Le philosophe
par
Louis LURINE
L’on demandait au célèbre savant Euler :
– Qu’est-ce qui vaut mieux que la science ?
– La conscience ! répondit-il. L’une est l’arbre du bien et du Mal qui produit à la fois le vrai et le faux, le crime et la vertu, la vie et la mort ; l’autre est véritablement l’arbre du bien absolu, et les fruits qu’elle porte sont toujours de nobles sentiments, des idées justes, des actions utiles, des principes et des vérités !
Cette belle pensée d’Euler sembla diriger la vie tout entière d’un pauvre savant d’Allemagne, dont je dois vous parler aujourd’hui, et qui se nommait Frédérick Koerner.
À vingt ans, Frédéric n’était rien encore ; à cet âge, il aurait pu, comme quelques-uns de ses amis, conquérir une position brillante ; mais il préférait, à l’honneur d’être un diplomate, ou un conseiller aulique, le plaisir de prendre sa place au coin d’un bon feu, dans l’hiver, et sur une prairie, en plein soleil, pendant l’été.
Koerner avait eu le projet de faire des livres et de composer des poèmes ; mais il reculait toujours devant cette plume dont il voulait se servir et dont le seul aspect lui glaçait la main, en paralysant son cerveau, trop faible, trop modeste ou trop impuissant pour écrire. Frédéric sc mit à chercher, en rêvant, des fantaisies romanesques, des drames, des épopées magnifiques, et souvent il aurait eu le droit de dire avec Diderot : Je me raconte à moi-même la plus charmante histoire du monde !
Les rêves ne donnent guère à un jeune homme une profession très lucrative ; faute de mieux, Frédérick Koerner résolut d’oublier ses caprices de romancier et de poète, qui n’étaient ni des romans ni des poèmes, pour devenir ce que l’on appelle un homme sérieux, un homme utile, un philosophe et un savant ; quelques années plus tard, en 1831, le docteur Frédéric Koerner avait tenu sa louable promesse : il était célèbre en Allemagne, et tous les pauvres de la ville de Vienne auraient pu vous indiquer sa demeure, située dans les ombres du Prater, sur les bords mélancoliques du Danube.
À cette époque, les travaux de Koerner étaient déjà considérables : le jeune docteur avait publié un livre merveilleux sur la chimie organique, dont il avait fait une science nouvelle ; un traité de médecine légale qui sera longtemps un chef d’œuvre ; une traduction d’Hippocrate avec des notes qui sont elles-mêmes un véritable cours de thérapeutique ; une précieuse et savante étude sur les poisons, ouvrage terrible qui faisait dire à je ne sais quel membre de l’Académie de Vienne : Ce diable de Koerner trouverait le moyen de nous empoisonner avec un gâteau de de miel et de roses !
La vie privée, la vie intime de Frédéric était bien simple, bien exemplaire pour un homme de trente-cinq ans : il travaillait le matin, il travaillait l’après-midi, il travaillait tout le soir, et il se résignait à grand-peine à dormir quelques heures durant la nuit. Koerner avait horreur des plaisirs, de la dissipation et des frivolités du monde ; il était gauche et embarrassé avec les hommes, timide et tremblant avec les femmes, le frôlement d’une robe lui faisait peur ; le plus doux regard, la plus douce voix lui donnaient la fièvre, et sans doute il serait mort de honte s’il avait dû s’agenouiller aux pieds d’une belle jeune fille !
