Les soirées de Saint-Pétersbourg

 

PREMIER ENTRETIEN

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Joseph de MAISTRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Au mois de juillet 1809, à la fin d’une journée des plus chaudes, je remontais la Néva dans une chaloupe, avec le conseiller privé de T***, membre du sénat de Saint-Pétersbourg, et le chevalier de B***, jeune Français que les orages de la révolution de son pays et une foule d’événements bizarres avaient poussé dans cette capitale. L’estime réciproque, la conformité de goûts, et quelques relations précieuses de services et d’hospitalité, avaient formé entre nous une liaison intime. L’un et l’autre m’accompagnaient ce jour-là jusqu’à la maison de campagne où je passais l’été. Quoique située dans l’enceinte de la ville, elle est cependant assez éloignée du centre pour qu’il soit permis de l’appeler campagne et même solitude ; car il s’en faut de beaucoup que toute cette enceinte soit occupée par les bâtiments ; et quoique les vides qui se trouvent dans la partie habitée se remplissent à vue d’œil, il n’est pas possible de prévoir si les habitations doivent un jour s’avancer jusqu’aux limites tracées par le doigt hardi de Pierre Ier.

Il était à peu près neuf heures du soir ; le soleil se couchait par un temps superbe ; le faible vent qui nous poussait expira dans la barque que nous vîmes badiner. Bientôt le pavillon qui annonce du haut du palais impérial la présence du souverain, tombant immobile le long du mât qui le supporte, proclama le silence des airs. Nos matelots prirent la rame ; nous leurs ordonnâmes de nous conduire lentement.

Rien n’est plus rare, mais rien n’est plus enchanteur qu’une belle nuit d’été à Saint-Pétersbourg, soit que la longueur de l’hiver et la rareté de ces nuits leur donnent, en les rendant plus désirables, un charme particulier ; soit que réellement, comme je le crois, elles soient plus douces et plus calmes que dans les plus beaux climats.

Le soleil qui, dans les zones tempérées, se précipite à l’occident, et ne laisse après lui qu’un crépuscule fugitif, rase ici lentement une terre dont il semble se détacher à regret. Son disque environné de vapeurs rougeâtres roule comme un char enflammé sur les sombres forêts qui couronnent l’horizon, et ses rayons, réfléchis par le vitrage du palais, donnent au spectateur l’idée d’un vaste incendie.

Les grands fleuves ont ordinairement un lit profond et des bords escarpés qui leur donnent un aspect sauvage. La Néva coule à pleins bords au sein d’une cité magnifique : ses eaux limpides touchent le gazon des îles qu’elle embrasse, et dans toute l’étendue de la ville elle est contenue par deux quais de granit, alignés à perte de vue, espèce de magnificence répétée dans les trois grands canaux qui parcourent la capitale, et dont il n’est pas possible de trouver ailleurs le modèle ni l’imitation.

Mille chaloupes se croisent et sillonnent l’eau en tous sens : on voit de loin les vaisseaux étrangers qui plient leurs voiles et jettent l’ancre. Ils apportent sous le pôle les fruits des zones brûlantes et toutes les productions de l’univers. Les brillants oiseaux d’Amérique voguent sur la Néva avec des bosquets d’orangers : ils retrouvent en arrivant la noix du cocotier, l’ananas, le citron, et tous les fruits de leur terre natale. Bientôt le Russe opulent s’empare des richesses qu’on lui présente, et jette l’or, sans compter, à l’avide marchand.

Nous rencontrions de temps en temps d’élégantes chaloupes dont on avait retiré les rames, et qui se laissaient aller doucement au paisible courant de ces belles eaux. Les rameurs chantaient un air national, tandis que leurs maîtres jouissaient en silence de la beauté du spectacle et du calme de la nuit.

Près de nous une longue barque emportait rapidement une noce de riches négociants. Un baldaquin cramoisi, garni de franges d’or, couvrait le jeune couple et les parents. Une musique russe, resserrée entre deux files de rameurs, envoyait au loin le son de ses bruyants cornets. Cette musique n’appartient qu’à la Russie, et c’est peut-être la seule chose particulière à un peuple qui ne soit pas ancienne. Une foule d’homme vivants ont connu l’inventeur, dont le nom réveille constamment dans sa patrie l’idée de l’antique hospitalité, du luxe élégant et des nobles plaisirs. Singulière mélodie ! emblème éclatant fait pour occuper l’esprit bien plus que l’oreille. Qu’importe à l’œuvre que les instruments sachent ce qu’ils font ? vingt ou trente automates agissant ensemble produisent une pensée étrangère à chacun d’eux ; le mécanisme aveugle est dans l’individu : le calcul ingénieux, l’imposante harmonie sont dans le tout.

La statue équestre de Pierre Ier s’élève sur le bord de la Néva, à l’une des extrémités de l’immense place d’Isaac. Son visage sévère regarde le fleuve et semble encore animer cette navigation, créée par le génie fondateur. Tout ce que l’oreille entend, tout ce que l’œil contemple sur ce superbe théâtre n’existe que par une pensée de la tête puissante qui fit sortir d’un marais tant de monuments pompeux. Sur ces rives désolées, d’où la nature semblait avoir exilé la vie, Pierre assit sa capitale et se créa des sujets. Son bras terrible est encore étendu sur leur postérité qui se presse autour de l’auguste effigie : on regarde, et l’on ne sait si cette main de bronze protège ou menace.

À mesure que notre chaloupe s’éloignait, le chant des bateliers et le bruit confus de la ville s’éloignaient insensiblement. Le soleil était descendu sous l’horizon ; des nuages brillants répandaient une clarté douce, un demi-jour doré qu’on ne saurait peindre, et que je n’ai vu jamais ailleurs. La lumière et les ténèbres semblaient se mêler et comme s’entendre pour former le voile transparent qui couvre alors ces campagnes.

Si le ciel, dans sa bonté, me réservait un de ces moments si rares dans la vie où le cœur est inondé de joie par quelque bonheur extraordinaire et inattendu ; si une femme, des enfants, des frères séparés de moi depuis longtemps, et sans espoir de réunion, devaient tout à coup tomber dans mes bras, je voudrais, oui, je voudrais que ce fût dans une de ces belles nuits, sur les rives de la Néva, en présence de ces Russes hospitaliers.

Sans nous communiquer nos sensations, nous jouissions avec délices de la beauté du spectacle qui nous entourait, lorsque le chevalier de B***, rompant brusquement le silence, s’écria :

– Je voudrais bien voir ici, sur cette même barque où nous sommes, un de ces hommes pervers, nés pour le malheur de la société ; un de ces monstres qui fatiguent la terre...

– Et qu’en feriez-vous, s’il vous plaît (ce fut la question de ses deux amis parlant à la fois) ?

– Je lui demanderais, reprit le chevalier, si cette nuit lui paraît aussi belle qu’à nous.

L’exclamation du chevalier nous avait tirés de notre rêverie : bientôt son idée originale engagea entre nous la conversation suivante, dont nous étions fort éloignés de prévoir les suites intéressantes.

 

 

LE COMTE.

 

Mon cher chevalier, les cœurs pervers n’ont jamais de belles nuits ni de beaux jours. Ils peuvent s’amuser, ou plutôt s’étourdir ; jamais ils n’ont de jouissances réelles. Je ne les crois point susceptibles d’éprouver les mêmes sensations que nous. Au demeurant, Dieu veuille les écarter de notre barque.

 

 

LE CHEVALIER.

 

Vous croyez donc que les méchants ne sont pas heureux ? Je voudrais le croire aussi ; cependant j’entends dire chaque jour que tout leur réussit. S’il en était ainsi réellement, je serais un peu fâché que la Providence eût réservé entièrement pour un autre monde la punition des méchants et la récompense des justes : il me semble qu’un petit à-compte de part et d’autre dès cette vie même n’aurait rien gâté. C’est ce qui me ferait désirer au moins que les méchants, comme vous le croyez, ne fussent pas susceptibles de certaines sensations qui nous ravissent. Je vous avoue que je ne vois pas trop clair dans cette question. Vous devriez bien me dire ce que vous en pensez, vous, messieurs, qui êtes si forts dans ce genre de philosophie.

 

            Pour moi qui, dans les camps nourri dès mon enfance

            Laissai toujours aux cieux le soin de leur vengeance,

 

je vous avoue que je ne me suis pas trop informé de quelle manière il plaît à Dieu d’exercer sa justice, quoique, à vous dire vrai, il me semble, en réfléchissant sur ce qui se passe dans le monde, que s’il punit dès cette vie, au moins il ne se presse pas.

