ceux qui nous servent.
– Je le sais, général. Et peux-tu me dire à quel moment je devrai partir ?
– Cela, par exemple, je l’ignore totalement. Ce que je sais, par contre, c’est que l’agent en question n’a pas pour habitude de laisser les choses traîner en longueur. Son habileté n’a d’égale que la rapidité avec laquelle il agit. C’est la foudre personnifiée. Il vous tombe dessus sans crier gare !
– C’est le diable, alors ?
– Je suis tenté de le croire, répondit Budienny en riant. Mais, qu’il soit le diable ou non, je t’engage à exécuter scrupuleusement les instructions qu’il te donnera, car il a la réputation d’avoir la main lourde !
– À ce point-là ?
– Oui, mon garçon. À ce point-là ! Et, comme il jouit de pouvoirs illimités, comme il peut, à son gré, disposer de la vie de ceux qui obstruent sa route, tu comprends tout l’intérêt qu’il peut y avoir à vivre en bonne intelligence avec lui.
– On essaiera !
– J’y compte ! D’ailleurs, je vais, en sortant d’ici, te recommander chaudement à mon vieil ami Djerzinsky, lequel te convoquera très probablement avant de te mettre en relations avec son agent !
Et comme, assommé par ce nouveau coup, – car le fait d’avoir pour interlocuteur Djerzinsky, étant donnée ma situation, n’avait rien de particulièrement séduisant, – je m’inclinais sans répondre, le général, se levant, me dit en guise de conclusion :
– Comme il se pourrait fort bien que Djerzinsky – lequel, comme tu sais, est un homme fort occupé – ne veuille ou ne puisse te recevoir, tu te présenteras, demain matin, à 9 heures, – sauf contre-ordre de ma part, – au no 12 de la Tverskaïa.
– Bien ! général. Et... qui demanderai-je ?
Le général, qui était déjà sur le pas de la porte, se retourna et me répondit :
– Tu demanderas à parler à Mlle Maria Konstantinowna !
– LA VIERGE ROUGE !
– Elle-même !
– C’est elle que je dois conduire à Ekaterinbourg ?
– C’est elle !
Et, tandis que, bouleversé par cet incroyable coup du sort qui me mettait à la merci de ma plus mortelle ennemie, je m’effondrais littéralement dans un fauteuil, le général s’en fut en sifflotant l’air des Mariniers de la Volga, qui est devenu, comme on sait, l’hymne national des Soviets...
Où la situation s’éclaircit... mais se complique.
Dès que le général eut disparu, Kharassoff, Kriloff et moi tînmes conseil. Au fond, la situation était telle que mieux valait y faire face, le fait de désobéir aux ordres que venait de me donner Budienny pouvant placer Kriloff – qui avait répondu de moi – en très fâcheuse posture au regard des autorités soviétiques.
Il fut donc convenu que, quoi qu’il en pût advenir, je me présenterais le lendemain chez Konstantinowna-la-Rouge, sauf avis contraire de Budienny.
Bien que la perspective de cette entrevue n’eût rien de particulièrement séduisant, étant donné ce qui en pouvait résulter de fâcheux pour moi, nous la préparâmes avec un soin extrême. Le problème fut examiné sous toutes ses faces et nous en vînmes rapidement à nous convaincre que, sauf le cas, fort improbable d’ailleurs, où je serais reconnu par la célèbre espionne, il existait quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour que je tirasse mon épingle du jeu.
Pour plus de sûreté, Kharassoff décida de convoquer une vingtaine de ses amis avec lesquels il m’accompagnerait à distance et qui, soigneusement dissimulés aux environs du domicile de Konstantinowna-la-Rouge, en surveilleraient les abords, se tenant prêts à intervenir si un incident quelconque se produisait.
Kriloff, de son côté, se tiendrait à proximité avec une puissante automobile, de façon à faciliter ma fuite, le cas échéant.
Tout ayant été prévu dans les moindres détails, en ce qui concernait l’entrevue, nous nous plongeâmes tous trois dans l’étude de la carte, afin d’examiner les différents itinéraires que pourrait me demander de suivre ma future « patronne ».
Là, évidemment, nous « nagions » et ne pouvions que bâtir des hypothèses. Nous n’en retînmes que deux, car, au vrai, nous étions enfermés dans un dilemme.
De deux choses l’une, en effet : ou Konstantinowna-la-Rouge, déciderait de relever et de suivre, une à une, les pistes qui lui seraient signalées, ce qui l’obligerait à battre l’estrade, partant, à voyager à petites journées ; ou elle déciderait de se porter à toute vitesse sur Ekaterinbourg, de manière à tendre, autour de cette ville, le piège où viendraient se prendre les émissaires qu’elle était chargée d’arrêter, c’est-à-dire, en l’espèce, le prince Kharassoff et moi.
Bien qu’à ce point de vue la situation atteignît au plus haut comique, – car, somme toute, c’est à ma propre poursuite que j’allais me lancer, – nul de nous ne songeait à en rire, le moindre incident survenu en cours de route pouvant avoir les plus graves conséquences pour moi...
Nous examinâmes donc les deux hypothèses que nous avions retenues comme seules logiques. Dans la première, il était impossible de rien prévoir, puisque l’itinéraire serait fixé au jour le jour, suivant le bon plaisir de la Vierge Rouge.
Mais, dans la seconde hypothèse, aucune hésitation n’était permise. Étant donné l’état des routes, il fallait, de toute évidence, adopter au départ de Moscou l’itinéraire Rostov, Wladimir, Nijni-Novgorod, Kazan, Sarapoul, Perm, Ekaterinbourg.
C’est alors qu’il me fut donné de voir avec quel soin et avec quelle compréhension des nécessités de la lutte entreprise contre les Soviets avaient été combinées les sections régionales de l’organisation blanche de combat.
De Moscou à Perm inclusivement, elles jalonneraient littéralement ma route et, qu’il s’agît de villes ou de bourgades, partout, qu’ils fussent fonctionnaires, officiers ou simples particuliers, des affiliés – que Kharassoff décida d’alerter au plus vite – seraient là, sur l’aide desquels je pourrais compter.
Chose curieuse, nombre d’entre eux appartenaient à la Tchéka ou aux Soviets locaux, et, comme je m’en montrais surpris, Kharassoff m’apprit qu’à Moscou même, à la Vserassuskaya Tchresvichaïnaya Commissia, c’est-à-dire au centre même de l’organisation tchékiste, se trouvaient de nombreux contre-révolutionnaires, parmi lesquels deux des chefs principaux de la Tchéka, dont l’un n’était autre que le propre secrétaire de Djerzinsky.
– C’est même grâce à la toute-puissante intervention de ce dernier, ajouta Kharassoff en riant, que je dois d’avoir pu me faire affilier à la Tchéka centrale dont, en ma qualité d’agent sédentaire à l’étranger, je suis, sous le nom d’Ismaïloff, l’un des plus beaux ornements.
– Comment, m’écriai-je effaré, vous avez osé cela ?
– Mais oui ! J’ai osé cela. J’ai même osé mieux que cela, puisque, gravissant, l’un après l’autre, les degrés de la hiérarchie soviétique, j’ai pu pénétrer au sein de la IIIe Commission, dont le chef est cette brute sanguinaire et sinistre de Menjenski.
– Ça, par exemple, c’est formidable ! Et les bolcheviks ne se sont aperçus de rien ? Mais, alors, ils sont plus bêtes que nature !
– Je vous supplie de n’en rien croire, car rien ne serait plus dangereux. La Tchéka, qui, en réalité, – et vous vous en apercevrez sans peine, – est la seule force organisée de la Russie actuelle, compte, parmi ses agents, les meilleurs policiers du monde. Il en est qui, pour n’être pas aussi féroces que Péters, par exemple, n’en sont pas moins extrêmement dangereux. La Vierge Rouge est du nombre.
Moi qui la connais bien, pour l’avoir rencontrée à maintes reprises sur ma route ; moi qui ai pu analyser ses méthodes de travail ; moi qui la considère comme l’animatrice de la IIIe section, qu’elle domine et qu’elle dirige en fait, je la regarde comme la plus formidable espionne de notre époque.
– Plus forte qu’Irma Staub ?
– Si on la compare à la Vierge Rouge, Irma Staub – et je suis loin de la sous-estimer – n’existe pas ! Irma Staub, parfaite si on lui confie des missions d’ordre militaire, est nulle à tout autre point de vue. La Vierge Rouge, par contre, est apte à remplir n’importe quelle mission. Elle peut opérer dans tous les milieux, même les plus fermés, sans y paraître déplacée. Je l’ai vu « travailler » dans des bouges infâmes, véritables repaires de malfaiteurs, et dans des salons où, seules étaient admises des personnes appartenant à la noblesse la plus authentique. Dans l’un et l’autre cas, elle paraissait faire partie intégrante du milieu et s’y mouvait avec une déconcertante aisance. Sa véritable force est de savoir s’adapter. Ajoutez à cela que sa beauté, son élégance, ses qualités d’esprit et son inaltérable sang-froid la servent énormément...
Il s’isola une seconde dans ses pensées, puis il reprit :
– Ceci vous indique qu’il va falloir jouer serré. Fort heureusement pour nous, si Konstantinowna-la-Rouge a de nombreuses qualités, elle a également les défauts de ses qualités. Et cela, c’est énorme !
– En somme, que me conseillez-vous de faire ?
– Pour le moment, il n’y a qu’à se soumettre aux ordres qui vous ont été donnés par Budienny. Plus tard, nous agirons au mieux des intérêts qui vous sont confiés, en nous inspirant des circonstances du moment...
– Auriez-vous donc l’intention de m’accompagner à Ekaterinbourg ?
– Vous accompagner, non ! Cela me paraît impossible ! Je me contenterai de vous précéder ou de vous suivre, selon le cas, afin de faciliter votre tâche.
– Vous feriez cela ?
– Et pourquoi pas ? Chargé de mission par le grand-duc Ivan Ivanovitch, notre chef vénéré, vous nous êtes sacré ! Notre devoir est donc de veiller sur vous, de manière à ce que rien de fâcheux ne vienne entraver votre action. Et vous pouvez être certain que, autant que faire se pourra, vous serez efficacement protégé...
Et comme je lui tendais la main, m’apprêtant à le remercier :
– Point n’est besoin, entre hommes de notre trempe, de prodiguer les remerciements. Nous savons ce que nous valons ; nous sommes assurés de pouvoir compter l’un sur l’autre, le cas échéant. Tout est là et le succès est au bout. Il n’y a que cela qui compte...
– Certes ! mais tout de même...
– N’insistez pas, vous me désobligeriez... Occupons-nous plutôt de l’entrevue que vous devez avoir demain matin avec la « Vierge Rouge ».
– Soit ! Mais, auparavant, permettez-moi de vous poser une question. Si elle vous paraît le moins du monde indiscrète, vous n’y répondrez pas. Je ne m’en formaliserai nullement.
– De quoi s’agit-il ?
– Comment se fait-il que le grand-duc, ayant à sa disposition un homme de votre valeur, n’ait pas cru devoir utiliser vos services pour diriger l’enquête qu’il m’a confiée ? Et comment n’a-t-il pas compris que vous étiez autrement mieux qualifié que moi pour la mener à bien ?
Je vis s’assombrir la figure de mon interlocuteur. Son regard, au fond duquel je crus lire une tristesse infinie, se posa longuement sur moi, puis sur Kriloff qui, témoin muet, assistait à l’entretien, et il me répondit :
– Je ne possède pas la confiance du grand-duc. Chargé par lui d’une mission, j’ai osé lui dire la vérité. Cela, ses conseillers ne me le pardonnent pas...
– Que me dites-vous là ?
– L’exacte vérité !
– Et puis-je savoir en quoi consistait cette mission ?
– Non seulement vous pouvez le savoir, mais vous ne devez rien ignorer de cette affaire, car elle est connexe à celle dont vous vous occupez actuellement. Aussi bien le moment est-il venu de tout vous dire.
Et, s’adressant à Kriloff :
– Veux-tu avoir l’obligeance de me remettre le dossier 133, celui que je t’ai confié récemment...
– Dans une chemise verte ?
– Celui-là même.
Et, comme Kriloff sortait pour aller prendre le document, qu’il rapporta aussitôt d’ailleurs, le prince reprit, en me fixant dans les yeux :
– J’ai établi la preuve formelle, irréfutable, – et je vais vous la fournir, – qu’un des membres, au moins, de la famille impériale a échappé au massacre d’Ekaterinbourg !
– En êtes-vous sûr ? fis-je en me levant.
– J’en ai la preuve, vous dis-je. Elle est là, dans ce dossier. Et c’est cela que, à Nice, on ne me pardonne pas !
– J’avoue ne pas comprendre ! On devrait, au contraire, s’y montrer heureux de cette découverte, qui, si elle se confirme, peut et doit transformer totalement la situation politique en Russie !
– C’est exactement ma façon de voir. Malheureusement, ni le prince Strowsky ni le comte Olgareff, qui sont, vous ne l’ignorez pas, les conseillers intimes du grand-duc, ne la partagent.
– Et alors ?
– Alors ? Ils lui ont Conseillé de s’adresser à vous...
– Ah ça ! mais...
– Laissez-moi poursuivre, je vous prie. La chose en vaut la peine.
– Fichtre ! Je pense bien !
– Ils lui ont conseillé, disais-je, de s’adresser à vous, pour établir la preuve que, chargé de mission par le grand-duc, jamais je ne m’étais acquitté de cette mission et que les rapports envoyés par moi étaient faux !
– Diable ! Et quelle était cette mission ?
– Celle-là même dont vous êtes chargé !
– Ah ! Ah ! Il en est ainsi ?
– Oui ! Or, écoutez bien ce que je vais vous dire : non seulement j’ai réussi à pénétrer dans la ville interdite, mais j’y ai vécu pendant un mois, au nez et à la barbe du soviet local, vérifiant, avec le soin que vous pouvez imaginer, les moindres indices, et arrivant à cette conclusion QUE LA GRANDE-DUCHESSE ANASTASIE AVAIT ÉCHAPPÉ AUX ASSASSINS DE SA FAMILLE.
– Vous avez fait cela ?
– Sur l’honneur, je le jure !
– Savez-vous que je vous admire !
– Peuh ! Mon enquête à Berlin a été autrement délicate I
– Quelle enquête ?
– Vous pensez bien que, ayant acquis la conviction que la grande-duchesse était saine et sauve, je n’ai eu de cesse avant de l’avoir retrouvée.
– Vous avez retrouvé la grande-duchesse Anastasie ?
– Parbleu !
– Et où cela ? Dans quelles conditions ?
– Je vais vous le dire. Mais, tout d’abord, une question : Avez-vous déjà entendu prononcer ce nom : CHILTATCHITCHE ?
– Chiltatchitche ! celui qui, en France, appartint à la bande B... ? Un sinistre bandit, d’ailleurs !
– Oui, et qui, depuis, est devenu l’un des grands personnages de la Russie actuelle.
– Que m’apprenez-vous là ?
– Des choses qu’il importe que vous sachiez. Mais vous n’êtes pas au bout de vos surprises... Écoutez plutôt :
Où j’obtiens la preuve
que la grande-duchesse Anastasie est vivante.
Ayant, d’un geste las, feuilleté les quelques documents que contenait le dossier placé devant lui, Kharassoff reprit :
– On a dit – et le fait doit être tenu pour exact – que la famille impériale aurait pu éviter son triste sort si l’Empereur, écoutant les propositions de Guillaume II, avait consenti à signer une paix séparée avec l’Allemagne. Mais, ce que nul n’a dit jusqu’ici, c’est que la famille impériale, bien que sachant à quoi l’exposait ce refus, S’EST SOLIDARISÉE TOUT ENTIÈRE AVEC SON AUGUSTE CHEF.
Cela, ni Kerensky ni ses successeurs ne le peuvent nier, car ils savent, à n’en pouvoir douter, comment et PAR QUI fut transmise à Nicolas II l’odieuse proposition du Kaiser.
– Cette démarche a donc été faite réellement ? interrompis-je.
– Oui, mon cher, et par l’homme que voici.
Ce disant, Kharassoff me tendit une photographie.
– Quel est cet homme ? demandai-je.
– Cet homme, qui, après avoir été le chef des gardes du corps de Lénine, est actuellement introuvable, car il a disparu d’une façon aussi mystérieuse que subite, est un Allemand du nom de von Schneur.
C’est lui qui, à Tsarskoïé-Sélo, le 23 mars 1917, à 11 heures du matin, vint trouver le Tsar, auprès duquel il fut introduit par le prince Dolgorouky, maréchal de la Cour, pour lui faire, d’ordre du Kaiser, la proposition suivante :
« SI VOUS CONSENTEZ À SIGNER UNE PAIX SÉPARÉE, JE PUIS OBTENIR DES ÉLÉMENTS EXTRÉMISTES, QUI, À L’HEURE ACTUELLE, ONT À PEU PRÈS CHASSÉ KERENSKY DU POUVOIR, L’AUTORISATION, POUR VOTRE FAMILLE ET POUR VOUS, DE GAGNER UN DES PORTS DE LA FINLANDE, D’OÙ VOUS POURREZ VOUS RENDRE EN ANGLETERRE.
« DANS LE CAS CONTRAIRE, JE ME VERRAI CONTRAINT DE VOUS ABANDONNER AU SORT QUI VOUS ATTEND INÉLUCTABLEMENT QUAND LES EXTRÉMISTES AURONT PRIS LE POUVOIR. »
– Et que répondit à cela l’Empereur ?
– La réponse de Nicolas II fut aussi nette que possible. Sans même prendre le temps de la réflexion, il répondit à von Schneur :
« Ayant abdiqué, je ne suis plus qu’un simple citoyen. Mais, si j’étais encore... ce que j’étais hier, je ne souscrirais en aucun cas à une proposition pareille. J’ai donné ma parole, à mes alliés, de ne jamais signer une paix séparée, et quoi qu’il puisse advenir par la suite, je ne signerai pas ! »
– Réponse admirable ! fis-je.
– Oui. Et d’autant plus admirable que le Tsar savait qu’il était redevable de ses déboires au Kaiser, dont les agents avaient précipité sa chute. IL CONNAISSAIT LE RÔLE JOUÉ PAR LÉNINE, TROTSKY, RAKOWSKY ET LEURS COMPLICES. IL N’IGNORAIT RIEN DE L’HISTOIRE DU TRAIN PLOMBÉ QUI LES AVAIT RAMENÉS DE SUISSE EN RUSSIE. Et, pour tout dire, IL ÉTAIT ASSURÉ QUE NI LUI NI LES SIENS NE SORTIRAIENT VIVANTS DE L’AVENTURE.
– Vous me paraissez admirablement documenté sur toute cette affaire !
– Ma documentation est, en effet, assez complète. Cela tient au fait que, tandis que la famille impériale était internée à Tsarskoïé-Sélo, j’avais réussi à me faire attacher à la chancellerie du colonel Korovitchenko, commandant du palais et ami intime de Kerensky. Quand cet officier fut remplacé par le colonel Kobylinsky, le commissaire préposé à la surveillance des souverains, Pankratov, dont je m’étais fait un ami, avait obtenu que je conservasse mes fonctions.
Au vrai, jusqu’au 14 août 1917, date à laquelle la famille impériale et sa suite quittèrent Tsarskoïé-Sélo pour Tobolsk, je vécus dans l’entourage immédiat des souverains, que je servis de mon mieux.
« J’avais même obtenu du général Tatichtchef, qui, au dernier moment, fut autorisé à suivre l’Empereur dont il était l’aide de camp, qu’il me demandât en qualité de secrétaire. Mais Kerensky s’opposa à mon départ, prétextant que le général trouverait sur place, à Tobolsk, tous les secrétaires dont il pourrait avoir besoin...
– Et que devîntes-vous par la suite ?
– Répondant à l’appel du colonel Petrowitch, qui, dès cette époque, s’efforçait de grouper les éléments contre-révolutionnaires, j’entrai dans l’organisation qu’il venait de créer. Depuis, j’y suis resté...
– Et toujours sur la brèche !
– N’est-ce point là notre devoir à tous ? Je n’en tire d’ailleurs nul orgueil...
Tout en parlant, Kharassoff avait tiré de son dossier deux nouvelles photographies qu’il me tendit.
– Vous êtes trop habitué aux grandes enquêtes, reprit-il, et vous connaissez trop bien les procédés d’identification employés par les polices modernes pour que je m’exténue à vous démontrer que ces deux photographies, bien qu’ayant été faites à des époques différentes, représentent la même personne.
Je pris les photographies et, après les avoir longuement examinées, comparant entre eux les signes distinctifs du visage :
– Il ne saurait y avoir aucun doute, répondis-je. Il s’agit bien là de la même personne 7.
– C’est bien votre avis ?
– C’est entièrement mon avis.
– Eh bien ! voilà ce qu’on n’a jamais voulu admettre à Nice ! Pour avoir osé soutenir que la grande-duchesse Anastasie était vivante, – car c’est elle que représentent ces photographies, – j’ai été iris en disgrâce, tant et si bien que, à l’heure actuelle, je ne suis plus bon à jeter aux chiens...
– Tranquillisez-vous ! fis-je, en lui serrant les mains. Nous mettrons ordre à cela. Si, par devoir et par discipline, vous vous êtes incliné et vous vous êtes tu, moi, on ne me fera pas taire, et personne ne m’empêchera de dire ce que je crois être la vérité.
– Je n’en attendais pas moins de vous. Au surplus, et afin de mieux asseoir votre conviction, voici une troisième photographie. Ainsi que vous pouvez vous en rendre compte, c’est un portrait de la grand-mère de la grande-duchesse Anastasie, l’Impératrice douairière de Russie. La ressemblance qui existe entre les deux princesses est frappante.
– En effet !
– Voici ; maintenant, comment je fus mis sur la piste qui me conduisit tout droit à la grande-duchesse.
« Lors de mon enquête à Ekaterinbourg, j’entrai en relations avec un cousin de Maria Yankelevna, femme de Jacob Yourovski, l’assassin du Tsar.
« Je réussis à le faire causer et, par lui, j’appris un beau jour que, laissée pour morte, au moment même où elle allait être incinérée, comme le furent les autres membres de sa famille, une des filles du Tsar – il ne put préciser laquelle – avait mystérieusement disparu.
« Bien que n’étant pas de notoriété publique, cette nouvelle me fut confirmée par différentes personnes qui, de près ou de loin, furent mêlées à l’assassinat de la famille impériale.
« On prononça même un nom – LE NOM DE CELUI QUI SAUVA LA GRANDE-DUCHESSE.
« Mais, malgré les efforts tentés par moi, je ne pus arriver à une certitude absolue, et je rentrai à Moscou profondément troublé et prêt à tout entreprendre pour arriver à la découverte de la vérité.
« Celle-ci ne devait pas tarder à se manifester. Voici comment :
« À l’époque où se sont produits les incidents que j’évoque actuellement, notre organisation, qui est aujourd’hui florissante, n’existait encore qu’à l’état embryonnaire.
« Clairsemés, sans agents ni moyens de liaison, partant sans directives, les contre-révolutionnaires allaient au combat en ordre dispersé et, régulièrement, se faisaient battre.
