Histoire du père Nicolas

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henry MACKENZIE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PAR suite de circonstances particulières, je restai quelques semaines dans une petite ville de Bretagne, où se trouvait un couvent de bénédictins. Comme ils avaient chez eux quelques tableaux assez curieux que les étrangers avaient l’habitude d’aller visiter, je me rendis avec quelques personnes au couvent, mais ce sont plutôt les hommes que les choses que je vais voir, et auxquels je m’attache partout. Dans le monde, les scènes varient continuellement sous nos yeux ; ces retraites, au contraire, nous offrent l’aspect d’une vie paisible, où la solitude nourrit la pensée, entretient la méditation. On est cependant quelquefois trompé dans son attente, et je dois avouer que sous le capuchon j’ai remarqué souvent des figures et des yeux plus faits pour le monde que pour le cloître. Parmi les moines que nous visitions, il y en avait un qui se distinguait par un air de supériorité frappant : agenouillé devant l’autel, près d’une fenêtre gothique, dont les vitraux peints laissaient passer les rayons du soleil, son front recevait en plein la lumière, et l’ombre projetée sur son œil, grand, noir et mélancolique, complétait un portrait digne du pinceau de Rembrandt. Son regard était attaché sur un tableau du Christ portant sa croix ; la conformité de l’attitude, et la résignation peinte sur les deux figures formaient une ressemblance qui frappa tous les spectateurs.

– Vous voyez, dit à voix basse notre conducteur, vous voyez le père Nicolas, c’est, de tous les frères du couvent, le plus sévère pour lui-même et le plus doux pour les autres. Les affligés, les malades, les mourants sont toujours sûrs de trouver près de lui secours et consolation. Jamais il n’a appris le malheur de quelqu’un sans pleurer avec lui, jamais il n’a refusé un service ; son austérité et ses mortifications vont au delà des règles de l’ordre, et ce n’est que pour les autres qu’il réserve toute sa sensibilité.

Le sujet paraissait inspirer notre conducteur. J’étais jeune, curieux, plein d’enthousiasme ; je n’avais pu entendre le gardien du couvent sans émotion, je voulus à toute force nouer connaissance avec le père Nicolas. Mes démarches empressées, ou sa bienveillance même, m’en donnèrent l’occasion.

– Il n’est pas ordinaire, mon fils, me dit le bon père, qu’un jeune homme de votre âge recherche une connaissance comme la mienne. Le monde se présente à vous maintenant dans tout son éclat ; voudriez-vous, par anticipation arriver à son déclin ? La joie, les ris, la gaieté se pressent autour de vous, pourquoi chercher le séjour de la tristesse et de la mélancolie ? Cependant, quoique j’aie renoncé au monde, je ne suis pas insensible à ses attentions, je sens tout le prix de vos bontés, et je veux les reconnaître.

Comme il avait aperçu mon goût pour la littérature, il me montra quelques manuscrits curieux, et mit à ma disposition une partie de la bibliothèque du couvent. Ce n’était pas là ce que je cherchais ; le hasard vint à mon secours, et me procura l’occasion de connaître (ce que j’estimais plus que tous les livres) l’Histoire du père Nicolas, la source de ses douleurs, la cause de ses austérités.

Un soir, après avoir inutilement frappé à sa cellule, je poussai la porte et j’entrai ; je le vis à genoux tenant à la main un crucifix, auquel pendait une petite image que je pris pour celle de la Sainte Vierge. Je m’arrêtai derrière lui, indécis si je le laisserais achever son oraison, ou si je me retirerais sans être aperçu, comme j’étais entré. Il cachait sa figure dans ses mains, et poussait des sanglots étouffés. La compassion et la curiosité me retinrent immobile à ma place. Il retira, comme par un mouvement convulsif, sa main de dessus ses yeux, baisa deux fois ce portrait, le serra sur son cœur, et le regardant avec attention, il fondit en pleurs. Quelques moments après, je le vis joindre les mains, lever les yeux au ciel, et murmurant quelques mots que je ne pus entendre, il poussa un profond soupir qui semblait être la dernière expression de ses douleurs pour l’instant. Il se releva et m’aperçut. Je bégayai, dans ma honte d’être surpris aux écoutes, quelques excuses.

Je lui demandai pardon de l’avoir involontairement interrompu dans ses exercices de piété.