À vrai dire, quel rôle pouvait-il jouer, en conscience, dans cette comédie futile de la galanterie, de la sottise et de la mode des salons ? Cet orgueilleux savant, qui se glorifiait peut-être de savoir tant de choses rares et superbes, ne savait ni marcher avec prétention, ni saluer avec grâce, ni sourire avec hypocrisie ; il baissait humblement la tête aux moindres demandes que l’on daignait lui faire, et il ne manquait jamais de balbutier les moindres paroles qu’il était forcé de répondre ; ses vêtements avaient l’importance râpée de la toilette scientifique, et toute sa personne sentait le renfermé, le bouquin, la poussière des vieux manuscrits, les ingrédients équivoques du laboratoire ; les traits de sa figure formaient un ensemble assez plaisant, une physionomie étrange, laide, fière, dédaigneuse et insupportable : le docteur n’était vraiment beau que pour les yeux d’élite, pour les yeux de quelques gens d’esprit, qui se plaisaient à contempler, sur ce triste visage, la trace lumineuse de la méditation et du génie. Par malheur, en Autriche aussi bien qu’en France, à Vienne comme à Paris, l’esprit court les rues, mais si vite, si vite qu’il n’entre plus dans les maisons... Laissez-le courir, et ouvrez les battants de chaque porte, à tout hasard !
Frédéric Korner aimait-il quelqu’un ou quelque chose dans le monde ? Il aimait la science et l’humanité tout entière ; il adorait les pauvres, dès qu’il lui était possible de soulager leur souffrance ; mais il maudissait leur influence ; mais il maudissait leur infortune en ne pouvant plus la secourir.
La modeste demeure de notre savant était toujours sombre, toujours silencieuse ; un chien de garde et une vieille domestique, voilà le personnel du logis ; des meubles anciens, des objets d’art, des instruments d’optique, des cornues, des fourneaux et des creusets, voilà tout le luxe de sa petite maison ; des livres, des manuscrits, de nombreux chefs-d’œuvre, des merveilles de l’esprit humain, voilà ses hôtes, ses camarades, ses amis ; un splendide rayon du soleil qui venait illuminer sa chambre, à travers les poétiques vapeurs du Danube, voilà son fidèle visiteur de chaque matin.
Un jour la splendide illumination dont je parle prit tout à coup, aux yeux de Koerner, la forme, la figure, les apparences gracieuses d’une jeune fille ; n’était-ce point-là un beau prodige, un admirable enchantement opéré par la fantaisie divine du soleil ?
Il s’agissait pour Frédéric de recevoir en tête-à-tête une jolie femme, et le savant commença par trembler de toute sa timide faiblesse ; à la fin, pourtant, le docteur Koerner osa la regarder et l’entendre ; il lui sembla que la belle inconnue arrivait, à son intention, du pays où vivent les anges ; – et l’ange, qui parlait très bien l’allemand, lui tint à peu près ce terrestre langage :
– Monsieur, je me nomme Mignon Koypell, et je suis votre cousine-germaine par ma mère. Hélas ! mon cousin, ma mère est morte dans un coin de la Silésie ; elle m’a laissée toute seule, pauvre et désolée ; je suis accourue à Vienne, et je frappe aujourd’hui à votre porte, afin que vous ayez la bonté de me recevoir avec douceur, de m’aimer un peu et de me plaindre... C’est tout.
– Soyez la bienvenue, Mignon ! s’écria Frédéric Koerner ; ma maison sera désormais la vôtre ; je serai pour vous un ami, un gardien, un protecteur, et je vous donne le baiser d’un frère.
– Il n’y a donc pas que des méchants dans notre famille ! répondit la bienheureuse Mignon, après avoir embrassé Frédéric Koerner.
– Pourquoi cela ?
– Parce que vous êtes bon !... En revanche, notre fortuné cousin. M. Joseph Koypell, ne l’est guère... Je lui pardonne.
– Vous savez qu’il est méchant ?
– J’en suis sûre.
– Vous le connaissez ?
– Je l’ai vu ce matin pour la première fois ; je l’ai prié, je l’ai supplié... Mais il m’a repoussé impitoyablement, comme l’on repousse une étrangère indiscrète, une mendiante importune... Par bonheur, il a daigné prononcer votre nom, en me disant : Allez plutôt chez notre cousin Frédéric Koerner ; il vous accueillera peut-être... C’est un vrai philosophe !... M. Koypell avait raison : vous m’avez bien accueillie tout de suite, monsieur Frédéric ; c’est donc une bien belle chose que la philosophie ?
