Les soirées de Saint-Pétersbourg

 

DEUXIÈME ENTRETIEN

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Joseph de MAISTRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LE COMTE

 

Vous tournez votre tasse, M. le chevalier : est-ce que vous ne voulez plus de thé ?

 

 

LE CHEVALIER

 

Non, je vous remercie, je m’en tiendrai pour aujourd’hui à une seule tasse. Élevé, comme vous savez, dans une province méridionale de la France, où le thé n’était regardé que comme un remède contre le rhume, j’ai vécu depuis chez des peuples qui font grand usage de cette boisson : je me suis donc mis à en prendre pour faire comme les autres, mais sans pouvoir jamais y trouver assez de plaisir pour m’en faire un besoin. Je ne suis pas d’ailleurs, par système, grand partisan de ces nouvelles boissons : qui sait si elles ne nous ont pas apporté de nouvelles maladies ?

 

 

LE SÉNATEUR

 

Cela pourrait être, sans que la somme des maux eût augmenté sur la terre ; car en supposant que la cause que vous indiquez ait produit quelques maladies ou quelques incommodités nouvelles, ce qui me paraîtrait assez difficile à prouver, il faudrait aussi tenir compte des maladies qui se sont considérablement affaiblies, ou qui même ont disparu presque totalement, comme la lèpre, l’éléphantiasis, le mal des ardents, etc. Au reste, je ne me sens point du tout porté à croire que le thé, le café et le sucre, qui ont fait en Europe une fortune si prodigieuse, nous aient été donnés comme des punitions : je pencherais plutôt à les envisager comme des présents : mais, d’une manière ou d’une autre, je ne les regarderais jamais comme indifférents. Il n’y a point de hasard dans le monde, et je soupçonne depuis longtemps que la communication d’aliments et de boissons parmi les hommes, tient de près ou de loin à quelque œuvre secrète qui s’opère dans le monde à notre insu. Pour tout homme qui a l’œil sain et qui veut regarder, il n’y a rien de si visible que le lien des deux mondes ; on pourrait dire même, rigoureusement parlant, qu’il n’y a qu’un monde, car la matière n’est rien. Essayez, s’il vous plaît, d’imaginer la matière existant seule, sans intelligence ; jamais vous ne pourrez y parvenir.

 

 

LE COMTE

 

Je pense aussi que personne ne peut nier les relations mutuelles du monde visible et du monde invisible. Il en résulte une double manière de les envisager ; car l’un et l’autre peut être considéré, ou en lui-même, ou dans son rapport avec l’autre. C’est d’après cette division naturelle que j’abordais hier la question qui nous occupe. Je ne considérais d’abord que l’ordre purement temporel ; et je demandais ensuite la permission de m’élever plus haut, lorsque je fus interrompu fort à propos par M. le sénateur. Aujourd’hui je continue.

Tout mal étant un châtiment, il s’ensuit que nul mal ne saurait être considéré comme nécessaire, et nul mal n’étant nécessaire, il s’ensuit que tout mal peut être prévenu ou par la suppression du crime qui l’avait rendu nécessaire, ou par la prière qui a la force de prévenir le châtiment ou de le mitiger. L’empire du mal physique pouvant donc encore être restreint indéfiniment par ce moyen surnaturel, vous voyez...

 

 

LE CHEVALIER

 

Permettez-moi de vous interrompre et d’être un peu impoli, s’il le faut, pour vous forcer d’être plus clair. Vous touchez là un sujet qui m’a plus d’une fois agité péniblement ; mais pour ce moment je suspends mes questions sur ce point. Je voudrais seulement vous faire observer que vous confondez, si je ne me trompe, les maux dus immédiatement aux fautes de celui qui les souffre, avec ceux que nous transmet un malheureux héritage. Vous disiez que nous souffrons peut-être aujourd’hui pour des excès commis il y a plus d’un siècle ; or, il me semble que nous ne devons point répondre de ces crimes, comme de celui de nos premiers parents. Je ne crois pas que la loi s’étende jusque là ; et si je ne me trompe, c’est bien assez d’un péché originel, puisque ce péché seul nous a soumis à toutes les misères de cette vie. Il me semble donc que les maux physiques qui nous viennent par héritage n’ont rien de commun avec le gouvernement temporel de la Providence.

 

 

LE COMTE

 