 

 

LE COMTE.

 

Pour peu que vous en ayez d’envie, nous pourrions fort bien consacrer la soirée à l’examen de cette question, qui n’est pas difficile en elle-même, mais qui a été embrouillée par les sophismes de l’orgueil et de sa fille aînée l’irréligion. J’ai grand regret à ces symposiaques, dont l’antiquité nous a laissé quelques monuments précieux. Les dames sont aimables sans doute ; il faut vivre avec elles, pour ne pas devenir sauvages. Les sociétés nombreuses ont leur prix ; il faut même savoir s’y prêter de bonne grâce ; mais quand on a satisfait à tous les devoirs imposés par l’usage, je trouve fort bon que les hommes s’assemblent quelquefois pour raisonner, même à table. Je ne sais pourquoi nous n’imitons plus les anciens sur ce point. Croyez-vous que l’examen d’une question intéressante n’occupât pas le temps d’un repas d’une manière plus utile et plus agréable même que les discours légers ou répréhensibles qui animent les nôtres ? C’était, à ce qu’il me semble, une assez belle idée que celle de faire asseoir Bacchus et Minerve à la même table, pour défendre à l’un d’être libertin et à l’autre d’être pédante. Nous n’avons plus de Bacchus, et d’ailleurs notre petite symposie le rejette expressément ; mais nous avons une Minerve bien meilleure que celle des anciens ; invitons-la à prendre le thé avec nous : elle est affable et n’aime pas le bruit ; j’espère qu’elle viendra.

Vous voyez déjà cette petite terrasse supportée par quatre colonnes chinoises au-dessus de l’entrée de ma maison : mon cabinet de livres ouvre immédiatement sur cette espèce de belvédère, que vous nommerez si vous voulez un grand balcon ; c’est là qu’assis dans un fauteuil antique, j’attends paisiblement le moment du sommeil. Frappé deux fois de la foudre, comme vous savez, je n’ai plus de droit à ce qu’on appelle vulgairement bonheur : je vous avoue même qu’avant de m’être raffermi par de salutaires réflexions, il m’est arrivé trop souvent de me demander à moi-même : Que me reste-t-il ? Mais la conscience, à force de me répondre MOI, m’a fait rougir de ma faiblesse, et depuis longtemps je ne suis pas même tenté de me plaindre. C’est là surtout, c’est dans mon observatoire que je trouve des moments délicieux. Tantôt je m’y livre à de sublimes méditations : l’état où elles me conduisent par degrés tient du ravissement. Tantôt j’évoque, innocent magicien, des ombres vénérables qui furent jadis pour moi des divinités terrestres, et que j’invoque aujourd’hui comme des génies tutélaires. Souvent il me semble qu’elles me font signe ; mais lorsque je m’élance vers elles, de charmants souvenirs me rappellent ce que je possède encore, et la vie me paraît aussi belle que si j’étais encore dans l’âge de l’espérance.

Lorsque mon cœur oppressé me demande du repos, la lecture vient à mon secours. Tous mes livres sont là sous ma main : il m’en faut peu, car je suis depuis longtemps bien convaincu de la parfaite inutilité d’une foule d’ouvrage qui jouissent encore d’une grande réputation...

 

Les trois amis ayant débarqué et pris place autour de la table à thé, la conversation reprit son cours.

 

 

LE SÉNATEUR.

 

Je suis charmé qu’une saillie de M. le chevalier nous ait fait naître l’idée d’une symposie philosophique. Le sujet que nous traiterons ne saurait être plus intéressant : le bonheur des méchants, le malheur des justes ! C’est le grand scandale de la raison humaine. Pourrions-nous mieux employer une soirée qu’en la consacrant à l’examen de ce mystère de la métaphysique divine ? Nous serons conduits à sonder, autant du moins qu’il est permis à la faiblesse humaine, L’ensemble des voies de la Providence dans le gouvernement du monde moral. Mais je vous en avertis, M. le Comte, il pourrait bien vous arriver, comme à la sultane Schéhérazade, de n’en être pas quitte pour une soirée : je ne dis pas que nous allions jusqu’à mille et une ; il y aurait de l’indiscrétion ; mais nous y reviendrons au moins plus souvent que vous ne l’imaginez.

 

 

LE COMTE.

 

Je prends ce que vous dites pour une politesse et non pour une menace. Au reste, messieurs, je puis vous renvoyer ou l’une ou l’autre, comme vous me l’adressez. Je ne demande ni accepte même de partie principale dans mes entretiens ; nous mettrons, si vous le voulez bien, nos pensées en commun : je ne commence même que sous cette condition.

Il y a longtemps, messieurs, qu’on se plaint de la Providence dans la distribution des biens et des maux ; mais je vous avoue que jamais ces difficultés n’ont pu faire la moindre impression sur mon esprit. Je vois avec une certitude d’intuition, et j’en remercie humblement cette Providence, que sur ce point l’homme SE TROMPE dans toute la force du terme et dans le sens naturel de l’expression.

Je voudrais pouvoir dire comme Montaigne : L’homme se pipe, car c’est le véritable mot. Oui, sans doute l’homme se pipe ; il est dupe de lui-même ; il prend les sophismes de son cœur naturellement rebelle (hélas ! rien n’est plus certain) pour les doutes réels nés dans son entendement. Si quelquefois la superstition croit de croire, comme on le lui a reproché, plus souvent encore, soyez-en sûrs, l’orgueil croit ne pas croire. C’est toujours l’homme qui se pipe ; mais, dans le second cas, c’est bien pire.

Enfin, messieurs, il n’y a pas de sujet sur lequel je me sente plus fort que celui du gouvernement temporel de la Providence : c’est donc avec une parfaite conviction, c’est avec une satisfaction délicieuse que j’exposerai à deux hommes que j’aime tendrement quelques pensées utiles que j’ai recueillies sur la route, déjà longue, d’une vie consacrée tout entière à des études sérieuses.

 

 

LE CHEVALIER.

 

Je vous entendrai avec le plus grand plaisir, et je ne doute pas que notre ami commun ne vous accorde la même attention ; mais permettez-moi, je vous en prie, de commencer par vous chicaner avant que vous ayez commencé, et ne m’accusez point de répondre à votre silence ; car c’est tout comme si vous aviez déjà parlé, et je sais très bien ce que vous allez me dire. Vous êtes, sans le moindre doute, sur le point de commencer par où les prédicateurs finissent, par la vie éternelle. « Les méchants sont heureux dans ce monde ; mais ils seront tourmentés dans l’autre : les justes, au contraire, souffrent dans celui-ci ; mais ils seront heureux dans l’autre. » Voilà ce qu’on trouve partout. Et pourquoi vous cacherais-je que cette réponse tranchante ne me satisfait pas pleinement ? Vous ne me soupçonnerez pas, j’espère, de vouloir détruire ou affaiblir cette grande preuve ; mais il me semble qu’on ne lui nuirait point du tout en l’associant à d’autres.

 

 

LE SÉNATEUR.

 

Si M. le chevalier est indiscret ou trop précipité, j’avoue que j’ai tort comme lui et autant que lui ; car j’étais sur le point de vous quereller aussi avant que vous eussiez entamé la question : ou, si vous voulez que je vous parle plus sérieusement, je voulais vous prier de sortir des routes battues. J’ai lu plusieurs de vos écrivains ascétiques du premier ordre, que je vénère infiniment ; mais, tout en leur rendant la justice qu’ils méritent, je ne vois pas sans peine que, sur cette grande question des voies de la justice divine dans ce monde, ils semblent presque tous passer condamnation sur le fait, et convenir qu’il n’y a pas moyen de justifier la Providence divine dans cette vie. Si cette proposition n’est pas fausse, elle me paraît au moins extrêmement dangereuse ; car il y a beaucoup de danger à laisser croire aux hommes que la vertu ne sera récompensée et le vice puni que dans l’autre vie. Les incrédules, pour qui ce monde est tout, ne demandent pas mieux, et la foule même doit être rangée sur la même ligne : l’homme est si distrait, si dépendant des objets qui le frappent, si dominé par ses passions, que nous voyons tous les jours le croyant le plus soumis braver les tourments de la vie future pour le plus misérable plaisir. Que sera-ce de celui qui ne croit pas ou qui croit faiblement ? Appuyons donc tant qu’il vous plaira sur la vie future qui répond à toutes les objections ; mais s’il existe dans ce monde un véritable gouvernement moral, et si, dès cette vie même, le crime doit trembler, pourquoi le décharger de cette crainte ?

