Visite à Bedlam

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henry MACKENZIE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

BEDLAM est l’une des curiosités qu’on suppose tout voyageur désireux de voir à Londres. L’ami de Harley, qui lui avait déjà montré beaucoup de choses, lui proposa en conséquence de l’y mener. Harley s’y était d’abord refusé : « Je trouve inhumain, avait-il dit, d’exposer ainsi la plus grande calamité qui puisse affliger l’espèce humaine, à la curiosité oisive du premier venu, qui peut donner quelque argent au gardien, d’autant plus que c’est là un malheur que nous ne pouvons voir qu’avec les plus tristes réflexions, à cause de l’impuissance où nous sommes de le soulager. » Cependant les instances de son ami, les prières du reste de la société, et de quelques dames qui devaient être de la partie, le décidèrent, et l’on se rendit en compagnie à Moorfields.

On les conduisit d’abord près des étroites cellules qui renferment les individus atteints d’une démence incurable ; le bruit de leurs chaînes, les cris sauvages, les imprécations que poussaient quelques-uns d’entre eux formaient la scène la plus hideuse. Harley, mais surtout les dames prièrent leur guide de retourner sur leurs pas ; cet homme parut surpris de leur effroi, il ne pouvait concevoir comment ils se refusaient à voir quelques autres détenus dans cette partie de la maison ; il aurait voulu leur en faire voir de beaucoup plus curieux, ajoutait-il (se servant de l’expression de ceux qui montrent au public les animaux féroces), que tous ceux qu’ils avaient déjà aperçus, qui ne les égalaient ni en fureur ni en rage.

Il les mena près de ceux qui par leur état sont moins dangereux, et pour les autres et pour eux-mêmes, et à qui on laisse un certain degré de liberté, à cause de la tranquillité de leurs dispositions.

Harley était resté derrière la société, occupé à regarder un homme qui faisait des pendules avec des brins de fil, et de petites boules de terre. Il avait dessiné sur le mur, avec du charbon, un segment de cercle, et il marquait les différentes vibrations par une intersection, au moyen de lignes courbes. Un homme d’un extérieur honnête, souriant à la vue du maniaque, s’approcha de Harley, et lui dit que ce gentilhomme avait été un mathématicien très distingué ; c’est, ajouta-t-il, une victime de la théorie des comètes ; car après avoir, avec un travail infini, composé une table sur la conjecture de sir Isaac Newton, le retour inattendu d’une comète le frappa tellement que ses amis furent bientôt forcés de le mettre ici.

– Si vous voulez me suivre, monsieur, continua l’étranger, je crois pouvoir vous faire connaître tous les malheureux, renfermés dans cette maison, mieux même que l’homme qui conduit votre société.

Harley le salua, et accepta son offre.

Le premier personnage qui s’offrit à eux avait griffonné une foule de figures sur un morceau d’ardoise. Harley eut la curiosité de s’approcher pour voir ce qui était écrit. Il y avait plusieurs colonnes près les unes des autres, surmontées d’une tête où était écrit : Annuités de la mer du Sud, bons des Indes, trois pour cent consolidés.

– Vous voyez, dit l’instructeur de Harley, vous voyez un homme bien connu à Change-alley (la bourse) ; il possédait autrefois 50 000 livres, et il allait acheter un bien pour réaliser son argent, quand une discussion survenue avec la propriétaire du fond, au sujet des réparations du mur du jardin, rompit le marché, et il revint à la ville continuer encore ses spéculations ; une malheureuse variation dans les fonds publics où il se trouvait grandement intéressé, le réduisit en même temps à la misère et à la folie. Le malheureux me disait l’autre jour qu’au premier paiement des différences il serait riche de plus de 100 000 livres.

– Oui, c’est un spondée, je le soutiens ! interrompit à gauche, une voix qui se fit entendre.

Et cette assertion fut accompagnée d’une citation très rapide de quelques vers d’Homère.

– Cette figure, dit le guide de Harley, dont les vêtements sont si salis de tabac, était un maître d’école d’une certaine réputation ; il est venu ici pour s’éclairer et se fixer sur la véritable prononciation des voyelles grecques. Dans ses plus grands transports, il fait souvent mention d’un M. Bentley. Les illusions, monsieur, entraînent et dirigent la plus grande partie du monde, et les actions des hommes partent presque toutes d’une imagination exaltée. De sorte qu’aux yeux d’un philosophe le monde, en vérité, peut être appelé une vaste maison de fous.

– Vous avez raison, dit Harley, les passions des hommes sont une folie momentanée, quelquefois elles entraînent de bien funestes conséquences.

« De la Macédoine à la Suède l’homme est fou. »

– C’était, en effet, bien mal à Charles, dit l’étranger, de songer à ajouter à ses domaines un territoire aussi vaste que celui de la Russie ; un tel évènement eût été fatal, il aurait rompu la balance du Nord ; et d’ailleurs, le sultan et moi, nous ne l’aurions jamais souffert.

– Vous, dit Harley, plein de surprise.

– Oui, répondit l’autre, le sultan et moi. Me connaissez-vous ? je suis le khan de Tartane.

Cette explication n’étonna pas peu Harley, il fut assez prudent cependant pour dissimuler sa surprise, et faisant au monarque un salut aussi profond que l’exigeait son rang, il se hâta de le quitter pour aller rejoindre sa société.