Prenez garde, je vous prie, que je n’ai point insisté du tout sur cette triste hérédité, et que je ne vous l’ai point donnée comme une preuve directe de la justice que la Providence exerce dans ce monde. J’en ai parlé en passant comme d’une observation qui se trouvait sur ma route ; mais je vous remercie de tout mon cœur, mon cher chevalier, de l’avoir remise sur le tapis, car elle est très digne de nous occuper. Si je n’ai fait aucune distinction entre les maladies, c’est qu’elle sont toutes des châtiments. Le péché originel, qui explique tout, et sans lequel on n’explique rien, se répète malheureusement à chaque instant de la durée, quoique d’une manière secondaire. Je ne crois pas qu’en votre qualité de chrétien, cette idée, lorsqu’elle vous sera développée exactement, ait rien de choquant pour votre intelligence. Le péché originel est un mystère sans doute ; cependant si l’homme vient à l’examiner de près, il se trouve que ce mystère a, comme les autres, des côtés plausibles, même pour notre intelligence bornée. Laissons de côté la question théologique de l’imputation, qui demeure intacte, et tenons-nous-en à cette observation vulgaire, qui s’accorde si bien avec nos idées les plus naturelles, que tout être qui a la faculté de se propager ne saurait produire qu’un être semblable à lui. La règle ne souffre pas d’exception ; elle est écrite sur toutes les parties de l’univers. Si donc un être est dégradé, sa postérité ne sera plus semblable à l’état primitif de cet être, mais bien à l’état où il a été ravalé par une cause quelconque. Cela se conçoit très clairement, et la règle a lieu dans l’ordre physique comme dans l’ordre moral. Mais il faut bien observer qu’il y a entre l’homme infirme et l’homme malade la même différence qui a lieu entre l’homme vicieux et l’homme coupable. La maladie aiguë n’est pas transmissible ; mais celle qui vicie les humeurs devient maladie originelle, et peut gâter toute une race. Il en est de même des maladies morales. Quelques-unes appartiennent à l’état ordinaire de l’imperfection humaine ; mais il y a telle prévarication ou telle suite de prévarications qui peuvent dégrader absolument l’homme. C’est un péché originel du second ordre, mais qui nous représente, quoique imparfaitement, le premier. De là viennent les sauvages qui ont fait dire tant d’extravagances et qui ont surtout servi de texte éternel à J.-J. Rousseau, l’un des plus dangereux sophistes de son siècle, et cependant le plus dépourvu de véritable science, de sagacité et surtout de profondeur, avec une profondeur apparente qui est toute dans les mots. Il a constamment pris le sauvage pour l’homme primitif, tandis qu’il n’est et ne peut être que le descendant d’un homme détaché du grand arbre de la civilisation par une prévarication quelconque, mais d’un genre qui ne peut plus être répété, autant qu’il est permis d’en juger ; car je doute qu’il se forme de nouveaux sauvages.

Par une suite de la même erreur on a pris les langues de ces sauvages pour des langues commencées, tandis qu’elles ne sont et ne peuvent être que des débris de langues antiques, ruinées, s’il est permis de s’exprimer ainsi, et dégradées comme les hommes qui les parlent. En effet, toute dégradation individuelle ou nationale est sur-le-champ annoncée par une dégradation rigoureusement proportionnelle dans le langage. Comment l’homme pourrait-il perdre une idée ou seulement la rectitude d’une idée sans perdre la parole ou la justesse de la parole qui l’exprime ; et comment au contraire pourrait-il penser ou plus ou moins sans le manifester sur-le-champ par son langage ?

Il y a donc une maladie originelle comme il y a un péché originel, c’est-à-dire qu’en vertu de cette dégradation primitive, nous sommes sujets à toutes sortes de souffrances physiques en général ; comme en vertu de cette même dégradation nous sommes sujets à toutes sortes de vices en général. Cette maladie originelle n’a donc point d’autre nom. Elle n’est que la capacité de souffrir tous les maux, comme le péché originel (abstraction faite de l’imputation) n’est que la capacité de commettre tous les crimes, ce qui achève le parallèle.

Mais il y a de plus des maladies, comme il y a des prévarications originelles du second ordre ; c’est-à-dire que certaines prévarications commises par certains hommes on pu les dégrader de nouveau plus ou moins, et perpétuer ainsi plus ou moins dans leur descendance les vices comme les maladies ; il peut se faire que ces grandes prévarications ne soient plus possibles ; mais il n’en est pas moins vrai que le principe général subsiste et que la Religion chrétienne s’est montrée en possession de grands secrets, lorsqu’elle a tourné sa sollicitude principale et toute la force de sa puissance législatrice et institutrice, sur la reproduction légitime de l’homme, pour empêcher toute transmission funeste des pères aux fils. Si j’ai parlé sans distinction des maladies que nous devons immédiatement à nos crimes personnels et de celles que nous tenons des vices de nos pères, le tort est léger puisque, comme je vous disais tout à l’heure, elles ne sont toutes, dans le vrai, que les châtiments d’un crime. Il n’y a que cette hérédité qui choque d’abord la raison humaine ; mais en attendant que nous puissions en parler plus longuement, contentons-nous de la règle générale que j’ai d’abord rappelée, que tout être qui se reproduit ne saurait produire que son semblable. C’est ici, monsieur le Sénateur, que j’invoque votre conscience intellectuelle : si un homme s’est livré à de tels crimes ou à une telle suite de crimes, qu’ils soient capables d’altérer en lui le principe moral, vous comprenez que cette dégradation est transmissible, comme vous comprenez la transmission du vice scrofuleux ou syphilitique. Au reste, je n’ai nul besoin de ces maux héréditaires. Regardez, si vous voulez, tout ce que j’ai dit sur ce sujet comme une parenthèse de conversation ; tout le reste demeure inébranlable. En réunissant toutes les considérations que j’ai mises sous vos yeux, il ne vous restera, j’espère, aucun doute que l’innocent, lorsqu’il souffre, ne souffre jamais qu’en sa qualité d’homme ; et que l’immense majorité des maux tombe sur le crime ; ce qui me suffirait déjà. Maintenant...