« Depuis, nous avons changé cela, et le seul fait que vous ayez pu parvenir à Moscou, vous y installer et, somme toute, y vivre normalement, suffit à vous prouver que, désormais, les soviets ont affaire à forte partie. »
– Certes !
– Or, un soir, tandis que, en compagnie de quelques camarades, j’assistais, dissimulé dans l’assistance, à une réunion du soviet de Moscou, réunion au cours de laquelle Lénine, Trotsky et Kameneff devaient prendre la parole, un de nos affiliés, maître d’hôtel dans un des rares restaurants datant de l’ancien régime qui subsistaient encore, vint me faire part d’un incident assez curieux.
« Chiltatchitche était venu retenir un cabinet particulier pour le soir même. En même temps, il avait commandé un souper pour douze personnes.
« Le fait était d’une telle rareté qu’il me parut valoir la peine d’être éclairci.
Où il est question de Mme Dorisky
« Néanmoins, je ne « tiquai » pas.
– Eh bien, demandai-je au maître d’hôtel, qu’y a-t-il de surprenant à cela ? Ne savez-vous pas que nos maîtres actuels sont gens à ne se priver de rien ?
– C’est que, me répondit notre affilié, ce souper-là me fait l’effet de n’être point un souper comme les autres.
– Ah bah ! Et qu’offre-t-il de particulier ?
– Tout d’abord, – et cela depuis une heure environ, – la rue est barrée par deux cordons de gardes rouges, dont la plupart sont des Chinois. Ensuite, de nombreux tchékistes – ils sont au moins une vingtaine – ont envahi le restaurant, dont ils gardent toutes les issues.
– Comment, diable ! as-tu fait pour sortir, alors ?
Il eut un sourire, puis :
– Ces messieurs ne pensent pas à tout. Il reste la parte de la cave, à laquelle ils n’ont pas songé.
– Bien ! Et tu n’as pas d’autres détails relatifs à cette « réunion » ?
– Si, il y en a deux. En premier lieu, Chiltatchitche a bien recommandé – T... devant se trouver là – de prévenir le sommelier qu’il ait à se procurer du « Tokai », vin qu’affectionne plus particulièrement ce commissaire du peuple.
– Passe ! Ensuite ?
– Ensuite, il a demandé qu’on évitât de placer l’un à côté de l’autre. T... et Djerzinsky, qui ne se peuvent sentir...
– Mais, dis donc, c’est fort intéressant ce que tu m’apprends là ! Et pour quelle heure est-il, ce souper ?
– Pour le quart avant minuit.
– Tchort 8 ! C’est tout à fait régence ! Et connais-tu le nom du maître d’hôtel qui servira ces messieurs ?
– Il n’y en aura pas, paraît-il.
– Comment cela ? Ils se serviront eux-mêmes ?
– Point ! Après les « zakouskis 9 », les mets seront placés sur des chauffe-plats ou des réchauds, et nul ne devra entrer dans le cabinet particulier avant que d’être appelé...
– Pas mal imaginé ! Mais, dis-moi, n’existe-t-il pas un moyen quelconque d’assister à ce souper... sans que nul ne s’en doute ?
Le maître d’hôtel eut un nouveau sourire :
– Vous pensez bien, fit-il, que, si ce moyen n’existait pas, je me serais bien gardé de venir vous déranger.
– Bon ! Alors, en route !
– Oui, mais certaines précautions s’imposent. On n’entre point chez nous comme dans un moulin. Et puis, il y a les tchékistes...
– En effet ! Comment faire, alors ?
– Voilà ce que j’ai imaginé. Chez nous, comme dans la plupart des restaurants datant de l’ancien régime, il existe encore des « voyeurs »...
– Qu’est-ce que cela ?
– Les « voyeurs » sont des ouvertures pratiquées soit dans les murs, derrière la tapisserie ; soit dans les plinthes des cabinets particuliers. Ces ouvertures permettaient autrefois, aux agents de l’Okhrana 10, d’assister, sans être vus, à ce qui se passait dans ces cabinets et d’écouter ce qui s’y disait. Mais cela, chez nous tout le monde l’ignore, puisque le nouveau patron a fait maison nette, ne gardant à son service que le chef sommelier et moi. Or, sans appartenir officiellement à notre organisation, le chef sommelier, qui ne peut souffrir les bolchevistes, est, moralement, un des nôtres ; il est acquis à nos idées.
– Tu en es sûr ?
– J’en suis certain. C’est pourquoi je lui ai demandé de m’autoriser à amener un mien parent qui, ne connaissant aucun des maîtres actuels de la Russie, « serait bien content de pouvoir les admirer » dans l’intimité.
« Comme il est loin d’être bête, il a compris à demi-mot et, tout en souriant, m’a donné l’autorisation que je sollicitais.
– De sorte que...
– De sorte que, en passant par la sommellerie, – si toutefois l’accès en est encore libre, – nous pourrons, empruntant l’escalier de service intérieur, parvenir dans une pièce de débarras d’où, grâce à un « voyeur », vous pourrez assister au souper de ces messieurs !
Nous partîmes aussitôt et, moins d’un quart d’heure plus tard, grâce à la complicité du sommelier, – qui, depuis, est devenu l’un de nos affiliés les plus actifs, – grâce aussi à l’esprit d’initiative du maître d’hôtel, j’avais franchi les barrages de gardes rouges, forcé ceux installés par les tchékistes à l’intérieur du restaurant et, commodément installé à ce merveilleux poste d’écoute qu’était le « voyeur », je pus assister, en toute tranquillité, au souper en question.
« Je devais apprendre de formidables secrets. »
– Vraiment ?
– Je vais vous en faire juge. À peine avais-je pris place à mon poste que je vis entrer dans le cabinet particulier, précédé par Chiltatchitche, qui lui en faisait les honneurs, le « grajdanine 11 » Voukharine.
– Voukharine ! Mais n’est-il point l’éditeur actuel de la « Pravda » ?
– Non seulement il en est l’éditeur, mais il en est aussi le directeur et le principal rédacteur. C’est lui qui préside à cet infernal « bourrage de crânes » grâce auquel on a réussi à faire croire aux ouvriers étrangers que notre malheureux pays était devenu le paradis des prolétaires.
« Quoi qu’il en soit, Voukharine, dès qu’il fut entré dans le cabinet particulier, jeta autour de lui un coup d’œil circonspect et, s’étant rendu compte que nulle oreille indiscrète n’était à proximité, demanda à Chiltatchitche :
– Eh bien ! Et cette mission ?
– Intéressante, mais infructueuse quant aux résultats. Elle est trop bien gardée. Il est impossible de l’approcher.
– Elle existe donc ?
– Aucun doute n’est possible ! Je vais, d’ailleurs, rendre compte tout à l’heure, devant tous, à Djerzinsky, du travail que j’ai accompli à Berlin. Vous verrez que cela n’a rien eu de bien réjouissant...
« À ce moment, Chiltatchitche s’interrompit, car la porte s’ouvrait, donnant passage à Djerzinsky, qu’accompagnaient T..., V..., T... et L... Je les cite non dans l’ordre de préséance, mais dans l’ordre d’arrivée. Quelques minutes après arrivaient à leur tour, Belnikov, chef de la section d’Extrême-Orient au Commissariat des Affaires étrangères ; Zougatcheff, sous-chef de l’État-major de l’Armée rouge ; Enouvidze, secrétaire du Comité exécutif de l’Union des Républiques soviétiques, et deux personnages inconnus, mais que, par la suite, je sus s’appeler Ouerchelmann et Vorissoff, et être deux hauts fonctionnaires du Commissariat des Affaires étrangères.
« Après les compliments d’usage, ils prirent place autour de la table, sur laquelle, conformément aux ordres donnés par Chiltatchitche, avaient été placés les plats sur des réchauds.
« Quand le maître d’hôtel fut parti, je vis Keterson, l’actuel commandant du Kremlin, disposer son service d’ordre dans le couloir, puis fermer la porte à double tour.
« Aussitôt, la conversation s’engagea. »
– Eh bien ! Quoi de neuf ? s’informa Djerzinsky, en s’adressant à Chiltatchitche.
Ce dernier tira de la poche intérieure de sa blouse un portefeuille qu’il posa devant lui, sur la table, et, sans perdre pour cela un coup de dent, il commença :
– Tout d’abord, un fait indéniable : la grande-duchesse Anastasie est vivante !
– La preuve ? gronda Djerzinsky, que cette déclaration sembla sidérer.
– La preuve, ou plus exactement les preuves, les voici, reprit Chiltatchitche :
« Elles sont de deux ordres : preuves photographiques et preuves documentaires.
« Quels sont ceux d’entre vous qui connaissent « de visu » la grande-duchesse ? »
– Moi ! répondirent à la fois Ouerchelmann et Voukharine.
« Sans ajouter un mot, Chiltatchitche leur tendit une série de deux photographies.
« Les deux hommes s’inclinèrent et, l’un après l’autre, déclarèrent :
– C’est bien elle !
– Vous en êtes sûrs ? reprit Djerzinsky.
– Au point de n’en pouvoir douter ! répondit Voukharine, tandis que l’autre approuvait de la tête.
– Bien ! continua Chiltatchitche. Puisque nous sommes d’accord sur ce point et qu’aucun doute n’est possible, je vais passer aux preuves documentaires :
« Quand je suis arrivé à Berlin, mon premier soin a été d’essayer de m’introduire dans la clinique où est soignée la grande-duchesse.
– Quelle est cette clinique ? s’informa Djerzinsky.
– La clinique du Dr Mommsen. J’ajoute immédiatement qu’il me fut impossible d’y pénétrer. La police allemande fait trop bonne garde. Quand je dis la police allemande, encore faut-il que je précise qu’il ne s’agit pas de la police de sûreté, mais des agents de la section privée, c’est-à-dire des agents dépendant directement de S...
– Connaissez-vous les noms de ces agents ? interrompit Ouerchelmann, que T..., dès lors, ne quitta plus des yeux.
– Je ne les connais pas tous, mais j’ai pu en repérer plusieurs et, parmi eux, Hermann Solf, Grunbach, Storn et von Krebs.
– Diable ! Ce sont les maîtres du service !
– Ce fut mon impression dès l’abord. Aussi, je n’insistai pas outre mesure, certain d’avoir des renseignements par ailleurs. Voici les résultats que j’ai obtenus :
« Gruber, notre agent sédentaire à la Wilhelmstrasse, m’a communiqué le dossier concernant la grande-duchesse. Il se compose de cinq pièces essentielles :
1o Une lettre de l’impératrice douairière de Russie qui, de Copenhague où elle réside actuellement, informe le Dr Mommsen qu’elle prend à sa charge les frais nécessités par le traitement de la maladie de Mme Doritsky. (C’est ainsi que s’appelle actuellement la grande-duchesse.)
2o Une lettre du grand-duc Ivan Ivanovitch, s’informant confidentiellement auprès du président du Reich, Hindenburg, de la personnalité véritable de Mme Doritsky.
3o Un passeport délivré à Mme Doritsky, par les autorités lithuaniennes de Vilna.
4o Une note de S..., demandant au colonel Vicolaï, chef du service d’espionnage allemand, de veiller strictement et personnellement à la sécurité de Mme Doritsky.
5o Une lettre du Dr Mommsen, sorte de rapport médico-légal, adressée à S..., et dans laquelle le célèbre praticien, se basant sur les tares de la grande-duchesse Anastasie, établit leur concordance parfaite avec celles qu’il a retrouvées chez Mme Doritsky.
À l’énoncé des résultats de l’enquête faite par Chiltatchitche à Berlin, Djerzinsky et ses amis se regardèrent, atterrés.
– Comment, diable ! s’écria enfin ce dernier, Yourovsky et Ermakoff, qui avaient été chargés par moi d’anéantir la famille impériale, ont-ils fait pour laisser échapper cette « garce-là » ?
– Je n’en ai pas la moindre idée, répondit paisiblement Chiltatchitche. Mais, si vous tenez à le savoir, rien de plus facile : je les ai priés de se tenir à votre disposition.
– Où cela ?
– À la Loubianka no 2.
– Parfait ! Ils vont savoir de quel bois je me chauffe ! On n’a pas idée d’une maladresse pareille. Voyez plutôt dans quel pétrin ils nous ont mis !
– Et je n’ai pas tout dit, reprit Chiltatchitche.
– Qu’y a-t-il encore ?
– Écoutez :
Où Chiltatchitche dit de cruelles vérités
à Djerzinsky.
– J’ai la preuve formelle qu’un des chefs du Conseil suprême de la Marine est au courant de l’affaire – de toute l’affaire – et que, trahissant son mandat, il a pris ses dispositions pour placer sur le trône restauré de Russie la grande-duchesse Anastasie.
– Quel est le nom de ce traître ? interrogea Djerzinsky.
– Kasatchochekoff !
– L’ancien président de la République soviétique d’Extrême-Orient ?
– Lui-même !
– Voyons ! Ce n’est pas possible ! Nous l’avons comblé de faveurs. Dernièrement encore, je l’ai nommé membre du Conseil suprême des Économies...
– Je sais ! je sais ! interrompit Chiltatchitche. Mais je sais aussi – car je le surveille depuis longtemps – qu’il a doté de nombreux membres de sa famille de postes rémunérateurs et, qui plus est, de postes où ils sont en posture de tout voir et de tout entraver. Je vais même plus loin : j’affirme que la désorganisation actuelle de notre réseau ferré lui est due ! J’affirme que cet homme – auquel vous avez donné toute votre confiance, Djerzinsky – n’a jamais cessé de vous trahir. J’affirme qu’il est en relations directes avec S... et que tout ce qui se dit au sein du Sovnarkom est, par ses soins, immédiatement porté à la connaissance du ministre des Affaires étrangères d’Allemagne.
– Voilà ce qu’il faudra prouver, gronda Djerzinsky.
– Je le prouverai en temps et lieu. Et je n’hésite pas à jouer ma tête contre celle de Kasatchochekoff, mais à une condition : c’est que, tout de suite, à la minute, il soit arrêté et que je sois chargé de perquisitionner chez lui, chez ses parents et chez ses partisans.
Djerzinsky consulta de l’œil ses amis et, certain de leur approbation, il appela :
– Keterson !
Le commandant militaire du Kremlin se présenta aussitôt et, après avoir salué, se figea dans la position du « garde à vous ».
– Péters est-il là ? lui demanda Djerzinsky.
– Je m’entretenais précisément avec lui, quand vous m’avez appelé.
– Veuillez le prier de venir me parler.
Une minute plus tard, Péters, l’être immonde et féroce qui, en fait, est le chef des bourreaux de la Tchéka, fit son entrée dans le cabinet particulier.
Vêtu d’un complet de cuir noir, coiffé de la casquette conique ornée d’une étoile rouge qu’affectionnent particulièrement les tchékistes, avec, à la ceinture, un pistolet automatique « parabellum », il était sinistre...
– Tu connais Kasatchochekoff ? interrogea Djerzinsky.
– Parfaitement bien.
– Tu vas le mettre immédiatement en état d’arrestation !
– Où faudra-t-il le conduire ?
– Chez nous, à la Loubianka. Tu le mettras au no 36.
– Bien ! Ensuite ?
– Ensuite, tu reviendras te mettre à ma disposition...
Et, son regard torve se posant sur Chiltatchitche, Djerzinsky ajouta :
– Il est possible que tu aies une autre arrestation à effectuer ici même...
Mais Chiltatchitche, prenant l’offensive :
– Crois-tu donc me faire peur ? citoyen commissaire. Et penses-tu que la menace suspendue sur ma tête m’empêchera de faire mon devoir en révélant ici-même, et, si cela ne suffit pas, devant le soviet de Moscou, que tu t’es trompé et que tu t’entoures de faux amis.
– Silence ! hurla Djerzinsky.
– Silence ? Pourquoi silence ? Ne sommes-nous donc plus des citoyens libres, dans un pays libre ? Et que dirais-tu si, à mon tour, je t’interdisais la parole ?
Puis, s’animant, Chiltatchitche poursuivit :
– De ce que tout le monde – Lénine le premier – tremble devant toi, il ne faut pas inférer que tu as le droit de parler et d’agir en maître. Au-dessus de toi, il y a l’Idée ! Et, celle-là, ni toi, ni personne n’a le pouvoir de l’abattre.
« Or, par ta faute, l’Idée est mise en péril. Non seulement tu n’as pas su choisir les hommes chargés « d’éliminer » la famille impériale, mais tu as prodigué ta confiance à des espions et à des traîtres !
« Et, puisque l’heure des explications est venue, laisse-moi t’exposer toute ma pensée...
– Soit, concéda Djerzinsky. Explique-toi !
– Toute ta politique, reprit Chiltatchitche, est dominée par le dévouement aveugle que tu ne cesses de manifester à la Wilhelmstrasse. Pour toi, l’Allemand est dieu ! Or, – et il faut bien que tu le saches, – nous sommes quelques-uns à penser que tu te trompes. L’Allemagne, certes, nous a été utile. Mais il faudrait être fou – et ce n’est pas ton cas ! – pour admettre que, si elle nous a aidés à abattre le tsarisme, c’est uniquement pour nous permettre de lui succéder ! L’Allemagne hait la Russie. L’Allemagne n’a qu’une chose en vue : son propre intérêt. Et, que tu le veuilles ou non, le jour où nous aurons cessé de plaire, elle nous brisera aussi facilement que je brise ce verre !
Ce disant, Chiltatchitche, ayant pris le verre qui se trouvait devant lui, le jeta à terre où il le broya sous son talon.
– C’est là un geste inutile, hasarda T...
– Peut-être ! reprit Chiltatchitche, mais ce qui n’est pas inutile, c’est de faire comprendre à Djerzinsky combien il se leurre s’il croit que l’Allemagne va l’autoriser à poursuivre en paix son œuvre de démolition.
– Une œuvre de démolition ! C’est ainsi que tu oses qualifier notre œuvre ! glapit L...
– Je suis capable de toutes les audaces, si elles doivent servir la « Cause » ! Oui ! nous avons tout démoli, tout détruit ! Du passé, plus rien ne subsiste ! Mais, si nous avons tout démoli, n’était-ce point pour tout reconstruire ?
– Certes ! firent plusieurs voix.
– Or, qu’avons-nous fait jusqu’ici ? Je vous le demande.
– Mais... commença L...
– Rien ! Nous n’avons rien fait ! trancha Chiltatchitche. Ou, plutôt, si : nous avons préparé le lit que, demain, viendra occuper la grande-duchesse Anastasie !
– Voilà du nouveau ! fit Djerzinsky.
– Oui ! Voilà du nouveau ! Et c’est pour t’apprendre cette nouveauté que je suis ici ce soir.
– Nous t’écoutons ! fit L..., résigné.
– À défaut de toute autre considération, – et, de cela, il faut que vous soyez persuadés, – votre intérêt exige, en effet, que vous m’écoutiez. Quelle est notre situation à l’heure actuelle ? Nous avons supprimé l’élite. Nos techniciens, qu’il s’agisse de militaires, d’ingénieurs, de savants, d’industriels, ont disparu. Par qui, Djerzinsky, les as-tu remplacés ?
– Par des techniciens allemands.
– Je ne te le fais pas dire ! Et, alors, parce que tu as mis, à la place de techniciens russes, des techniciens allemands, tu t’imagines que la Révolution – notre Révolution – a atteint son but et qu’elle est sauvée.
« Au vrai, – et c’est là ce contre quoi je m’élève, – tu nous as livrés, pieds et poings liés, à l’Allemagne ! Tu as fait de la Russie une terre de colonisation allemande. Et ce que j’avance est tellement vrai que, si, aujourd’hui pour demain, tu décidais d’expulser ces Allemands dont nous sommes infestés, ces Allemands qui nous oppriment et nous haïssent, toute ton œuvre tomberait à plat, car tu n’aurais personne pour diriger tes usines d’État, tes chemins de fer d’État et ton armée rouge d’État !
– Pardon ! fit T... Les régiments de l’armée rouge sont commandés par des Russes.
– Certes ! Mais par des Russes que doublent des Allemands. Et, quand un chef de régiment, de brigade ou de division prend une décision, pour que cette décision soit valable, il faut qu’elle soit entérinée par l’officier allemand commandant en second ! Ose donc me démentir !
Et comme T..., gêné, baissait la tête :
– Il n’y a vraiment pas là de quoi se poser en triomphateurs ! Et je vous trouve hardis quand, pour les besoins de notre propagande à l’extérieur, vous vous comparez à Robespierre, Danton ou Marat. Ceux-là n’appelaient pas les étrangers – et quels étrangers ! – à leur secours : ILS LES FOUTAIENT DEHORS !
Visiblement, Chiltatchitche avait conquis son auditoire. Haletants, les yeux fixés sur lui, les commissaires du peuple l’écoutaient en silence.
Bientôt il reprit :
– Et, alors, qu’arrive-t-il ? Ceci : tandis que, tels des serins en cage, vous tournez en rond, tentant, vainement d’ailleurs, de trouver une issue pour recouvrer votre liberté, les Allemands, eux, agissent.
« Savez-vous quelle est, à l’heure actuelle, l’idée maîtresse de la Wilhelmstrasse ? Oh ! elle est bien simple ! Elle est même si simple que je suis surpris qu’elle ne vous soit pas encore venue à l’esprit. Voyons, T..., toi qui, par tes fonctions, es à même de savoir tout ce qui se passe à l’étranger, tu ne pressens pas le jeu actuel de S...
– Ma foi, non ! Je ne vois pas.
– Tu ne vois pas qu’il songe à donner en mariage, à l’un quelconque des princes allemands, la grande-duchesse Anastasie ; après quoi, il restaurera le trône des Romanoff pour y installer les nouveaux époux !
– C’est vite dit !
– Et ce sera encore plus vite fait, si vous n’y prenez garde ! Car, non seulement, par suite de la politique de Djerzinsky, les Allemands sont les maîtres chez nous, mais aussi, ils ont su s’attacher par de multiples liens, tous plus solides les uns que les autres, des milliers et des milliers de fonctionnaires soviétiques.
– Diable ! Voilà qui est grave ! convint L...
– D’autant plus grave que le danger est imminent ! Kasatchochekoff, que tout à l’heure j’ai livré à votre justice, n’est pas un traître isolé. Il a créé toute une organisation contre-révolutionnaire qui sape les bases mêmes du régime...
– Celui-là, son compte est bon ! fit Djerzinsky.
– J’ose l’espérer !
– Et c’est à Berlin que tu as fait toutes ces belles découvertes ? demanda T...
– C’est à Berlin, où, fort heureusement pour nous, j’ai su me concilier...
– Alors, selon toi, interrompit T..., il y aurait, au sein du Gouvernement allemand, des gens qui songent à asservir la Russie ?
– Oui ! Et j’en fournirai la preuve.
– Je ne t’en demande pas plus.
Et, se tournant vers Djerzinsky, T... reprit :
– J’estime que nous avons entendu tout ce qui devait et pouvait être dit ici. En conséquence, je demande que le Conseil des Commissaires du peuple se réunisse immédiatement, aux fins d’entendre les explications complémentaires de notre camarade Chiltatchitche.
Il en fut ainsi décidé, et cet extraordinaire souper prit fin.
Kharassoff se pencha sur son dossier et, me tendant un document, reprit :
– Voici, ainsi que vous pourrez vous en rendre compte, le procès-verbal de cette réunion. Il est contresigné par les deux témoins qui, comme moi, y assistèrent incognito : le maître d’hôtel Dorovenko et le sommelier Chalguine.