– Hélas ! me répondit-il, ne vous y trompez pas ; ce ne sont les larmes ni de la dévotion, ni de la piété que vous m’avez vu répandre, ce sont celles du remords. Peut-être, jeune homme, il vous sera utile d’apprendre l’histoire de mes fautes et de mes douleurs ; avec le caractère simple et pur que vous avez reçu de la nature, vous pouvez comme moi vous trouver exposé à des tentations ; votre cœur comme le mien peut devenir la victime des sentiments louables pervertis, de la vertu trahie, ou du faux honneur et de la mauvaise honte.

Je me nomme Saint-Hubert, j’appartiens à une famille ancienne et respectable, dont le patrimoine s’est trouvé diminué par divers évènements malheureux. Je perdis mon père avant d’être à même de sentir toute l’énormité de cette perte, et l’indulgence de ma mère, qui resta veuve, remplaça, au gré de mon inexpérience, la protection et l’appui que j’eusse rencontrés chez un père.

Après que j’eus terminé avec succès mes études dans la capitale de notre province, ma mère m’envoya à Paris avec un jeune homme d’une famille du voisinage, qui nous le cédait peut-être en naissance, mais qui en revanche était plus riche que la nôtre. De la Serre (c’était le nom de mon jeune compagnon) se destinait à la carrière militaire ; j’étais, pour plus d’une raison, destiné au barreau par ma mère et ses amis, qui étaient convenus de m’acheter une charge aussitôt que j’aurais obtenu mes grades. De la Serre avait pour toute autre profession que la sienne un souverain mépris qu’il ne me dissimulait pas, et qu’au contraire il ne manquait jamais de manifester. Cette prévention ne fit que se fortifier à Paris. La fierté des hommes qui avaient servi, l’insolente supériorité qu’ils affectaient avec leurs concitoyens, stimulaient mon ambition, prenaient le dessus sur ma timidité. La nature m’avait donné cette espèce de susceptibilité honteuse qui ne peut tenir contre les railleries d’êtres même de beaucoup inférieurs. L’ignorance avait beau jeu pour me confondre, dans les matières qui m’étaient les plus usuelles, il ne fallait qu’un peu d’audace. Les principes les mieux établis dans mon esprit eussent quelquefois plié devant l’impudence du sophisme orgueilleux, ou du vice éhonté. La profession à laquelle me destinait ma famille exigeait de l’attention, de la diligence, des manières froides et réservées ; dès que je l’eus mise de côté comme humiliante, les qualités modestes, qui en sont inséparables, durent nécessairement souffrir du même dégoût. Je rougis des vertus auxquelles mon caractère me portait naturellement, je m’aguerris aux vices que je haïssais et que je méprisais. De la Serre triompha de mon apostasie comme d’une victoire ; à la différence du collège où je l’avais toujours battu, et où il n’avait jamais pu égaler mes succès, à Paris il fut mon maître. Sa fortune le mettait à même d’étaler un luxe et une représentation considérables : la cocarde qui surmontait son chapeau, lui inspirait une confiance que je ne pouvais puiser dans ma situation ; et lancé dans la dissipation et les plaisirs, il me menait comme un protégé à qui il avait appris l’art de vivre, et dont il avait fait un homme en le conduisant le premier à l’indépendance.

La bonté mal entendue de ma mère alimentait les moyens que j’avais d’imiter mes compagnons dans leur train de vie, de les suivre dans leurs plaisirs, si toutefois on peut appeler ainsi des jouissances que je ne goûtais souvent qu’avec inquiétude, et dont le souvenir excitait en moi des remords. Quelquefois aussi, mais trop rarement, j’étais hypocrite d’une autre manière : charitable et vertueux, je faisais le bien à la dérobée, tandis qu’auprès de mes amis, je me vantais d’avoir mangé dans la débauche, la bonne chère et le vice, le temps et l’argent employés à ces bonnes œuvres.

Cependant les habitudes de la ville dans laquelle on m’avait entraîné dissipaient peu à peu mes sentiments de droiture, et le vice avait émoussé l’aiguillon de ma conscience, quand la liaison dangereuse que j’avais formée vint à se rompre par accident. De la Serre reçut l’ordre d’aller joindre son régiment, alors en garnison à Dunkerque. Il désira que je le conduisisse jusque chez un de ses parents en Picardie, où il devait s’arrêter un ou deux jours.

– Je vous introduirai dans cette maison, me disait-il en plaisantant, parce que vous y serez adoré. Mon cousin Saintonges est aussi réservé que vous l’étiez la première fois que je vous rencontrai.