 

 

LE CHEVALIER

 

Il serait fort utile, du moins pour moi, que vous allassiez plus avant ; car depuis que vous avez parlé des sauvages, je ne vous écoute plus. Vous avez dit, en passant sur cette espèce d’hommes, un mot qui m’occupe tout entier. Seriez-vous en état de me prouver que les langues des sauvages sont des restes, et non des rudiments de langues ?

 

 

LE COMTE

 

Si je voulais entreprendre sérieusement cette preuve, monsieur le Chevalier, j’essaierais d’abord de vous prouver que ce serait à vous de prouver le contraire ; mais je crains de me jeter dans cette dissertation qui nous mènerait trop loin. Si cependant l’importance du sujet vous paraît mériter au moins que je vous expose ma foi, je la livrerai volontiers et sans détails à vos réflexions futures. Voici donc ce que je crois sur les points principaux dont une simple conséquence a fixé votre attention.

L’essence de toute intelligence est de connaître et d’aimer. Les limites de sa science sont celles de sa nature. L’être immortel n’apprend rien : il sait par essence tout ce qu’il doit savoir. D’un autre côté, nul être intelligent ne peut aimer le mal naturellement ou en vertu de son essence ; il faudrait pour cela que Dieu l’eût créé mauvais, ce qui est impossible. Si donc l’homme est sujet à l’ignorance et au mal, ce ne peut être qu’en vertu d’une dégradation accidentelle qui ne saurait être que la suite d’un crime. Ce besoin, cette faim de la science, qui agite l’homme, n’est que la tendance naturelle de son être qui le porte vers son état primitif, et l’avertit de ce qu’il est.

Il gravite, si je puis m’exprimer ainsi, vers les régions de la lumière. Nul castor, nulle hirondelle, nulle abeille n’en veulent savoir plus que leurs devanciers. Tous les êtres sont tranquilles à la place qu’ils occupent. Tous sont dégradés, mais ils l’ignorent ; l’homme seul en a le sentiment, et ce sentiment est tout à la fois la preuve de sa grandeur et de sa misère, de ses droits sublimes et de son incroyable dégradation. Dans l’état où il est réduit, il n’a pas même le triste bonheur de s’ignorer : il faut qu’il se contemple sans cesse, et il ne peut se contempler sans rougir ; sa grandeur même l’humilie, puisque ses lumières qui l’élèvent jusqu’à l’ange ne servent qu’à lui montrer dans lui des penchants abominables qui le dégradent jusqu’à la brute. Il cherche dans le fond de son être quelque partie saine sans pouvoir la trouver : le mal a tout souillé, et l’homme entier n’est qu’une maladie. Assemblage inconcevable de deux puissances différentes et incompatibles, centaure monstrueux, il sent qu’il est le résultat de quelque forfait inconnu, de quelque mélange détestable qui a vicié l’homme jusque dans son essence la plus intime. Toute intelligence est par sa nature même le résultat, à la fois ternaire et unique, d’une perception qui appréhende, d’une raison qui affirme, et d’une volonté qui agit. Les deux premières puissances ne sont qu’affaiblies dans l’homme ; mais la troisième est brisée 1, et semblable au serpent du Tasse, elle se traîne après soi, toute honteuse de sa douloureuse impuissance. C’est dans cette troisième puissance que l’homme se sent blessé à mort. Il ne sait ce qu’il veut ; il veut ce qu’il ne veut pas ; il ne veut pas ce qu’il veut ; il voudrait vouloir. Il voit dans lui quelque chose qui n’est pas lui et qui est plus fort que lui. Le sage résiste et s’écrie : Qui me délivrera  2 ? L’insensé obéit, et il appelle sa lâcheté bonheur ; mais il ne peut se défaire de cette autre volonté incorruptible dans son essence, quoiqu’elle ait perdu son empire, et le remords, en lui perçant le cœur, ne cesse de lui crier : En faisant ce que tu ne veux pas, tu consens à la loi 3. Qui pourrait croire qu’un tel être ait pu sortir dans cet état des mains du Créateur ? Cette idée est si révoltante, que la philosophie seule, j’entends la philosophie païenne, a deviné le péché originel. Le vieux Timée de Locres ne disait-il pas déjà, sûrement d’après son maître Pythagore, que nos vices viennent bien moins de nous-mêmes que de nos pères et des éléments qui nous constituent ? Platon ne dit-il pas de même qu’il faut s’en prendre au générateur plus qu’au généré ? Et dans un autre endroit n’a-t-il pas ajouté que le Seigneur, Dieu des dieux, voyant que les êtres soumis à la génération avaient perdu (ou détruit en eux) le don inestimable, avait déterminé de les soumettre à un traitement propre tout à la fois à les punir et à les régénérer. Cicéron ne s’éloignait pas du sentiment de ces philosophes et de ces initiés qui avaient pensé que nous étions dans ce monde pour expier quelque crime commis dans un autre. Il a cité même et adopté quelque part la comparaison d’Aristote, à qui la contemplation de la nature humaine rappelait l’épouvantable supplice d’un malheureux lié à un cadavre et condamné à pourrir avec lui. Ailleurs il dit expressément que la nature nous a traités en marâtre plutôt qu’en mère ; et que l’esprit divin qui est en nous est comme étouffé par le penchant qu’elle nous a donné pour tous les vices ; et n’est-ce pas une chose singulière qu’Ovide ait parlé sur l’homme précisément dans les termes de saint Paul ? Le poète érotique a dit : Je vois le bien, je l’aime, et le mal me séduit 4 ; et l’Apôtre si élégamment traduit par Racine, a dit :