Je parcourus le document, puis je demandai à Kharassoff :
– Et, après que fîtes-vous ?
– Après ? Je rendis compte de l’incident au colonel Petrovitch, qui me chargea d’aller en vérifier sur place, à Ekaterinbourg d’abord et à Berlin ensuite, l’exactitude.
– Et que devint Kasatchochekoff ?
– Traduit en conseil de guerre, il fut reconnu coupable, condamné à mort et fusillé !
– Au fond, il ne l’avait pas volé !
– Vous pouvez même dire que c’est la seule chose qu’il n’ait pas volée !
– Et Chiltatchitche ?
– Oh ! lui, il s’est tiré d’affaire ! Il est même, devenu, ainsi que je vous l’ai dit, un des fonctionnaires les plus en vue du régime... D’ailleurs, puisque, dès demain matin, vous devez vous présenter à la « Vierge Rouge », il est probable que vous le rencontrerez chez elle.
– Ah bah ! Ils se fréquentent donc ?
– Mieux que cela : ils dorment ensemble !
– Un collage ?
– Non pas ! Une association.
– Contre qui ?
– Permettez-moi de vous en laisser la surprise.
La surprise...
Elle fut de taille, la surprise que j’éprouvai le lendemain matin.
Jugez-en plutôt :
Où je pénètre dans l’antre de la Tigresse.
Conformément aux instructions qui m’avaient été données par Budienny, je me présentai, le lendemain matin, vers 9 heures, chez Konstantinowna-la-Rouge.
La Tchéka, qui récompense fort bien ceux qui la servent, avait fait des folies en faveur de la célèbre espionne. Non seulement elle l’avait dotée d’un hôtel princier, mais encore, cet hôtel, aménagé par ses soins, regorgeait de meubles anciens, d’œuvres de maîtres, de bibelots rares, de tapisseries magnifiques... volés ailleurs.
Une nombreuse domesticité assurait le service – Ô communisme ! voilà bien de tes coups ! – qui me parut fort bien fait.
Les suisses étant supprimés (à ce qu’ils prétendent), je fus reçu par un portier monumental qui me fit conduire, par un groom en livrée noir et or, auprès d’un intendant à l’aspect digne et majestueux : un intendant tout à fait ancien régime...
Il daigna abaisser sur moi, chétif et minable, son regard, et s’enquit :
– Que puis-je pour toi, camarade ?
Je faillis lui rire au nez, tellement me parut drôle cette appellation en un tel lieu...
Fort heureusement, je me souviens à temps que, en Russie, – où tout n’est que camouflage, – elle était de rigueur, et, du mieux que je pus, je lui exposai comment et pourquoi j’étais attendu par sa patronne.
Je le vois encore, dressant vers le ciel ses bras boudinés...
– Comment ! s’écria-t-il, encore un nouveau chauffeur ! Mais, alors, qu’a-t-elle bien pu faire de l’autre ?
Naturellement, cette exclamation n’était pas tombée dans l’oreille d’un sourd...
Prenant mon air ingénu, je m’informai :
– De quel AUTRE s’agit-il, camarade ?
Le bougre devait être « à la page » car, me jetant un coup d’œil soupçonneux :
– La curiosité, déclara-t-il, est un bien vilain défaut... surtout dans une maison comme celle-ci ! L’ignorerais-tu, par hasard ?
– Non pas ! Mais je serais au désespoir de prendre la place d’un autre, et...
– Ne t’inquiète pas du sort de ton prédécesseur, fit-il en se radoucissant. Il est probable que, là où il est, il ne doit plus avoir besoin d’une « place », comme tu dis. Il est même possible qu’il ait « une place » de tout repos...
Décidément, la conversation de ce brave homme s’avérait pleine d’intérêt...
– S’il en est ainsi, repris-je, tant mieux, car, chez nous, – au soviet des chauffeurs, veux-je dire, – on ne plaisante pas sur les questions de solidarité.
L’intendant me regardait d’un air amusé et semblait se demander :
– Ah ça ! à quelle espèce d’animal ai-je affaire là ?
Sur quoi, et voyant que « ça rendait », je risquai une déclaration de principes, à laquelle j’ose croire que Djerzinsky lui-même n’aurait rien trouvé à redire, et je conclus, – à la grande joie de mon interlocuteur :
– J’ignore, camarade, si tu fais de la politique et si, cela étant, tu es bolchevik, menchevik ou sans-parti ; mais, ce que je ne saurais ignorer, c’est le devoir de solidarité que j’ai à remplir envers mes camarades, ce qui me confère le droit de...
– Laisse donc tes camarades en paix, m’interrompit-il en riant de plus belle, et tâche, si tu veux être tranquille ici, de perdre l’habitude de faire des discours et d’invoquer, à tout bout de champ, tes droits et tes devoirs. C’est bon pour les braillards de la rue, ces histoires-là ! Ici, tu n’as qu’un droit : celui de te taire !
Et comme, entrant dans la peau de mon rôle, je feignais un profond étonnement, il poursuivit :
– Et sache que tu n’as plus également qu’un devoir : plaire à Mademoiselle !
Sur quoi, m’ayant toisé des pieds à la tête, il reprit :
– Maintenant que te voilà prévenu, viens avec moi au magasin, que je te donne une livrée...
– Une livrée ! m’exclamai-je. Mais je ne suis pas un domestique !
– Tu n’as tout de même pas la prétention de conduire la « patronne » revêtu du costume que tu portes actuellement ! Ce serait du propre !
– Elle est donc si grande dame que cela ? Et faut-il mettre des gants pour lui parler ?
Du coup, le brave homme faillit se fâcher...
– Écoute ! fit-il. J’ai un conseil – et un bon conseil, tu peux m’en croire – à te donner. Ici, il convient de filer droit, sans quoi...
– On ne me mangera pas tout cru, j’espère ! fis-je en riant à mon tour.
– Non, certes ! Mais « Mademoiselle » en a « dressé » de plus malins que toi, et...
– Bah ! on verra bien ! Et où est-elle, cette livrée, puisque livrée il y a ?
– Viens avec moi. Tu choisiras celle qui te conviendra le mieux. Malheureusement, ce ne sont pas les livrées qui manquent... Il est passé tant de chauffeurs dans cette maison, depuis quatre ans, que tu trouveras aisément ce qu’il te faudra dans leurs défroques...
– Diable ! il en est passé tant que cela ? Mais, alors, la place n’est pas sûre ?
– Heu !... Cela dépend comme on l’entend. Le tout, je te le répète, est de plaire à « Mademoiselle ».
– On essaiera.
– J’entends bien ! Mais elle est fort difficile. Et puis, elle n’aime pas qu’on mette le nez dans ses affaires.
– Je comprends cela.
– Oui ! D’ailleurs, c’est plus prudent...
La conversation, pour l’instant, en resta là.
Néanmoins, tout en me rendant au magasin en sa compagnie, je ne pus m’empêcher de méditer les conseils que venait de me donner l’intendant.
À moins de ne pas comprendre ce que parler veut dire, il était clair pour moi, désormais, que la Vierge Rouge se débarrassait de ses chauffeurs dès qu’ils avaient cessé de plaire, ou dès que, trop au courant de ses louches menées, ils devenaient gênants.
La perspective qui s’offrait à moi n’avait évidemment rien de particulièrement agréable. Mais, étant donné le but à atteindre, aucune hésitation n’était permise, quoi qu’il en pût résulter de fâcheux.
Aussi bien, ne m’étais-je pas tiré de situations autrement difficiles... ?
Ayant choisi un costume relativement propre, – tout est relatif en Russie, à l’heure actuelle, et il convient de ne s’étonner de rien, – je l’essayai. On l’eût dit fait pour moi.
C’est d’ailleurs ce que ne manqua pas de constater l’intendant, qui ajouta, en poussant un soupir :
– Si ce pauvre Serge – celui précisément pour qui a été faite cette livrée – avait bien voulu écouter mes conseils, il serait encore là ! Mais c’est jeune, ça n’en veut faire qu’à sa tête, et alors...
– Et alors ?
– Alors, il arrive... ce qui doit arriver !
– Quoi donc ?
Hochant la tête, l’intendant répondit tout bas :
– Puisses-tu ne pas l’apprendre à tes dépens !
Et comme je souriais :
– Lui aussi souriait, reprit-il ; lui aussi se moquait de moi, me prenant pour une vieille bête. Et puis, un beau jour, le malheur est arrivé !
– Dites donc ! m’écriai-je, ce n’est guère réjouissant, ce que vous me racontez depuis une heure ! Et j’ai bien envie de « laisser ça là », comme nous disions au front français. En voilà une boîte ! On n’y entend parler que de malheurs.
Mais, déjà, le brave homme s’était élancé vers moi et, plaçant l’une de ses mains sur mes lèvres, il me dit en baissant la voix :
– Je vous en supplie, taisez-vous ! Pourvu qu’il ne soit pas trop tard et qu’on ne vous ait pas entendu !
– Et puis après ? répondis-je en desserrant doucement son étreinte. Croyez-vous vous trouver en face d’une poule mouillée ?
– Je suis persuadé du contraire, camarade. Mais, ici, le courage ne sert à rien : mieux vaut courber l’échine et filer droit.
Et, après s’être rendu compte que personne n’avait pu saisir un mot de notre conversation, il reprit :
– Souviens-toi que, dans cette maison, le silence est d’or. Quoi que tu puisses voir ou deviner, garde-toi bien de l’aller répéter au dehors. Ta vie répond de ton silence !
Ce pendant, je m’étais vêtu. Quand j’eus terminé, l’intendant, tout en poussant un nouveau soupir, reprit :
– Allons ! viens ! Je vais te présenter à « Mademoiselle ». Dieu fasse qu’elle soit de bonne humeur et que rien, dans ton attitude, ne l’indispose contre toi !
Me plantant devant la glace, je vérifiai d’un coup d’œil si rien ne « clochait » dans mon camouflage. Je pus constater que j’étais absolument méconnaissable et qu’il eût fallu être doué du don de seconde vue pour repérer James Nobody sous le masque d’Ivan Kédroff.
Aussi, après avoir rectifié un détail de ma toilette, fait appel à mon sang-froid, je répétai, à mon tour :
– Allons !
Où je renoue connaissance
avec « la Vierge Rouge ».
Nous redescendîmes au rez-de-chaussée, où se trouvaient les appartements particuliers de « Mademoiselle », et, après avoir traversé une sorte de hall, nous arrivâmes devant un salon à la porte duquel se tenaient, en sentinelle, deux valets de taille gigantesque, vêtus d’une somptueuse livrée noir et or.
Dès qu’ils nous aperçurent, ils se placèrent devant la porte, avec l’intention évidente de nous en interdire l’accès, obstruant littéralement le passage.
L’un d’eux, me désignant du geste, demanda à l’intendant :
– Quel est celui-là ?
– Le nouveau chauffeur.
– Bien. Qu’il vide ses poches !
Je le regardai de travers, puis je déclarai :
– Il n’y a rien dans mes poches qui soit de nature à vous inquiéter. Et je ne vois pas à quoi rime cette exigence.
– Ça ne fait rien. Vide-les tout de même.
À quoi m’aurait servi de discuter avec des brutes pareilles ? Et puis ne valait-il pas mieux, afin de n’éveiller aucun soupçon, me prêter à cette nouvelle fantaisie ?
Je vidai donc sur une table, qui se trouvait à portée de ma main, le contenu de mes poches.
Les deux hommes suivaient attentivement chacun de mes gestes. Quand j’eus terminé, celui qui avait déjà pris la parole se tourna vers son collègue et lui intima :
– Maintenant, fouille-le !
– Bien, CHEF, répondit l’autre.
Et, avançant vers moi ses mains énormes, – de véritables mains d’étrangleur aux doigts en spatule, – il me palpa sur toutes les coutures avec une dextérité, un « métier », qui me révélèrent aussitôt le policier de carrière.
Quand il eut constaté que mes poches étaient vides et qu’aucune arme n’était dissimulée sur moi, il me lâcha comme à regret et, se tournant vers son chef, il déclara :
– Rien à signaler !
– Bien ! reprit l’autre.
Puis, m’adressant directement la parole, il s’enquit :
– Appartiens-tu à la Tchéka ?
– À la Tchéka ? Non pas ! Je suis inscrit au soviet des chauffeurs.
– Ce n’est pas suffisant. Pour être admis à « travailler » ici, il faut, de toute nécessité, que tu sois assermenté, et, par conséquent, il faut que tu appartiennes à la Tchéka. Tu devras donc te faire inscrire à la Loubianka no 2.
– Est-ce indispensable ?
– Indispensable ! D’ailleurs, dès que tes services auront été agréés par « Mademoiselle », je t’accompagnerai moi-même à la Loubianka.
– Pourquoi cela ? Je suis chauffeur et non pas policier. Aussi je ne vois pas...
– Là n’est pas la question ! De deux choses l’une : on est pour la Tchéka ou l’on est contre elle. Il ne saurait y avoir de milieu. Que choisis-tu ?
– Diable ! Je suis pour elle ! fis-je précipitamment.
L’homme se dérida et, me tendant la main :
– Allons ! Je vois que tu es un « type » intelligent et que tu comprends à demi-mot. On fera quelque chose de toi.
Et, s’effaçant, il dit à l’intendant :
– Maintenant, vous pouvez passer. Tout est en règle. D’ailleurs, « Mademoiselle » vous attend.
Ainsi qu’on le voit, « Mademoiselle » était bien gardée...
Se dirigeant vers une porte que masquait une magnifique draperie persane, l’intendant, ayant frappé dans ses mains, appela :
– Anouchka ?
Aussitôt, une accorte soubrette accourut.
– Voici le nouveau chauffeur, fit l’intendant. Veux-tu prévenir « Mademoiselle » et le lui présenter ?
– C’est que « Mademoiselle » est dans son bain, et je ne sais...
– Qu’à cela ne tienne ! interrompis-je. Si Mademoiselle ne peut me recevoir, je reviendrai tantôt. J’ai justement une course à faire dans le quartier et...
– Que se passe-t-il donc ? fit une voix qui me sembla provenir de la pièce voisine. Et d’où vient tout ce vacarme ?
– Mademoiselle, répondit la femme de chambre, c’est le nouveau chauffeur, qui vient se présenter à vous.
– Comment ! Il est déjà là ? Il est donc tombé du lit ! Dites-lui d’attendre une seconde.
La seconde dura une bonne demi-heure, ce qui me permit d’examiner avec soin la situation et de préparer mes réponses.
Du résultat de l’entrevue que j’allais avoir avec la « Vierge Rouge » dépendait, en effet, le succès de ma mission. Il convenait donc de ne rien laisser au hasard et, partant, de jouer serré. Et cela d’autant plus que l’adversaire s’avérait redoutable...
J’en étais là de mes réflexions quand la femme de chambre, soulevant la tenture, me dit :
– Veux-tu venir par ici, camarade ? Mademoiselle t’attend.
– Décidément, fis-je à part moi, ils sont tous « camarades » dans cette maison ! Mais quelle diablesse de camaraderie est-ce là ?
Je m’inclinai sans répondre et j’entrai dans un boudoir meublé à l’orientale, puis dans un cabinet de travail au centre duquel se trouvait un bureau surchargé de dossiers.
Des dossiers, d’ailleurs, il y en avait partout : sur les fauteuils, sur les chaises, sur les consoles. Il y en avait même qui, posés sur le sol, me parurent fort en désordre...
Sur le bureau, bien en évidence, se faisant face, se trouvaient deux bustes en marbre blanc : Lénine et Karl Marx.
Entre les deux bustes, faisant office de trait d’union, on voyait un encrier monumental, représentant un ouvrier terrassant l’hydre capitaliste, figurée par une pieuvre aux tentacules innombrables, et, derrière cet encrier, une femme.
KONSTANTINOWNA LA ROUGE !
Ma casquette à la main, je m’étais figé dans une attitude respectueuse, mais digne.
Il n’entrait pas dans mon rôle, en effet, de m’aplatir devant cette femme. Un chauffeur n’est pas un domestique : c’est un ouvrier. Et en Russie, théoriquement tout au moins, l’ouvrier est roi.
Cette royauté-là, on sait ce qu’en vaut l’aune. Mais, dans la situation où je me trouvais, – au vrai, il n’en était guère de plus terrible, – ce n’était pas à moi à la déprécier...
Gainée dans une robe d’intérieur en soie écarlate, avec, sur les cheveux, un bandeau de la même couleur, Konstantinowna me fixait intensément.
Se dressant soudain, elle vint vers moi et, toute souriante, me dit :
– Salut et fraternité ! camarade.
– Le salut soit sur toi ! répondis-je.
– Serais-tu-musulman ?
– Non. Je suis Géorgien.
– Ah ! De quelle tribu ?
– Djiguite !
– Ah ! Ah ! Djiguite, ce qui veut dire : brave et fidèle !
Je m’inclinai en souriant.
Bientôt elle reprit, après m’avoir longuement regardé :
– Sais-tu que tu es joli garçon et que, en t’apercevant au volant de ma voiture, toutes mes amies vont être jalouses de moi ?
Je m’inclinai derechef.
– Es-tu marié ? reprit-elle.
– Pas que je sache !
– Même pas à la mode soviétique ?
– Même pas !
– Ah ! Voilà qui est bizarre ! Pourquoi cette alliance, alors ? fit-elle en montrant la bague que j’avais au doigt.
– C’est l’alliance de ma mère.
– Tu as du cœur ?
Malgré moi, poussé par la nécessité de m’imposer à elle, et, aussi, par l’envie de la mystifier, je répondis, mais en français, cette fois, par la fameuse phrase du Cid :
« Tout autre que mon père l’éprouverait sur l’heure ! »
Qu’avais-je fait là ?
Je vis sa figure se rembrunir instantanément, ses yeux se charger de soupçon...
– Dieu me pardonne ! fit-elle, voilà que tu parles français ! Et tu cites des classiques !
– Quoi de surprenant à cela ? Budienny ne vous a donc pas prévenue que j’ai fait mon service militaire en France ?
– Si, mais, il ne m’a pas dit que j’aurais affaire à un professeur de langues, à un lettré ?
– N’exagérons rien ! En réalité, je ne suis qu’un pauvre mécanicien que la chance a assez bien servi jusqu’ici, et qui a eu l’extrême bonne fortune de vivre, au front, avec des camarades cultivés, lesquels ont quelque peu déteint sur moi. Voilà la vérité.
Cette explication ne parut la satisfaire qu’à moitié...
Me prenant par la main, elle me conduisit devant la baie vitrée et m’examina.
Pendant cette inspection, j’étais sur des charbons ardents...
– Comment t’appelles-tu ? fit-elle soudain.
– Ivan Kédroff.
Elle sembla chercher dans sa mémoire, puis eut un geste de découragement.
– C’est tout à fait curieux ! reprit-elle. Bien que ton nom ne me rappelle rien, il me semble t’avoir déjà rencontré dans la vie ! TA FIGURE ME DONNE L’IMPRESSION DU DÉJÀ VU !
– C’est possible ! N’existe-t-il pas un proverbe français pour prétendre que, seules, les montagnes ne se rencontrent pas ?
– Chose plus curieuse encore, le son de ta voix lui-même ne m’est pas inconnu ! OÙ T’AI-JE DONC DÉJÀ RENCONTRÉ ?
Où je subis l’avant-dernier outrage.
Bien que n’ayant plus un poil de sec, – cette femme, il convient de s’en souvenir, était une véritable tigresse, – je n’en demeurai pas moins impassible.
Mon calme parut l’impressionner favorablement, car bientôt je l’entendis murmurer entre ses lèvres :
– Une ressemblance, sans doute. Oui, mais à qui ressemble-t-il ?
Soudain elle s’exclama :
– Oh ! quelle idée !
Puis, se dirigeant vers son bureau, elle y prit un dossier qu’elle parcourut rapidement et duquel elle sortit une photographie.
Cette photographie, elle l’examina longuement, me jetant de temps à autre un bref coup d’œil, sans doute pour vérifier un point de comparaison...
Mais, déjà, j’étais fixé. En me penchant légèrement j’avais pu lire, en effet, sur la couverture de ce dossier, ces deux mots : JAMES NOBODY.
Donc, la photographie qu’elle avait entre les mains et qu’elle étudiait avec une attention passionnée NE POUVAIT ÊTRE QUE LA MIENNE !
La situation s’aggravait de minute en minute. Mais je suis ainsi fait que le danger m’attire. Loin de m’obnubiler, il décuple mes moyens d’action...
Ainsi qu’on va le voir, c’est l’excès même de mon audace qui me sauva. Je venais, en effet, de décider de jouer le tout pour le tout, quitte à essayer de me sauver quand même... ensuite.
Après m’avoir longuement examiné, je vis Konstantinowna-la-Rouge hocher dubitativement la tête de gauche à droite, puis je l’entendis murmurer :
– Évidemment, il y a certains points de ressemblance. Mais, tout de même, il n’aurait pas osé cela !
S’en venant vers moi comme pour éclaircir un dernier doute, et comptant, évidemment, sur un effet de surprise, elle me plaça brusquement MA PROPRE PHOTOGRAPHIE sous les yeux et me demanda, cessant de me tutoyer, cette fois :
– CONNAISSEZ-VOUS CET HOMME-LÀ ?
Je jetai un coup d’œil sur le document et, tout souriant, je lui répondis :
– Cet homme-là ? Je pense bien que je le connais ! Je ne connais même que lui ! C’EST JAMES NOBODY.
Du coup, elle fut démontée. Elle eut quelque peine à reprendre ses esprits, puis, ayant réussi à se dominer, elle s’enquit :
– Où, diable ! l’avez-vous connu ?
– Mais à Paris, où je l’ai « conduit » pas mal de fois. J’ai servi, en effet, au Cercle Volney, où fréquentait James Nobody, et il m’est arrivé bien des fois de le reconduire au Grand Hôtel, où il était descendu !
– Très exact ! fit-elle. Mais, alors, si vous le rencontriez dans la rue, par exemple, vous le reconnaîtriez facilement ?
– C’est-à-dire que je le reconnaîtrais entre mille personnes !
Et j’ajoutai avec un gros sourire :
– Mais je ne pense pas que cette éventualité se produise. Il n’est pas assez bête pour venir se faire prendre en Russie.
– En êtes-vous si sûr que cela ? J’ai tout lieu de penser, au contraire, qu’il est en Russie, à MOSCOU même, et que nous ne tarderons guère à entendre parler de lui.
– Ça, par exemple !
– C’est ainsi ! Et pour ta gouverne (tiens, elle reprend le tutoiement, pensai-je), sache que je suis spécialement chargée par Djerzinsky de le retrouver.
– Vous ? Mais, alors, vous êtes de la police ! fis-je, l’air effaré.
– Il n’est pas besoin d’être de la police pour faire son devoir ! Or, quel est le devoir actuellement ? Courir sus aux contre-révolutionnaires et aux espions, quels qu’ils soient et d’où qu’ils viennent !
– C’est juste ! Le devoir est là.
– Aussi, comme Budienny t’a recommandé à moi, me vantant non seulement ton habileté professionnelle, mais aussi la sincérité de tes convictions communistes, je n’ai pas hésité à te prendre à mon service.