– Il faut oublier ce vilain Joseph et le plaindre, ma pauvre Mignon ! Koypell est un savant, un philosophe comme moi... mais il a pris la mauvaise habitude de ne s’inquiéter ni de la science ni de la philosophie ; c’est un grand homme qui chante, qui flatte et qui danse à merveille... Il fera son chemin en dansant au bruit du piano ; il gagnera sa fortune en s’inclinant jusqu’à terre pour la ramasser, et tôt ou tard il enfoncera les portes de notre Académie en roucoulant une cavatine... Je le remercie de vous avoir chassée de sa maison inhospitalière ; je le remercie de vous avoir donnée à moi ; c’est l’unique service qu’il m’ait jamais rendu ; c’est la seule chance favorable que le ciel m’ait envoyée contre lui !
La froide et silencieuse demeure du savant ne tarda point à subir la douce influence d’une jeune fille qui était gaie, spirituelle et coquette ; on entendit bientôt dans le logis de Frédéric Koerner, habité naguère par de véritables muets, le bruit des paroles joyeuses, des rires et des chansons qui s’échappaient, en volant, des lèvres de la petite cousine ; les meubles un peu délabrés cédèrent la place à un mobilier moderne, et plein d’élégance et de coquetterie ; en quelques jours, il ne manqua plus rien à la transformation improvisée de cette humble retraite : il y eut, pour l’égayer et pour l’embellir, des fleurs, des tentures, des tableaux, de la musique, l’esprit, la jeunesse et la beauté d’une femme !
Un soir, Mignon dit à Koerner, en s’agenouillant à ses pieds, suivant son enfantine coutume :
– Puisque vous savez si bien tout ce que l’on peut apprendre dans ce monde, instruisez-moi, de grâce, Frédéric ?...
– Que je vous instruise, Mignon ?...
– Oui, de tout ce que doit savoir une jeune fille, lorsqu’elle a le bonheur d’être protégée par un savant.
– Et que vous enseignerai-je, ô ma belle et naïve ignorante ?...
– Précisément tout ce qu’il me faut pour venir à bout de mon ignorance ! Il n’y a que la première leçon qui coûte.
Korner ne put s’empêcher de rire ; il releva Mignon, et le lendemain le célèbre savant de Vienne daigna se faire le précepteur d’une femme ; ce qu’il y avait d’agréable ou d’utile dans le mystère d’un pareil enseignement, Dieu seul le sait...... J’imagine que les progrès de l’élève furent admirables ; il me semble aussi que le maître dut éprouver une grande joie, un bonheur extrême, en laissant tomber, dans l’esprit ignorant d’une jeune fille, quelques brins de lumière qu’il dérobait à l’immensité de sa science et de son génie ; selon moi et peut-être selon Frédéric Koerner, il n’y a de véritablement heureux, dans ce monde, que les gens qui peuvent donner et les gens qui peuvent instruire.
La fortune de Frédéric était médiocre ; le vif intérêt qu’il prenait à l’avenir de Mignon lui inspira soudain l’ardeur du lucre et l’amour des richesses ; il se promit de travailler désormais pour mieux gagner de l’argent, dans la voie de la science facile, et je crois même qu’il se prit à écouter, de loin, en espérance, le dernier soupir d’une vieille parente dont la tendresse lui réservait un magnifique héritage.
Cette pensée d’un égoïste lui porta malheur : Frédéric Koerner reçut une lettre officielle qui lui annonçait la mort de Mme Koerner, dont la volonté suprême lui avait légué des bijoux et une bibliothèque inutile... – Mme Koerner était riche, très riche !... répondit à la hâte Frédéric ; quel est donc l’heureux héritier de cette opulente fortune ? – L’exécuteur testamentaire lui apprit, en quatre mots, que l’opulence de Mme Koerner était échue à son cousin, M. Alexandre-Joseph Koypell, de Vienne !
À l’exemple des plaideurs aux abois qui ont vingt-quatre heures pour maudire leurs juges, le collatéral désappointé blasphéma tout un jour contre la mémoire de sa tante, et il n’oublia pas davantage de maudire le bonheur insolent de son cousin ; du reste, Frédéric Koerner oublia bien vite ce qui lui semblait une cruelle injustice ; il se consola de sa bonne fortune, en se laissant vivre aux pieds de Mignon, dans le secret amour que lui inspirait sa charmante cousine.