 

                    Je ne fais pas le bien que j’aime,

                    Et je fais le mal que je hais.

 

Au surplus, lorsque les philosophes que je viens de vous citer nous assurent que les vices de la nature humaine appartiennent plus aux pères qu’aux enfants, il est clair qu’ils ne parlent d’aucune génération en particulier. Si la proposition demeure dans le vague, elle n’a plus de sens ; de manière que la nature même des choses la rapporte à une corruption d’origine, et par conséquent universelle. Platon nous dit qu’en se contemplant lui-même il ne sait s’il voit un monstre plus double, plus mauvais que Typhon, ou bien plutôt un être moral, doux et bienfaisant, qui participe de la nature divine. Il ajoute que l’homme, ainsi tiraillé en sens contraire, ne peut faire le bien et vivre heureux sans réduire en servitude cette puissance de l’âme où réside le mal, et sans remettre en liberté celle qui est le séjour et l’organe de la vertu. C’est précisément la doctrine chrétienne, et l’on ne saurait confesser plus clairement le péché originel. Qu’importent les mots ? L’homme est mauvais, horriblement mauvais. Dieu l’a-t-il créé tel ? Non, sans doute, et Platon lui-même se hâte de répondre que l’être bon ne veut ni ne fait de mal à personne. Nous sommes donc dégradés, et comment ? Cette corruption que Platon voyait en lui n’était pas apparemment quelque chose de particulier à sa personne, et sûrement il ne se croyait pas plus mauvais que ses semblables. Il disait donc essentiellement comme David : Ma mère m’a conçu dans l’iniquité ; et si ces expressions s’étaient présentées à son esprit, il aurait pu les adopter sans difficulté. Or, toute dégradation ne pouvant être qu’une peine, et toute peine supposant un crime, la raison seule se trouve conduite, comme par force, au péché originel : car notre funeste inclination au mal étant une vérité de sentiment et d’expérience proclamée par tous les siècles, et cette inclination toujours plus ou moins victorieuse de la conscience et des lois, n’ayant jamais cessé de produire sur la terre des transgressions de toute espèce, jamais l’homme n’a pu reconnaître et déplorer ce triste état sans confesser par là même le dogme lamentable dont je vous entretiens ; car il ne peut être méchant sans être mauvais, ni mauvais sans être dégradé, ni dégradé sans être puni, ni puni sans être coupable.

Enfin, messieurs, il n’y a rien de si attesté, rien de si universellement cru sous une forme ou sous une autre, rien enfin de si intrinsèquement plausible que la théorie du péché originel.

Laissez-moi vous dire encore ceci : vous n’éprouverez, j’espère, nulle peine à concevoir qu’une intelligence originellement dégradée soit et demeure incapable (à moins d’une régénération substantielle) de cette contemplation ineffable que nos vieux maîtres appelèrent fort à propos vision béatifique, puisqu’elle produit, et que même elle est le bonheur éternel ; tout comme vous concevrez qu’un œil matériel, substantiellement vicié, peut être incapable, dans cet état, de supporter la lumière du soleil. Or, cette incapacité de jouir du Soleil est, si je ne me trompe, l’unique suite du péché originel que nous soyons tenus de regarder comme naturelle et indépendante de toute transgression actuelle. La raison peut, ce me semble, s’élever jusque-là ; et je crois qu’elle a droit de s’en applaudir sans cesser d’être docile.

L’homme ainsi étudié en lui-même, passons à son histoire.

Tout le genre humain vient d’un couple. On a nié cette vérité comme toutes les autres : eh ! qu’est-ce que cela fait ?