L’excellent homme dont il me faisait ce portrait, réunissait effectivement toutes ces vertus dont les plaisanteries de De la Serre m’avaient souvent fait rougir, sans cependant jamais altérer mon respect pour elles. Je regagnai près de lui la tranquillité que j’avais perdue dans notre société dissipée de Paris. Son exemple m’encourageait, ses préceptes fortifiaient mes dispositions naturelles à la bonté ; mais sa fille, Émilie de Saintonges, était un auxiliaire bien plus puissant pour me ramener à la vertu. Quand je comparais Émilie au petit nombre de femmes que nous avions connues à Paris, sa beauté, ses manières pleines de simplicité avaient pour moi un charme infini, tandis que De la Serre trouvait sa cousine insipide et ennuyeuse. Il ne resta que trois jours chez son parent, et me quitta avec la promesse qu’aussitôt que son régiment aurait son congé, il me retrouverait à Paris.

– Ce n’est que là, disait-il, qu’on peut vivre, on végète partout ailleurs.

Je ne pensais pas ainsi, moi qui ne vivais qu’en la présence d’Émilie. Mais pourquoi rappeler ces jours de félicité si pure ; pour qui ce souvenir de mon Émilie ? En effet, peu de temps après, elle fut à moi. Elle vint passer l’hiver à Paris avec son père, dont la santé ne déclinait que trop rapidement. Je le soignai avec tout le dévouement, toute l’assiduité que je devais à son amitié, et dont la compagnie d’Émilie faisait pour moi plutôt une grâce qu’un devoir. Nos soins et ceux des médecins habiles furent superflus. Saintonges mourut, confiant sa fille à mon amitié. Ce fut alors que, pour la première fois, j’osai me flatter d’être aimé ; je mêlai mes pleurs aux pleurs d’Émilie sur la tombe de son père, et je m’aventurai en tremblant à lui demander si elle me croyait digne de la consoler dans ses douleurs. Émilie, trop naïve pour dissimuler, accorda sa main à mes vertus (car alors encore, j’étais vertueux) ; c’était une récompense et un appui qu’elle me donnait. Nous nous retirâmes à Saintonges, où nous jouîmes de tout le bonheur possible sur la terre. Le mérite de mon Émilie égalait son bonheur, et je puis dire sans vanité (puisque maintenant cela fait ma honte) que Saint-Hubert, depuis si coupable, méritait encore, à ce moment, la félicité dont il jouissait.

Depuis plus d’un an, nous vivions dans cet état de calme et de bonheur, quand je m’aperçus qu’Émilie allait bientôt me rendre père. Je conçus dans ce moment critique toute l’inquiétude naturelle à un mari qui adore sa femme. Je voulus que nous allassions passer quelques semaines à Paris, où nous trouverions plus facilement que dans notre province le secours des hommes de l’art. Émilie voyait à mon projet mille obstacles, et s’obstinait à n’y pas acquiescer ; mais l’avis unanime de nos voisins fut qu’il était urgent de se rendre à Paris. L’un d’eux, surtout, neveu d’un fermier général, qui avait acheté le bien que son père avait longtemps tenu à bail, me dit que l’on avait dans le pays si peu de confiance dans les médecins, que toute personne qui avait le moyen de faire le voyage de Paris préférait le faire que de se hasarder entre leurs mains. La crainte de paraître pauvre stimula ma susceptibilité ; je me déterminai donc à ce voyage ; mais je fis valoir un autre prétexte auprès de ma femme. Un de mes amis m’avait, en mourant, nommé son exécuteur testamentaire, et j’avais à terminer les affaires de sa succession. Émilie consentit à la fin à notre départ.

Dans les premiers temps de notre séjour à Paris, je quittai peu notre hôtel ; c’était le même où avaient logé Émilie et son père, quand ce dernier était venu y mourir et la confier à ma tendresse. Ces souvenirs si tendres et si doux jetaient sur notre société mutuelle un charme mélancolique et exclusif qui nous permettait à peine d’endurer la présence d’un tiers. Ma femme avait quelquefois de ces prévisions tristes et de ces craintes vagues que ressentent souvent les femmes qui s’abandonnent à leur sensibilité. Je mettais à les combattre et à les détruire toute ma sollicitude.