Après avoir désiré la richesse, à l’intention de la femme qu’il aimait, Frédéric songea, pour lui plaire, à la popularité, aux honneurs et à la gloire, il dit adieu aux travaux faciles qui devaient lui donner un peu d’argent, et il se livra tout entier à ces laborieuses recherches qui avaient si bien commencé la célébrité précoce de son nom ; ce n’est pas tout, il y avait une place vacante à l’Académie des Sciences de Vienne, et la capricieuse Mignon obligea le modeste Fréderic à présenter sa candidature aux suffrages de ses illustres confrères.
Dans l’opinion des vrais savants, des princes de la science, le choix de l’Académie n’était pas difficile, et l’unanimité des votes allait faire sortir, à coup sûr, le nom de Frédéric Koerner du fond de l’urne académique..... Mais, hélas ! l’opinion propose et l’Académie dispose ! Il fallait un véritable savant pour remplacer un homme d’un vaste génie : on lui donna pour successeur un chimiste qui dansait à merveille, un médecin qui chantait à ravir, un philosophe qui plaisait aux dames, un courtisan de tout le monde que vous connaissez déjà, le cousin de Frédéric Koerner, un pédant à la mode, saupoudré de sottise, et qui se nommait Alexandre-Joseph Koypell !... Il n’y a pas très loin de Vienne à Paris.
En apprenant cette incroyable nouvelle, Koerner faillit mourir, à force de stupeur, de honte et de rage ; mais cette fois encore, Frédéric se consola bien vite en tête-à-tête avec sa divine Mignon, qui trouva, pour le consoler et le distraire, des prodiges d’esprit et de gaîté, d’étourderie et de finesse.
Chose étrange ! un jour, le plaisant académicien dont il s’est agi tout à l’heure, Joseph Koypell, osa venir frapper à la porte de Frédéric Korner ; il pria la vieille servante du logis de l’introduire auprès de Mlle Mignon ; il entra dans la chambre de la jeune fille, et, pendant une heure, je ne sais trop pourquoi, l’insupportable visiteur s’avisa d’ennuyer, à voix basse, la pauvre orpheline qu’il avait impitoyablement chassée... – À l’issue de ce mystérieux entretien, Koypell se fit accompagner par Mignon jusqu’au seuil du laboratoire de Koerner, et je vous laisse à deviner toute la surprise, toute la secrète colère de Frédéric, à la première vue de cet homme qui avait toujours été son rival, son détracteur ou son ennemi.
Koypell salua son cousin de la façon la plus amicale ; il prit un siège que l’on ne daignait pas lui offrir ; il se mit à parler d’abord de la pluie et du soleil ; il parla ensuite de la science qui ne lui devait rien, de l’humanité qui ne lui devait pas grand-chose, et il termina son fastidieux monologue par la question suivante :
– Que faites-vous là, Kœrner, les yeux fixés sur cette pauvre bête qui n’en peut mais ?
– Vous le voyez, répliqua Frédéric ; je fais une expérience in anima vili...... J’ai voulu éprouver, sur ce chien malade, l’efficacité terrible d’une poudre de mon invention.
– Vous l’avez empoisonné !
– Oui, je l’ai foudroyé !
– Quel est ce poison ?
– La toffana des jésuites...
– Dont vous avez trouvé la recette ?
– Dont j’ai deviné le principe ! Maintenant je suis sûr des résultats possibles de cette affreuse découverte : une parcelle, un rien de cette poussière végétale.... et vous tueriez un homme, en le frappant aussi vite et aussi bien que la foudre.
– Diable ! c’est dangereux...
– Entre les mains d’un empoisonneur... c’est vrai !
– Laissons-là, s’il vous plaît, vos plantes vénéneuses qui foudroient, et permettez-moi de vous apprendre le véritable motif qui m’amène...
– Je vous écoute.