– Alors, vous m’engagez ?
– Oui ! mais à une condition.
– Peut-on savoir laquelle ?
– C’est que tu me seras dévoué jusqu’à la mort et que tu exécuteras, sans hésiter, les ordres que je te donnerai !
– C’est tout ?
– C’est tout et j’estime que c’est assez. Ainsi, par exemple, s’il nous arrive de rencontrer James Nobody et que je te donne l’ordre de l’abattre, il faudra immédiatement exécuter cet ordre.
– Oh ! ça, bien volontiers !
– Aurais-tu une « dent » contre lui ?
– Pas précisément. Mais, du moment qu’il vient ici, chez nous, pour essayer de nuire à la Cause, il n’y a aucun ménagement à garder à son égard.
– À ton avis, il mérite la mort ?
– IL MÉRITE LA MORT !
Elle se frotta les mains avec satisfaction, puis elle reprit :
– Je vais annoncer à l’intendant que je te prends définitivement à mon service. Il est probable que, sous peu, nous aurons à effectuer de concert un voyage aussi long que fatigant. Prends tes dispositions en conséquence, et tiens-toi prêt à partir d’un moment à l’autre.
– Bien ! Puis-je savoir de quelle marque est la voiture ?
– J’en ai plusieurs, mais, pour ce que nous avons à faire, je crois qu’il vaut mieux prendre ma « Mercédès » de sport. Avec celle-là, quelle que soit la voiture dont se serve James Nobody, nous serons certains de « tenir le coup ».
– Elle est carrossée en sport, dites-vous ?
– Oui ! Pourquoi ?
– Mais parce que, si c’est à la poursuite de ce James Nobody que nous allons, il me semble qu’à deux nous aurons bien du mal à nous emparer de lui !
– Tu crois ? fit-elle toute songeuse...
– Je ne le crois pas : j’en suis sûr !
« Rien n’est plus facile, évidemment, que d’abattre un homme. Mais j’estime que, si, au lieu d’abattre Nobody, on le prenait vivant, afin de permettre à Djerzinsky de l’interroger, cela ne nous vaudrait certainement pas un blâme !
Elle eut un sourire, puis :
– Sais-tu que tu es de bon conseil et que tu m’ouvres des horizons ! Le malheur est qu’il faut que nous fassions vite. Cela étant, il nous est impossible de nous embarrasser d’une escorte.
– Une escorte ? Pourquoi une escorte ? Je connais un homme qui, s’il voulait nous aider, vaudrait à lui tout seul autant qu’une escorte et même que dix James Nobody réunis.
– Oh ! oh ! sais-tu que tu as des relations intéressantes !
Je pris un air avantageux :
– Voilà comme je suis ! répondis-je.
La Vierge Rouge partit d’un éclat de rire. Évidemment, tout soupçon s’était effacé de son esprit et mon emprise sur elle s’affirmait.
Quand elle eut fini de rire, elle se tourna vers moi et s’enquit :
– Peut-on connaître le nom de ce phénix ?
– Quel phénix ?
– Ton ami. Celui dont tu me proposes le concours.
– Oh ! vous ne devez pas le connaître. Il a horreur de se mettre en évidence. N’empêche que, à la Tchéka, ils n’en ont pas beaucoup qui soient capables de « lui faire la barbe ».
– C’est un tchékiste ?
– Et un bon ! Il s’appelle Ismaïloff.
D’un bond, elle fut sur moi :
– Ismaïloff ? Le sous-chef de la IIIe section ? interrogea-t-elle.
– Lui-même.
– Comment ! Tu es un ami d’Ismaïloff et tu ne me le disais pas !
– J’ignorais que vous le connaissiez.
– Et toi-même, où l’as-tu connu ?
– Mais chez mon cousin Kriloff, dont il est l’ami intime.
– Alors, tu supposes qu’Ismaïloff est à Moscou en ce moment ?
– Je fais mieux que de le supposer : j’en suis sûr !
– Alors, nous sommes sauvés ! Et James Nobody n’a qu’à se bien tenir !
– C’est mon humble avis. Voilà pourquoi je me suis permis de vous suggérer de faire appel à Ismaïloff. Je crois que, lui aidant, nous allons faire du bon travail.
– Tu es un amour ! fit-elle. Et puis, tiens, il faut que je t’embrasse !
Et aussitôt, avant même que j’eusse pu réagir, elle me sauta au cou et me plaqua sur les joues deux baisers, qui, à défaut de toute autre qualité, avaient du moins celle d’être sonores....
Tandis que je me remettais de cette... alerte, elle ajouta :
– Je suis heureuse au possible. Non seulement je découvre un chauffeur qui est joli garçon, mais il se trouve que, par surcroît, ce joli garçon est un homme intelligent et bien élevé ! J’en connais qui vont rager ! Pourvu que ça dure !
– Et pourquoi voulez-vous que ça ne dure pas ?
Elle me jeta un long regard, puis, comme à regret, elle me confia :
– C’est que, vois-tu, quand je m’attache à quelqu’un – et je sens que je vais m’attacher à toi ! – il faut que ce quelqu’un soit à moi tout entier. C’est pourquoi, tout à l’heure, je t’ai demandé si tu étais marié. Si tu avais été dans ce cas, je ne t’aurais pas pris à mon service.
Et, comme je la regardais, effaré...
– Tu comprends ce que je veux dire, j’espère ?
– C’est-à-dire que je...
– C’est-à-dire qu’il pourra se faire que ton service de jour se double, auprès de moi... d’un service de nuit ! As-tu compris, cette fois ?
– Certes ! Vous avez d’ailleurs une façon de mettre les points sur les « I », qui ne laisse place à aucune équivoque...
– Et alors ? Ça te va ?
Comme bien on pense, cette proposition ne laissait pas de me troubler profondément. Jamais je n’aurais pu prévoir une affaire pareille. On m’avait bien dit que la Vierge Rouge était... aimante comme chausson. Mais de là à supposer qu’elle se jetait ainsi à la tête du premier venu, il y avait un abîme.
Décidément, je m’étais fourré dans un joli guêpier !
Et, chose plus grave, aucune hésitation n’était permise. La « dame », d’ailleurs, s’impatientait...
Aussi, la regardant bien en face :
– Ça me va ! répondis-je.
Elle s’en vint vers moi, frôleuse, et me donnant un nouveau baiser à pleines lèvres :
– Le contraire m’eût surprise ! fit-elle en riant. Joli garçon et belle fille ne sont-ils pas faits pour s’entendre ?
Que répondre à cela ?
Elle était évidemment logique... avec elle-même.
Je ne sais comment se serait terminée cette entrevue si Anouchka n’était venue l’interrompre.
Ayant frappé à la porte et l’autorisation d’entrer lui ayant été accordée, elle annonça :
– Le général Buchachevsky sollicite l’honneur d’un entretien.
– Buchachevsky ! Décidément, j’ai tous les bonheurs, aujourd’hui ! Qu’il entre !
Puis, se tournant vers moi :
– Ne t’éloigne pas, Ivan. Peut-être reprendrons-nous, tout à l’heure, cette conversation.
Et, comme je m’inclinais pour prendre congé, je l’entendis qui s’écriait :
– Bonjour, Bucha ! Viens m’embrasser, mon amour.
Son amour ?
J’étais déjà remplacé !
Je risquai un œil à travers le store et je la vis qui, aux bras de Buchachevsky, se pâmait déjà...
Où je vais de surprises en surprises.
Se doutant bien que l’arrivée du général Buchachevsky allait provoquer mon départ, l’accorte Anouchka, la femme de chambre de la « Vierge Rouge », m’attendait au seuil de la pièce voisine.
Dès que le store fut retombé sur moi, elle me demanda, toute souriante, avec un rien d’ironie :
– Eh bien ! camarade, es-tu satisfait de ton entrevue avec « Mademoiselle » ?
– Mais... oui ! Tout s’est bien passé.
– Tout ? insista-t-elle en accentuant encore son sourire ironique.
Je la fixai dans les yeux et, à mon tour, j’interrogeai :
– Pourquoi me demandes-tu cela ? Et en quoi mes faits et gestes peuvent-ils t’intéresser ?
Elle partit d’un éclat de rire, et, tout en se laissant choir dans un fauteuil qui se trouvait là, elle me répondit :
– Ils m’intéressent plus que tu ne le supposes, camarade ; ils m’intéressent même à un point que tu ne saurais imaginer !
Et comme je la regardais, surpris :
– Comment veux-tu, reprit-elle, que je fasse préparer la « chambre bleue », si je ne sais à l’avance qui, de toi ou de Buchachevsky, doit l’habiter ?
– La chambre bleue ?
– Eh oui ! La chambre bleue. La chambre destinée à l’amant en titre de « mademoiselle » ; la chambre contiguë à la sienne.
– Et qui te fait supposer que le choix de Mademoiselle se soit porté sur le général Buchachevsky ou sur moi ?
– C’est qu’il en est ordinairement ainsi quand arrive un nouveau chauffeur !
– Comment cela ?
– Mademoiselle ne t’aurait-elle pas exposé sa théorie sur le « service de nuit » auprès d’elle ? Et n’a-t-elle pas exigé de toi « un dévouement absolu à sa personne » ?
– Ah ! ça ! aurais-tu pour habitude d’écouter aux portes ?
La soubrette partit d’un nouvel éclat de rire, puis, redevenant sérieuse, et après avoir jeté autour d’elle un coup d’œil circonspect, elle reprit :
– Ainsi, elle a eu le toupet de te proposer de devenir son amant ! De quelle boue est-elle donc pétrie, cette mégère ?
J’avoue que, cette fois, je demeurai stupéfait.
Que, par suite d’un concours inouï de circonstances, je fusse parvenu à pénétrer – et comment ! – chez la Vierge Rouge, voilà qui, déjà, sortait de l’ordinaire. Mais que, chez cette dernière, qui, cependant, devait n’avoir à son service – étant donnée la nature de ses occupations – que des gens absolument sûrs et d’un dévouement à toute épreuve, se trouvât déjà une de ses adversaires politiques, voilà qui dépassait mon entendement...
– Dis-moi, fis-je en prenant mon air le plus sévère, – il pouvait s’agir d’un piège, après tout ! – crois-tu que « Mademoiselle » serait satisfaite si elle apprenait que tu la traites ainsi ?
Anouchka haussa les épaules, puis, après m’avoir jeté un long regard, posément me déclara :
– Je suis tranquille. Ce n’est pas toi qui iras me dénoncer. Tu as beau faire tes gros yeux et prendre ton air le plus méchant, il y a longtemps que je suis fixée sur ton compte !
– Ah bah ! Et comment cela !
– D’abord, tu n’a pas une tête de « mouchard ». Ensuite, je sais que tu ne t’es jamais appelé Kédroff de ta vie.
Décidément cette conversation s’avérait pleine d’intérêt...
– C’est sans doute ton petit doigt qui t’a appris cela ? Et alors, puisque, selon toi, je ne m’appelle pas Kédroff, peux-tu me dire quel est mon véritable nom ?
– Ton véritable nom, je le connais. Je sais, en outre, que, depuis que tu es arrivé en Russie, voilà deux fois déjà que tu changes de nom.
Bien qu’étant sérieusement troublé, car tout s’opposait à ce que je pusse admettre que, dans une maison comme celle où je me trouvais, figurât une affidée des contre-révolutionnaires, je fis semblant de prendre la chose en plaisantant.
– Sais-tu, fis-je en souriant, que, si quelqu’un t’entendait, tu pourrais me mettre dans une fort mauvaise situation !
– Certes ! répondit-elle. Mais, ici, nul ne peut nous entendre. Et, au surplus, apprends que je suis ici pour éviter précisément qu’il t’arrive rien de fâcheux !
Cette fois, c’en était trop ! De deux choses l’une, en effet : Ou Anouchka était une affidée de la Tchéka, – et, dans ce cas, elle m’apparaissait comme étant terriblement dangereuse, plus dangereuse peut-être que sa patronne elle-même, – ou elle appartenait à l’un des nombreux groupements contre-révolutionnaires opérant à Moscou...
Il ne pouvait y avoir de milieu.
L’important, pour moi, était de savoir – et tout de suite – pour le compte de qui elle travaillait.
Elle n’appartenait certainement pas à l’organisation blanche de combat, car, dans ce cas, le prince Kharassoff m’eût prévenu que, déjà, il y avait quelqu’un dans la place...
Vraiment, je me perdais en conjectures...
– Voyons, fis-je en la prenant par le poignet et en l’attirant contre moi, tu viens d’en dire trop... ou trop peu. Et, d’abord, où as-tu pris que je ne m’appelle pas Kédroff ?
Elle eut un sourire mutin, puis, tout bas, elle me dit, en fixant sur moi ses beaux yeux :
– Kriloff ne t’a donc pas prévenu qu’il avait ici une... cousine ?
– Kriloff ?... Une cousine ? m’écriai-je, complètement sidéré cette fois.
– Eh oui ! une cousine !
Elle précisa :
– C’est-à-dire – mais cela doit strictement rester entre nous – que je suis sa... cousine exactement comme toi tu es son... cousin !
Ainsi qu’on le voit, loin de s’éclaircir, la situation se compliquait à plaisir. Comment supposer, en effet, que Kriloff, sachant dans quel guêpier m’avait fourré Budienny, ne m’eût pas prévenu de l’existence de cette... cousine ?
La chose me parut à ce point invraisemblable que je me refusai à l’admettre.
En tout état de cause, il me fallait jouer serré, car, si Anouchka était une tchékiste – et rien ne me prouvait le contraire, – elle était vraiment de première force...
La mâtine jouissait visiblement de mon embarras.
Il est de fait que, si elle avait cherché à m’intriguer, elle y avait pleinement réussi.
Quoi qu’il en soit, il me fallait sortir de cette situation, qui, si elle n’était pas angoissante, était pour le moins ridicule...
Se rendant sans doute compte qu’elle avait exagéré quelque peu, Anouchka n’allait pas tarder à me tirer elle-même de cette cruelle incertitude.
Se libérant de mon étreinte, elle entrouvrit, l’une après l’autre, les deux portes de la salle dans laquelle nous nous trouvions, afin de s’assurer que nulle oreille indiscrète ne se trouvait aux écoutes, puis, revenant vers moi, elle me dit textuellement :
– Cette plaisanterie, mon cher Nobody, – ou, si vous le préférez, mon cher Varine, – a assez duré ! Je vous demande en grâce de ne pas me prendre pour une « collègue » de ma peu estimable patronne, mais bien pour ce que je suis réellement : une amie sincère et dévouée du prince Kharassoff et du colonel Alexandrovitch.
– Ça, par exemple !...
– Je comprends tout ce qu’a de surprenant pour vous cette affirmation. Il n’en demeure pas moins que, dès votre départ de Nice, j’ai été prévenue de votre prochaine arrivée à Moscou, et que, d’ordre du grand-duc Ivan Ivanovitch, je suis entrée en relations avec Kharassoff, afin de vous aider, de concert avec lui, dans l’accomplissement de votre tâche.
– J’avoue ne pas comprendre, car, en admettant même que vous soyez l’amie – ou la confidente – des personnes dont vous venez de citer les noms, vous ne pouviez tout de même pas deviner que j’entrerais en qualité de chauffeur au service de Mlle Konstantinowna.
– Cela, évidemment, je ne pouvais le prévoir. Mais, ce que j’avais prévu, c’est que, fatalement, elle et vous entreriez en contact ! De quelle façon se produirait ce contact ? Où aurait-il lieu ? Cela, c’était la part de l’inconnu. Mais, partant de ce principe que, étant donné l’homme que vous êtes, la Tchéka ferait tout pour vous arrêter, un corollaire s’imposait, celui-ci : LA TCHÉKA N’A QU’UN AGENT CAPABLE DE RÉUSSIR UN COUP PAREIL, ET CET AGENT, C’EST LA VIERGE ROUGE !
– Et alors ?
– Alors, c’est à cette dernière que je me suis attachée. Oh ! j’avoue que cela n’a rien de particulièrement agréable ni de bien palpitant ! Mais la « Cause » d’abord, n’est-il pas vrai ?
Et comme je la regardais, sans pouvoir articuler un mot, tellement j’étais ému, elle reprit :
– Somme toute, mon raisonnement était assez juste, puisque – et, ici, elle eut un sourire – la conjonction des deux astres s’est produite. Il reste à savoir ce qui en sortira...
– Il ne peut rien en sortir que de bon, avec une alliée de votre force. C’est égal, vous pouvez vous vanter de m’avoir donné chaud !
– À ce point-là ?
– Diable ! Mettez-vous un moment à ma place et voyez la frayeur qu’aurait pu vous causer une alerte pareille ! Enfin, tout est bien qui finit bien. Ce que je n’arrive pas à comprendre, par exemple, c’est pourquoi ni Kharassoff ni Kriloff ne m’ont averti de votre présence ici.
Anouchka eut un nouveau sourire, puis, simplement, elle me déclara :
– C’est que je leur avais défendu de parler.
– Vous leur aviez défendu...
– Oui ! Et formellement !
– Voilà qui me dépasse ! Et à quoi rime, je vous prie, ce mutisme ? Car, enfin, ce que, tout à l’heure, vous avez bien voulu qualifier de plaisanterie aurait pu fort mal tourner pour vous. Supposez que, me trompant du tout au tout, je vous aie prise pour une affiliée à la Tchéka...
– Eh bien ! Qu’auriez-vous fait ?
– Je l’ignore. Mais je vous aurais certainement mise dans l’impossibilité de nuire.
– Non ! car, d’un mot, j’avais la possibilité d’apaiser votre colère !
– Et ce mot, peut-on le connaître ?
Elle jeta autour d’elle un nouveau coup d’œil puis, s’approchant de moi, elle me dit tout bas, à l’oreille :
– Semper fidelis !
Cette fois, aucun doute n’était plus permis, car, seuls, les affiliés de haut grade connaissaient ce mot de passe. Je m’inclinai devant la jeune femme et, respectueusement, je m’enquis :
– Me ferez-vous la grâce, Madame, de m’apprendre à qui j’ai l’honneur de parler ?
Elle me regarda avec un sourire malicieux, puis me demanda :
– Y tenez-vous beaucoup ?
– J’y tiens essentiellement.
– Eh bien ! soyez satisfait : je suis la princesse Sonia Kharassoff !
– La femme de...
– Non ! Pas sa femme. Sa sœur, tout simplement.
J’étais à peine revenu de la surprise que je venais d’éprouver, car, si je m’attendais à un nom, ce n’était certes pas à celui-là, et j’avais à peine commencé à lui faire part de l’admiration que m’inspirait son dévouement à notre cause que je la vis, soudain, tressaillir.
D’un geste, elle m’imposa silence et, l’oreille tendue vers la porte qui donnait accès sur le hall, elle murmura :
– On vient ! Plus un mot !
Puis, enchaînant, elle reprit aussitôt :
– Je suis heureuse, camarade, que tes services aient été agréés par « Mademoiselle ». Je vais te conduire à l’intendant, afin qu’il te prenne en charge dès aujourd’hui...
– Ne te donne pas cette peine, Anouchka, fit une voix. Désormais, c’est moi qui vais me charger du camarade Kédroff.
Et nous vîmes apparaître l’un des deux tchékistes préposés à la garde de la Vierge Rouge.
– Alors, c’est entendu ! fit-il en s’adressant à moi ; tu fais partie de la maison ?
– Mais oui, camarade !
– Alors, si tu le veux bien, nous allons aller de ce pas rendre visite au camarade Péters, qui désire vivement faire ta connaissance.
– Et qui est le camarade Péters ?
Ma question eut le don de mettre en joie le tchékiste, mais je vis Anouchka pâlir affreusement...
– Comment ! reprit le tchékiste, tu ne connais pas le camarade Péters ?
– Ma foi non ! Et, au surplus, je ne tiens nullement à faire sa connaissance.
– Pas possible ! fit-il en riant de plus belle. Le malheur est que lui, au contraire, tient essentiellement à ce que tu lui sois présenté. Et, quand le camarade Péters désire quelque chose, le mieux est de lui donner satisfaction.
– Il est donc bien puissant, ton camarade Péters ?
– Puissant ? Je crois bien ! Après Dzerjinski et Menjenski, c’est lui qui est le maître de la Russie.
– Ah ! Bah ! Le maître de la Russie ! Voilà un beau grade, certes ! Et peux-tu me dire quelle est sa fonction ? demandai-je en riant, à mon tour.
Lors, le tchékiste, joignant les talons, la main à la visière de sa casquette, figé dans la position du salut, déclama, farouche :
– Péters est notre maître à tous ! Péters est le chef des troupes à la disposition spéciale 12 ! Péters commande la Tchéka !
Je compris alors pourquoi avait blêmi Anouchka.
Et, à mon tour, je me sentis blêmir...
Où je fais connaissance avec Shoukov,
le capitaine du « Vaisseau des Morts ».
Le siège de la Tchéka se trouve au no 2 de la rue Loubianka. L’immeuble, qui ressemble plutôt à une caserne qu’à un hôtel particulier, appartenait, avant la révolution, à un richissime marchand de blé, M. Owanesov, qui avait installé là ses bureaux et ses magasins.
Le bâtiment principal, celui où sont situés les bureaux du haut personnel de la Tchéka, est en bordure de la rue.
Mais, dans la cour intérieure, se trouve un autre immeuble, haut de cinq étages, qui, depuis la désaffectation de l’Institut Smolny, est devenu la principale prison d’État de la Russie bolcheviste.
Entouré d’ailes en retrait, ce dernier bâtiment est complètement isolé de l’extérieur, d’où nul ne le peut apercevoir.
Chaque étage comporte un nombre invraisemblable de cellules où grouillent des centaines de prisonniers jetés là pêle-mêle, dans la plus effroyable promiscuité, et destinés, pour la plupart, à la mort...
Je pus, en entrant dans la cour, me rendre compte d’un coup d’œil, que toutes les fenêtres de ce bâtiment étaient munies de fortes grilles en fer, et que certaines d’entre elles étaient pourvues de hottes en bois, destinées à intercepter l’air et la lumière...
Sans doute se trouvait-il dans ces cellules des prisonniers dangereux...
Je ne pus d’ailleurs pousser plus loin mes constatations, car un tchékiste, crasseux à souhait, vint prévenir mon « guide » que le « camarade » Péters allait nous recevoir.
Sur ses pas, nous entrâmes dans une pièce située à droite de l’entrée, sous la voûte, et que je sus plus tard avoir été autrefois le propre bureau de M. Owanesov.
Là, où naguère se vendait du blé, se détaillait, aujourd’hui, de la chair humaine...
Ainsi vont les choses en Russie.
Cette pièce, à la porte de laquelle veillaient deux sentinelles, était dans un état de saleté tel que je me demandai, dès l’abord, comment des êtres humains pouvaient vivre là...
L’ameublement était plutôt rudimentaire. Il se composait d’une table, d’une chaise et de plusieurs bancs.
Derrière la table, sur la chaise, se tenait assis un homme revêtu d’une sorte d’uniforme en cuir noir.
Manifestement, il était ivre.
Au moment où j’entrai, il procédait à l’interrogatoire d’un pauvre diable qu’encadraient une douzaine de tchékistes – tous plus sales les uns que les autres – et qui, complètement terrorisé, ne répondait que par monosyllabes aux questions qui lui étaient posées.