Nous savons très peu de choses sur les temps qui précédèrent le déluge, et même, suivant quelques conjectures plausibles, il ne nous conviendrait pas d’en savoir davantage. Une seule considération nous intéresse, et il ne faut jamais la perdre de vue, c’est que les châtiments sont toujours proportionnés aux crimes, et les crimes toujours proportionnés aux connaissances du coupable ; de manière que le déluge suppose des crimes inouïs, et que ces crimes supposent des connaissances infiniment au-dessus de celles que nous possédons. Voilà ce qui est certain et ce qu’il faut approfondir. Ces connaissances, dégagées du mal qui les avait rendues si funestes, survécurent dans la famille juste à la destruction du genre humain. Nous sommes aveuglés sur la nature et la marche de la science par un sophisme grossier qui a fasciné tous les yeux : c’est de juger du temps où les hommes voyaient les effets dans les causes, par celui où ils s’élèvent péniblement des effets aux causes, où ils ne s’occupent même que des effets, où ils disent qu’il est inutile de s’occuper des causes, où ils ne savent pas même ce que c’est qu’une cause. On ne cesse de répéter : Jugez du temps qu’il a fallu pour savoir telle ou telle chose ! Quel inconcevable aveuglement ! Il n’a fallu qu’un instant. Si l’homme pouvait connaître la cause d’un seul phénomène physique, il comprendrait probablement tous les autres. Nous ne voulons pas voir que les vérités les plus difficiles à découvrir sont très aisées à comprendre. La solution du problème de la couronne fit jadis tressaillir de joie le plus profond géomètre de l’antiquité ; mais cette même solution se trouve dans tous les cours de mathématiques élémentaires, et ne passe pas les forces ordinaires d’une intelligence de quinze ans. Platon, parlant quelque part de ce qu’il importe le plus à l’homme de savoir, ajoute tout de suite avec cette simplicité pénétrante qui lui est naturelle : Ces choses s’apprennent aisément et parfaitement, SI QUELQU’UN NOUS LES ENSEIGNE, voilà le mot. Il est, de plus, évident pour la simple raison que les premiers hommes qui repeuplèrent le monde après la grande catastrophe, eurent besoin de secours extraordinaires pour vaincre les difficultés de toute espèce qui s’opposaient à eux ; et voyez, messieurs, le beau caractère de la vérité ! S’agit-il de l’établir ? Les témoins viennent de tout côté et se présentent d’eux-mêmes : jamais ils ne se sont parlé, jamais ils ne se contredisent, tandis que les témoins de l’erreur se contredisent, même lorsqu’ils mentent. Écoutez la sage antiquité sur le compte des premiers hommes : elle vous dira que ce furent des hommes merveilleux, et que des êtres d’un ordre supérieur daignèrent les favoriser des plus précieuses communications. Sur ce point il n’y a pas de dissonance : les initiés, les philosophes, les poètes, l’histoire, la fable, l’Asie et l’Europe n’ont qu’une voix. Un tel accord de la raison, de la révélation, et de toutes les traditions humaines, forme une démonstration que la bouche seule peut contredire. Non seulement donc les hommes ont commencé par la science, mais par une science différente de la nôtre, et supérieure à la nôtre ; parce qu’elle commençait plus haut, ce qui la rendait même très dangereuse ; et ceci vous explique pourquoi la science dans son principe fut toujours mystérieuse et renfermée dans les temples, où elle s’éteignit enfin, lorsque cette flamme ne pouvait plus servir qu’à brûler. Personne ne sait à quelle époque remontent, je ne dis pas les premières ébauches de la société, mais les grandes institutions, les connaissances profondes, et les monuments les plus magnifiques de l’industrie et de la puissance humaine. À côté du temple de Saint-Pierre à Rome, je trouve les cloaques de Tarquin et les constructions cyclopéennes. Cette époque touche celle des Étrusques, dont les arts et la puissance vont se perdre dans l’antiquité, qu’Hésiode appelait grands et illustres, neuf siècles avant Jésus-Christ, qui envoyèrent des colonies en Grèce et dans nombre d’îles, plusieurs siècles avant la guerre de Troie. Pythagore, voyageant en Égypte six siècles avant notre ère, y apprit la cause de tous les phénomènes de Vénus. Il ne tint même qu’à lui d’y apprendre quelque chose de bien plus curieux, puisqu’on y savait de toute antiquité que Mercure, pour tirer une déesse du plus grand embarras, joua aux échecs avec la lune, et lui gagna la soixante-douzième partie du jour 5. Je vous avoue même qu’en lisant le Banquet des sept sages, dans les œuvres morales de Plutarque, je n’ai pu me défendre de soupçonner que les Égyptiens connaissaient la véritable forme des orbites planétaires. Vous pourrez, quand il vous plaira, vous donner le plaisir de vérifier ce texte. Julien, dans l’un de ses fades discours (je ne sais plus lequel), appelle le soleil le dieu aux sept rayons. Où avait-il pris cette singulière épithète ? Certainement elle ne pouvait lui venir que des anciennes traditions asiatiques qu’il avait recueillies dans ses études théurgiques ; et les livres sacrés des Indiens présentent un bon commentaire de ce texte, puisqu’on y lit que sept jeunes vierges s’étant rassemblées pour célébrer la venue de Crischna, qui est l’Apollon indien, le dieu apparut tout à coup au milieu d’elles, et leur proposa de danser ; mais que ces vierges s’étant excusées sur ce qu’elles manquaient de danseurs, le dieu y pourvut en se divisant lui-même, de manière que chaque fille eût son Crischna. Ajoutez que le véritable système du monde fut parfaitement connu dans la plus haute antiquité. Songez que les pyramides d’Égypte, rigoureusement orientées, précèdent toutes les époques certaines de l’histoire ; que les arts sont des frères qui ne peuvent vivre et briller qu’ensemble ; que la nation qui a pu créer des couleurs capables de résister à l’action libre de l’air pendant trente siècles, soulever à une hauteur de six cents pieds des masses qui braveraient toute notre mécanique, sculpter sur le granit des oiseaux dont un voyageur moderne a pu reconnaître toutes les espèces ; mais que cette nation, dis-je, était nécessairement tout aussi éminente dans les autres arts, et savait même nécessairement une foule de choses que nous ne savons pas. Si de là je jette les yeux sur l’Asie, je vois les murs de Nemrod élevés sur une terre encore humide des eaux du déluge, et des observations astronomiques aussi anciennes que la ville. Où placerons-nous donc ces prétendus temps de barbarie et d’ignorance ? De plaisants philosophes nous ont dit : Les siècles ne nous manquent pas : ils vous manquent très fort ; car l’époque du déluge est là pour étouffer tous les romans de l’imagination ; et les observations géologiques qui démontrent le fait, en démontrent aussi la date, avec une incertitude limitée, aussi insignifiante, dans le temps, que celle qui reste sur la distance de la Lune à nous, peut l’être dans l’espace. Lucrèce même n’a pu s’empêcher de rendre un témoignage frappant à la nouveauté de la famille humaine ; et la physique, qui pourrait ici se passer de l’histoire, en tire cependant une nouvelle force, puisque nous voyons que la certitude historique finit chez toutes les nations à la même époque, c’est-à-dire vers le VIIIe siècle avant notre ère. Permis à des gens qui croient tout, excepté la Bible, de nous citer les observations chinoises faites il y a quatre ou cinq mille ans, sur une terre qui n’existait pas, par un peuple à qui les jésuites apprirent à faire des almanachs à la fin du XVIe siècle ; tout cela ne mérite plus de discussion : laissons-les dire. Je veux seulement vous présenter une observation que peut-être vous n’avez pas faite : c’est que tout le système des antiquités indiennes ayant été renversé de fond en comble par les utiles travaux de l’Académie de Calcutta, et la simple inspection d’une carte géographique démontrant que la Chine n’a pu être peuplée qu’après l’Inde, le même coup qui a frappé sur les antiquités indiennes a fait tomber celles de la Chine, dont Voltaire surtout n’a cessé de nous assourdir.