– Il vous souvient peut-être de la mort de Mme Koerner, cette vieille parente qui a eu le bon goût de me léguer à peu près toute sa fortune ?
– Eh bien ?
– Eh bien ! l’exécuteur testamentaire a déchiffré tout à coup, dans un maudit codicille du testament, une condition stupide, et que je dois remplir à la hâte, sous peine de perdre mon héritage tout entier.
– De quoi s’agit-il ?
– Il s’agit de me marier... par ordre.
– Mariez-vous...
– Il s’agit de me marier avec notre jolie cousine, Mlle Mignon Koypell !
– Avec Mignon ?
– Mon Dieu, oui, Mme Korner nous a mariés par la grâce de sa volonté dernière ; il ne me sied pas de renoncer de gaîté de cœur au bénéfice d’une succession opulente, et je viens vous prier officieusement de vouloir consentir à ce singulier mariage.
– Et Mignon ?
– Mignon ne demande pas mieux que d’être riche, indépendante et heureuse ; elle ne m’aime pas encore ; mais elle m’aimera plus tard, je l’espère ; d’ailleurs, dans un mariage d’argent, il faut à l’amour une si petite place.
– Et Mignon ?
– Vous ne m’avez pas entendu, mon cher Frédéric ? Je vous le répète : Mignon est enchantée de ma demande ; Mignon consent à devenir la femme de Joseph Koypell ; Mignon m’a chargé de vous consulter pour la forme, et je vous consulte pour lui obéir et pour lui plaire.
– J’aviserai.
– À demain, Koerner. D’ici là, je vais penser à mon prochain mariage et à la corbeille de la mariée...
– La mariée ?... pensa Frédéric... Mignon mariée à un pareil misérable !
Frédéric s’en alla passer deux ou trois heures sur les bords du fleuve dans les allées du Prater ; il revint au logis dans un état vraiment déplorable : il était froid et pâle comme la mort ; il tremblait et chancelait en marchant, et cet honnête homme de génie, qui possédait la science universelle, n’avait plus assez de raison pour avoir de la force, ni assez d’esprit pour avoir du courage ; Koerner entendit, en coudoyant la porte du salon, la voix mélodieuse de la jeune fille, et ses yeux se remplirent de larmes...
– Elle chante ! balbutia Frédéric... Que l’ingratitude lui soit légère !
Koerner entra dans le laboratoire ; il écouta de son mieux, pour entendre encore un écho de cette douce mélodie qui lui donnait à la fois le frisson du plaisir et de la colère... Mais les chants du piano et de la jeune fille avaient cessé, et le pauvre amoureux s’imagina qu’au bruit de son approche Mignon avait eu pitié de sa jalousie, de ses regrets et de sa douleur...
Frédéric regarda longtemps, sans y toucher, une boîte entr’ouverte sur une table, et qui renfermait le poison terrible qui avait tant effrayé Joseph Koypell..... Il tressaillit soudain, sous l’influence d’une pensée affreuse, désespérée, infâme. Il prit un grain de cette poudre mortelle et il se laissa tomber dans un fauteuil, en disant d’une voix défaillante :
– Lequel de nous deux a mérité de mourir ?... Je suis bon et Koypell est méchant ; il n’a jamais été utile à personne, et j’ai fait le plus de bien qu’il m’a été possible à tout le monde ; il a confisqué, à son profit, une grande fortune qui m’était destinée ; il occupe, grâce à l’usurpation de l’intrigue, une place d’honneur que j’avais conquise par mon travail ; enfin, il veut m’enlever aujourd’hui ma seule richesse, mon seul trésor, ma Mignon adorée.... Il mourra !
Au même instant, deux pouvoirs contraires, deux conseillères mystérieuses, la science et la conscience, se prirent à lui parler tour à tour ; l’une disait à son esprit :
– As-tu donc oublié tes propres paroles ?... « Une parcelle, un rien de cette poussière végétale, et vous tueriez un homme aussi bien et aussi vite que la foudre ? »
L’autre disait à son coeur :
– As-tu donc oublié ta propre pensée ?... La science a été donnée à l’homme pour glorifier la grandeur et la bonté de Dieu sur la terre.