De toute évidence, il s’agissait là d’un minus habens, incapable du moindre forfait et dont le cas, d’après ce que je pus comprendre, relevait plutôt de la pathologie que de la justice.
Il n’en fut pas moins condamné à la colonisation forcée 13.
En attendant que prît fin cet interrogatoire ; – ou, plus exactement, cette parodie de justice, – je m’étais assis sur un des bancs, entre une jeune femme israélite, qui venait solliciter « un permis de communiquer », et un pope, inculpé de complot contre la sûreté de l’État.
Voici en quoi consistait ce complot.
Avant la révolution, il existait en Russie, dans la plupart dès immeubles situés dans les quartiers populaires, des niches pratiquées dans les façades et dans lesquelles on avait placé soit des icones, soit des statues de saints.
Depuis la révolution, – cela va de soi, – ces icones et ces statues avaient disparu et avaient été remplacées par des bustes de Lénine.
Les moujiks, gens simples, habitués à se découvrir et à prier devant les icones, continuaient à se découvrir et à prier devant les bustes de Lénine.
Il n’y a que la foi qui sauve, n’est-il pas vrai ?
C’est pour avoir refusé de les imiter que le pope était traduit devant le tribunal de la Tchéka, qui, ne l’oublions pas, juge en dernier ressort.
Ainsi qu’on le voit, ce complot se réduisait à fort peu de chose.
Mais c’est en vain que le pope essaya d’expliquer aux tchékistes que, bien qu’ayant été divinisé par ordre des soviets, Lénine ne figurait pas encore parmi les saints qui peuplent le paradis orthodoxe et que, cela étant, il n’était nullement tenu, lui, pope, de se découvrir et de prier devant son image.
Qu’avait-il osé prétendre là ?
Copieusement passé à tabac sous mes yeux, l’infortuné ecclésiastique fut ensuite traîné dans l’intérieur de la prison, par deux tchékistes avinés...
Vint ensuite le tour de la jeune israélite.
Elle expliqua au tchékiste que, son mari ayant été arrêté et condamné la veille à un mois de fers, pour avoir contrevenu à un arrêté réglementant la vente sur les marchés, elle se trouvait sans ressources, son mari ayant sur lui tout l’argent du ménage.
– Et que veux-tu que je fasse à cela ? interrogea le tchékiste.
– Je te demande l’autorisation de voir mon mari afin qu’il me permette de prélever, sur la somme déposée au greffe, l’argent nécessaire à ma subsistance !
Après une interminable palabre, cette autorisation fut refusée à la jeune femme, qui, accablée sous ce nouveau coup du sort, s’en alla tout en larmes.
Ces affaires ayant été liquidées, le tchékiste eut, enfin, le loisir de s’occuper de moi.
Après m’avoir toisé de la façon la plus inconvenante, d’un signe, il m’invita à venir près de lui.
Prenant ensuite une fiche sur la table, il la consulta et, soudain, me demanda :
– Quels sont les motifs qui t’amènent ici, et pourquoi as-tu demandé à parler au « camarade » Péters ?
Me tournant alors vers mon « guide », que la question qui venait de m’être posée semblait éberluer, je l’invitai à répondre à ma place.
– Camarade Strodsky, fit-il, en s’avançant vers la table, le « camarade » Ivan Kédroff n’a nullement demandé à être reçu par le « camarade » Péters !
– Alors ?
– Alors, c’est moi qui, agissant d’après les ordres de ce dernier, ai amené Kédroff ici, pour le lui présenter !
– Péters a demandé à voir Kédroff ? Voilà qui me semble bizarre ! En es-tu bien sûr, au moins ?
– Péters ne m’a pas demandé de lui présenter Kédroff personnellement. Il m’a simplement ordonné – et il s’agit là d’une consigne générale – de lui amener ici, immédiatement, tous ceux, hommes ou femmes, qui entreraient au service de Maria Konstantinowna !
– Ah bien ! fit Strodsky, je comprends. Il s’agit, d’après ce que je vois, d’une affaire de service intérieur.
– C’est cela même ! répondit, en riant, mon « guide », qui ajouta en me désignant :
– Comme le camarade Kédroff ignore encore la consigne no 9, peut-être convient-il, avant de le présenter à Péters, de le mener chez Soukhov ?
Cette proposition devait avoir quelque chose de particulièrement réjouissant, car elle fut accueillie par un éclat de rire général.
Ne sachant à quoi elle rimait, je demeurai impassible. Si je l’avais su, il est probable que j’aurais tout fait pour la combattre. On va voir pourquoi...
Quand il eut fini de rire, Strodsky déclara :
– Ta proposition mérite d’être retenue, mais, auparavant, je vais demander à Péters ce qu’il en pense.
Et, se levant, il sortit par une porte que dissimulait un paravent.
Son absence fut de courte durée, d’ailleurs, et, quand il revint, s’adressant à l’un des tchékistes qui se trouvaient là, il lui dit :
– Tu vas conduire le camarade Kédroff chez Soukhov. Mais, avant de le lui confier, spécifie bien qu’il ne s’agit ni d’un suspect ni d’un condamné, sans quoi il pourrait le recevoir comme s’il s’agissait d’un de ses clients habituels, c’est-à-dire fort mal !
– Bien, chef ! se borna à répondre le tchékiste, qui, d’un geste, m’invita à le suivre.
Nous sortîmes dans la cour et, après avoir tourné à droite, nous gagnâmes, par un escalier intérieur, le cinquième étage du bâtiment principal, non sans avoir été arrêtés à chaque palier par de nombreuses sentinelles, auxquelles, pour pouvoir passer, le tchékiste qui m’accompagnait dut donner le mot d’ordre...
Sur le palier du cinquième étage s’amorçait un long couloir que nous longeâmes de bout en bout.
Nous parvînmes, enfin, devant une porte sur laquelle était peint en rouge le chiffre 33.
Dès que le tchékiste eut frappé, cette porte s’ouvrit toute grande et nous entrâmes dans une sorte d’antichambre vide de meubles, mais abondamment garnie de tchékistes armés jusqu’aux dents.
Un de ces derniers, un gradé sans doute, vint s’informer auprès de mon « compagnon » des « motifs de notre visite ».
Après un colloque assez long, les deux hommes finirent par tomber d’accord et l’on m’introduisit dans une salle, aussi vaste que bien aérée, dont, du premier coup d’œil, je compris la destination.
C’était la salle d’anthropométrie.
– Cette fois, pensai-je, pour peu que les tchékistes connaissent leur métier, je suis « flambé » !
On n’a pas oublié, en effet, que mes empreintes digitales figuraient sur le passeport qui m’avait été délivré par l’ambassade soviétique de Londres.
Or, comme, dans le monde entier, il n’existe pas deux hommes ayant les mêmes empreintes digitales, J’ÉTAIS SÛR ET CERTAIN D’ÊTRE IMMÉDIATEMENT IDENTIFIÉ, pour peu que la Tchéka procédât à une vérification.
Et, dans ce cas, pour moi, c’était la mort ! LA MORT IMMÉDIATE ET SANS PHRASES.
Ainsi qu’on le voit, la situation dans laquelle je me trouvais n’avait rien de bien séduisant.
Mais que faire à cela ?
Étant donnés la disposition particulière des lieux et le nombre des tchékistes qui m’entouraient, toute résistance eût été vaine.
Après avoir mûrement réfléchi, pesé le pour et le contre, je décidai de laisser agir le sort...
Bien m’en prit, d’ailleurs.
Ayant ouvert la porte d’une seconde salle, que gardait un Chinois de taille colossale, le tchékiste qui nous avait reçu dans l’antichambre, demanda :
– Puis-je parler au camarade Shoukov ?
– De la part de qui ? fit le Chinois.
– De la part de Péters et de Strodsky.
– Bon ! Je vais voir s’il peut vous recevoir.
Il se pencha vers un appareil acoustique et, ayant obtenu la communication avec Shoukov, il échangea quelques mots, dans une langue inconnue de moi, avec ce dernier :
Ayant raccroché le récepteur, il vint vers moi et m’ordonna :
– Déshabille-toi !
Je sursautai...
– Allons ! Vite ! reprit-il, mets-toi tout nu !
– Mais, protestai-je, je ne suis pas un condamné !
Le Chinois eut un sourire indéfinissable :
– Peut-être, fit-il. MAIS TU POURRAS L’ÊTRE UN JOUR ! C’est pourquoi il faut qu’on te mensure.
Toute résistance étant impossible, je dus me résoudre à me soumettre aux formalités de l’anthropométrie, m’efforçant cependant – ce à quoi je parvins – à fausser la prise d’empreintes.
Quand ce fut terminé, le Chinois me dit :
– Viens par ici, maintenant !
– Tout nu !
– Mais oui, tout nu ! Shoukov en a vu bien d’autres que toi ! Sa vertu, du reste, est à toute épreuve.
Et ouvrant une porte :
– Allons, entre ! Le « camarade » Shoukov, CAPITAINE DU VAISSEAU DES MORTS, veut bien te recevoir !
Et comme, malgré moi, devant cet énoncé, j’effectuais un pas en arrière :
– Ah ça ! reprit le Chinois, dont toute l’attitude se fit menaçante, aurais-tu peur du camarade Shoukov ? C’est pourtant un bien joli garçon ! Tiens ! Regarde !
Et, d’une bourrade, il me précipita aux pieds d’un homme – que dis-je ? – d’un anthropoïde, sorte de monstre à figure humaine qui, nu jusqu’à la ceinture, les bras gainés de sang, un peigne d’acier à la main, s’affairait autour d’un chevalet sur lequel était « ficelé » un cadavre...
Cet homme, c’était Shoukov !
ET DANS SHOUKOV, JE VENAIS DE RECONNAÎTRE LE BOURREAU DE LA TCHÉKA...
La « machine à tuer » de la Tchéka.
Au fait, était-ce bien un cadavre qui se trouvait là, devant moi, sur ce chevalet ?
Certes non, puisque des contractions nerveuses agitaient encore cette chair torturée, déchirée, pantelante...
Mes yeux qui, tout d’abord, s’étaient fixés sur le supplicié, se posèrent ensuite sur le bourreau.
Les mains aux hanches, il me toisait, un sourire narquois au coin des lèvres.
Sinistre, ce sourire ! Plus sinistre même que le spectacle véritablement hallucinant que formait cet ensemble hideux...
Bien qu’ayant les nerfs à fleur de peau, je n’en conservai pas moins tout mon sang-froid, et, toisant à mon tour Shoukov, j’attendis, les yeux rivés sur les siens.
Bientôt son regard vacilla.
Il lança à terre un jet de salive, et, d’un geste du menton, me désignant l’homme étendu sur le chevalet et qui, maintenant, se tordait dans les spasmes de l’agonie, froidement, il déclara :
– Ainsi périssent les traîtres !
– Que diable ! veux-tu que cela me fasse ? répondis-je non moins froidement.
Tant d’assurance parut l’ébahir.
– Sais-tu que cet homme que tu vois là en train de rendre l’âme était, hier encore, un des chefs de la Tchéka ?
Haussant les épaules, je répétai :
– Encore une fois, que veux-tu que cela me fasse ?
Il me jeta un coup d’œil de travers, puis il reprit, martelant les mots :
– Songe à ceci : depuis huit heures ce matin, – et il va bientôt être midi, – cet homme a souffert mille morts. Approche et regarde.
Ses dents, tu le vois, ont disparu ! C’est que, à l’aide de ce ciseau et de ce marteau, je les ai lait sauter une à une...
– Vois ! il n’a plus d’ongles ! À l’aide de cette pince, je les ai arrachés.
– Serais-tu manucure, par hasard ?
– Ensuite, avec cette aiguille, je lui ai crevé les yeux.
– Oculiste, par-dessus le marché ?
– Sa peau, je l’ai découpée en lanières !
– Il avait la vie dure, à ce que je vois ?
– Plutôt ! Aussi, comme il persistait à ne pas vouloir mourir, j’ai fini par l’écorcher vivant – VIVANT, TU ENTENDS ! – avec le peigne en acier que voici !
– Je vois... mais je ne comprends pas !
Shoukov, cette fois, faillit se fâcher.
– Qu’est-ce que tu ne comprends pas ? fit-il d’une voix rauque.
– Je ne comprends pas ce que je fais ici !
– Ah bah !
– C’est comme j’ai l’honneur de te le dire ! Car – et cela, il faut que tu le saches à ton tour – ta petite exhibition, si elle sort de l’ordinaire, n’a rien cependant qui me puisse effrayer.
Et tandis qu’il mâchait un juron :
– Me prendrait-on pour une femmelette ? Et, vraiment, ceux d’en bas ont-ils cru m’épouvanter en m’envoyant ici ? Tu pourras leur dire que c’est bien mal me connaître.
Le bourreau me regardait, sidéré...
– Sais-tu, fit-il enfin, que tu me fais l’effet d’être un type peu banal.
– Là n’est pas la question.
– Et où est-elle, selon toi ?
– Je vais te l’apprendre. Si, au lieu de me traîner ici devant toi, pour me soumettre à je ne sais quelle épreuve, on s’était borné à demander à Ismaïloff des renseignements sur mon compte, on aurait été immédiatement fixé, et...
– Pardon ! interrompit-il, si je comprends bien, tu prétends être l’ami d’Ismaïloff ?
– C’est-à-dire qu’Ismaïloff est mon meilleur ami.
– S’il en est ainsi, ils peuvent se vanter d’avoir fait du beau travail, en bas ! Qu’est-ce qu’ils vont prendre quand Ismaïloff va savoir qu’on t’a envoyé ici ! Et c’est Strodsky qui a eu cette idée géniale ?
– Strodsky ne pouvait pas deviner en quels termes je suis avec Ismaïloff. Cela n’est pas écrit sur mon front.
– À quoi lui sert sa police, alors !
– Cela, je n’en sais rien. Mais ce que je sais, par exemple, c’est qu’il n’emportera pas en paradis le tour qu’il vient de me jouer.
Déjà le bourreau s’empressait...
Appelant son garde du corps chinois
– Tching-Lo, lui cria-t-il, apporte vivement les effets du camarade Kédroff ! Et envoie-moi, en vitesse, celui des agents qui l’a mensuré !
Une minute plus tard, mes habits – dont les poches avaient été soigneusement retournées, ainsi que je pus m’en rendre compte – m’étaient rendus, et je n’avais pas encore fini de m’habiller que l’agent qui m’avait mensuré comparaissait devant Shoukov.
– C’est toi, misérable, qui a mensuré Kédroff ? lui demanda-t-il.
Et l’autre, tout tremblant, de répondre :
– Mais je n’ai fait qu’exécuter les ordres qui m’ont été donnés, camarade !
– Les ordres de qui ? Qui est-ce qui commande ici ?
– Mais...
– Te tairas-tu, brigand ?
Et lui montrant, du doigt, le cadavre qui gisait sur le chevalet :
– Tu le vois, celui-là ! Eh bien ! si, dans une seconde, – une seconde, tu entends ! – tu n’as pas anéanti les éléments qui t’ont permis d’établir la fiche anthropométrique de Kédroff, je t’en fais autant ! Je t’écorche tout vif ! Je te transforme en chair à saucisse !
Comme bien on pense, le malheureux ne demanda pas son reste.
Quelques instants après il revenait avec ma fiche anthropométrique et le cliché photographique où j’étais représenté de face et de profil.
– Jette-moi tout cela dans le feu ! hurla Shoukov. Bien ! Maintenant, disparais ! Et que je n’entende plus jamais parler de cette affaire-là, n’est-ce pas ?
Se tournant ensuite vers moi :
– Tu vois, fit-il, que, en ce qui me concerne, j’ai tout fait pour réparer l’erreur qui a été commise en bas ! J’espère que, le cas échéant, tu voudras bien en témoigner, car je ne me soucie aucunement d’entrer en conflit avec Ismaïloff.
Je lui donnai à cet égard les apaisements nécessaires, puis je repris :
– Peux-tu me dire, maintenant, à quel mobile a obéi Strodsky en m’envoyant ici ?
– Ma question parut le gêner quelque peu...
Et comme j’insistais :
– Eh bien ! voilà, fit-il. Toutes les fois que se présente un postulant pour la Tchéka, avant que de l’admettre, on lui donne connaissance du règlement et des consignes spéciales et on le soumet à certaines épreuves. Ces épreuves sont de rigueur, quand le postulant est imparfaitement connu de nous.
– Je reconnais que c’est mon cas.
– En effet ! Et Strodsky, quoi que tu en puisses penser, a fort bien agi en t’envoyant ici. Somme toute, il n’a fait qu’appliquer la consigne no 9 et l’ordre de service no 1.
– En quoi consistent-ils ?
– L’ordre de service no 1 prescrit que tous les agents de la Tchéka, s’ils sont destinés à la section K. R., c’est-à-dire à la section politique, doivent être mensurés.
– Bien ! Je commence à comprendre. Et que dit la consigne no 9 ?
– La consigne no 9 spécifie que tout agent de la Tchéka convaincu de trahison doit être immédiatement exécuté. Elle ajoute :
« Dans le cas où le traître a reconnu son crime et fait l’aveu complet de sa faute, il subit la mort par pendaison.
« Dans le cas où le traître refuse d’avouer, L’AVEU DOIT ÊTRE OBTENU PAR TOUS LES MOYENS POSSIBLES.
« Autant que faire se pourra, les postulants seront amenés à la section 33 au moment des exécutions, ceci pour qu’ils se rendent compte de quelle façon la Tchéka punit les traîtres. »
– Pas drôle, cette consigne ! fis-je. Mais est-ce à dire que chaque jour tu as l’occasion d’exercer tes talents ?
– Chaque jour, c’est beaucoup dire ! Pour être dans le vrai, mettons que cela se produit assez fréquemment.
– Et tous ceux qui trahissent subissent le sort de ce malheureux ?
Il eut un sourire hideux :
– Tous, non ! Il faut qu’ils se soient rendus coupables d’une faute particulièrement grave.
– Qu’avait donc fait celui-ci ?
Le bourreau jeta un regard sur sa victime, haussa les épaules, puis répondit :
– Oh ! pas grand-chose ! À vrai dire, je ne crois même pas qu’il ait trahi. Il fut plus « malchanceux » que coupable. Son crime est d’avoir laissé échapper deux contre-révolutionnaires dangereux. DEUX ÉMISSAIRES DE LA FAMEUSE ORGANISATION BLANCHE DE RIGA...
Cette déclaration ne tomba pas dans l’oreille d’un sourd...
– Ah bah ! fis-je, et comment cela ?
– Chef d’un district situé à 50 kilomètres d’ici environ, il avait été prévenu que deux conspirateurs, venant de Riga, devaient atterrir dans sa zone de surveillance. Il avait bien pris toutes ses mesures pour les arrêter, mais, trompé par l’un d’entre eux qui se fit passer pour un des chefs de la section politique, non seulement il ne les arrêta pas, mais encore il prêta sa voiture à l’autre conspirateur, qui put ainsi s’échapper...
Violemment ému, car, somme toute, j’étais responsable de la mort de ce malheureux, je m’approchai du cadavre afin de voir si je pourrais l’identifier.
Cela me fut impossible, car il n’avait plus figure humaine. Sa tête était en bouillie et son corps n’était qu’une plaie...
Se méprenant sur les motifs qui m’amenaient près du cadavre, Shoukov reprit en se dandinant :
– Oh ! tu peux regarder ! C’est du beau travail, et dans ma partie je ne crains personne.
– En effet ! fis-je, écœuré.
– Aussi, quand les postulants qu’on amène ici voient un type « arrangé » comme l’est celui-là, je suis tranquille pour eux. Avant de trahir, ils y regardent à deux fois.
– Et que va devenir ce cadavre ?
Il eut un nouveau sourire, puis, s’approchant d’une fenêtre qu’il ouvrit toute grande, il me répondit :
– Approche et regarde !
Je me penchai à la fenêtre qui prenait jour sur une sorte de cour formant puits, et, en bas, j’aperçus une douzaine de cadavres nus, ensanglantés, que des tchékistes disposaient en tas...
Je sentis mes cheveux se dresser sur ma tête...
– Qu’est-ce que cela ? fis-je, horrifié.
– Cela ? me répondit Shoukov, tout hilare, mais c’est mon travail de la semaine ! C’EST MOI QUI LES AI « NETTOYÉS » ! Je commence par les « estourbir ». Puis, quand c’est fini, je les prends par une jambe et je les jette par la fenêtre. En bas, quand le compte y est, les gars les mettent en tas, les arrosent de pétrole et les « grillent ». Comme cela, ni vu ni connu ! Leurs familles peuvent toujours les réclamer. Nul ne peut savoir ce qu’ils sont devenus.
Il fit une pause, puis il reprit :
– D’ailleurs, si tu veux savoir comment ça se « goupille », il m’en reste un à expédier. Tu n’as qu’à rester là. Ça ne va pas être long.
– Ah non ! criai-je. J’aime mieux ne pas voir « ça » ! Ce que j’ai vu me suffit !
Et, comme il me regardait surpris, ne comprenant évidemment pas qu’un « pur » ne s’intéressât pas à l’horrible besogne qu’il accomplissait, je repris, pour lui donner le change :
– D’ailleurs, Péters m’attend, et il pourrait se montrer surpris de n’avoir pas encore reçu ma visite.
– Ah bon ! si c’est ça, je comprends. C’est qu’il n’est pas commode tous les jours, le camarade ! Et, pour peu qu’il ait un petit coup de vodka dans le nez, son abord n’a rien de particulièrement agréable.
– Ça lui arrive souvent ?
Il eut un gros rire :
– Assez souvent, car, lui, il a des remords ! IL PARAÎT QUE, LA NUIT, IL VOIT DES CADAVRES ! IL A PEUR D’EUX !
– Diable ! Ce ne doit pas être gai ! Et toi, as-tu des remords ?
Il me regarda, effaré :
– Moi ? des remords ? Et pourquoi veux-tu que j’en aie ? Je ne condamne pas, moi ! J’exécute !
Et, tout en m’accompagnant vers la porte, au seuil de laquelle veillait Tching-Lo, il précisa, plus hilare que jamais :
– Moi ! JE SUIS LA « MACHINE À TUER » !
Puis, après avoir fait un geste d’adieu, je l’entendis qui disait au Chinois :
– Il en reste un, n’est-ce pas ?
– Oui, chef !
– Eh bien ! envoie-le-moi.
Où j’entends parler, pour la première fois
de « la mort lente ».
L’entrevue que je venais d’avoir avec ce monstre à figure humaine, qu’est Shoukov, le bourreau de la Tchéka ; les scènes d’horreur qui s’étaient déroulées sous mes yeux ; les regards féroces ou sournois que je voyais fixés sur moi ; les propos violents que je saisissais au passage ; l’ambiance, en un mot, firent que, surexcité au possible, j’éprouvai le désir de fuir au plus vite cette maison de fous...
Tching-Lo m’ayant remis entre les mains de mon guide, j’ordonnai à ce dernier de me conduire immédiatement chez Péters.
Narquois, il me répondit :
– Le camarade Péters vient de nous informer que, obligé de s’absenter, il ne pourrait te recevoir aujourd’hui. Il te prie de l’excuser.
– Voilà qui est fâcheux.
– Oh ! rassure-toi. Le nécessaire va être fait en ce qui te concerne. Il a demandé au camarade Gunslicht de vouloir bien s’occuper de toi.