 

 

LE COMTE.

 

Pascal observe quelque part que la dernière chose qu’on découvre en composant un livre, est de savoir quelle chose on doit placer la première : je ne fais point un livre, mes bons amis, mais je commence un discours qui peut-être sera long, et j’aurais pu balancer sur le début : heureusement vous me dispensez du travail de la délibération ; c’est vous-mêmes qui m’apprenez par où je dois commencer.

L’expression familière qu’on ne peut adresser qu’à un enfant ou à un inférieur, vous ne savez ce que vous dites, est néanmoins le compliment qu’un homme sensé aurait droit de faire à la foule qui se mêle de disserter sur les questions épineuses de la philosophie. Avez-vous jamais entendu, messieurs, un militaire se plaindre qu’à la guerre les coups ne tombent que sur les honnêtes gens, et qu’il suffit d’être un scélérat pour être invulnérable ? Je suis sûr que non, parce qu’en effet chacun sait que les balles ne choisissent personne. J’aurais bien droit d’établir au moins une parité parfaite entre les maux de la guerre par rapport aux militaires, et les maux de la vie en général par rapport à tous les hommes ; et cette parité, supposée exacte, suffirait seule pour faire disparaître une difficulté fondée sur une fausseté manifeste ; car il est non seulement faux, mais évidemment FAUX que le crime soit en général heureux, et la vertu malheureuse en ce monde : il est, au contraire, de la plus grande évidence que les biens et les maux sont une espèce de loterie où chacun sans distinction peut tirer un billet blanc ou noir. Il faudrait donc changer la question, et demander pourquoi, dans l’ordre temporel, le juste n’est pas exempt des maux qui peuvent affliger le coupable ; et pourquoi le méchant n’est pas privé des biens dont le juste peut jouir ? Mais cette question est tout à fait différente de l’autre, et je suis même fort étonné si le simple énoncé ne vous en démontre pas l’absurdité ; car c’est une de mes idées favorites que l’homme droit est assez communément averti, par un sentiment intérieur, de la fausseté ou de la vérité de certaines propositions avant tout examen, souvent même sans avoir fait les études nécessaires pour être en état de les examiner avec une parfaite connaissance de cause.

 

 

LE SÉNATEUR.

 

Je suis si fort de votre avis et si amoureux de cette doctrine, que je l’ai peut-être exagérée en la portant dans les sciences naturelles ; cependant je puis, au moins jusqu’à un certain point, invoquer l’expérience à cet égard. Plus d’une fois il m’est arrivé, en matière de physique ou d’histoire naturelle, d’être choqué, sans trop savoir dire pourquoi, par de certaines opinions accréditées, que j’ai eu le plaisir ensuite (car c’en est un) de voir attaquées, et même tournées en ridicule par des hommes profondément versés dans ces même sciences, dont je me pique peu, comme vous savez. Croyez-vous qu’il faille être l’égal de Descartes pour avoir le droit de se moquer de ses tourbillons ? Si l’on vient me raconter que cette planète que nous habitons n’est qu’une éclaboussure du soleil, enlevée, il y a quelques millions d’années, par une comète extravagante courant dans l’espace ; ou que les animaux se font comme des maisons, en mettant ceci à côté de cela ; ou que toutes les couches de notre globe ne sont que le résultat fortuit d’une précipitation chimique, et cent autres belles choses de ce genre qu’on a débitées dans notre siècle, faut-il donc avoir beaucoup lu, beaucoup réfléchi, faut-il être de quatre ou cinq académies pour sentir l’extravagance de ces théories ? Je vais plus loin ; je crois que dans les questions mêmes qui tiennent aux sciences exactes, ou qui paraissent reposer entièrement sur l’expérience, cette règle de la conscience intellectuelle n’est pas à beaucoup près nulle pour ceux qui ne sont point initiés à ces sortes de connaissances ; ce qui me conduit à douter, je vous l’avoue en baissant la voix, de plusieurs choses qui passent généralement pour certaines. L’explication des marées par l’attraction luni-solaire, la décomposition et la recomposition de l’eau, d’autres théories encore que je pourrais vous citer et qui passent aujourd’hui pour des dogmes, refusent absolument d’entrer dans mon esprit, et je me sens invinciblement porté à croire qu’un savant de bonne foi viendra quelque jour nous apprendre que nous étions dans l’erreur sur ces grands objets, ou qu’on ne s’entendait pas. Vous me direz peut-être (l’amitié en a le droit) : C’est pure ignorance de votre part. Je me le suis dit mille fois à moi-même. Mais dites-moi à votre tour pourquoi je ne serais pas également indocile à d’autres vérités ? Je les crois sur la parole des maîtres, et jamais il ne s’élève dans mon esprit une seule idée contre la foi.

D’où vient alors ce sentiment intérieur qui se révolte contre certaines théories ? On les appuie sur des arguments que je ne saurais pas renverser, et cependant cette conscience dont nous parlons n’en dit pas moins : Quodcunque ostendis mihi sic, incredulus odi.

 

 

LE COMTE.

 

Vous parlez latin, monsieur le sénateur, quoique nous ne vivions point ici dans un pays latin. C’est très bien fait à vous de faire des excursions sur des terres étrangères ; mais vous auriez dû ajouter dans les règles de la politesse, avec la permission de monsieur le chevalier.

 

 

LE CHEVALIER.

 

Vous me plaisantez, monsieur le comte : sachez, s’il vous plaît, que je ne suis point du tout aussi brouillé que vous pourriez le croire avec la langue de l’ancienne Rome. Il est vrai que j’ai passé la fin de mon bel âge dans les camps, où l’on cite peu Cicéron ; mais je l’ai commencé dans un pays où l’éducation elle-même commence presque toujours par le latin. J’ai fort bien compris le passage que je viens d’entendre, sans savoir cependant à qui il appartient. Au reste, je n’ai pas la prétention d’être sur ce point, ni sur tant d’autres, l’égal de monsieur le sénateur dont j’honore infiniment les grandes et solides connaissances. Il a bien le droit de me dire, même avec une certaine emphase :

 

                                                    Va dire à ta patrie

            Qu’il est quelque savoir au bord de la Scythie.

 

Mais permettez, je vous prie, messieurs, au plus jeune de vous de vous ramener dans le chemin dont nous nous sommes étrangement écartés. Je ne sais comment nous sommes tombés de la Providence au latin.

 

 

LE COMTE.

 

Quelque sujet qu’on traite, mon aimable ami, on parle toujours d’elle. D’ailleurs une conversation n’est point un livre ; peut-être même vaut-elle mieux qu’un livre, précisément parce qu’elle permet de divaguer un peu. Mais pour rentrer dans notre sujet par où nous en sommes sortis, je n’examinerai pas dans ce moment jusqu’à quel point on peut se fier à ce sentiment intérieur que M. le sénateur appelle, avec une grande justesse, conscience intellectuelle.

Je me permettrai encore moins de discuter les exemples particuliers auxquels il l’a appliquée ; ces détails nous conduiraient trop loin de notre sujet. Je dirai seulement que la droiture du cœur et la pureté habituelle d’intention peuvent avoir des influences secrètes et des résultats qui s’étendent bien plus loin qu’on ne l’imagine communément. Je suis donc très disposé à croire que chez des hommes tels que ceux qui m’entendent, l’instinct secret dont nous parlions tout à l’heure devinera juste assez souvent, même dans les sciences naturelles ; mais je suis porté à le croire à peu près infaillible lorsqu’il s’agit de philosophie rationnelle, de morale, de métaphysique et de théologie naturelle. Il est infiniment digne de la suprême sagesse, qui a tout créé et tout réglé, d’avoir dispensé l’homme de la science dans tout ce qui l’intéresse véritablement. J’ai donc eu raison d’affirmer que la question qui nous occupe étant une fois posée exactement, la détermination intérieure de tout esprit bien fait devait nécessairement précéder la discussion.

 

 

LE CHEVALIER.

 

Il me semble que M. le sénateur approuve, puisqu’il n’objecte rien. Quant à moi, j’ai toujours eu pour maxime de ne jamais contester sur les opinions utiles. Qu’il y ait une conscience pour l’esprit comme il y en a une pour le cœur, qu’un sentiment intérieur conduise l’homme de bien, et le mette en garde contre l’erreur dans les choses mêmes qui semblent exiger un appareil préliminaire d’études et de réflexions, c’est une opinion très digne de la sagesse divine et très honorable pour l’homme : ne jamais nier ce qui est utile, ne jamais soutenir ce qui pourrait nuire, c’est, à mon sens, une règle sacrée qui devrait surtout conduire les hommes que leur profession écarte comme moi des études approfondies. N’attendez donc aucune objection de ma part : cependant, sans nier que le sentiment chez moi ait déjà pris parti, je n’en prierai pas moins M. le comte de vouloir bien encore s’adresser à ma raison.