L’Asie, au reste, ayant été le théâtre des plus grandes merveilles, il n’est pas étonnant que ses peuples aient conservé un penchant pour le merveilleux plus fort que celui qui est naturel à l’homme en général, et que chacun peut reconnaître dans lui-même. De là vient qu’ils ont toujours montré si peu de goût et de talent pour nos sciences de conclusions. On dirait qu’ils se rappellent encore la science primitive de l’ère de l’intuition. L’aigle enchaîné demande-t-il une montgolfière pour s’élever dans les airs ? Non, il demande seulement que ses liens soient rompus. Et qui sait si ces peuples ne sont pas destinés encore à contempler des spectacles qui seront refusés au génie ergoteur de l’Europe ? Quoi qu’il en soit, observez, je vous prie, qu’il est impossible de songer à la science moderne sans la voir constamment environnée de toutes les machines de l’esprit et de toutes les méthodes de l’art. Sous l’habit étriqué du nord, la tête perdue dans les volutes d’une chevelure menteuse, les bras chargés de livres et d’instruments de toute espèce, pâle de veilles et de travaux, elle se traîne souillée d’encre et toute pantelante sur la route de la vérité, baissant toujours vers la terre son front sillonné d’algèbre. Rien de semblable dans la haute antiquité. Autant qu’il nous est possible d’apercevoir la science des temps primitifs à une si énorme distance, on la voit toujours libre et isolée, volant plus qu’elle ne marche, et présentant dans toute sa personne quelque chose d’aérien et de surnaturel. Elle livre aux vents des cheveux qui s’échappent d’une mitre orientale ; l’éphod couvre son sein soulevé par l’inspiration ; elle ne regarde que le ciel ; et son pied dédaigneux semble ne toucher la terre que pour la quitter. Cependant, quoiqu’elle n’ait jamais rien demandé à personne et qu’on ne lui connaisse aucun appui humain, il n’est pas moins prouvé qu’elle a possédé les plus rares connaissances : c’est une grande preuve, si vous y songez bien, que la science antique avait été dispensée du travail imposé à la nôtre, et que tous les calculs que nous établissons sur l’expérience moderne sont ce qu’il est possible d’imaginer de plus faux.

 

 

LE CHEVALIER

 

Vous venez de nous prouver, mon bon ami, qu’on parle volontiers de ce qu’on aime. Vous m’aviez promis un symbole sec : mais votre profession de foi est devenue une espèce de dissertation. Ce qu’il y a de bon, c’est que vous n’avez pas dit un mot des sauvages qui l’ont amenée.