– Ah ! bon ! Eh bien, allons chez le camarade Gunslicht. Lui ou un autre, peu m’importe, pourvu qu’on en finisse au plus vite.
– Nous n’aurons pas loin à aller : son bureau est au rez-de-chaussée.
Nous refîmes en sens inverse le chemin parcouru précédemment et, après avoir traversé plusieurs bureaux, y compris celui de Strodsky, nous arrivâmes devant une porte sur laquelle étaient écrits ces mots : « Section secrète de la Tchéka ».
Nous entrâmes...
La pièce ne se différenciait en rien de celles que nous venions de traverser. Peut-être était-elle plus vaste, mieux éclairée, mais elle était certainement tout aussi sale.
Au centre, un bureau autour duquel se tenaient plusieurs des chefs de la Tchéka, parmi lesquels je reconnus immédiatement Joselevitch, Bitner, Artusov, Wijakowsky, Petrov, Roller et, enfin, Gunslicht.
Hirsute, dépoitraillé, puant à plein nez la vodka, ivre – ou presque, – tel m’apparut Gunslicht 14, le chef actuel de cette terrible section secrète dont la seule évocation suffit à terroriser tout un peuple...
Péters, le bourreau immonde ; Péters, le fou sanguinaire et féroce, l’être sans cœur qui, à lui seul, a fait plus de victimes que n’en firent jamais tous ses collègues de la Tchéka réunis ; Péters, l’homme en qui s’incarne le mieux l’abominable régime dont meurt la Russie, était absent, en effet...
Est-ce à dire que ce Gunslicht qui était là, devant moi, trônant au milieu d’une demi-douzaine d’individus, tous aussi sales, aussi répugnants, aussi ivres que lui, était moins redoutable ?
C’eût été folie de le croire.
J’eus vite fait le tour des choses et des gens.
Obéissant à un geste de Gunslicht, nous nous approchâmes du bureau, sur lequel, bien en évidence au milieu d’innombrables cachets officiels et d’imprimés de tous formats et de toutes couleurs, j’aperçus un pistolet parabellum...
Après m’avoir jeté un coup d’œil aigu, Gunslicht, s’adressant au tchékiste auquel j’étais redevable de cette entrevue, s’informa, en me désignant :
– Qu’est-ce que ce type-là ?
Figé dans la position du salut, la main à la visière de sa casquette, l’autre répondit :
– Une recrue, chef.
– Une recrue ?
– Oui, chef, et chaudement recommandée.
– Ah ! Ah ! Et par qui ?
– Par Budienny et Lebedeff.
– Deux bons parrains, à ce que je vois.
Et se tournant vers moi :
– Que me veux-tu ? demanda-t-il.
Alors, le fixant dans les yeux
– Moi, personnellement, rien. Mais il paraît que, pour faire partie du personnel de la camarade Konstantinowna, il faut, auparavant, avoir été agréé par la Tchéka...
– Et alors ?
– Alors, je viens me faire inscrire.
– As-tu des papiers établissant ton identité et prouvant ton civisme ?
Tirant de mon portefeuille les pièces demandées, je les lui tendis.
Il les prit, les parcourut, puis, hochant approbativement la tête, il me les rendit en disant :
– Tout cela est parfait. Tu es tout à fait en règle. Si tu n’étais pas aussi chaudement recommandé, je dirais même que tu es presque trop en règle...
– Cependant, camarade...
– Silence ! tonna-t-il. Quand je parle, il convient de se taire ! Ici, c’est moi qui commande !
Ce fantoche ne m’intimidant nullement, je payai d’audace :
– C’est possible ! répliquai-je. Mais je ne permets à personne – à toi moins qu’à tout autre – de mettre en doute mon civisme...
Donnant un violent coup de poing sur la table, Gunslicht, que ma réponse sembla mettre hors de lui, s’écria.
– Te tairas-tu ! sacré bavard ! Tu devrais savoir qu’on ne se paie pas impunément ma tête, et que d’autres, pour l’avoir essayé, y ont laissé la leur !
Décidément, cette sombre brute méritait une leçon ; aussi répliquai-je du tac au tac :
– Ta tête ? Et que veux-tu que j’en fasse, de ta tête ? Tout au plus pourrais-je m’en servir pour caler les roues de mon auto. Quant à la mienne, essaie d’y toucher, pour voir ! Citoyen libre, j’ai le droit et le devoir de m’exprimer librement. Je suis ici pour cela. Et personne, pas plus toi qu’un autre, ne me fera taire !
Hagard, les yeux hors des orbites, Gunslicht s’était dressé. De toute évidence, jamais personne ne lui avait répondu sur ce ton. Sa main, qui tremblait, s’était crispée sur la crosse de son pistolet automatique...
Je compris que ma vie ne tenait qu’à un fil. Néanmoins, je risquai le tout pour le tout :
– Penses-tu me faire peur ? repris-je en haussant les épaules. Laisse donc ton « épouvantail à moineaux » tranquille. Assieds-toi plutôt, et causons.
Gunslicht et ses acolytes me regardaient, sidérés.
Prenant une chaise, que nul n’avait songé à m’offrir, je m’assis, délibérément en face d’eux.
Gunslicht, se laissant choir dans son fauteuil, lâcha la crosse de son pistolet...
– C’est une gageure, sans doute ! fit-il.
– Non pas ! C’est une affirmation de mes droits.
Et, souriant, j’ajoutai :
– Que veux-tu ? Nous sommes tous ainsi, au soviet des chauffeurs. Braves types, certes, mais la tête près du bonnet.
Maintenant, Gunslicht me toisait avec curiosité. Visiblement, Il était dompté. Soudain, se déridant, il déclara :
– Il m’est arrivé à maintes reprises d’avoir en face de moi des phénomènes. J’avoue en avoir peu rencontré de ton calibre.
Je me mis à rire et, enchaînant :
– Un phénomène, moi ? Pourquoi ?
– Parce que, d’habitude, ceux qui entrent ici ont moins de caquet.
J’arrivai aussitôt à la parade :
– Parce que, sans doute, ils n’ont pas la conscience tranquille.
Ma réponse parut le frapper.
Il réfléchit une seconde, puis :
– Sans doute, concéda-t-il.
Le silence se rétablit, mais Gunslicht le rompit bientôt.
– Alors, fit-il, si j’ai bien compris, tu demandes à être des nôtres ? Mais sais-tu que n’entre pas qui veut à la Tchéka ? Tu peux être – ce dont je ne doute nullement – un fort bon communiste, mais un policier détestable. Quels sont tes titres ?
Je le regardai bien en face, puis posément, en appuyant sur chaque mot, je lui répondis :
– Il ne me convient pas que tu déplaces ainsi la question. Ne m’appuyant sur aucun titre, je n’ai jamais, à aucun moment, sous quelque forme que ce soit, demandé à être des vôtres.
« Tout à l’heure, le camarade que voici – et, du doigt, je désignai le tchékiste qui m’avait mis dans cet effroyable pétrin – m’a dit que, en entrant à la Tchéka, je pourrais peut-être rendre de nouveaux services à la Cause. Cela étant, il ne m’était pas permis d’hésiter. On est communiste ou on ne l’est pas. C’est pourquoi je suis venu te trouver.
– Et tu as bien fait ! fit-il en me tendant la main. Les hommes comme toi sont rares, et j’exècre les « trembleurs ». Désormais, tu es des nôtres.
Je ne pus faire autrement que de placer ma main dans la sienne, car toute hésitation eût paru suspecte. Tout me donnait à supposer, d’ailleurs, que j’en verrais bien d’autres...
Se tournant vers Petrov, Gunslicht lui dit :
– Tu vas affecter immédiatement Kédroff à la IIIe section 15. Pendant que tu prépareras sa carte, je vais m’entendre avec lui au sujet du rôle qu’il aura à jouer chez la Konstantinowna.
Quand Petrow se fut mis en devoir d’obéir, revenant à moi, Gunslicht s’enquit :
– Quelle impression Konstantinowna t’a-t-elle produite ?
– À quel point de vue ?
– Au point de vue politique, le seul qui m’intéresse.
– Je la crois sincère.
– Connais-tu son passé ?
– Je l’ignore totalement.
– Si elle trahissait et que tu t’en aperçoives, que ferais-tu ?
– Mon devoir.
– C’est-à-dire ?
– C’est-à-dire que je te préviendrais aussitôt.
– Bien ! Mais ce n’est pas suffisant. À tort ou à raison, on la soupçonne non pas de trahir, – elle ne s’y risquerait pas, car nous la tenons, – mais de conduire mollement certaines affaires. Elle est suspecte de tiédeur. Contrairement à mon avis, on vient de la charger de retrouver deux conspirateurs qu’elle a déjà « manqués » à deux reprises différentes. Il y a là quelque chose de louche.
– Tu crois ?
– Oui ! Une femme aussi habile qu’elle ne se laisse rouler que quand elle le veut bien. Et, si je t’ai demandé tout à l’heure si tu connaissais son passé, c’est parce que, précisément, dans ce passé, il y a des choses que nous ignorons. Il y a des « trous » !
– Des trous que tu voudrais combler ?
– C’est cela même, fit-il en riant.
– Comment faire ?
– Je vais te le dire. Konstantinowna, si j’en crois certains renseignements, possède contre nous des dossiers terribles, car, autrefois, elle a travaillé pour le compte de l’Okhrana. SI CES DOSSIERS SORTAIENT DE RUSSIE, CE SERAIT EFFROYABLE.
– Et tu crois que ces dossiers sont entre ses mains ?
– C’est ce dont il faudra que tu t’assures. Il faudra également que, par tous les moyens possibles, – AU BESOIN, EN DEVENANT SON AMANT, tu connaisses ses idées de derrière la tête. NOUS VOULONS SAVOIR, UNE FOIS POUR TOUTES SI, OUI OU NON, ELLE EST POUR OU CONTRE NOUS.
– Mais voyons, fis-je, ahuri, je la croyais au-dessus de tout soupçon.
– CHEZ NOUS, NUL N’EST À L’ABRI DU SOUPÇON, me répondit brutalement Gunslicht. Et tel qui se croit bien en cour n’a peut-être jamais été aussi près de la mort !
Il réfléchit une minute, puis il ajouta :
– Ainsi que tu le vois, tu as là une occasion, unique peut-être, de te distinguer à nos yeux ! On t’a montré tout à l’heure comment nous punissons les traîtres. Si tu veux savoir comment nous récompensons ceux qui nous aident, agis ! Tu ne t’en plaindras pas ! Mais, quoi qu’il en soit, méfie-toi de la Vierge Rouge ! Elle est forte, terriblement ! Et, si elle s’apercevait de la moindre des choses, je ne donnerais pas un kopeck de ta peau !
– Diable ! Elle n’a rien de drôle, la mission que vous me confiez là. Somme toute, et de quelque côté que je me retourne, je suis pris entre l’enclume et le marteau.
– Hésiterais-tu ?
– Nullement ! Mais, simple chauffeur d’auto, j’ai bien peur de n’être pas l’homme de la situation.
– Tel n’est pas mon avis. Tu me parais fort intelligent. D’autre part, tu viens de me prouver que tu as un « cran » formidable. Ce sont là des qualités maîtresses. Elles te mettent dans l’obligation de réussir.
– DANS L’OBLIGATION ?
– Exactement ! D’ailleurs, pour ta gouverne, sache que, en aucun cas, nous n’admettons l’insuccès. La suspicion dont est l’objet Konstantinowna en est une preuve nouvelle.
Et avec un sourire sinistre :
– Si elle « rate » l’affaire dont elle est chargée, son compte est bon ! IL NOUS FAUT CES DEUX HOMMES. Si elle ne nous les livre pas, elle subira le sort que nous leur réservions.
– Vous comptiez sans doute les livrer à Shoukov ?
Il eut un nouveau sourire :
– Non ! Nous avons mieux que cela à notre disposition.
Et, comme je le regardais, effaré, il me dit, en ponctuant ses mots :
– Nous avons la « MORT LENTE » !
– La « mort lente » ?
– Oui ! la « mort lente » ! Celle que « distillent » goutte à goutte nos bourreaux chinois, auprès desquels Pankratov et Shoukov, nos bourreaux ordinaires, ne sont que des apprentis...
– Ce doit être effroyable !
– Au delà de tout ce que tu peux imaginer, car la « mort lente », C’EST LA MORT PAR L’ÉPOUVANTE !
– Et c’est cela que vous réservez à Konstantinowna ?
– Oh ! tu sais, elle n’en a pas l’exclusivité ! Nombreux sont ceux à qui nous avons dû appliquer ce supplice. Toi, par exemple, si tu nous trahissais, – MAINTENANT QUE TU SAIS ! – tu serais immédiatement livré aux Chinois. Mais je suis persuadé que tu ne nous obligeras pas à en venir à cette extrémité. Tu es trop intelligent pour cela.
Il insista sur ces derniers mots...
Puis, se tournant vers Petrow, il s’enquit :
– Eh bien ! ces papiers, sont-ils prêts ?
Sans mot dire, Petrov me tendit l’insigne et la carte qui faisaient de moi un membre de la section secrète de la Tchéka...
– Je crois que nous n’avons plus rien à nous dire, reprit Gunslicht. Néanmoins, n’oublie pas que, désormais, tu jouis sur tout le territoire de l’Union soviétique – comme nous tous, d’ailleurs – d’un pouvoir illimité. Sache l’utiliser au mieux des intérêts de la Tchéka !
Ayant ainsi reçu mon congé, je m’apprêtai à sortir.
– Souviens-toi également, reprit Gunslicht en guise d’adieu, que j’attends avec impatience ton premier rapport. J’entends qu’il soit concluant.
Je m’étais arrêté...
– Mais si Konstantinowna n’est pas coupable ? s’il n’y a rien contre elle ? fis-je.
Martelant ses mots, il me répondit :
– Il y a quelque chose ! J’AI LA CERTITUDE MORALE QU’ELLE TRAHIT ! Or, de deux choses l’une : ou tu m’apporteras la preuve de cette trahison, OU C’EST TOI QUE JE TIENDRAI POUR UN TRAÎTRE, CAR TU SERAS SON COMPLICE.
Et, tandis que, assommé par le dilemme dans lequel il m’enfermait, je m’en allais, me demandant comment j’en pourrais bien sortir, il me répéta, un doigt dressé en l’air :
– Ou toi, ou elle ! CHOISIS !
Où je risque ma vie sur un coup de dé !
Ainsi je me trouvais placé en face de ce dilemme effarant : ou trahir Konstantinowna la Rouge – ce qui me vaudrait les bonnes grâces de la Tchéka, ou trahir la Tchéka, me mettant ainsi à dos tous les sbires de cette organisation aussi néfaste que redoutable...
Et ma mission ? Que devenait-elle, en tout cela ?
Ballotté par les évènements, je me trouvais dans la situation d’un homme qui, projeté dans un torrent, s’efforce, mais en vain, de reprendre pied et que guette l’asphyxie...
Ah ça ! Allais-je me laisser faire ?
Et, trompant la confiance du grand-duc Dimitri Pawlowitch, reculerais-je devant la tâche que j’avais assumée ?
Il est certes malaisé de « travailler » en un pays pareil, alors que, à chaque pas, on se heurte à un espion ou, qui pis est, à un traître.
Mais j’en avais vu d’autres, et je m’étais déjà trouvé, à maintes reprises, devant des difficultés pour le moins aussi graves...
C’est pourquoi, après avoir mûrement réfléchi, j’élaborai un plan d’une audace folle, mais qui, par cela même, devait réussir.
Dès mon retour à l’hôtel de la Tverskaïa, je demandai à l’intendant de bien vouloir prévenir « Mademoiselle » que je désirais lui parler.
Elle me fit appeler aussitôt.
Avant que d’entrer dans son cabinet, je pus jeter à Anouchka l’avertissement que voici :
– Tout va bien ! Mais ne perdez pas un mot de l’entretien qui va avoir lieu et, quelles qu’elles soient, prévenez d’urgence Kriloff ou Kharassoff des décisions qui vont être prises, car je vais jouer ma vie à pile ou face !
Elle inclina la tête en signe d’assentiment et, se dirigeant vers une tenture qu’elle écarta légèrement, elle mit à découvert un microphone qu’elle me désigna du doigt.
Rassuré sur ce point, j’entrai délibérément chez la « Vierge Rouge ».
– Eh ! bien, que se passe-t-il ? me demanda-t-elle. Et pourquoi tant de cérémonies entre nous ? Ne sais-tu pas que, désormais, tu as accès auprès de moi à toute heure ?
L’air accablé, je lui répondis :
– Hélas ! j’avais fait un beau rêve que vient de détruire la fatalité. Il m’est impossible de demeurer à votre service, et je viens vous demander mon congé.
D’un bond, elle fut sur moi...
– Hein ? Que dis-tu ? J’ai mal compris, sans doute ?
– Non pas ! C’est bien mon congé que je sollicite.
Elle me regarda, stupéfaite :
– Qu’est-ce que cela veut dire ? interrogea-t-elle. Et dois-je croire que, toi aussi, comme les autres, – COMME TOUS LES AUTRES, – tu songes à me trahir ?
Je la fixai dans les yeux, intensément :
– C’est précisément parce que je ne veux pas vous trahir, répondis-je, que je préfère m’en aller. Je n’ai pas pour habitude de mordre la main qui me nourrit...
Je la vis blêmir...
Elle jeta autour d’elle un regard égaré, puis, se laissant tomber sur un divan, elle s’absorba dans ses pensées.
Mais bientôt, elle se ressaisit, et, posément, avec un calme véritablement impressionnant, elle reprit :
– Ce que tu viens de dire est grave, très grave, mon petit Ivan. C’est même beaucoup plus grave que tu ne sembles le supposer. Aussi vas-tu me faire le plaisir de t’expliquer.
– Oh non ! par exemple ! Pour avoir à mes trousses toute la Tchéka ! Merci ! Je sors d’en prendre. Gunslicht n’aurait qu’à apprendre que je vous ai répété les propositions qu’il m’a faites et...
– Gunslicht t’a proposé de me trahir ?
Je fis semblant d’être profondément troublé...
– Je n’ai pas voulu dire cela ! J’ai voulu...
– Oui ! Mais tu l’as dit tout de même !
Et, se faisant insinuante :
– Voyons, Ivan ! Tu ne vas pas me laisser dans une inquiétude pareille ! Tu sais combien je me suis montrée gentille à ton égard.
– Oui, mais...
– Mais quoi ? Que crains-tu ? Que je parle ? Que j’aille répéter ce que tu m’auras dit ? Je te jure que rien – rien, tu m’entends ? – de ce que tu me diras ne sortira d’ici.
Je parus ébranlé...
– Si j’en étais sûr, commençai-je...
– Mais tu peux en être sûr ! Je n’ai pas pour habitude, MOI, de trahir ceux qui me servent.
Et, se montant peu à peu :
– Ainsi, on a osé te proposer...
J’eus l’air de prendre mon parti et, l’interrompant :
– On m’a proposé, purement et simplement, de renseigner chaque jour la Tchéka sur vos faits et gestes. On m’a proposé de surveiller votre correspondance, vos relations. On m’a proposé de fouiller dans vos papiers, d’éplucher vos archives, de violer vos secrets, et cela EN DEVENANT VOTRE AMANT, AU BESOIN, afin de mieux capter votre confiance. Voilà ce qu’on m’a proposé !
– Oh ! les lâches ! Après tout ce que j’ai fait pour eux ! Car pour eux, tu entends, j’ai tout sacrifié : famille, patrie, religion ! Pour leur complaire, j’ai piétiné mes croyances les plus chères ! Et voilà comment ils me récompensent !
– Si vous connaissiez la récompense qu’ils vous destinent, vous seriez renseignée sur le genre d’affection qu’ils vous portent !
– Que veux-tu dire ?
– Avez-vous entendu parler de la « mort lente » ?
Elle se dressa, horrifiée...
– Quoi ? La « mort lente » ! Ils oseraient ?
– Vous les connaissez assez pour savoir qu’ils n’hésiteraient pas l’espace d’une seconde à vous « supprimer », pour peu que leur intérêt les y incite !
– Certes ! Mais leur intérêt est, au contraire, de me conserver dans leurs rangs. Si tu connaissais le nombre et l’importance des services que je leur ai rendus...
– Je sais tout ! Ils m’ont tout dit !
Et la regardant, apitoyé :
– Tout ce que vous avez fait pour eux, ils l’ont oublié. Vos services passés, ils n’en ont cure. Désormais, à leurs yeux, vous êtes suspecte.
Elle eut un sourire navré :
– Moi ! suspecte ? En quoi ? Pourquoi ?
– Je ne sais. Mais soyez assurée que, s’ils n’avaient encore besoin de vous, vous seriez déjà non pas à la Loubianka no 2, mais bien à la Loubianka no 14, où opèrent, vous le savez, LES BOURREAUX CHINOIS...
– Moi ? Quelle horreur !
Et, se tordant les mains avec désespoir :
– Je cherche vainement quelle faute je puis avoir commise. Sans jamais les discuter, j’ai exécuté tous leurs ordres. Pour leur obéir, je me suis « donnée » au premier venu ! Bien mieux : là où la Fotieva 16 et la Kollontai 17 ont échoué, moi j’ai réussi ! Il ne m’est jamais arrivé de manquer une affaire, et...
– Ils prétendent le contraire.
Elle me jeta un long regard...
– Ont-ils spécifié laquelle, au moins ?
– Ils vous reprochent surtout de ne leur avoir pas déjà livré James Nobody et son complice, un certain Kharassoff.
– C’est tout ?
– Ils jugent que c’est suffisant.
– Mais je n’ai jamais cessé de m’occuper de cette affaire. JE PUIS MÊME AFFIRMER QUE L’ARRESTATION DE CES DEUX HOMMES N’EST PLUS QU’UNE QUESTION D’HEURES.
Je reçus le coup sans broncher...
– Pas possible ! fis-je.
– C’est tellement possible que j’attends Ismaïloff – auquel je viens de téléphoner – pour lui demander, ainsi que tu me l’as suggéré ce matin, de se joindre à nous. Et, s’il peut se rendre libre immédiatement, nous partirons dès ce soir.
– Voilà qui m’enchante. Car je puis bien vous le dire maintenant, je n’étais pas très rassuré sur mon propre sort...
– Comment cela ?
– Oh ! c’est fort simple, ainsi que vous l’allez voir. À défaut de Nobody et de Kharassoff, Gunslicht m’avait enjoint de vous livrer à lui...
– Moi !
– Oui, vous !
– Alors ?
– Alors ? Eh bien ! mais, comme il n’est jamais entré dans mes intentions de vous espionner au profit de la Tchéka et de vous livrer à elle, c’est moi qu’ils auraient envoyé à « la mort lente » !
– Tu aurais fait cela, toi ?
– Pourquoi pas ? Me prendriez-vous pour un lâche, par hasard ? J’ignore ce que l’avenir nous réserve, mais soyez persuadée que l’injure la plus grave à me faire serait de m’assimiler à l’un de ces saligauds qui n’ont pas craint d’ériger la terreur en système de gouvernement. Un adversaire, on le combat ! ON NE L’ASSASSINE PAS !
– Pourtant...
– Laissez-moi achever, je vous prie !