– Je ne vivrai pas assez, disait-elle, pour revoir Saintonges, mais mon Henri y pensera à moi dans ces bois où si souvent nous nous sommes promenés, auprès de ce ruisseau, au murmure duquel nous prêtions l’oreille ensemble.

Notre âme sentait alors, en silence, ce que le langage, ce que le mien du moins, ô mon ami, n’eût pu exprimer.

Ici le bon père succomba à la tendresse des souvenirs qui ébranlaient son âme, pour un instant ses sanglots l’empêchèrent de parler. Il reprit quelques moments après d’une voix faible et altérée :

– Pardonnez à l’émotion qui vient d’interrompre ce récit. Je vous fais pitié, et cependant je n’ai pas toujours versé des larmes aussi douces que celles que vient de me faire répandre le souvenir des larmes d’Émilie : écoutez maintenant la confession de mes fautes et de mes remords. Enfin Émilie devint mère, et notre fils, en nous faisant connaître un bonheur nouveau, ajouta, s’il est possible, à notre tendresse mutuelle. Ma femme allaita elle-même son enfant, autant par devoir que par plaisir ; elle craignait d’ailleurs de ne pas trouver une bonne nourrice à Paris. Notre projet était de retourner à la campagne aussitôt que le rétablissement de ses forces le permettrait. En attendant notre départ, pendant ses heures de repos, je sortais pour vaquer aux affaires dont la confiance de mon défunt ami m’avait dévolu le soin.

Dans une de ces courses, je rencontrai aux Tuileries mon ancien camarade De la Serre, qui m’embrassa avec des transports et des démonstrations d’amitié, auxquels j’avais peu de droit à m’attendre, d’après l’interruption si longue de notre correspondance. Il me dit qu’il avait par hasard appris que j’étais à Paris, et que depuis plusieurs jours il me cherchait sans succès. Dans le fait, c’était, de tous les hommes, celui dont je craignais le plus la rencontre. Il m’était revenu des bruits sur sa dissipation et son extravagance sans bornes, et je l’avais même entendu accuser de faits auxquels j’avais peine à ajouter foi, par cette seule répugnance qu’ont à croire le mal les gens qui ne sont pas familiarisés avec la bassesse humaine. Cependant, j’aimais à me persuader qu’il était moins coupable qu’on ne le disait, et mon cœur se faisait illusion. Après une foule de questions et de félicitations cordiales sur le bonheur dont je jouissais actuellement, il me pressa si vivement de passer la soirée avec lui, que, quoique j’eusse pris pour règle de rester chez moi, je rougis de m’excuser, et nous convînmes de l’heure où je le retrouverais. Notre société se composa de De la Serre et de deux autres officiers, dont l’un plus âgé que nous, ayant la croix de Saint-Louis et le grade de colonel ; c’était un des hommes les plus agréables que j’eusse vus. La difficulté avec laquelle je m’étais décidé à quitter mon intérieur pour me mêler à une société que je croyais bien différente, doubla pour moi le prix de cette aimable rencontre ; ma vivacité se débarrassa bientôt de toute contrainte, je m’animai à mesure que nos plaisanteries prenaient plus d’essor, et que je me trouvais plus à l’aise avec ce vieil officier, qui avait des connaissances, de l’esprit, de la sensibilité, en un mot toutes les qualités que j’estimais le plus et que je m’attendais le moins à trouver dans une société choisie par De la Serre. Il était tard quand nous nous séparâmes, et je reçus en partant, avec plaisir, une invitation du colonel de souper chez lui le lendemain soir.

Je trouvai chez le colonel une réunion dont sa sœur et une veuve de ses amis faisaient le charme. Les traits de cette femme n’étaient pas parfaitement réguliers, mais sa figure et ses yeux produisaient plus d’impression que la beauté la plus parfaite. Se taisait-elle, il y avait dans son silence une douceur enchanteresse ; venait-elle à parler, son expression était également attrayante. Nous nous trouvâmes placés près l’un de l’autre. Peu fait aux galanteries minutieuses de la vie à la mode, je désirais, plutôt que je n’espérais, me rendre agréable à ses yeux. Elle paraissait flattée de mes attentions et prendre intérêt à mes discours ; sa conversation me plaisait et m’attachait. On joua, nous prîmes part au jeu malgré nous, nous gagnâmes et nous fûmes les seuls qui cependant parussions fâchés de nos succès ; on se sépara avec cordialité. Mme de Trenville (c’était le nom de la veuve) invita, en souriant, le colonel à venir prendre sa revanche chez elle, et elle ajouta avec modestie et franchise, que, comme j’avais partagé ses succès, elle espérait que je lui ferais l’honneur de courir avec elle la chance d’une fortune moins favorable.