 

 

LE COMTE.

 

Je vous le répète ; je n’ai jamais compris cet argument éternel contre la Providence, tiré du malheur des justes et de la prospérité des méchants. Si l’homme de bien souffrait parce qu’il est homme de bien, et si le méchant prospérait de même parce qu’il est méchant, l’argument serait insoluble ; il tombe à terre si l’on suppose seulement que le bien et le mal sont distribués indifféremment à tous les hommes. Mais les fausses opinions ressemblent à la fausse monnaie qui est frappée d’abord par de grands coupables, et dépensée ensuite par d’honnêtes gens qui perpétuent le crime sans savoir ce qu’il font. C’est l’impiété qui a d’abord fait grand bruit de cette objection ; la légèreté et la bonhomie l’ont répétée : mais en vérité ce n’est rien. Je reviens à ma première comparaison : un homme de bien est tué à la guerre, est-ce une injustice ? Non, c’est un malheur. S’il a la goutte ou la gravelle ; si son ami le trahit ; s’il est écrasé par la chute d’un édifice, etc., c’est encore un malheur ; mais rien de plus, puisque tous les hommes sans distinction sont sujets à ces sortes de disgrâces. Ne perdez jamais de vue cette grande vérité : Qu’une loi générale, si elle n’est injuste pour tous, ne saurait l’être pour l’individu. Vous n’aviez pas une telle maladie, mais vous pouviez l’avoir ; vous l’avez, mais vous pouviez en être exempt. Celui qui a péri dans une bataille pouvait échapper ; celui qui en revient pouvait y rester. Tous ne sont pas morts ; mais tous étaient là pour mourir. Dès lors plus d’injustice : la loi juste n’est point celle qui a sont effet sur tous, mais celle qui est faite pour tous ; l’effet sur tel ou tel individu n’est plus qu’un accident. Pour trouver des difficultés dans cet ordre de choses, il faut les aimer ; malheureusement on les aime et on les cherche : le cœur humain, continuellement révolté contre l’autorité qui le gêne, fait des contes à l’esprit qui les croit ; nous accusons la Providence, pour être dispensés de nous accuser nous-mêmes ; nous élevons contre elle des difficultés que nous rougirions d’élever contre un souverain ou contre un simple administrateur dont nous estimerions la sagesse. Chose étrange ! il nous est plus aisé d’être justes envers les hommes qu’envers Dieu.

Il me semble, messieurs, que j’abuserais de votre patience si je m’étendais davantage pour vous prouver que la question est ordinairement mal posée, et que réellement on ne sait ce qu’on dit lorsqu’on se plaint que le vice est heureux, et la vertu malheureuse dans ce monde ; tandis que, en faisant même la supposition la plus favorable aux murmurateurs, il est manifestement prouvé que les maux de toute espèce pleuvent sur tout le genre humain comme les balles sur une armée, sans aucune distinction de personnes. Or, si l’homme de bien ne souffre pas parce qu’il est homme de bien, et si le méchant ne prospère pas parce qu’il est méchant, l’objection disparaît, et le bon sens a vaincu.

 

 

LE CHEVALIER.

 

J’avoue que si l’on s’en tient à la distribution des maux physiques et extérieurs, il y a évidemment inattention ou mauvaise foi dans l’objection qu’on en tire contre la Providence ; mais il me semble qu’on insiste bien plus sur l’impunité des crimes : c’est là le grand scandale, et c’est l’article sur lequel je suis le plus curieux de vous entendre.

 

 

LE COMTE.

 

Il n’est pas temps encore, M. le chevalier. Vous m’avez donné gain de cause un peu trop vite sur ces maux que vous appelez extérieurs. Si j’ai toujours supposé, comme vous l’avez vu, que ces maux étaient distribués également à tous les hommes, je l’ai fait uniquement pour me donner ensuite plus beau jeu ; car, dans le vrai, il n’en est rien. Mais, avant d’aller plus loin, prenons garde, s’il vous plaît, de ne pas sortir de la route ; il y a des questions qui se touchent, pour ainsi dire, de manière qu’il est aisé de glisser de l’une à l’autre sans s’en apercevoir : de celle-ci, par exemple : Pourquoi le juste souffre-t-il ? on se trouve insensiblement à une autre : Pourquoi l’homme souffre-t-il ? La dernière cependant est toute différente ; c’est celle de l’origine du mal. Commençons donc par écarter toute équivoque. Le mal est sur la terre ; hélas ! c’est une vérité qui n’a pas besoin d’être prouvée ; mais de plus : Il y est très justement, et Dieu ne saurait en être l’auteur : c’est une autre vérité dont nous ne doutons, j’espère, ni vous ni moi, et que je puis me dispenser de prouver, car je sais à qui je parle.

 

 

LE SÉNATEUR.

 

Je professe de tout mon cœur la même vérité, et sans aucune restriction ; mais cette profession de foi, précisément à cause de sa latitude, exige une explication. Votre saint Thomas a dit avec ce laconisme logique qui le distingue : Dieu est l’auteur du mal qui punit, mais non de celui qui souille. Il a certainement raison dans un sens ; mais il faut s’entendre : Dieu est l’auteur du mal qui punit, c’est-à-dire du mal physique ou de la douleur, comme un souverain est l’auteur des supplices qui sont infligés sous ses lois. Dans un sens reculé et indirect, c’est bien lui qui pend et qui roue, puisque toute autorité et toute exécution légale part de lui ; mais, dans le sens direct et immédiat, c’est le voleur, c’est le faussaire, c’est l’assassin, etc., qui sont les véritables auteurs de ce mal qui les punit ; ce sont eux qui bâtissent les prisons, qui élèvent les gibets et les échafauds. En tout cela le souverain agit, comme la Junon d’Homère, de son plein gré, mais fort à contrecœur. Il en est de même de Dieu (en excluant toujours toute comparaison rigoureuse qui serait insolente). Non seulement il ne saurait être, dans aucun sens, l’auteur du mal moral, ou du péché ; mais l’on ne comprend pas même qu’il puisse être originairement l’auteur du mal physique, qui n’existerait pas si la créature intelligente ne l’avait rendu nécessaire en abusant de sa liberté. Platon l’a dit, et rien n’est plus évident de soi : L’être bon ne peut vouloir nuire à personne. Mais comme on ne s’avisera jamais de soutenir que l’homme de bien cesse d’être tel parce qu’il châtie justement son fils, ou parce qu’il tue un ennemi sur le champ de bataille, ou parce qu’il envoie un scélérat au supplice, gardons-nous, comme vous le disiez tout à l’heure, monsieur le Comte, d’être moins équitable envers Dieu qu’envers les hommes. Tout esprit droit est convaincu par intuition que le mal ne saurait venir d’un Être tout-puissant. Ce fut ce sentiment infaillible qui enseigna jadis au bon sens romain de réunir, comme par un lien nécessaire, les deux titres augustes de TRÈS BON et de TRÈS GRAND. Cette magnifique expression, quoique née dans le sein du paganisme, a paru si juste, qu’elle a passé dans votre langue religieuse, si délicate et si exclusive. Je vous dirai même en passant qu’il m’est arrivé plus d’une fois de songer que l’inscription antique, IOVI OPTIMO MAXIMO, pourrait se placer tout entière sur le fronton de vos temples latins ; car qu’est-ce que IOV-I, sinon IOV-AH ?

 

 

LE COMTE.