Je pris un temps...
– Ce matin, je vous ai dit que notre devoir à tous était de servir la révolution. Mais la Tchéka n’est pas la révolution ! LA TCHÉKA DÉSHONORE LA RÉVOLUTION !
– Tais-toi, je t’en supplie ! Si l’on t’entendait...
– Et que m’importe ? Ce que j’ai vu, entendu et compris là-bas justifie ma colère et légitime la haine que j’ai vouée à ces monstres, – car ce sont des monstres, et ils ne sont que cela ! – qui n’ont d’humain que le visage ! Et, si vous voulez connaître toute ma pensée...
– Oh oui ! parle !
– Eh bien ! je n’arrive pas à comprendre qu’une femme comme vous soit au service de gens comme eux !
Elle courba la tête...
Mais, résolu à aller jusqu’au bout, je forçai la note :
– Est-ce donc si agréable que cela de se faire le pourvoyeur du bourreau ? Et ignorez-vous donc le remords ?
Cette fois, elle s’effondra tout en larmes...
– Oh ! tais-toi ! tais-toi ! je t’en supplie !
Impitoyable, je poursuivis :
– Loin de moi le désir de vous humilier ! Mais, étant moi-même un enfant du peuple 18, j’ai le droit de dire que le peuple n’a rien à voir avec ce gouvernement de bandits qui prétend parler en son nom ! Je vais plus loin : où sont-ils, au sein du Sovnarkom et du Komintern, les ouvriers et les paysans ? Kalinine mis à part, – IL EST LE PAVILLON QUI COUVRE LA MARCHANDISE, – je ne vois au pouvoir personne qui, de près ou de loin, appartienne vraiment au peuple ! Et ce sont ces gens-là que vous servez ! C’est devant ces forbans que vous vous aplatissez ! Comment peut-il se faire que, à défaut de votre cerveau, votre cœur ne vous avertisse pas que vous vous livrez à une besogne ignoble, monstrueuse et, aussi, terriblement périlleuse, puisqu’elle ne vous assure même pas cette sécurité à laquelle vous croyiez avoir droit, et que vous refusent aujourd’hui les chefs de la Tchéka !
À ces derniers mots, elle devint livide.
– Vous savez pourtant ce qu’ils valent, ceux-là, insistai-je, puisque, tout à l’heure encore, Gunslicht s’effarait à la pensée que vous possédez sur eux tous d’effroyables dossiers.
– C’est par là que je les tiens !
– Point ! C’est cela, au contraire, qui vous perdra ! Car, pour vous arracher ces dossiers, ils ne reculeront devant rien. ILS IRONT JUSQU’AU CRIME ! Votre vie, vous pouvez m’en croire, ne tient qu’à un fil...
Hagarde, elle s’écria :
– Mais, alors, je suis perdue ! Ils vont me tuer !
– Cela, fis-je, c’est une autre affaire. Ils ne vous tueront que si vous le voulez bien. Somme toute, je ne sais rien de plus aisé que d’échapper à leur étreinte.
Et, la regardant bien en face :
– Je ne pense pas que la peur vous « handicape » au point de vous avoir fait oublier les... prouesses fantastiques que vous accomplîtes jadis !
Elle me regarda, étonnée...
– Que veux-tu dire ? fit-elle.
– Ceci simplement : QUAND ON S’EST APPELÉE LADY MAC GREGOR ; QUAND ON A OSÉ CE QU’ONT OSÉ SLAVIA ET VERA ZILITH, ON SE RIT DES MENACES D’UN GUNSLICHT, ET, LA TCHÉKA, ON LA MET DANS SA POCHE !
Cette réponse l’assomma littéralement...
– Comment connais-tu ces noms ? balbutia-t-elle, et qui t’a dit...
J’eus un sourire.
– Que vous importe ? répondis-je. L’essentiel n’est point que je sache tout ce qu’il y a de trouble, voire de fâcheux dans votre passé. L’essentiel est que, vous tendant une main secourable, je vous arrache à l’ornière dans laquelle vous vous enlisiez et au fond de laquelle vous auriez trouvé la plus horrible des morts.
Farouche, elle me cria :
– Je ne crois pas à la bonté !
– Dans ce cas, je vous plains.
– Je ne veux pas être plainte ! Le sort qui m’attend, je l’ai mérité cent fois !
Cette phrase, je l’attendais...
Je haussai les épaules.
– C’est possible ! répondis-je avec flegme ; mais il ne me plaît pas que vous le subissiez ! Et, cela, tout simplement parce que vous venez, implicitement, de reconnaître vos fautes, ce qui me donne à penser que, le cas échéant, vous feriez tout pour les réparer.
– Ah oui ! certes ! Car jamais on ne m’a parlé comme vous venez de le faire. L’esprit du mal était en moi ! En quelques mots, vous l’en avez chassé ! Je me sens tout autre. Vous m’avez fait toucher du doigt mon infamie. Vous m’avez montré l’abjection dans laquelle je vivais.
Et, avec accablement, elle ajouta :
– Je me fais horreur à moi-même ! Comment faire pour réparer ? C’est un fleuve de sang que j’ai fait couler ! COMBIEN DE FAMILLES, PAR MA FAUTE, SONT ACTUELLEMENT DANS LE DEUIL ET LES LARMES !
– Celles que vous venez de verser vous réhabilitent à mes yeux.
– Est-ce possible ? fit-elle en joignant les mains.
– Je vous l’affirme. ET J’EN AI D’AUTANT PLUS LE DROIT QUE JE SUIS UN DES HOMMES QUE VOUS AVEZ LE PLUS PERSÉCUTÉS !
– Vous ?
– Moi-même ! fis-je en souriant.
– Ah ça ! deviendrais-je folle ? Je vous ai persécuté, vous ? Où ? Quand ? Comment ?
Et, les mains tendues vers moi, dans un geste de supplication :
– Qui êtes-vous donc ?
Risquant le tout pour le tout, jouant quitte ou double, car, si sa conversion n’était pas sincère, – et, avec une telle femme, comment ne pas se méfier ? – elle n’aurait eu qu’un geste à faire pour me faire arrêter, je répondis froidement :
– Je suis James Nobody !
– Nobody ! Vous !
Elle poussa un cri perçant, battit l’air de ses bras et s’écroula comme une masse à mes pieds, évanouie... La tigresse était domptée !
Où je fais une précieuse recrue.
Ce cri, je l’aurai longtemps dans l’oreille !
On doit en entendre de semblables, la nuit, au fond des maisons de fous...
Dès qu’elle l’eut perçu, Anouchka, qui, on s’en souvient, était aux écoutes, se précipita dans le cabinet de travail où, déjà, je prodiguais mes soins à la « Vierge Rouge », que j’avais étendue sur le divan...
Après s’être assurée que nul ne pouvait l’entendre, Anouchka me dit tout bas :
– Compliments ! Vous venez de réussir un coup superbe, un coup de maître. Je vous savais du « cran », mais pas à ce point-là.
Un coup de maître ?
Je n’en étais pas autrement sûr, car Konstantinowna devait avoir des réactions terribles. Si, par une gradation savante, j’avais pu l’amener à un état voisin de la terreur et obtenir d’elle le désaveu de ses fautes, rien ne me prouvait que cette conversion que, pour le moment, je tenais pour sincère serait durable...
Qui sait, même, si à son réveil, sûre du triomphe, il ne lui viendrait pas à l’idée de me livrer à la Tchéka pour affermir son prestige et rentrer en grâce...
La prudence ne me commandait-elle pas de me mettre à l’abri avant qu’elle ne sortît de son évanouissement ?
J’en étais là de mes réflexions quand Anouchka me fit signe que sa « maîtresse » reprenait ses sens.
De livide qu’elle était quelques instants plus tôt, la teinte de son visage redevenait normale.
Je m’étais retiré dans la pièce voisine, sans pour cela la perdre de vue.
Bientôt elle ouvrit les yeux. Puis elle se mit sur son séant et, apercevant Anouchka, elle lui demanda, anxieuse :
– Où suis-je ? Que m’est-il arrivé ?
Anouchka s’empressa de la rassurer :
– Vous êtes chez vous, Mademoiselle, dans votre cabinet de travail, et en parfaite sécurité, lui répondit-elle.
– C’est étrange ! reprit Konstantinowna ; il me semble que, en moi, autour de moi, il y a quelque chose de changé...
Soudain, elle se souvint :
– N’y avait-il pas quelqu’un ici, tout à l’heure, quand j’ai sottement perdu connaissance ?
Anouchka prit son air le plus innocent :
– Quelqu’un ? Je ne sais. Quand, effrayée par le cri que vous avez poussé, je suis entrée ici, je n’y ai vu personne que vous.
– Le nouveau chauffeur n’était pas là ?
– Pas que je sache.
– Voilà qui est étrange ! Veux-tu voir s’il est encore dans l’hôtel ? Dans ce cas, tu le prierais de venir me parler.
Anouchka, après s’être inclinée, se mettait en devoir d’obéir quand, la rappelant, Konstantinowna lui dit :
– Dès que tu auras fait ta commission à... Kédroff, tu me prépareras mon nécessaire de voyage no 4.
– Comment ! Mademoiselle songe à se mettre en route dans l’état où elle est ! Mais c’est impossible.
Konstantinowna hocha la tête, jeta autour d’elle un long coup d’œil, puis répondit :
– Ce qui est impossible, c’est que je demeure ici plus longtemps.
Et comme Anouchka, jouant admirablement son rôle, la regardait, feignant la surprise, elle reprit :
– Va ! Fais ce que je te dis ! Tu comprendras plus tard. Et, si tu éprouves pour moi un semblant d’affection, veille à ce que les préparatifs de mon départ demeurent secrets.
S’inclinant sans mot dire, Anouchka s’en fut, tandis que la « Vierge Rouge », épuisée par l’effort qu’elle venait de faire, retombait sur le divan.
– Et maintenant, qu’allez-vous faire ? me demanda Anouchka quand elle m’eut rejoint dans le salon d’attente. Vous savez que vous pouvez compter sur moi en tout et pour tout.
– Je le sais, répondis-je. Aussi vais-je vous prier de tout préparer pour notre départ. Il faut que, ce soir même, nous ayons quitté Moscou. Bien entendu, je vous emmène.
– Moi ?
– Et pourquoi pas.
– Mais...
– Vous ne voudriez tout de même pas que je vous laisse à Moscou entre les mains de la Tchéka, alors que rien ne m’est plus facile que de vous emmener. Songez au drame effroyable qui va se dérouler ici, quand Gunslicht et ses amis vont s’apercevoir que je les ai joués !
– En effet, ce ne sera pas drôle.
– Ce le sera d’autant moins que, après leur avoir arraché cet admirable atout qu’est pour eux Konstantinowna, et dès que je l’aurai mise en sûreté, il entre dans mes intentions de passer, contre eux, à l’offensive.
– Comment cela ?
– Je vous promets un coup de théâtre auprès duquel celui qui vient de se produire dans le cabinet voisin vous paraîtra de bien minime importance.
– Soyez prudent, au moins ! Et n’allez pas vous faire prendre ! Ils sont terriblement forts.
– Moins qu’on ne le croit, car leur force repose surtout sur la lâcheté de la masse. D’ailleurs – et de cela je veux que vous soyez persuadée, – maintenant que j’ai pris contact avec eux, maintenant que je les connais, je les tiens à la gorge et je ne les lâcherai plus. Qu’importe, après cela, si je succombe ! Ce que je veux, c’est prouver au monde que ce conglomérat de bandits – qui, pour la plupart, vivent sous des noms d’emprunt et n’ont même pas le mérite d’être Russes – n’a rien à voir avec la Russie, qu’il opprime et qu’il martyrise. Les preuves qui me sont nécessaires, je sais où elles se trouvent...
– Pas possible !
– Elles sont ici. Telle est la révélation que dans son incommensurable bêtise, Gunslicht m’a faite. OR, CES PREUVES, IL ME LES FAUT ! Dieu m’est témoin qu’il n’entrait nullement dans mes intentions de déclarer la guerre à la Tchéka, mais, puisqu’elle m’y contraint, je veux qu’elle soit totale. Voilà pourquoi je ne laisserai pas entre ses mains un otage aussi précieux que vous l’êtes.
– Craignez-vous donc une indiscrétion de ma part ?
– Non, certes ! Je sais que vous iriez à la mort avec le sourire. Mais... je sais aussi quels moyens ILS emploient pour faite parler les gens. Croyez-moi sur parole : CE QUE J’AI VU EST EFFROYABLE ! Et, plutôt que de vous savoir en leur pouvoir, je préférerais vous tuer de la main que voici.
Émue, Anouchka me regardait en silence.
– Mais assez parlé ! repris-je. Faites ce que vous a commandé la Vierge Rouge, et, en même temps que le sien, préparez votre départ.
– « Mademoiselle » m’a demandé son nécessaire no 4, ce qui semble indiquer que nous partons pour un pays froid...
– Plutôt ! Nous allons en Sibérie !
– Comment ! Vous persistez à aller à Ekaterinbourg ?
– Ne suis-je pas ici pour cela ? Et puis, en tout état de cause, ne faut-il pas donner le change aux gens de la Tchéka ? Nous sachant partis, ils croiront, au début tout au moins, que nous sommes à la poursuite des deux « émissaires blancs ». Et, tandis qu’ils s’endormiront dans une douce quiétude...
– Nous agirons !
– Vous l’avez dit ! Maintenant, souffrez que j’aille me mettre à la disposition de « Mademoiselle ».
Anouchka eut un sourire mutin, me tendit sa main sur laquelle je déposai un respectueux baiser, et sortit.
Une minute après, j’étais devant la « Vierge Rouge ».
– Vous m’avez demandé ? fis-je en m’inclinant.
Elle me jeta un long regard :
– Ainsi, m’ayant révélé... ce que vous m’avez révélé, fit-elle, vous avez eu assez confiance en moi pour ne pas vous enfuir ? C’est très beau, très crâne, ce que vous avez fait là ! MAIS COMME C’EST IMPRUDENT !
– Imprudent ? En quoi ?
– Comment ! Sachant qui je suis, vous osez me poser une pareille question ? Ignorez-vous donc que votre tête est mise à prix... et que je n’ai qu’un geste à faire pour que ce prix me soit attribué ?
– Oui, mais... ce geste, je sais que vous ne le ferez pas. Tout à l’heure, j’ai lu dans vos yeux toute l’horreur que vous inspirait votre passé. J’ai compris que, désormais, sans prendre parti contre la Tchéka, SANS RENIER QUOI QUE CE SOIT DE VOS CONVICTIONS COMMUNISTES, vous vous efforceriez de fermer les yeux, afin de ne pas surprendre – pour n’avoir pas à les révéler – les projets des braves gens qui, dans l’ombre, luttent contre ce régime de terreur et d’oppression.
D’un bond, Konstantinowna fut près de moi...
– Et s’il ne me plaît pas de fermer les yeux ! S’IL ME PLAÎT, AU CONTRAIRE, PLAÇANT MA MAIN DANS LA VÔTRE, DE VOUS OFFRIR MA COLLABORATION PLEINE ET ENTIÈRE ! S’IL ME PLAÎT, ENFIN, FAISANT ABSTRACTION DU PASSÉ, DE LUTTER – car je suis Russe, moi ! – POUR ARRACHER MON PAYS À L’ÉTREINTE DE CES GENS-LÀ !
Et s’excitant peu à peu :
– Ah ! Ils me font espionner ! Ils projettent de me livrer à je ne sais quelle mort horrible ! EH BIEN, LEUR DÉFI, JE L’ACCEPTE ET JE LE RELÈVE ! Ils s’imaginent, sans doute, parce que, jusqu’ici, je n’ai pas réagi, que je suis bonne tout au plus à faire une espionne, sinon une prostituée ! C’est bien mal me connaître ! Ils apprendront à leurs dépens que je suis capable de tout... MÊME DE FAIRE LE BIEN !
– C’est parce que je n’en ai pas douté que je me suis permis de vous parler ainsi que je l’ai fait.
– Et vous avez eu raison ! Ce que vous m’avez dit, ma conscience me le répétait chaque jour. J’attendais une occasion pour secouer un joug d’autant plus odieux qu’il allait à l’encontre de mes aspirations...
– À l’encontre de vos aspirations ? fis-je, surpris. Mais, alors, je ne comprends pas pourquoi vous avez accepté...
– Plus tard je vous dirai pourquoi et comment j’ai été forcée de m’affilier à la Tchéka. Qu’il vous suffise, pour l’instant, de savoir que, si je suis socialiste-révolutionnaire, JAMAIS JE N’AI ÉTÉ COMMUNISTE.
Et, farouche, elle répéta :
– JAMAIS !
S’éloignant de moi, elle alla devant une glace afin de réparer le désordre de sa toilette.
Soudain, elle se retourna et me fixant :
– Eh bien ! Ma proposition vous agrée-t-elle ? Voulez-vous de moi ? Pensez-vous que, dans vos rangs, je puisse me rendre utile et combattre ?
– Il faudrait être fou pour refuser le concours que vous nous offrez. Et cela d’autant plus que nul mieux que vous ne connaît les gens contre lesquels nous allons entrer en lutte. Souffrez, cependant, que je soumette à nos amis votre proposition et que je leur apprenne la chance – inespérée – qui nous échoit.
– Comme ils doivent me haïr !
– Ils ignorent la haine ! Et, pour peu que vous persistiez dans vos bonnes résolutions, vous verrez combien ils vous chériront.
– Malgré mon passé ? Malgré le mal que je leur ai fait ?
– Malgré tout ! D’ailleurs, si vous le voulez bien, je vais les convoquer sur l’heure.
– Ici ?
– Et pourquoi pas ?
– Ils viendraient ici, chez moi ?
– Dès que je les en prierai.
– Mais vous semblez oublier qu’il y a une heure, à peine...
– Je n’oublie rien. Il y a une heure, vous étiez Konstantinowna-la-Rouge...
– Et maintenant ?
– Maintenant, réhabilitée à mes yeux, vous l’êtes également aux leurs, et vous n’êtes plus pour nous qu’une amie bien chère, que nous défendrons et protégerons comme nous défendons et protégeons toutes les victimes de la Tchéka.
– Ce que vous faites là est sublime.
– Non ! C’est humain, tout simplement. Cette déclaration parut l’émouvoir profondément. Venant vers moi et me posant la main sur l’épaule :
– Dites-moi, James, fit-elle, vos amis possèdent-ils tous au même degré que vous cette audace déconcertante, cet esprit d’à-propos et, aussi, cette maîtrise de soi que vous venez de manifester ?
– Pourquoi cette question ? fis-je en souriant.
– Parce que, s’il en est ainsi, je crois que nous allons pouvoir accomplir de grandes choses.
– Je n’en ai jamais douté. Au reste, vous allez pouvoir juger par vous-même de ce que valent mes amis. Ne m’avez-vous pas dit, tout à l’heure, que vous attendiez la visite du « camarade » Ismaïloff ?
– C’est exact. Mais, maintenant, il ne saurait plus en être question. D’AILLEURS, J’AI TOUJOURS ÉPROUVÉ, À L’ÉGARD DE CET HOMME, UN VÉRITABLE SENTIMENT DE RÉPULSION, NON QU’IL SOIT PIRE QUE LES AUTRES, MAIS BIEN PARCE QU’IL EST D’UNE SALETÉ DONT RIEN N’APPROCHE.
– Voilà bien les femmes ! fis-je en riant. Les apparences leur suffisent pour juger un homme...
– Vous n’allez tout de même pas comparer à un homme comme vous, par exemple, cet affreux petit avorton ?
– Je tiens Ismaïloff pour un fort galant homme et, qui plus est, pour un homme d’esprit.
Elle me regarda, effarée.
– Si vous voulez bien me le permettre, repris-je en décrochant l’écouteur de l’appareil téléphonique, je vais le prier de venir me parler, et j’ose espérer que, bientôt, vous aurez totalement changé de manière de voir en ce qui le concerne.
Elle fit un signe d’assentiment et, tandis que je convoquais Ismaïloff, je l’entendis qui disait :
– Ma foi ! je renonce à comprendre !
Cinq minutes s’étaient à peine écoulées que l’intendant, plus cérémonieux que jamais, soulevant la tenture, s’informait :
– Le « camarade » Ismaïloff me prie de demander à « Mademoiselle » si « Mademoiselle » peut le recevoir.
Konstantinowna jeta un regard de travers à son intendant, puis, imitant la voix de ce dernier, elle lui répondit, visiblement énervée :
– Mais oui ! vieux serin ! « Mademoiselle » veut bien recevoir Ismaïloff ! Fais-le entrer et disparais !
Sans demander son reste, le malheureux intendant s’empressa d’introduire notre ami.
Je dois à la vérité de déclarer que jamais je ne le vis aussi crasseux. Non seulement ses vêtements étaient sales à faire peur, mais il avait également l’apparence d’un monsieur qui ne s’est pas « débarbouillé » depuis huit jours.
En le voyant dans cet état, Konstantinowna et moi fûmes pris du fou rire, ce qui eut l’air de le vexer prodigieusement.
– Si c’est pour vous « payer ma tête » que vous m’avez convoqué, commença-t-il...
– Mais non, cher ami, fis-je en allant vers lui tout en riant de plus belle, tandis qu’il me regardait ; nous n’avons jamais eu l’intention de nous « payer votre tête », comme vous dites, mais...
– Mais quoi ?
– Mais j’avoue que, jamais, en aucune circonstance, vous ne fûtes mieux déguisé ni mieux camouflé.
Je crois bien que, même si la foudre était tombée dans la pièce où nous nous trouvions, tous les trois, Konstantinowna et Ismaïloff n’auraient pas été plus surpris...
– Quelle est cette plaisanterie ? s’écria Ismaïloff, qui ne pouvait évidemment rien comprendre à ce qui lui arrivait et qui dut me croire devenu fou subitement.
– Un camouflage ! Un déguisement ! s’écria de son côté la « Vierge Rouge ». Que veut dire cela ?
Je jouis un moment de leur surprise à tous deux puis, d’un geste vif, arrachant à Ismaïloff sa fausse barbe et sa perruque, je dis en me tournant vers Konstantinowna qui n’en pouvait croire ses yeux :
– Permettez-moi, chère amie, de vous présenter, non pas Ismaïloff, le sous-chef de la terrible IIIe section, MAIS BIEN LE PRINCE KHARASSOFF, LE PLUS BRAVE ET LE MEILLEUR DE MES AMIS !
Où un accord intervient entre Kharassoff
et Konstantinowna-la-Rouge.
Kharassoff était à peindre !
Rien ne saurait donner une idée, même approximative, de la stupéfaction qu’il éprouva en se voyant ainsi démasqué par moi en présence de la « Vierge Rouge », qu’il considérait comme la pire de nos ennemies.
Quant à cette dernière, le nouveau coup de massue que je venais de lui assener l’avait littéralement assommée.
Que moi, personnellement, en usant de certains subterfuges, j’aie pu tromper la police soviétique – pourtant si bien faite – et m’installer à Moscou, cela pouvait s’admettre à la rigueur.
Mais qu’un contre-révolutionnaire ait réussi à pénétrer à la Tchéka et à se faire nommer sous-chef de la IIIe section, C’EST-À-DIRE DE L’ORGANISME SPÉCIALEMENT CHARGÉ DE LA RECHERCHE ET DE L’ARRESTATION DES CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRES, voilà ce que nulle personne sensée – et au courant des mœurs soviétiques – n’aurait pu croire possible.