Harley la retrouva dans le quartier de la maison réservée aux femmes aliénées ; quelques-unes de ces malheureuses étaient groupées autour des dames de la société, dont elles semblaient considérer, avec plus d’attention qu’on n’aurait pu le penser, les diverses parties de la toilette.

Loin du reste des femmes, une personne d’une figure noble, mais pâle et très décharnée, se tenait isolée ; il y avait dans ses traits, plus réguliers et moins hideux que ceux de ses compagnes, ce je ne sais quoi qui excite la pitié sans faire horreur ; tout le monde s’était arrêté à la considérer ; l’homme qui nous conduisait s’en aperçut, et nous dit :

– La personne que vous voyez devait un jour avoir un équipage à six chevaux. Elle fut aimée, si le récit qu’on m’a fait est vrai, par un jeune homme d’une naissance égale à la sienne, mais d’une fortune bien inférieure ; l’amour, dit-on, est aveugle, aussi agréa-t-elle son hommage. Son père ne voulut pas entendre parler de ce mariage, il menaça même sa fille de la chasser du toit paternel si elle revoyait ce jeune homme. Celui-ci fit un voyage aux Indes occidentales dans l’espoir d’y accroître sa fortune, pour pouvoir demander ensuite la main de cette infortunée ; mais à peine fut-il débarqué, qu’une de ces fièvres, si communes dans ce pays, le saisit et le conduisit en quelques jours au tombeau, regretté de tous ceux qui l’avaient connu. Cette nouvelle parvint bientôt à la jeune personne, qu’au même moment son père sollicitait d’épouser un homme riche, mais d’un âge à être son grand-père. La mort du jeune homme ne put rien sur ce père inhumain, il pressa plus vivement que jamais sa fille de consentir au parti qu’il lui avait trouvé. Accablée de désespoir par la mort du jeune homme, et pleine d’aversion pour le vieillard, la pauvre jeune fille fut réduite à l’état où vous la voyez. Mais Dieu ne laissa pas impunie la cruauté du père, ses affaires commencèrent, peu de temps après, à se déranger, et il mourut presque dans le besoin.

Cette histoire, racontée avec une grande simplicité, fit une profonde impression sur Harley ; plus d’une fois ses larmes avaient coulé pendant le récit du gardien. La jeune fille, jusque-là, avait semblé absorbée dans ses pensées, et roulant entre ses doigts une petite bague, elle n’avait pas levé les yeux ; tout à coup, les portant sur Harley :

– Mon Billy n’est plus ! dit-elle, est-ce lui que vous pleurez ? Bénies soient vos larmes ! Je voudrais pleurer, mais mon cœur est sec, il brûle !...

Elle s’approcha d’Harley.

– Consolez-vous, lui dit-il, votre Billy est aux cieux.

– Est-ce vrai ? nous y rencontrerons-nous ? et cet homme effrayant, dit-elle, en montrant le gardien, y sera-t-il aussi ? Hélas ! combien je suis coupable ! j’ai presque oublié de penser au ciel ; je prie cependant quelquefois, quand je peux, je prie, et souvent je chante ; quand je me sens très mal, je chante ; tenez, écoutez-moi :

 

                Puisse la terre être légère à la poitrine de Billy !

                Puisse verdir le gazon qui entoure sa tombe !

 

Il y avait dans ces accents plaintifs une sensibilité entraînante. Tous les yeux, excepté ceux du gardien, se mouillèrent de pleurs.

– Vous pleurez, dit-elle, je ne le veux pas ; vous ressemblez à mon Billy ; ainsi il me regardait en me donnant cette bague ; pauvre Billy, c’était la dernière fois que nous nous vîmes. Les mers alors étaient mugissantes. Je vous aime parce que vous ressemblez à Billy, mais jamais je n’aimerai personne comme lui.

Elle tendit sa main à Harley, il la serra dans les siennes et la baigna de ses pleurs.

– C’est la bague de Billy, ajouta-t-elle, je ne puis vous la donner, regardez, en voici une autre que j’ai faite moi-même l’autre jour, voulez-vous la garder pour l’amour de moi ? En vérité, je suis une singulière créature, mais l’innocence est dans mon cœur ; mon pauvre cœur, il éclatera quelque jour, sens comme il bat.

Et elle prit la main d’Harley qu’elle appuya sur son cœur, et dans l’attitude de quelqu’un qui écoute :

– Une, deux, trois, arrête tes pulsations, mon Billy n’est plus ! Mais j’oubliais la bague...

Elle la mit au doigt d’Harley.

– Adieu, il faut que je vous quitte.

Elle voulut retirer sa main que Harley porta à ses lèvres.

– Je ne puis rester plus longtemps, ma tête me fait mal, adieu.

Et elle se retira d’un pas précipité dans une petite chambre qui était à quelque distance.

Harley demeura plongé dans la stupeur, et plein de compassion, son ami paya le gardien. Il regarda sa bague, mit une couple de guinées dans la main de cet homme, en lui disant :

– Soyez bon pour cette malheureuse.

Il fondit en larmes et se retira.

 

 

 

Henry MACKENZIE, Visite à Bedlam.

 

Recueilli dans Les grands écrivains de toutes les littératures,

Quatrième série, Tome premier, 1890.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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