– Tu vas être riche, puissant et heureux, reprenait la science.
– Tu seras un lâche, un meurtrier, un vil empoisonneur ! reprenait la conscience.
– L’arme dont tu peux te servir est un secret pour tout le monde, ajoutait la première.
– La terre n’a point de secrets pour le ciel ! ajoutait la seconde.
– Deviens coupable, en songeant à Mignon !
– Sois vertueux, en pensant à elle !
– Nul ne saura ton crime...
– Dieu le verra !
Frédéric posa la main sur son front, et comme s’il eût voulu interroger, une dernière fois, les deux puissances qui lui parlaient de la sorte, il s’écria en s’agenouillant :
– J’hésite encore... conseillez-moi toujours... que me faut-il faire ?
– Si le bonheur de Koypell te condamne au rôle d’une victime, répond la science... il faut le tuer !
– Si le bonheur de Koypell te condamne au rôle d’assassin, répondit la conscience... tue-toi !
– C’est fait ! murmura Frédéric Koerner...
À ces mots, le savant jeta dans sa bouche une parcelle de poison... Une sueur froide se répandit sur toute sa figure ; ses yeux se fermèrent ; il prononça des paroles intelligibles, des adieux suprêmes qu’il adressait à Mignon, sans doute, et il tomba sur le parquet de sa chambre.
Au bruit de sa chute, quelqu’un poussa violemment la porte du cabinet... Mignon d’agenouilla tout près de son protecteur, de son ami ; elle releva sa tête immobile ; elle lui dit en pleurant :
– Frédéric, Frédéric, reviens à toi... J’ai voulu t’éprouver, et je suis contente, ravie, bienheureuse ! Mon mariage avec Joseph Koypell est impossible, tu le sais bien !... S’il m’a pris la cruelle fantaisie de lui exprimer une promesse ou une espérance, c’est que j’avais à cœur d’arracher à ta jalousie le premier aveu de ton amour !... Frédéric, j’ai eu l’audace d’écouter à cette porte et je n’ai perdu ni une seule parole, ni un seul soupir de tes regrets et de tes plaintes.... Frédéric, rouvre tes yeux et regarde-moi : je t’aime ! je t’aime ! je t’aime !
Ô miracle ! Korner rouvrit aussitôt les yeux pour regarder sa belle Mignon ; il la regarda comme un homme qui se sent vivre et qui doute encore de sa vie ; il saisit la main de la jeune fille et il la pressa contre ses lèvres ; il recouvra toute sa mémoire, et il se souvint d’avoir voulu mourir ; il examina la boîte qui contenait le poison, et il se mit à dire bien bas :
– Il est donc vrai... Je vis encore ! Je vois, je parle, je marche, je pense, j’existe ! La science m’a trompé... ou plutôt Dieu a eu pitié de mon âme ; il a soufflé sur cette poudre mortelle, et celui qui donne la vie a retiré à ce poison le pouvoir de donner la mort.
– Frédéric, lui répondit en souriant la jeune fille, le dieu qui vous a sauvé, c’est moi !.. L’oreille collée à la serrure de cette porte, durant toute la visite de M. Koypell, je me suis effrayée de cet affreux poison que vous compariez à la foudre ?... J’ai profité de votre absence, et à la place de cette poudre infernale, j’ai mis tout simplement dans cette boîte...
– Quoi donc ?
– De la poudre d’Iris que vous m’aviez donnée... Et de cette façon, mon cousin, vous avez eu plus de peur que de mal.
Koypell garda son riche héritage, et Koerner conserva sa bonne Mignon ; Frédéric n’oublia jamais la lutte solennelle que sa pensée chancelante avait eue à subir, dans un jour de malheur ; et si quelqu’un lui avait demandé : Qu’est-ce qui vaut mieux que la science ? il n’aurait pas manqué de lui répondre, comme Euler : C’est la conscience.
Louis LURINE.
Paru dans Le Compilateur en 1844.