 

Vous sentez bien que je n’ai pas envie de disputer sur tout ce que vous venez de dire. Sans doute, le mal physique n’a pu entrer dans l’univers que par la faute des créatures libres ; il ne peut y être que comme remède ou expiation, et par conséquent il ne peut avoir Dieu pour auteur direct ; ce sont des dogmes incontestables pour nous. Maintenant je reviens à vous, M. le chevalier. Vous conveniez tout à l’heure qu’on chicanait mal à propos la Providence sur la distribution des biens et des maux, mais que le scandale roule surtout sur l’impunité des scélérats. Je doute cependant que vous puissiez renoncer à la première objection sans abandonner la seconde ; car s’il n’y a point d’injustice dans la distribution des maux, sur quoi fonderez-vous les plaintes de la vertu ? Le monde n’étant gouverné que par des lois générales, vous n’avez pas, je crois, la prétention que, si les fondements de la terrasse où nous parlons étaient mis subitement en l’air par quelque éboulement souterrain, Dieu fût obligé de suspendre en notre faveur les lois de la gravité, parce que cette terrasse porte dans ce moment trois hommes qui n’ont jamais tué ni volé ; nous tomberions certainement, et nous serions écrasés. Il en serait de même si nous avions été membres de la loge des illuminés de Bavière, ou du comité du salut public. Voudriez-vous lorsqu’il grêle que le champ du juste fût épargné ? voilà donc un miracle. Mais si, par hasard, ce juste venait à commettre un crime après la récolte, il faudrait encore qu’elle pourrît dans ses greniers : voilà un autre miracle. De sorte que chaque instant exigeant un miracle, le miracle deviendrait l’état ordinaire du monde ; c’est-à-dire qu’il ne pourrait plus y avoir de miracle ; que l’exception serait la règle, et le désordre l’ordre. Exposer de pareilles idées, c’est les réfuter suffisamment.

Ce qui nous trompe encore assez souvent sur ce point, c’est que nous ne pouvons nous empêcher de prêter à Dieu, sans nous en apercevoir, les idées que nous avons sur la dignité et l’importance des personnes. Par rapport à nous, ces idées sont très justes, puisque nous sommes tous soumis à l’ordre établi dans la société ; mais lorsque nous les transportons dans l’ordre général, nous ressemblons à cette reine qui disait : Quand il s’agit de damner les gens de notre espèce, croyez que Dieu y pense plus d’une fois. Élisabeth de France monte sur l’échafaud : Robespierre y monte un instant après. L’ange et le monstre s’étaient soumis en entrant dans le monde à toutes les lois générales qui le régissent. Aucune expression ne saurait caractériser le crime des scélérats qui firent couler le sang le plus pur comme le plus auguste de l’univers ; cependant, par rapport à l’ordre général, il n’y a point d’injustice ; c’est toujours un malheur attaché à la condition de l’homme, et rien de plus. Tout homme, en qualité d’homme, est sujet à tous les malheurs de l’humanité : la loi est générale, donc elle n’est pas injuste. Prétendre que la dignité ou les indignités de l’homme doivent le soustraire à l’action d’un tribunal inique ou trompé, c’est précisément vouloir qu’elles l’exemptent de l’apoplexie, par exemple, ou même de la mort.

Observez cependant que, malgré ces lois générales et nécessaires, il s’en faut de beaucoup que la prétendue égalité, sur laquelle j’ai insisté jusqu’à présent, ait lieu réellement. Je l’ai supposée, comme je vous l’ai dit, pour me donner plus beau jeu ; mais rien n’est plus faux, et vous allez le voir.

Commencez d’abord par ne jamais considérer l’individu : la loi générale, la loi visible et visiblement juste est que la plus grande masse de bonheur, même temporel, appartient, non pas à l’homme vertueux, mais à la vertu. S’il en était autrement, il n’y aurait plus ni vice, ni vertu, ni mérite, ni démérite, et par conséquent plus d’ordre moral. Supposez que chaque action vertueuse soit payée, pour ainsi dire, par quelque avantage temporel, l’acte, n’ayant plus rien de surnaturel, ne pourrait plus mériter une récompense de ce genre. Supposez, d’un autre côté, qu’en vertu d’une loi divine, la main d’un voleur doive tomber au moment où il commet un vol, on s’abstiendra de voler comme on s’abstiendrait de porter la main sous la hache d’un boucher ; l’ordre moral disparaîtrait entièrement. Pour accorder donc cet ordre (le seul possible pour des êtres intelligents, et qui est d’ailleurs prouvé par le fait) avec les lois de la justice, il fallait que la vertu fût récompensée et le vice puni, même temporellement, mais non toujours, ni sur-le-champ ; il fallait que le lot incomparablement plus grand de bonheur temporel fût attribué à la vertu, et le lot proportionnel de malheur, dévolu au vice ; mais que l’individu ne fût jamais sûr de rien : et c’est en effet ce qui est établi. Imaginez toute autre hypothèse ; elle vous mènera directement à la destruction de l’ordre moral, ou à la création d’un autre monde.

Pour en venir maintenant au détail, commençons, je vous prie, par la justice humaine. Dieu ayant voulu faire gouverner les hommes par des hommes, du moins extérieurement, il a remis aux souverains l’éminente prérogative de la punition des crimes, et c’est en cela surtout qu’ils sont ses représentants. J’ai trouvé sur ce sujet un morceau admirable dans les lois de Manou ; permettez-moi de vous le lire dans le troisième volume des Œuvres du chevalier William Jones, qui est là sur ma table.

 

 

LE CHEVALIER.

 

Lisez, s’il vous plaît ; mais avant, ayez la bonté de me dire ce que c’est que le roi Manou, auquel je n’ai jamais eu l’honneur d’être présenté.

 

 

LE COMTE.

 

Manou, monsieur le chevalier, est le grand législateur des Indes. Les uns disent qu’il est fils du Soleil, d’autres veulent qu’il soit fils de Brahma, la première personne de la Trinité indienne. Entre ces deux opinions, également probables, je demeure suspendu sans espoir de me décider. Malheureusement encore il m’est également impossible de vous dire à quelle époque l’un ou l’autre de ces deux pères engendra Manou. Le chevalier Jones, de docte mémoire, croit que le code de ce législateur est peut-être antérieur au Pentateuque, et certainement au moins antérieur à tous les législateurs de la Grèce. Mais M. Pinkerton, qui a bien aussi quelque droit à notre confiance, a pris la liberté de se moquer des Brahmes, et s’est cru en état de leur prouver que Manou pourrait fort bien n’être qu’un honnête légiste du XIIIe siècle. Ma coutume n’est pas de disputer pour d’aussi légères différences ; ainsi, messieurs, je vais vous lire le morceau en question, dont nous laisserons la date en blanc : écoutez bien.

« Brahma, au commencement des temps, créa pour l’usage des rois le génie des peines, il lui donna un corps de pure lumière : ce génie est son fils ; il est la justice même et le protecteur de toutes les choses créées. Par la crainte de ce génie tous les êtres sensibles, mobiles ou immobiles, sont retenus dans l’usage de leurs jouissances naturelles, et ne s’écartent point de leur devoir. Que le roi donc, lorsqu’il aura bien et dûment considéré le lieu, le temps, ses propres forces et la loi divine, inflige les peines justement à tous ceux qui agissent injustement : le châtiment est un gouverneur actif ; il est le véritable administrateur des affaires publiques, il est le dispensateur des lois, et les hommes sages l’appellent le répondant des quatre ordres de l’état, pour l’exact accomplissement de leurs devoirs. Le châtiment gouverne l’humanité entière ; le châtiment la préserve ; le châtiment veille pendant que les gardes humains dorment. Le sage considère le châtiment comme la perfection de la justice. Qu’un monarque indolent cesse de punir, et le plus fort finira par faire rôtir le plus faible. La race entière des hommes est retenue dans l’ordre par le châtiment ; car l’innocence ne se trouve guère, et c’est la crainte des peines qui permet à l’univers de jouir du bonheur qui lui est destiné. Toutes les classes seraient corrompues, toutes les barrières seraient brisées : il n’y aurait que confusion parmi les hommes si la peine cessait d’être infligée ou l’était injustement : mais lorsque la Peine, au teint noir, à l’œil enflammé, s’avance pour détruire le crime, le peuple est sauvé si le juge a l’œil juste. »

 

 

LE SÉNATEUR.

 

Admirable ! magnifique ! vous êtes un excellent homme de nous avoir déterré ce morceau de philosophie indienne : en vérité la date n’y fait rien.

 

 

LE COMTE.

 

Il a fait la même impression sur moi. J’y trouve la raison européenne avec une juste mesure de cette emphase orientale qui plaît à tout le monde quand elle n’est pas exagérée : je ne crois pas qu’il soit possible d’exprimer avec plus de noblesse et d’énergie cette divine et terrible prérogative des souverains : La punition des coupables.

Mais permettez qu’averti par ces tristes expressions, j’arrête un instant vos regards sur un objet qui choque la pensée sans doute, mais qui est cependant très digne de l’occuper.

De cette prérogative redoutable dont je vous parlais tout à l’heure résulte l’existence nécessaire d’un homme destiné à infliger aux crimes les châtiments décernés par la justice humaine ; et cet homme, en effet, se trouve partout, sans qu’il y ait aucun moyen d’expliquer comment ; car la raison ne découvre dans la nature de l’homme aucun motif capable de déterminer le choix de cette profession.