Émilie, qui m’avait d’abord paru enchantée de me voir trouver dans la société quelques distractions, voyant mes absences se multiplier (car j’étais tous les jours chez Mme de Trenville), ne put s’empêcher de me laisser voir sur ses traits le déplaisir que lui causait mon absence. Je ne vis d’abord ce changement qu’avec tendresse, et le lendemain soir, je m’excusai de ne pouvoir tenir mon engagement. Nous restâmes seuls Émilie et moi ; je la trouvai toute différente de ce qu’elle était ordinairement. Rêveurs tous deux, mais craignant de nous épancher, Émilie me peignait dans ses regards son chagrin, et je dissimulais mal le mien sous un air affecté de gaîté.

Le lendemain, De la Serre vint me voir et rendit sa première visite à Émilie : il me plaisanta agréablement sur mon manque de parole de la veille, et me parla d’une autre partie qu’il avait organisée pour moi et que ma femme voulût à toute force que j’acceptasse. Son cousin l’applaudit et fit avec esprit l’éloge du bon gouvernement des dames. Le soir, avant de partir, quand je dis adieu à Émilie, je crus remarquer une larme sur ses joues, et je serais resté si je n’avais craint qu’on ne me fît honte de ne pas sortir. On s’aperçut de ma tristesse : De la Serre s’égaya à mes dépens, le colonel lui-même lança quelques épigrammes sur le mariage, et pour la première fois je fus honteux d’être le seul homme marié de la société.

Nous jouâmes plus gros jeu, et nous prolongeâmes la soirée plus tard qu’auparavant ; mais je devais montrer que je n’avais pas peur de ma femme, je consentis à tout. Je perdis beaucoup, et je revins chez moi chagrin et mortifié. Je vis le lendemain Émilie sombre et abattue, je crus lire dans ses yeux un reproche de ma conduite, et à mes torts je joignis celui de m’en formaliser.

De la Serre vint me prendre pour me mener dîner avec lui. Chemin faisant, il me dit qu’il trouvait à Émilie mauvaise mine.

– L’air de la campagne où nous allons partir la rétablira, lui dis-je.

– Eh quoi ! allez-vous quitter Paris, me dit-il.

– Dans peu de jours.

– Que n’ai-je autant de raisons que vous d’y rester ?

– Et quelles raisons ?

– L’attachement d’amis tels que les vôtres, mais l’amitié est un nom trop froid quand on parle d’une femme comme Mme de Trenville.

Je ne sais de quelle manière je le regardai, mais il n’insista pas, peut-être m’offensai-je moins de son propos que je ne le crois.

Nous nous rendîmes après dîner chez Mme de Trenville : sa toilette était plus élégante et sa beauté plus vive que jamais. La réunion était aussi plus nombreuse et plus animée. La conversation vint à tomber sur l’intention où j’étais de quitter Paris. Le ridicule des manières provinciales, des opinions provinciales, de l’insipidité des jouissances provinciales fut représenté avec infiniment d’esprit par De la Serre, et par presque tous les membres les plus jeunes de la société. Seule, Mme de Trenville ne partagea pas ces saillies, il semblait que le sujet l’intéressait trop pour en parler aussi légèrement. Parfois son œil plein de tristesse s’attachait sur moi. J’étais moitié honteux, moitié contristé de mon projet de mon prochain départ, moins embarrassé peut-être que vain de l’intérêt que l’on me témoignait.

Cependant, aussi lâche dans le mal que dans le bien, j’évitais tout ce qui pouvait mettre ma femme sur la voie d’une découverte qui seule m’eût sauvé. J’essayais de la tromper, de lui donner le change sur mes visites à Mme de Trenville ; des incidents survenus dans les affaires que j’avais à terminer à Paris étaient les prétextes dont je la payais pour colorer mes fréquentes absences. L’âme d’Émilie était trop pure pour admettre le soupçon ou concevoir la jalousie.

À cette même époque à peu près, un jeune homme de notre province apporta à ma femme une lettre d’une de ses amies de Saintonges. Ce jeune homme avait étudié comme peintre en miniature, et venait perfectionner son talent à Paris. Émilie, qui adorait notre enfant, voulut avoir son portrait dans l’attitude du sommeil. Le peintre, enchanté de l’idée, la pria de lui permettre de peindre l’enfant endormi dans ses bras. Émilie, qui désirait me faire une surprise, afin de pouvoir plus aisément effectuer cette aimable conspiration en secret, m’engageait souvent à répondre aux invitations, me pressait de sortir, et, pendant mon absence, le tableau avançait.

