Le pourvoyeur du paradis

 

CONTE BRETON

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

F.-M. LUZEL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il y avait une fois une femme de la campagne, mais assez riche, et dont le mari était mort il y avait environ un mois. Elle avait un fils prêtre, qui venait souvent la voir, et qui avait son cheval chez elle.

Un mercredi, dans l’après-midi, elle était seule à la maison à manger des crêpes chaudes avec du lait et elle parlait de la sorte : Où es-tu à présent, mon pauvre homme ? Il n’y a pas encore plus d’un mois tu étais là, vis-à-vis de moi, à manger des crêpes chaudes, car tu aimais bien les crêpes chaudes. Je crois que tu es dans le Paradis, car tu étais un chrétien craignant et aimant Dieu. Je donnerais pourtant une bonne somme d’argent, si je savais que tu en eusses besoin pour être heureux.

Et la pauvre femme pleurait, et ses larmes tombaient dans l’écuelle pleine de lait qui était devant elle. Un passant, un drôle, était derrière la porte à l’écouter, et, en entendant ces paroles, l’idée lui vint de jouer un tour à la veuve désolée. Il ouvrit la porte, entra précipitamment dans la maison, feignant d’être hors d’haleine, comme s’il avait fait une longue course, et parla de la sorte :

– Bonjour, ma pauvre femme ?

– Bonjour, mon brave homme ; que demandez-vous ?

– Je suis le Pourvoyeur du Paradis, et je viens vous trouver de la part de votre mari.

– De la part de mon mari, mon Dieu ! je ne fais que songer à lui nuit et jour : parlez-moi de lui ; il est à une bonne place dans le Paradis, n’est-ce pas ?

– Il n’est pas encore dans le Paradis, ma pauvre femme ; mais rassurez-vous, car il est sur la bonne route, et il n’en est plus loin.

– Que faut-il donc pour qu’il y entre, le cher homme ?

– Peu de chose, trois cents écus en argent, une demi-douzaine de chemises de fine toile, et une bouteille de vin vieux.

– Vraiment ! trois cents écus c’est beaucoup d’argent ; mais il n’y a rien dans ma maison que je ne sois prête à donner pour l’aider à aller en Paradis, le cher homme !

Et la veuve alla à son armoire, compta trois cents écus et les donna, dans une bourse, au Pourvoyeur du Paradis ; puis elle lui donna encore six chemises de toile fine et une bouteille de vin vieux, en disant :

– Tenez, mon brave homme, portez tout cela, bien vite, à mon pauvre homme, et dites-lui que je ne tarderai pas à aller le rejoindre.

Le Pourvoyeur du Paradis prit l’argent, les chemises, le vin et dit :

– Merci pour votre homme, ma pauvre femme ; à présent il est sûr d’aller au Paradis tout droit.

Et il se dirigeait vers la porte, quand la veuve l’appela et lui dit :

– Attendez, attendez un peu, que je vous donne aussi quelques crêpes chaudes : mon pauvre homme aimait tant les crêpes chaudes !

Et elle lui donna une demi-douzaine de crêpes, enveloppées dans un linge blanc. Puis, voyant que tout cela le chargeait un peu et ralentirait sa marche :

– Afin d’aller plus vite, et de ne pas trop faire attendre mon cher homme, prenez son cheval, qui est à l’écurie, montez dessus, et partez vite.

– Vous avez, ma foi, raison, dit le drôle.

Et il fit sortir le cheval de l’écurie, le sella, monta dessus, et partit ensuite au galop.

Voilà la veuve tout heureuse et toute joyeuse, en songeant que son homme allait entrer au Paradis dans un moment ; et quand son fils prêtre arriva à la maison, peu après, il fut bien étonné de l’entendre chanter : Tra la la la, tra la la la !...

– Qu’y a-t-il donc de nouveau, ma mère, lui demanda-t-il, que vous êtes si gaie ?

– Ce qu’il y a de nouveau, tu ne le sais donc pas ? Réjouis-toi et chante avec moi, puisque ton père est allé au Paradis !

– Je l’espère bien, ma mère, car mon père était un honnête homme, et craignant Dieu.

– Oui, mais malgré tout cela, il n’y serait pas allé si tôt, si je n’avais donné trois cents écus, une demi-douzaine de chemises de toile fine et une bouteille de vin vieux, comme il fallait.

– Comment, comment ? que dites-vous, ma mère ?

Et elle lui conta tout.

– Hélas ! ma pauvre mère, vous avez été trompée par quelque polisson ! De quel côté est-il allé ?

– Il est allé à droite, du côté du Paradis.

Le jeune prêtre courut à l’écurie, monta sur son cheval, qui était beaucoup plus rapide que celui de son père, et partit au triple galop. Il ne tarda pas à voir le Pourvoyeur du Paradis, devant lui, sur la route. Mais celui-ci, en entendant le galop d’un cheval derrière lui, détourna la tête et, voyant le prêtre, il se dit :

– Je suis pris, si je reste sur la route, car le cheval du prêtre est beaucoup plus rapide que le mien !

Il descendit donc de cheval, et entra dans un champ de genêts qui était au bord de la route. Le prêtre y courut après lui, laissant son cheval sur la route. Mais, comme le genêt était long et serré, il ne voyait pas son homme, et, pendant qu’il le cherchait, celui-ci déboucha sur le chemin, monta sur le cheval du prêtre, et partit en lui laissant l’autre cheval. Quand le prêtre eut fait tout le tour du champ, sans trouver personne, il revint aussi à la route. Mais quand il vit que le vieux cheval de son père restait seul et que l’autre était parti, il se dit :

– Ah ! il m’a aussi joué, le drôle ! Il ne me servirait de rien, à présent, de courir après lui avec cette vieille rosse.

Et il monta sur le cheval de son père, et revint à la maison, lentement. Quand sa mère le vit revenir :

– Eh bien ! mon fils ?...

– Eh bien ! ma mère, je l’ai rattrapé facilement et je lui ai même donné mon cheval, afin d’aller plus vite, et pour que mon père n’attende pas trop longtemps.

Il ne voulait pas avouer qu’il avait été joué, tout comme sa mère.

– Tu as bien fait, mon fils ; ton père doit être à présent dans le Paradis de Dieu !

Et elle se remit à chanter Tra la la, tra la la !

Mais son fils n’était pas si joyeux.

 

 

Conté par Barbe Tassel, du bourg du Plouaret.

 

F.-M. LUZEL.

 

Paru dans Mélusine, recueil de mythologie littéraire populaire,

traditions et usages, publié par MM. H. Gaidoz

& E. Rolland, 1878.

 

 

 

 

 

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