Je vous crois trop accoutumés à réfléchir, messieurs, pour qu’il ne vous soit pas arrivé souvent de méditer sur le bourreau. Qu’est-ce donc que cet être inexplicable qui a préféré à tous les métiers agréables, lucratifs, honnêtes et même honorables qui se présentent en foule à la force ou à la dextérité humaine, celui de tourmenter et de mettre à mort ses semblables ? Cette tête, ce cœur sont-ils faits comme les nôtres ? ne contiennent-ils rien de particulier et d’étranger à notre nature ? Pour moi, je n’en sais pas douter. Il est fait comme nous extérieurement ; il naît comme nous ; mais c’est un être extraordinaire, et pour qu’il existe dans la famille humaine il faut un décret particulier, un FIAT de la puissance créatrice. Il est créé comme un monde. Voyez ce qu’il est dans l’opinion des hommes, et comprenez, si vous pouvez, comment il peut ignorer cette opinion ou l’affronter ! À peine l’autorité a-t-elle désigné sa demeure, à peine en a-t-il pris possession que les autres habitations reculent jusqu’à ce qu’elles ne voient plus la sienne. C’est au milieu de cette solitude et de cette espèce de vide formé autour de lui qu’il vit seul avec sa femelle et ses petits, qui lui font connaître la voix de l’homme : sans eux il ne connaîtrait que les gémissements... Un signal lugubre est donné ; un ministre abject de la justice vient frapper à sa porte et l’avertir qu’on a besoin de lui : il part ; il arrive sur une place publique couverte d’une foule pressée et palpitante. On lui jette un empoisonneur, un parricide, un sacrilège : il le saisit, il l’étend, il le lie sur une croix horizontale, il lève le bras : alors il se fait un silence horrible, et l’on n’entend plus que le cri des os qui éclatent sous la barre, et les hurlements de la victime. Il la détache ; il la porte sur une roue : les membres fracassés s’enlacent dans les rayons ; la tête pend ; les cheveux se hérissent, et la bouche, ouverte comme une fournaise, n’envoie plus par intervalle qu’un petit nombre de paroles sanglantes qui appellent la mort. Il a fini : le cœur lui bat, mais c’est de joie ; il s’applaudit ; il dit dans son cœur : Nul ne roue mieux que moi. Il descend : il tend sa main souillée de sang, et la justice y jette de loin quelques pièces d’or qu’il emporte à travers une double haie d’hommes écartés par l’horreur. Il se met à table, et il mange ; au lit ensuite, et il dort. Et le lendemain, en s’éveillant, il songe à tout autre chose qu’à ce qu’il a fait la veille. Est-ce un homme ? Oui : Dieu le reçoit dans ses temples et lui permet de prier. Il n’est pas criminel ; cependant aucune langue ne consent à dire, par exemple, qu’il est vertueux, qu’il est honnête homme, qu’il est estimable, etc. Nul éloge moral ne peut lui convenir ; car tous supposent des rapports avec les hommes, et il n’en a point.

Et cependant toute grandeur, toute puissance, toute subordination repose sur l’exécuteur : il est l’horreur et le lien de l’association humaine. Ôtez du monde cet agent incompréhensible ; dans l’instant même l’ordre fait place au chaos, les trônes s’abîment et la société disparaît.

Dieu qui est l’auteur de la souveraineté, l’est donc aussi du châtiment : il a jeté notre terre sur ces deux pôles ; car Jéhovah est le maître des deux pôles, et sur eux il fait tourner le monde.

Il y a donc dans le cercle temporel une loi divine et visible pour la punition du crime ; et cette loi, aussi stable que la société qu’elle fait subsister, est exécutée invariablement depuis l’origine des choses : le mal étant sur la terre, il agit constamment ; et par une conséquence nécessaire il doit être constamment réprimé par le châtiment ; et en effet, nous voyons sur toute la surface du globe une action constante de tous les gouvernements pour arrêter ou punir les attentats du crime : le glaive de la justice n’a point de fourreau ; toujours il doit menacer ou frapper. Qu’est-ce donc qu’on veut dire lorsqu’on se plaint de l’impunité du crime ? Pour qui sont le knout, les gibets, les roues et les bûchers ? Pour le crime apparemment. Les erreurs des tribunaux sont des exceptions qui n’ébranlent point la règle : j’ai d’ailleurs plusieurs réflexions à vous proposer sur ce point. En premier lieu, ces erreurs fatales sont bien moins fréquentes qu’on ne l’imagine : l’opinion étant, pour peu qu’il soit permis de douter, toujours contraire à l’autorité, l’oreille du public accueille avec avidité les moindres bruits qui supposent un meurtre judiciaire ; mille passions individuelles peuvent se joindre à cette inclination générale, mais j’en atteste votre longue expérience, monsieur le sénateur ; c’est une chose excessivement rare qu’un tribunal homicide par passion ou par erreur. Vous riez, monsieur le chevalier !

 

 

LE CHEVALIER.

 

C’est que dans ce moment j’ai pensé aux Calas ; et les Calas m’ont fait penser au cheval et à toute l’écurie. Voilà comment les idées s’enchaînent, et comment l’imagination ne cesse d’interrompre la raison.

 

 

LE COMTE.

 

Ne vous excusez pas, car vous me rendez service en me faisant penser à ce jugement fameux qui me fournit une preuve de ce que je vous disais tout à l’heure. Rien de moins prouvé, messieurs, je vous l’assure, que l’innocence de Calas. Il y a mille raisons d’en douter, et même de croire le contraire ; mais rien ne m’a frappé comme une lettre originale de Voltaire au célèbre Tronchin de Genève, que j’ai lue tout à mon aise, il y a quelques années. Au milieu de la discussion publique la plus animée, où Voltaire se montrait et s’intitulait le tuteur de l’innocence et le vengeur de l’humanité, il bouffonnait dans cette lettre comme s’il avait parlé de l’opéra-comique. Je me rappelle surtout cette phrase qui me frappa : Vous avez trouvé mon mémoire trop chaud, mai je vous en prépare un autre AU BAIN-MARIE. C’est dans ce style grave et sentimental que le digne homme parlait à l’oreille d’un homme qui avait sa confiance, tandis que l’Europe retentissait de ses Trénodies fanatiques.

Mais laissons là Calas. Qu’un innocent périsse, c’est un malheur comme un autre, c’est-à-dire commun à tous les hommes. Qu’un coupable échappe, c’est une autre exception du même genre. Mais toujours il demeure vrai, généralement parlant, qu’il y a sur la terre un ordre universel et visible pour la punition temporelle des crimes ; et je dois encore vous faire observer que les coupables ne trompent pas à beaucoup près l’œil de la justice aussi souvent qu’il serait permis de le croire si l’on n’écoutait que la simple théorie, vu les précautions infinies qu’ils prennent pour se cacher. Il y a souvent dans les circonstances qui décèlent les plus habiles scélérats, quelque chose de si inattendu, de si surprenant, de si imprévoyable, que les hommes, appelés par leur état ou par leurs réflexions à suivre ces sortes d’affaires, se sentent inclinés à croire que la justice humaine n’est pas tout à fait dénuée, dans la recherche des coupables, d’une certaine assistance extraordinaire.

Permettez-moi d’ajouter encore une considération pour épuiser ce chapitre des peines. Comme il est très possible que nous soyons dans l’erreur lorsque nous accusons la justice humaine d’épargner un coupable, parce que celui que nous regardons comme tel ne l’est réellement pas ; il est, d’un autre côté, également possible qu’un homme envoyé au supplice pour un crime qu’il n’a pas commis, l’ait réellement mérité par un autre crime absolument inconnu. Heureusement et malheureusement, il y a plusieurs exemples de ce genre prouvés par l’aveu des coupables ; et il y en a, je crois, un plus grand nombre que nous ignorons. Cette dernière supposition mérite surtout grande attention ; car quoique les juges, dans ce cas, soient grandement coupables ou malheureux, la Providence, pour qui tout est moyen, même l’obstacle, ne s’est pas moins servi du crime ou de l’ignorance pour exécuter cette justice temporelle que nous demandons ; et il est sûr que les deux suppositions restreignent notablement le nombre des exceptions. Vous voyez donc combien cette prétendue égalité que j’avais d’abord supposée se trouve déjà dérangée par la seule considération de la justice humaine.