Ma femme ignorait quelles étaient, pendant ces instants, mes occupations. Esclave du vice et de la profusion, je violais, aux pieds de la plus artificieuse et de la plus indigne des femmes, le serment que j’avais juré à mon épouse ; je perdais, au milieu de gens fourbes et d’êtres infâmes, les ressources de notre enfant. Tel était le filet dans lequel m’avaient enveloppé De la Serre et ses complices. La Trenville était assez adroite pour feindre de vouloir rembourser mes premières pertes au jeu. Après y avoir épuisé tout l’argent que j’avais et que pouvait me procurer mon crédit, je devais du moins m’arrêter court dans ma ruine ; mais, quand je pensais qu’il me faudrait retourner, pâle et avili, dans le lieu que j’avais quitté heureux et estimé, je n’eus pas assez de résolution pour fuir le danger. Je m’abandonnai au désespoir, j’hypothéquai les débris de ma fortune, et j’en destinai le produit à recouvrer ce que j’avais perdu, ou à me perdre moi-même. L’évènement répondit à ce qu’on pouvait prévoir.

Aussitôt que je fus revenu du désespoir où m’avait plongé l’horreur de ma situation, et que j’eus recouvré le pouvoir de la réflexion, je volai chez Mme de Trenville. J’en reçus l’accueil qu’on fait à un homme dont il n’y a plus rien à attendre, et qui ne vaut plus la peine d’être trompé. Convaincu de sa fourberie, assuré qu’elle avait été l’instrument de ma ruine, les sentiments les plus violents bouleversèrent mon sein ; je l’accablai d’injures et de malédictions, qu’elle reçut avec l’indifférence du vice endurci. Je m’élançai hors de chez elle sans savoir où j’allais ; je me trouvai, sans y penser, devant l’hôtel que nous habitions. Quand je fus là, je m’arrêtai sur le seuil de la porte, comme si la mort m’eût attendu si je l’avais franchi. Je reculai de quelques pas et je me rapprochai ensuite ; deux fois je saisis le marteau sans pouvoir frapper ; mon cœur battait avec violence et mes genoux tremblants se heurtaient, Il faisait nuit, l’ombre et le silence le plus profond régnaient autour de moi dans la rue. Je me jetai à terre devant la porte, et je formai le vœu que la main d’un scélérat vint me débarrasser à la fois de la vie et de mes pensées désespérantes. Enfin le souvenir d’Émilie, l’image de notre enfant triomphèrent du désordre de mon esprit, un torrent de larmes s’échappa de mes yeux. Après m’être relevé, je frappai à la porte, j’entrai doucement dans la chambre de ma femme ; elle dormait, une lampe allumée près d’elle, et sur son sein son fils qui tenait embrassé son cou dans ses petites mains. Jugez ce que je dus éprouver à cette vue ! Elle souriait en dormant et semblait rêver au bonheur. Un désespoir furieux me saisit encore une fois, et frappé de la pensée qu’elle ne s’éveillerait que pour connaître la misère, je conçus l’horrible idée (je frémis encore de le répéter) d’assassiner ma femme et mon enfant endormis, et de me frapper ensuite moi-même ! Ma main tomba sur le cou d’Émilie, l’enfant en détacha ses petits doigts, et de sa main saisit une des miennes. Cette douce pression apaisa les mouvements tumultueux de mon cœur, ma sensibilité se ranima, je fondis en larmes, mais je ne pus rester pour apprendre à Émilie notre ruine. Je sortis précipitamment, et gagnant un hôtel obscur dans un quartier reculé de la ville, je lui écrivis à la hâte quelques lignes sans suite, lui marquant mon désespoir et mes crimes. Je lui disais que j’avais intention de quitter de suite la France, et de ne revenir qu’après avoir expié mes fautes par la pénitence, et gagné par mon industrie de quoi réparer la ruine dans laquelle je l’entraînais. Je la recommandais, ainsi que mon enfant, aux soins de ma mère, et à la protection du ciel qu’elle n’avait jamais offensé.