 

 

LE COMTE

 

Je vous avoue que sur ce point je suis comme Job, plein de discours. Je les répands volontiers devant vous ; mais que ne puis-je, au prix de ma vie, être entendu de tous les hommes et m’en faire croire ! Au reste, je ne sais pourquoi vous me rappelez les sauvages. Il me semble, à moi, que je n’ai pas cessé un moment de vous en parler. Si tous les hommes viennent des trois couples qui repeuplèrent l’univers, et si le genre humain a commencé par la science, le sauvage ne peut plus être, comme je vous le disais, qu’une branche détachée de l’arbre social. Je pourrais encore vous abandonner la science, quoique très incontestable, et ne me réserver que la Religion, qui suffit seule, même à un degré très imparfait, pour exclure l’état de sauvage. Partout où vous verrez un autel, là se trouve la civilisation. Le pauvre en sa cabane, où le chaume le couvre, est moins savant que nous, sans doute, mais plus véritablement social, s’il assiste au catéchisme et s’il en profite. Les erreurs les plus honteuses, les plus détestables cruautés ont souillé les annales de Memphis, d’Athènes et de Rome ; mais toutes les vertus réunies honorèrent les cabanes du Paraguay. Or, si la Religion de la famille de Noé dut être nécessairement la plus éclairée et la plus réelle qu’il soit possible d’imaginer, et si c’est dans sa réalité même qu’il faut chercher les causes de sa corruption, c’est une seconde démonstration ajoutée à la première, qui pouvait s’en passer. Nous devons donc reconnaître que l’état de civilisation et de science, dans un certain sens, est l’état naturel et primitif de l’homme. Ainsi toutes les traditions orientales commencent par un état de perfection et de lumières, je dis encore de lumières surnaturelles ; et la Grèce, la menteuse Grèce, qui a tout osé dans l’histoire, rendit hommage à cette vérité en plaçant son âge d’or à l’origine des choses. Il n’est pas moins remarquable qu’elle n’attribue point aux âges suivants, même à celui de fer, l’état sauvage ; en sorte que tout ce qu’elle nous a conté de ces premiers hommes vivant dans les bois, se nourrissant de glands, et passant ensuite à l’état social, la met en contradiction avec elle-même, ou ne peut se rapporter qu’à des cas particuliers, c’est-à-dire à quelques peuplades dégradées et revenues ensuite péniblement à l’état de nature, qui est la civilisation. Voltaire, c’est tout dire, n’a-t-il pas avoué que la devise de toutes les nations fut toujours : L’AGE D’OR LE PREMIER SE MONTRA SUR LA TERRE ? Eh bien, toutes les nations ont donc protesté de concert contre l’hypothèse d’un état primitif de barbarie, et sûrement c’est quelque chose que cette protestation.