De ces punitions corporelles qu’elle inflige, passons maintenant aux maladies. Déjà vous me prévenez. Si on ôtait de l’univers l’intempérance dans tous les genres, on en chasserait la plupart des maladies, et peut-être même serait-il permis de dire toutes. C’est ce que tout le monde peut voir en général et d’une manière confuse ; mais il est bon d’examiner la chose de près. S’il n’y avait point de mal moral sur la terre, il n’y aurait point de mal physique ; et puisqu’une infinité de maladies sont le produit immédiat de certains désordres, n’est-il pas vrai que l’analogie nous conduit à généraliser l’observation ? Avez-vous présente par hasard la tirade vigoureuse et quelquefois un peu dégoûtante de Sénèque sur les maladies de son siècle ? Il est intéressant de voir l’époque de Néron marquée par une affluence de maux inconnus aux temps qui la précédèrent. Il s’écrie plaisamment : « Seriez-vous par hasard étonné de cette innombrable quantité de maladies ? Comptez les cuisiniers. » Il se fâche surtout contre les femmes : « Hippocrate, dit-il, l’oracle de la médecine, avait dit que les femmes ne sont point sujettes à la goutte. Il avait raison sans doute de son temps, aujourd’hui il aurait tort. Mais puisqu’elles ont dépouillé leur sexe pour revêtir l’autre, qu’elles soient donc condamnées à partager tous les maux de celui dont elles ont adopté tous les vices. Que le ciel les maudisse pour l’infâme usurpation que ces misérables ont osé faire sur le nôtre ! » Il y a sans doute des maladies qui ne sont, comme on ne l’aura jamais assez dit, que les résultats accidentels d’une loi générale : l’homme le plus moral doit mourir ; et deux hommes qui font une course forcée, l’un pour sauver son semblable et l’autre pour l’assassiner, peuvent l’un et l’autre mourir de pleurésie ; mais quel nombre effrayant de maladies en général et d’accidents particuliers qui ne sont dus qu’à nos vices ! Je me rappelle que Bossuet, prêchant devant Louis XIV et toute sa cour, appelait la médecine en témoignage sur les suites funestes de la volupté. Il avait grandement raison de citer ce qu’il y avait de plus présent et de plus frappant ; mais il aurait été en droit de généraliser l’observation ; et pour moi je ne puis me refuser au sentiment d’un nouvel apologiste qui a soutenu que toutes les maladies ont leur source dans quelque vice proscrit par l’Évangile ; que cette loi sainte contient la véritable médecine du corps autant que celle de l’âme ; de manière que, dans une société de justes qui en feraient usage, la mort ne serait plus que l’inévitable terme d’une vieillesse saine et robuste ; opinion qui fut, je crois, celle d’Origène. Ce qui nous trompe sur ce point, c’est que lorsque l’effet n’est pas immédiat, nous ne l’apercevons plus ; mais il n’est pas moins réel. Les maladies, une fois établies, se propagent, se croisent, s’amalgament par une affinité funeste ; en sorte que nous pouvons porter aujourd’hui la peine physique d’un excès commis il y a plus d’un siècle. Cependant, malgré la confusion qui résulte de ces affreux mélanges, l’analogie entre les crimes et les maladies est visible pour tout observateur attentif. Il y a des maux comme il y a des crimes actuels et originels, accidentels, habituels, mortels et véniels. Il y a des maladies de colère, de gourmandise, d’incontinence, etc. Observez de plus qu’il y a des crimes qui ont des caractères, et par conséquent des noms distinctifs dans toutes les langues, comme le meurtre, le sacrilège, l’inceste, etc. ; et d’autres qu’on ne saurait désigner que par des termes généraux, tels que ceux de fraude, d’injustice, de violence, de malversation, etc. Il y a de même des maladies caractérisées, comme l’hydropisie, la phtisie, l’apoplexie, etc. ; et d’autres qui ne peuvent être désignées que par les noms généraux de malaises, d’incommodités, de douleurs, de fièvres innommées, etc. Or, plus l’homme est vertueux, et plus il est à l’abri des maladies qui ont des noms.

Bacon, quoique protestant, n’a pu se dispenser d’arrêter son œil observateur sur ce grand nombre de saints (moines surtout et solitaires) que Dieu a favorisés d’une longue vie ; et l’observation contraire n’est pas moins frappante, puisqu’il n’y a pas un vice, pas un crime, pas une passion désordonnée qui ne produise dans l’ordre physique un effet plus ou moins funeste, plus ou moins éloigné. Une belle analogie entre les maladies et les crimes se tire de ce que le divin Auteur de notre Religion, qui était bien le maître, pour autoriser sa mission aux yeux des hommes, d’allumer des volcans ou de faire tomber la foudre, mais qui ne dérogea jamais aux lois de la nature que pour faire du bien aux hommes ; que ce divin Maître, dis-je, avant de guérir les malades qui lui étaient présentés, ne manquait jamais de remettre leurs péchés, ou daignait rendre lui-même un témoignage public à la foi vive qui les avait réconciliés : et qu’y a-t-il encore de plus marquant que ce qu’il dit au lépreux : « Vous voyez que je vous ai guéri ; prenez garde maintenant de ne plus pécher, de peur qu’il ne vous arrive pis ? »

Il semble même qu’on est conduit à pénétrer en quelque manière ce grand secret, si l’on réfléchit sur une vérité dont l’énonciation seule est une démonstration pour tout homme qui sait quelque chose en philosophie, savoir : « Que nulle maladie ne saurait avoir une cause matérielle. » Cependant, quoique la raison, la révélation et l’expérience se réunissent pour nous convaincre de la funeste liaison qui existe entre le mal moral et le mal physique, non seulement nous refusons d’apercevoir les suites matérielles de ces passions qui ne résident que dans l’âme, mais nous n’examinons point assez, à beaucoup près, les ravages de celles qui ont leurs racines dans les organes physiques, et dont les suites visibles devraient nous épouvanter davantage. Mille fois, par exemple, nous avons répété le vieil adage, que la table tue plus de monde que la guerre ; mais il y a bien peu d’hommes qui réfléchissent assez sur l’immense vérité de cet axiome. Si chacun veut s’examiner sévèrement, il demeurera convaincu qu’il mange peut-être la moitié plus qu’il ne doit. De l’excès sur la quantité, passez aux abus sur la qualité : examinez dans tous ses détails cet art perfide d’exciter un appétit menteur qui nous tue ; songez aux innombrables caprices de l’intempérance, à ces compositions séductrices qui sont précisément pour notre corps ce que les mauvais livres sont pour notre esprit, qui en est tout à la fois surchargé et corrompu ; et vous verrez clairement comment la nature, continuellement attaquée par ces vils excès, se débat vainement contre nos attentats de toutes les heures ; et comment il faut, malgré ses merveilleuses ressources, qu’elle succombe enfin, et qu’elle reçoive dans nous les germes de mille maux. La philosophie seule avait deviné depuis longtemps que toute la sagesse de l’homme était renfermée en deux mots : SUSTINE ET ABSTINE. Et quoique cette faible législatrice prête au ridicule, même par ses meilleures lois, parce qu’elle manque de puissance pour se faire obéir, cependant il faut être équitable et lui tenir compte des vérités qu’elle a publiées ; elle a fort bien compris que les plus fortes inclinations de l’homme étant vicieuses au point qu’elles tendent évidemment à la destruction de la société, il n’avait pas de plus grand ennemi que lui-même, et que, lorsqu’il avait appris à se vaincre, il savait tout. Mais la loi chrétienne, qui n’est que la volonté révélée de celui qui sait tout et qui peut tout, ne se borne pas à de vains conseils : elle fait de l’abstinence en général, ou de la victoire habituelle remportée sur nos désirs, un précepte capital qui doit régler toute la vie de l’homme ; et de plus, elle fait de la privation plus ou moins sévère, plus ou moins fréquente, des plaisirs de la table, même permis, une loi fondamentale qui peut bien être modifiée selon les circonstances, mais qui demeure toujours invariable dans son essence. Si nous voulions raisonner sur cette privation qu’elle appelle jeûne, en la considérant d’une manière spirituelle, il nous suffirait d’écouter et de comprendre l’Église lorsqu’elle dit à Dieu, avec l’infaillibilité qu’elle en a reçue : Tu te sers d’une abstinence corporelle pour élever nos esprits jusqu’à toi, pour réprimer nos vices, pour nous donner des vertus que tu puisses récompenser ; mais je ne veux point encore sortir du cercle temporel : souvent il m’est arrivé de songer avec admiration et même avec reconnaissance à cette loi salutaire qui oppose des abstinences légales et périodiques à l’action destructive que l’intempérance exerce continuellement sur nos organes, et qui empêche au moins cette force de devenir accélératrice en l’obligeant à recommencer toujours. Jamais on n’imagina rien de plus sage, même sous le rapport de la simple hygiène ; jamais on n’accorda mieux l’avantage temporel de l’homme avec ses intérêts et ses besoins d’un ordre supérieur.