Dès que je lui eus fait tenir ce billet, je quittai Paris, et j’étais déjà à quelque distance de la ville avant que le jour eût paru. Au lever du soleil, je fus rejoint par une diligence qui suivait la route de Brest, j’y entrai sans but, sans aucun plan arrêté pour l’avenir, et je m’assis dans un coin de la voiture, où je gardai un sombre silence. Le jour et la nuit suivante, je me laissai résolument porter, avec plusieurs autres voyageurs, sans penser à prendre de la nourriture, sans jouir d’un seul instant de repos. Mais le second jour, je sentis mes forces défaillir, et quand nous relayâmes le soir, je tombai de faiblesse à la porte de l’auberge. On me mit au lit, et j’y restai plus d’un semaine, consumé et absorbé par une fièvre lente. Un frère charitable de l’ordre auquel j’appartiens, qui par hasard se trouvait dans cette auberge, me prodigua les soins les plus assidus, et quand j’entrai en convalescence, le bon vieillard administra à mon âme (comme il l’avait fait à mon corps) les secours et les consolations dont il vit bien que j’avais besoin.

Je commençais à me rétablir assez pour pouvoir prendre l’air à la fenêtre de ma petite chambre, lorsqu’un matin que j’y étais assis, la diligence même qui m’avait amené s’arrêta à la porte de l’auberge, et j’en vis descendre le jeune peintre qui nous avait été recommandé à Paris. Mes sens étaient trop affaiblis pour résister à la secousse qui se fit en moi à ce moment, je tombai sans connaissance sur le plancher. Plusieurs personnes montèrent à l’instant dans ma chambre, parmi elles se trouvait le jeune peintre. Quand je fus revenu à moi, je lui fis entendre que je désirais avoir avec lui un entretien particulier. Il eut peine à me reconnaître ; enfin, quand il fut sûr que c’était à moi qu’il parlait, je vis son front s’obscurcir. Après bien des hésitations, à force de prières, j’obtins qu’il me racontât la fin de mes maux. Ma femme et mon fils n’existaient plus. Émilie avait succombé au coup fatal que lui avait porté ma lettre dans l’état de faiblesse qui la minait depuis longtemps ; la fièvre, le délire, la mort en avaient suivi de près la lecture. Son enfant était mort peu de jours après.

Dans un moment de calme et de raison, avant de mourir, elle m’appela près de son lit, ajouta le jeune homme, pour me donner le portrait que j’avais fait, et ramassant toutes ses forces, elle m’a chargé, si jamais je vous pouvais rencontrer, de vous le donner avec son pardon.

Il le déposa dans mes mains, je ne sais comment je résistai à ma douleur amère ; peut-être étais-je trop faible pour la bien sentir, trop abattu par ma maladie récente pour que mon cœur se brisât dans cette circonstance.

Le bon vieillard, qui déjà m’avait sauvé la vie, me fit entrer dans ce couvent ; depuis, j’y suis constamment resté, à l’exception d’un jour où j’ai fait un triste pèlerinage à la tombe d’Émilie et de mon enfant. On ne connaît pas mon histoire ici, et l’on s’étonne de l’austérité de la vie par laquelle je m’efforce d’expier mes fautes ; mais la souffrance seule ne suffit pas pour nous réconcilier avec le ciel. Je tâche par des œuvres de charité et de bienfaisance, de n’être pas pour lui un objet de haine. Beni soit Dieu ! je possède la consolation que j’ai cherchée. Déjà la miséricorde divine a laissé tomber sur mes jours languissants un rayon de sa grâce. Cette couche si dure me paraît douce maintenant, et ses rêves sont délicieux : hier soir encore, mon Émilie me faisait signe en souriant, notre petit ange était avec elle !

Les sanglots du bon père étouffèrent sa voix, il fixa le portrait, puis le ciel ; un feu passager vint colorer ses joues pâles. Je demeurai frappé de respect, immobile. La cloche du couvent sonna les vêpres ; il me serra la main, je baisai la sienne, et je la baignai de mes larmes.

– Mon fils, me dit-il, je trouve un certain charme à épancher mon histoire dans un cœur comme le vôtre ; si jamais le monde cherche à vous attirer par ses plaisirs coupables, s’il vous attaque par ses satires, pensez au père Nicolas. Soyez vertueux et heureux !...

 

 

 

Henry MACKENZIE, Histoire du père Nicolas.

 

Recueilli dans Les grands écrivains de toutes les littératures,

Quatrième série, Tome premier, 1890.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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