Et, pourtant, CELA ÉTAIT.
Aussi est-ce avec hébétude que Konstantinowna nous regardait tous les deux...
Qu’aurait-elle dit si, par surcroît, je lui avais révélé le rôle de toute première importance que jouait parmi nous Kharassoff ?
Qu’aurait-elle pensé, surtout, si elle avait su se trouver en présence de cet émissaire mystérieux autant qu’insaisissable, bras droit du colonel Petrovitch, émissaire pour la capture duquel la Tchéka offrait une prime d’un million de tchervonets-or 19 ?
Tandis que la « Vierge Rouge » recouvrait peu à peu ses esprits, m’isolant avec Kharassoff, je le mis au courant des incidents qui s’étaient produits depuis que nous ne nous étions vus, et je terminai en lui faisant part de la conversation de Konstantinowna.
La connaissant mieux que moi et sachant de quoi elle était capable, il crut tout d’abord que j’avais donné, tête baissée, dans un piège, et me dit nettement qu’il n’augurait rien de bon de ce qui allait suivre.
– Tel n’est pas l’avis d’Anouchka ! lui dis-je soudain. Comme moi, elle croit que, cette fois, la « Vierge Rouge » est sincère et que nous pouvons – tout en prenant les précautions qui s’imposent – avoir confiance en elle.
En m’entendant prononcer le nom d’Anouchka, il tressaillit et parut contrarié au possible.
– Vous savez donc qui est Anouchka ? me demanda-t-il.
– Mais oui ! répondis-je en souriant.
– Et vous m’affirmez qu’elle aussi croit à la conversion de cette malheureuse ?
– Je vous l’affirme.
– Alors, fit-il, aucune hésitation n’est plus permise, car personne au monde ne connaît mieux que ma sœur, Konstantinowna la Rouge.
Et, d’un geste spontané, me tendant la main :
– Permettez-moi de vous féliciter et de vous remercier de ce que vous venez de faire pour la réussite de nos projets. C’est une recrue précieuse que vous nous amenez là.
S’avançant vers la « Vierge Rouge » et s’inclinant devant elle, avec une grâce qui révélait le grand seigneur, il lui dit :
– On m’apprend, Mademoiselle, que désormais nous sommes amis. Cette nouvelle, si elle me surprend, n’en est pas moins accueillie par moi avec tout l’intérêt qu’elle mérite. Me permettrez-vous d’ajouter qu’elle me comble de joie ?
La « Vierge Rouge » s’inclina sans mot dire...
Kharassoff continua :
– Elle me comble de joie, tout d’abord, parce que je suis heureux de vous voir abandonner, de votre plein gré et sans aucune arrière-pensée (il souligna ces mots avec intention), ce milieu atroce qu’est la Tchéka. En outre, je ne puis que me féliciter de voir entrer dans nos rangs une collaboratrice de votre valeur.
Cette déclaration, faite simplement, sembla galvaniser la « Vierge Rouge », qui, jusqu’ici, avait eu quelque peine à se remettre de son émotion.
– Ai-je bien compris ? s’écria-t-elle. Ne venez-vous pas de dire que vous vouliez bien de moi parmi vous ? Ce n’est pas possible ! C’est un rêve...
– Qui deviendra une réalité dès que vous en manifesterez le désir, répondit-il.
– Tout de suite, alors ?
– Sans savoir qui nous sommes et ce que nous voulons ?
Elle le fixa l’espace d’une seconde, puis :
– Qui vous êtes ? fit-elle en souriant à son tour. Il faudrait avoir un bandeau sur les yeux – et je vous prie de croire que tel n’est pas mon cas – pour ne pas le voir. Ce que vous voulez ? Je l’ignore. Mais je sais ce que vous valez, et cela me suffit.
– Cependant...
– Laissez-moi achever, je vous prie, interrompit-elle. J’ai la prétention d’être une femme intelligente...
– Une femme de tête ! rectifia Kharassoff.
– Si vous voulez ! De plus, j’ai toujours cru que, en matière de police politique, – et, tranchons le mot : en matière d’espionnage, – celui qui me damerait le pion n’était pas encore né ! Or, – et je l’avoue à ma grande honte, – jamais je n’ai été « roulée » par personne comme je viens de l’être par vous deux.
Kharassoff et moi nous regardâmes en souriant...
– Ce que je ne puis arriver à comprendre, reprit-elle, c’est comment, à la Loubianka no 2, où il y a pourtant des hommes connaissant leur métier, on n’a jamais découvert votre double jeu. Car, enfin, si j’ai été « roulée », d’autres – et de plus malins que moi – l’ont été également ! Ceci me console un peu, d’autant plus que quand Gunslicht, Péters et autres Artusov parlent d’Ismaïloff, ils en ont plein la bouche. Seul ce que fait Ismaïloff est bien fait ! Et, quand Ismaïloff a parlé, tout a été dit !
Étant donnée l’ambiance et venant d’une telle femme, cette déclaration acquérait une valeur inestimable...
Elle devait faire mieux.
S’approchant de Kharassoff et plaçant ses mains sur ses épaules :
– Savez-vous, fit-elle, que je vous admire ! Que dis-je ? Je fais plus que de vous admirer : je salue en vous un maître ! Moi, Konstantinowna ! Moi, qu’on a toujours considérée à la Tchéka COMME LE MEILLEUR AGENT DU SERVICE INTERNATIONAL SECRET, je reconnais que, à côté de vous, je suis une petite, une toute petite fille. Et quelle piètre opinion vous devez avoir de mes talents !
– Ah ! cela, non, par exemple ! s’écria Kharassoff. Je vous ai toujours tenue – Nobody peut s’en porter garant – comme la plus redoutable de nos adversaires ! À l’heure actuelle encore, je pense sincèrement que celui qui vous sous-estimerait commettrait une erreur aussi grossière qu’impardonnable.
Ce compliment parut la combler d’aise.
– Vraiment, vous pensez ce que vous dites ?
– Je vous en donne ma parole d’honneur.
– Vous croyez donc que je pourrai encore vous aider ? Je dis : encore, parce que vous pourriez croire, eu égard à ce qui vient de se passer, à une diminution de mes facultés...
– La meilleure réponse que je puisse vous faire est celle-ci : Quand nous mettons-nous à la besogne ?
– Immédiatement, si vous le voulez bien. Mais par où allons-nous commencer ?
Je crus bon d’intervenir.
– Vous semblez oublier, fis-je avec un sérieux imperturbable, que notre besogne – puisque besogne il y a – est toute tracée.
Ils me regardèrent tous deux, intrigués...
– Quelle besogne ? fit-elle.
– Voyons ! Se peut-il que vous ayez déjà oublié que le camarade Gunslicht vous a chargée de retrouver à tout prix – ET DANS LE PLUS BREF DÉLAI – certains « émissaires blancs » de notre connaissance ?
Cette boutade eut le don de les mettre en joie.
– Cela étant, je propose que, dès ce soir, nous partions à leur poursuite. Si j’en crois les renseignements confidentiels que m’a donnés Gunslicht, ces « misérables », – c’est le terme dont il s’est servi, – aux dernières nouvelles, étaient signalés comme ayant dépassé Perm, en direction d’Ekaterinbourg, et...
– C’est de Gunslicht que vous tenez ce « tuyau » ? interrompit Kharassoff, tout hilare.
– Oui. Et il a même ajouté : « Vous direz de ma part à Konstantinowna que, si, par malheur, ces gens-là réussissent à pénétrer dans la ville interdite, non seulement nous l’en rendrons personnellement responsable, MAIS QUE SERA ÉGALEMENT ENGAGÉE LA RESPONSABILITÉ D’UNE PERSONNE QUI LUI EST CHÈRE ET DONT ELLE ATTEND VAINEMENT DES NOUVELLES. »
Véritablement affolée, cette fois, Konstantinowna s’écria :
– Il a dit cela ! Oh ! le misérable !
Et, se tordant les mains avec désespoir :
– COMMENT EMPÊCHER CETTE CHOSE ATROCE ? CE CRIME ABOMINABLE ?
Mais, déjà Kharassoff intervenait :
– Pourquoi ce désespoir ? Et cette belle confiance que vous manifestiez tout à l’heure aurait-elle disparu ? NE SOMMES-NOUS DONC PLUS LÀ – NOUS ET LES NÔTRES – POUR VOUS AIDER, VOUS PROTÉGER ET VAINCRE ?
– Si vous saviez...
– Et qui vous dit que je ne sais pas ?
– VOUS SAVEZ ?
– Mais, oui ! JE SAIS !
Et appuyant fortement sur les mots :
– Je sais que, afin de mieux vous tenir, la Tchéka s’est emparée d’une personne de votre famille, qu’elle détient en otage. JE SAIS QUE, CHAQUE FOIS QUE VOUS AVEZ HÉSITÉ À EXÉCUTER LES ORDRES DE DJERZINSKY, ON VOUS À MENACÉE DE FAIRE PÉRIR CETTE PERSONNE AU MILIEU DES PLUS ÉPOUVANTABLES SUPPLICES ! Je sais aussi...
– Et, sachant cela, vous n’avez pas craint de vous confier à moi ?
– NON, PARCE QUE JE SAIS – et peut-être suis-je le seul à le savoir actuellement – LE NOM DE LA PRISON OU EST ENFERMÉE VOTRE MÈRE.
Ainsi, cette malheureuse avait dit vrai. C’est à son corps défendant qu’elle servait la Tchéka. C’est par la menace, que Djerzinsky et ses séides obtenaient d’elle toutes les trahisons, tous les renoncements, toutes les lâchetés !
De la savoir si malheureuse, si totalement au pouvoir de ces gredins sinistres, une grande pitié me vint...
– J’espère, dis-je à Kharassoff, que, avant d’entreprendre toute autre chose, nous allons arracher à ces bandits la mère de Mademoiselle !
– Konstantinowna s’était dressée. Les yeux fixés sur Kharassoff, intensément, elle attendait avec angoisse sa réponse.
Il eut un beau sourire confiant.
– Parbleu ! fit-il, maintenant que Mademoiselle est des nôtres, c’est bien le moins que nous puissions faire pour elle !
Elle eut un geste fervent ; un geste d’adoration :
– Oh ! merci ! merci ! s’écria-t-elle. Quel grand cœur vous êtes, et comment ne pas vous aimer ?
Puis, s’exaltant :
– Si vous faites cela, si vous me rendez ma mère, il n’est rien que je ne fasse pour vous prouver ma reconnaissance et mon affection !
À son tour, il la fixa.
– RIEN, dites-vous ?
– J’en fais le serment.
– Même...
– Quoi ? Que voulez-vous savoir ? Dites ! Dites vite ! Je vous en supplie !
– Vous me diriez même... CE QUE VOUS ÊTES ALLÉE FAIRE À BERLIN, LE 24 DÉCEMBRE DERNIER ?
Elle le regarda, effarée...
Puis, sans un mot, se dirigeant vers un coffre-fort encastré dans la muraille, elle l’ouvrit, y prit une enveloppe cachetée de rouge et, revenant vers Kharassoff, elle la lui tendit.
– Qu’est-ce que cela ? demanda-t-il.
– Cela, répondit-elle, c’est la preuve flagrante, FORMELLE, IRRÉCUSABLE, de l’accord conclu le 28 décembre 1916, à la Légation allemande de Berne, entre Lénine, Parvus et le major von Bismarck, accord qui détermina la révolution et amena l’effondrement du front russe !
Où la « Vierge Rouge » s’aperçoit
qu’elle a affaire à forte partie.
Si, en nous faisant cette déclaration, Konstantinowna escomptait un coup de théâtre, elle dut être profondément déçue, car, lui rendant son enveloppe intacte, Kharassoff lui dit en souriant :
– Allons ! je vois que je puis avoir confiance en vous, puisque, sans manifester l’ombre d’une hésitation, VOUS M’AVEZ REMIS UNE PIÈCE QUE JE SAVAIS ÊTRE EN VOTRE POSSESSION ET QUI CONSTITUE POUR VOUS LA PLUS PRÉCIEUSE DES SAUVEGARDES, je vous accepte définitivement parmi nous.
– Vous saviez que j’avais ce document en ma possession ?
– Oui. De même que je sais qu’il vous a été remis en mains propres par Hermann Buller, le secrétaire particulier de M. S...
– Oh ! vous savez cela aussi ?
– De même que je sais également, poursuivit Kharassoff, que, après l’avoir scellé à l’aide de son sceau personnel, Djerzinsky vous a ordonné de conserver ce pli par devers vous !
– Voilà, par exemple, qui est inexplicable ! s’écria la « Vierge Rouge ». Quand Djerzinsky m’a remis ce pli, nous étions seuls, en tête à tête, dans son cabinet de travail de la Loubianka no 2. Nul, par conséquent, ne peut avoir entendu les paroles que nous avons prononcées...
Plus souriant que jamais, Kharassoff interrompit :
– Et si je précisais ? SI JE VOUS DISAIS CE QU’A FAIT DJERZINSKY AVANT DE VOUS RENDRE CETTE ENVELOPPE ? Que diriez-vous ?
Konstantinowna ne cherchait même plus à dissimuler sa stupeur.
– Comment ! Cela aussi, vous le savez ? murmura-t-elle.
– Qu’y a-t-il là de surprenant ? N’est-il pas de mon devoir – à défaut de mon intérêt – de savoir tout ce qui se passe dans cet antre qu’est la Tchéka ? Faut-il que je vous apprenne ce que, en plus du document dont vous m’avez parlé, contient cette enveloppe ?
Elle s’accouda à son bureau et, se prenant la tête à deux mains :
– Décidément, fit-elle, je m’y perds ! Et, à moins que Djerzinsky vous ait fait des confidences, – ce dont je doute, – je n’arrive pas à comprendre comment vous avez pu vous rendre maître d’un secret D’OÙ DÉPEND L’EXISTENCE MÊME DU GOUVERNEMENT DES SOVIETS.
– Je vois, reprit Kharassoff, qu’il est inutile d’insister. Comme moi, vous savez ce que contient ce pli. Bien entendu, puisque les cachets sont intacts, personne, jusqu’ici, n’a pu prendre connaissance du contenu de cette enveloppe ?
– Cela, je l’affirme ! Depuis qu’elle est en ma possession, elle n’a jamais quitté mon coffre-fort.
Un large sourire s’épanouit sur les lèvres de Kharassoff, qui, fouillant dans sa touloupe crasseuse, en sortit un portefeuille dans lequel il prit deux documents.
Les tendant à Konstantinowna :
– Voilà une affirmation bien imprudente, lui répondit-il, car, si je ne m’abuse, VOICI, N’EST-IL PAS VRAI ? LES PHOTOGRAPHIES DES DEUX PAPIERS QUE CONTIENT VOTRE ENVELOPPE.
D’un élan, Konstantinowna fut sur lui...
– Quoi ? Que dites-vous ? Vous avez...
Et, ayant jeté les yeux sur les photographies que lui montrait Kharassoff :
– Comment avez-vous fait, gémit-elle, pour avoir ces photos ? Serais-je donc, moi aussi, entourée de traîtres acharnés à ma perte ? Car c’est ma perte, ni plus ni moins, qu’a voulu celui qui a violé le secret de mon coffre pour s’emparer de cela.
Elle s’effondra tout en larmes.
Visiblement ému, Kharassoff s’approcha d’elle et, dans un geste de protection, entourant de son bras les épaules de Konstantinowna qu’agitaient des sanglots convulsifs, il lui dit sur un ton empreint d’une douceur infinie :
– Se peut-il, AMIE, que la colère vous aveugle au point de ne vous faire voir en Nobody et en moi que des gens acharnés à votre perte et résolus à obtenir de vous, À L’AIDE DE JE NE SAIS QUEL CHANTAGE, JE NE SAIS QUELLE COMPROMISSION ? Comment pouvez-vous comparer des hommes tels que nous aux louches bandits de la Tchéka, auxquels, jusqu’ici, vous avez obéi, contrainte et forcée ?
– Ces documents, cependant...
– Vous en connaissez la valeur, n’est-il pas vrai ? VOUS SAVEZ QUE, TANT QU’ILS SERONT EN MA POSSESSION, NUL N’OSERA PORTER LA MAIN SUR MOI ! Vous vous rendez compte également qu’ils ne sont pas venus tout seuls dans mon portefeuille et que, pour les avoir...
– Il vous a fallu beaucoup « travailler », certes !
– Eh bien ! puisque vous savez tout cela, reprit Kharassoff, je vais vous donner une preuve nouvelle de la confiance que Nobody et moi avons désormais en vous. Ces documents, voici ce que j’en fais !
S’approchant de la cheminée, Kharassoff livra aux flammes les photographies, cause de tout cet émoi.
Ce geste d’une habileté extrême – car si les épreuves photographiques étaient détruites, LES CLICHÉS N’EN RESTAIENT PAS MOINS EN NOTRE POSSESSION – acheva de nous concilier Konstantinowna. Cette femme, désormais, nous était acquise...
La série d’épreuves à laquelle nous venions de la soumettre, les fortes émotions qu’elle venait d’éprouver avaient ancré dans son cerveau cette certitude que l’organisation à laquelle nous appartenions était autrement plus forte que la Tchéka elle-même.
Étant donnée sa mentalité, – une mentalité d’espionne, ne l’oublions pas, – aucune autre pensée que celle-ci ne pouvait lui venir à l’esprit :
– S’ils se sont volontairement privés de documents de cette importance, C’EST QU’ILS EN POSSÈDENT D’AUTRES D’UNE VALEUR PLUS CONSIDÉRABLE.
Ce qui, naturellement, devait l’amener à se poser cette question : QUELS PEUVENT BIEN ÊTRE CES DOCUMENTS ?
Aussi, ayant pesé en une seconde la valeur de ces deux arguments, n’hésita-t-elle plus...
Venant vers Kharassoff qui, son éternel sourire aux lèvres, la regardait agir et penser, elle lui dit :
– Vous êtes brave et généreux. Mais je ne veux pas être en reste avec vous.
Elle lui tendit l’enveloppe :
– Tenez ! prenez ceci. Je vous le donne. Au lieu d’avoir des photographies, ce sont les originaux que vous posséderez.
– Mais, fit Kharassoff en mettant ses mains derrière son dos, je n’en veux pas ! Je n’en veux à aucun prix !
Elle le regarda, sidérée.
– Pourquoi ? murmura-t-elle.
– Mais tout simplement parce que vous m’offrez une chose qui ne vous appartient pas.
Ce nouveau coup acheva de la démonter...
– Alors, je ne comprends plus, dit-elle.
– Comment ! vous ne comprenez pas que, s’il était logique, – ET MÊME TOUT INDIQUÉ, – alors que vous étiez notre ennemie, que nous prenions contre vous des mesures de défense, il ne saurait plus en être ainsi, puisque, maintenant, la situation est inversée !
– Alors, c’est contre moi...
– Et contre qui voulez-vous que ce soit ? Contre la Tchéka ? Nous avons d’autres armes – des armes pareilles à celles qu’elle emploie contre nous – pour la combattre. Contre les Soviets ? Vous savez bien qu’ils sont inexistants. Nous les « aurons » quand nous voudrons. Et, de cela, il faut que vous soyez persuadée. D’ailleurs, quand vous connaîtrez les moyens d’action dont nous disposons, vous vous rendrez compte que, si la contre-révolution ne s’est pas encore produite, C’EST TOUT SIMPLEMENT PARCE QUE NOUS AVONS VOULU ÉVITER UNE NOUVELLE EFFUSION DE SANG.
Et martelant ses mots :
– Mais que nul ne s’y trompe ! Le jour approche où, de gré ou de force, nous restaurerons ici l’ordre et la liberté !
Prononcées avec une conviction profonde, ces paroles parurent faire grande impression sur Konstantinowna.
Kharassoff reprit :
– Pour l’instant, nous avons d’autres « chats à fouetter ». Occupons-nous d’abord de l’évasion de votre mère. Je m’empresse de vous dire que, à cet égard, vous pouvez être entièrement rassurée. Dans quatre jours, elle vous sera rendue.
– Que dites-vous ? Dans quatre jours ?
– Y verriez-vous quelque inconvénient ? s’enquit Kharassoff en souriant.
– Oh ! pouvez-vous me poser une pareille question ! Mais cela me paraît tellement beau que...
– Que vous ne croyez pas la chose possible, n’est-il pas vrai ?
Et, comme elle hochait la tête d’un air de doute :
– Dans ces conditions, reprit-il, il me reste à vous démontrer que le mot « impossible » n’existe pas dans notre vocabulaire.
Il plongea de nouveau la main dans une des poches de sa touloupe et en sortit un second portefeuille.
– Voyons, dit-il, si, par hasard, je n’aurais pas sur moi quelque autographe de notre excellent « camarade » Djerzinsky.
Il feuilleta quelques papiers, puis, ayant trouvé ce qu’il cherchait :
– Voilà qui va faire l’affaire ! dit-il.
Se tournant vers la « Vierge Rouge » qui suivait ses gestes avec un intérêt croissant :
– Avez-vous de quoi écrire, lui demanda-t-il.
Elle lui montra son bureau.
S’étant assis, il la regarda et dit :
– Voulez-vous avoir l’obligeance de me rappeler le nom de madame votre mère ?
– Véra Maria Konstantinowna, née Pouguine.
– Quel est son âge ?
– Cinquante-huit ans.
– Bien ! Cela suffit.
Posément, il transcrivit sur l’imprimé posé devant lui les indications que venait de lui fournir la « Vierge Rouge ». Après quoi, lui tendant la feuille, il s’enquit :
– Vous connaissez ceci ?
– UN ORDRE DE TRANSFERT ! s’écria-t-elle. Comment avez-vous en votre possession une pièce de cette importance ?
Elle prit l’imprimé :
– Mais cet ordre de transfert ne concerne pas ma mère ! IL EST AU NOM DE MILENA GOURKO !
– Êtes-vous assez naïve pour croire que la Tchéka, quand il lui arrive d’avoir entre les mains UN OTAGE DE CETTE VALEUR, L’ÉCROUE SOUS SON VRAI NOM ?
– Oh ! les misérables ! C’est pour cela que, malgré toutes les recherches que j’ai entreprises, je n’ai jamais pu retrouver sa trace ! Où l’ont-ils enfermée ?
Il eut un geste de pitié...
– Mieux vaut que vous l’ignoriez, répondit-il. À quoi bon vous l’apprendre, puisque son supplice va finir ?...
– Et la vengeance ! Qu’en faites-vous ? Je vous en supplie, dites-moi où elle est.
– Vous l’exigez ?
– Oui, je l’exige... si tant est que je puisse exiger quelque chose.
Alors, des lèvres de Kharassoff tomba ce mot qui, en Russie, synthétise toutes les horreurs, toutes les souffrances, tous les désespoirs :
– CHLISSELBOURG !
Chlisselbourg ! La « forteresse de la clef » ! La prison sinistre qui s’élève là-bas, sur un îlot sablonneux au nord-est de Petrograd, dans les mornes déserts qui enserrent la nappe boueuse du Ladoga, et dont les murailles de pierre, les tours aux embrasures verdies par les mousses et les lichens, donnent l’impression d’un tombeau...