 

 

LE SÉNATEUR.

 

Vous venez d’indiquer une des grandes sources du mal physique, et qui seule justifie en grande partie la Providence dans ses voies temporelles, lorsque nous osons la juger sous ce rapport ; mais la passion la plus effrénée et la plus chère à la nature humaine est aussi celle qui doit le plus attirer notre attention, puisqu’elle verse seule plus de maux sur la terre que tous les autres vices ensemble. Nous avons horreur du meurtre ; mais que sont tous les meurtres réunis, et la guerre même, comparés au vice, qui est comme le mauvais principe, homicide dès le commencement, qui agit sur le possible, tue ce qui n’existe point encore, et ne cesse de veiller sur les sources de la vie pour les appauvrir ou les souiller ? Comme il doit toujours y avoir dans le monde, en vertu de sa constitution actuelle, une conspiration immense pour justifier, pour embellir, j’ai presque dit pour consacrer ce vice, il n’y en a pas sur lequel les saintes pages aient accumulé plus d’anathèmes temporels. Le Sage nous dénonce avec un redoublement de sagesse les suites funestes des nuits coupables ; et si nous regardons autour de nous avec des yeux purs et bien dirigés, rien ne nous empêche d’observer l’incontestable accomplissement de ces anathèmes. La reproduction de l’homme, qui, d’un côté, le rapproche de la brute, l’élève, de l’autre, jusqu’à la pure intelligence par les lois qui environnent ce grand mystère de la nature, et par la sublime participation accordée à celui qui s’en est rendu digne. Mais que la sanction de ces lois est terrible ! Si nous pouvions apercevoir clairement tous les maux qui résultent des générations désordonnées et des innombrables profanations de la première loi du monde, nous reculerions d’horreur. Voilà pourquoi la seule Religion vraie est aussi la seule qui, sans pouvoir tout dire à l’homme, se soit néanmoins emparée du mariage et l’ait soumis à de saintes ordonnances. Je crois même que sa législation sur ce point doit être mise au rang des preuves les plus sensibles de sa divinité. Les sages de l’antiquité, quoique privés des lumières que nous possédons, étaient cependant plus près de l’origine des choses, et quelques restes des traditions primitives étaient descendus jusqu’à eux ; aussi voyons-nous qu’ils s’étaient fortement occupés de ce sujet important ; car non seulement ils croyaient que les vices moraux et physiques se transmettaient des pères aux enfants ; mais par une suite naturelle de cette croyance, ils avertissaient l’homme d’examiner soigneusement l’état de son âme, lorsqu’il semblait n’obéir qu’à des lois matérielles. Que n’auraient-ils pas dit s’ils avaient vu ce que c’est que l’homme et ce que peut sa volonté ! Que les hommes donc ne s’en prennent qu’à eux-mêmes de la plupart des maux qui les affligent : ils souffrent justement ce qu’ils feront souffrir à leur tour. Nos enfants porteront la peine de nos fautes ; nos pères les ont vengés d’avance.

 

 

LE CHEVALIER.

 

Savez-vous bien, mon respectable ami, que si vous étiez entendu par certains hommes de ma connaissance, ils pourraient bien vous accuser d’être illuminé.

 

 

LE SÉNATEUR.

 

Si ces hommes dont vous me parlez m’adressaient le compliment au pied de la lettre, je les en remercierais sincèrement ; car il n’y aurait rien de plus heureux ni de plus honorable que d’être réellement illuminé ; mais ce n’est pas ce que vous entendez. En tout cas, si je suis illuminé, je ne suis pas au moins de ceux dont nous parlions tout à l’heure ; car mes lumières ne viennent pas sûrement de chez eux. Au demeurant, si le genre de nos études nous conduit quelquefois à feuilleter les ouvrages de quelques hommes extraordinaires, vous m’avez fourni vous-même une règle sûre pour ne pas nous égarer, règle à laquelle vous nous disiez, il n’y a qu’un moment, monsieur le chevalier, que vous soumettiez constamment votre conduite. Cette règle est celle de l’utilité générale. Lorsqu’une opinion ne choque aucune vérité reconnue, et qu’elle tend d’ailleurs à élever l’homme, à le perfectionner, à le rendre maître de ses passions, je ne vois pas pourquoi nous la repousserions. L’homme peut-il être trop pénétré de sa dignité spirituelle ? Il ne saurait certainement se tromper en croyant qu’il est pour lui de la plus haute importance de n’agir jamais dans les choses qui ont été remises en son pouvoir, comme un instrument aveugle de la Providence ; mais comme un ministre intelligent, libre et soumis, avec la volonté antérieure et déterminée d’obéir aux plans de celui qui l’envoie. S’il se trompe sur l’étendue des effets qu’il attribue à cette volonté, il faut avouer qu’il se trompe bien innocemment, et j’ose ajouter bien heureusement.

 

 

LE COMTE.

 

J’admets de tout mon cœur cette règle de l’utilité, qui est commune à tous les hommes ; mais nous en avons une autre, vous et moi, monsieur le chevalier, qui nous garde de toute erreur ; c’est celle de l’autorité. Qu’on dise, qu’on écrive tout ce qu’on voudra ; nos pères ont jeté l’ancre, tenons-nous-y, et ne craignons pas plus les illuminés que les impies. En écartant, au reste, de cette discussion tout ce qu’on pourrait regarder comme hypothétique, je serai toujours en droit de poser ce principe incontestable, que les vices moraux peuvent augmenter le nombre et l’intensité des maladies jusqu’à un point qu’il est impossible d’assigner ; et réciproquement, que ce hideux empire du mal physique peut être resserré par la vertu, jusqu’à des bornes qu’il est tout aussi impossible de fixer. Comme il n’y a pas le moindre doute sur la vérité de cette proposition, il n’en faut pas davantage pour justifier les voies de la Providence même dans l’ordre temporel, si l’on joint surtout cette considération à celle de la justice humaine, puisqu’il est démontré que, sous ce double rapport, le privilège de la vertu est incalculable, indépendamment de tout appel à la raison, et même de toute considération religieuse. Voulez-vous maintenant que nous sortions de l’ordre temporel ?

 

 

LE CHEVALIER.

 

Je commence à m’ennuyer si fort sur la terre, que vous ne me fâcheriez pas si vous aviez la bonté de me transporter un peu plus haut. Si donc...

 

 

LE SÉNATEUR.

 

Je m’oppose au voyage pour ce soir. Le plaisir de la conversation nous séduit, et le jour nous trompe ; car il est minuit sonné. Allons donc nous coucher sur la foi seule de nos montres, et demain soyons fidèles au rendez-vous.

 

 

LE COMTE.

 

Vous avez raison : les hommes de notre âge doivent, dans cette saison, se prescrire une nuit de convention pour dormir paisiblement, comme ils doivent se faire un jour factice en hiver pour favoriser le travail. Quant à monsieur le chevalier, rien n’empêche qu’après avoir quitté ses graves amis il n’aille s’amuser dans le beau monde. Il trouvera sans doute plus d’une maison où l’on n’est point encore à table.

 

 

LE CHEVALIER.

 

Je profiterai de votre conseil, à condition cependant que vous me rendrez la justice de croire que je ne suis point sûr, à beaucoup près, de m’amuser dans ce beau monde autant qu’ici. Mais dites-moi, avant de nous séparer, si le mal et le bien ne seraient point, par hasard, distribués dans le monde comme le jour et la nuit. Aujourd’hui nous n’allumons les bougies que pour la forme : dans six mois nous ne les éteindrons à peine. À Quito on les allume et les éteint chaque jour à la même heure. Entre ces deux extrémités, le jour et la nuit vont croissant de l’équateur au pôle, et en sens contraire dans un ordre invariable ; mais, à la fin de l’année, chacun a son compte, et tout homme a reçu ses quatre mille trois cent quatre-vingts heures de jour et autant de nuit. Qu’en pensez-vous, monsieur le comte ?

 

 

LE COMTE.

 

Nous en parlerons demain.

 

 

FIN DU PREMIER ENTRETIEN.

 

 

 

 

 

 

Joseph de MAISTRE,

Les soirées de Saint-Pétersbourg, 1821.

 

 

 

 

 

 

 

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