Maintenant, que m’importe l’époque à laquelle telle ou telle branche fut séparée de l’arbre ? elle l’est, cela me suffit : nul doute sur la dégradation, et j’ose le dire aussi, nul doute sur la cause de la dégradation, qui ne peut être qu’un crime. Un chef de peuple ayant altéré chez lui le principe moral par quelques-unes de ces prévarications qui, suivant les apparences, ne sont plus possibles dans l’état actuel des choses, parce que nous n’en savons heureusement plus assez pour devenir coupables à ce point ; ce chef de peuple, dis-je, transmit l’anathème à sa postérité ; et toute force constante étant de sa nature accélératrice, puisqu’elle s’ajoute continuellement à elle-même, cette dégradation pesant sans intervalle sur les descendants, en a fait à la fin ce que nous appelons des sauvages. C’est le dernier degré d’abrutissement que Rousseau et ses pareils appellent l’état de nature. Deux causes extrêmement différentes ont jeté un nuage trompeur sur l’épouvantable état des sauvages : l’une est ancienne, l’autre appartient à notre siècle. En premier lieu l’immense charité du sacerdoce catholique a mis souvent, en nous parlant de ces hommes, ses désirs à la place de la réalité. Il n’y avait que trop de vérité dans ce premier mouvement des Européens qui refusèrent, au siècle de Colomb, de reconnaître leurs semblables dans les hommes dégradés qui peuplaient le nouveau monde. Les prêtres employèrent toute leur influence à contredire cette opinion qui favorisait trop le despotisme barbare des nouveaux maîtres. Ils criaient aux Espagnols : « Point de violences, l’Évangile les réprouve ; si vous ne savez pas renverser les idoles dans le cœur de ces malheureux, à quoi bon renverser leurs tristes autels ? Pour leur faire connaître et aimer Dieu, il faut une autre tactique et d’autres armes que les vôtres. » Du sein des déserts arrosés de leur sueur et de leur sang, ils volaient à Madrid et à Rome pour y demander des édits et des bulles contre l’impitoyable avidité qui voulait asservir les Indiens. Le prêtre miséricordieux les exaltait pour les rendre précieux ; il atténuait le mal, il exagérait le bien, il promettait tout ce qu’il désirait ; enfin Robertson, qui n’est pas suspect, nous avertit, dans son histoire d’Amérique, qu’il faut se défier à ce sujet de tous les écrivains qui ont appartenu au clergé, vu qu’ils sont en général trop favorables aux indigènes. Une autre source de faux jugements qu’on a portés sur eux se trouve dans la philosophie de notre siècle, qui s’est servie des sauvages pour étayer ses vaines et coupables déclamations contre l’ordre social ; mais la moindre attention suffit pour nous tenir en garde contre les erreurs de la charité et contre celles de la mauvaise foi. On ne saurait fixer un instant ses regards sur le sauvage sans lire l’anathème écrit, je ne dis pas seulement dans son âme, mais jusque dans la forme extérieure de son corps. C’est un enfant difforme, robuste et féroce, en qui la flamme de l’intelligence ne jette plus qu’une lueur pâle et intermittente. Une main redoutable appesantie sur ces races dévouées efface en elles les caractères distinctifs de notre grandeur, la prévoyance et la perfectibilité. Le sauvage coupe l’arbre pour cueillir le fruit ; il dételle le bœuf que les missionnaires viennent de lui confier, et le fait cuire avec le bois de la charrue. Depuis plus de trois siècles il nous contemple sans avoir rien voulu recevoir de nous, excepté la poudre pour tuer ses semblables, et l’eau-de-vie pour se tuer lui-même ; encore n’a-t-il jamais imaginé de fabriquer ces choses : il s’en repose sur notre avarice, qui ne lui manquera jamais. Comme les substances les plus abjectes et les plus révoltantes sont cependant encore susceptibles d’une certaine dégénération, de même les vices naturels de l’humanité sont encore viciés dans le sauvage. Il est voleur, il est cruel, il est dissolu, mais il l’est autrement que nous. Pour être criminels, nous surmontons notre nature : le sauvage la suit, il a l’appétit du crime, il n’en a point les remords. Pendant que le fils tue son père pour le soustraire aux ennuis de la vieillesse, sa femme détruit dans son sein le fruit de ses brutales amours pour échapper aux fatigues de l’allaitement. Il arrache la chevelure sanglante de son ennemi vivant ; il le déchire, il le rôtit, et le dévore en chantant ; s’il tombe sur nos liqueurs fortes, il boit jusqu’à l’ivresse, jusqu’à la fièvre, jusqu’à la mort, également dépourvu de la raison qui commande à l’homme par la crainte, et de l’instinct qui écarte l’animal par le dégoût. Il est visiblement dévoyé ; il est frappé dans les dernières profondeurs de son essence morale ; il fait trembler l’observateur qui sait voir : mais voulons-nous trembler sur nous-mêmes et d’une manière très salutaire ? Songeons qu’avec notre intelligence, notre morale, nos sciences et nos arts, nous sommes précisément à l’homme primitif ce que le sauvage est à nous. Je ne puis abandonner ce sujet sans vous suggérer encore une observation importante : le barbare, qui est une espèce de moyenne proportionnelle entre l’homme civilisé et le sauvage, a pu et peut encore être civilisé par une religion quelconque ; mais le sauvage proprement dit ne l’a jamais été que par le christianisme. C’est un prodige du premier ordre, une espèce de rédemption, exclusivement réservée au véritable sacerdoce. Eh ! comment le criminel condamné à la mort civile pourrait-il rentrer dans ses droits sans lettre de grâce du souverain ? Et quelles lettres de ce genre ne sont pas contresignées ? Plus vous y réfléchirez, et plus vous serez convaincus qu’il n’y a pas moyen d’expliquer ce grand phénomène des peuples sauvages, dont les véritables philosophes ne se sont point assez occupés.

Au reste, il ne faut pas confondre le sauvage avec le barbare. Chez l’un le germe de la vie est éteint au amorti ; chez l’autre il a reçu la fécondation et n’a plus besoin que du temps et des circonstances pour se développer. De ce moment, la langue, qui s’était dégradée avec l’homme, renaît avec lui, se perfectionne et s’enrichit. Si l’on veut appeler cela langue nouvelle, j’y consens : l’expression est juste dans un sens ; mais ce sens est bien différent de celui qui est adopté par les sophistes modernes, lorsqu’ils parlent de langues nouvelles ou inventées.

Nulle langue n’a pu être inventée, ni par un homme qui n’aurait pu se faire obéir, ni par plusieurs qui n’auraient pu s’entendre. Ce qu’on peut dire de mieux sur la parole, c’est ce qui a été dit de celui qui s’appelle PAROLE. Il s’est élancé avant tous les temps du sein de son principe ; il est aussi ancien que l’éternité... Qui pourra raconter son origine 6 ? Déjà, malgré les tristes préjugés du siècle, un physicien,... oui, en vérité, un physicien ! a pris sur lui de convenir avec une timide intrépidité, que l’homme avait parlé d’abord, parce qu’ON lui avait parlé. Dieu bénisse la particule on, si utile dans les occasions difficiles. En rendant à ce premier effort toute la justice qu’il mérite, il faut cependant convenir que tous ces philosophes du dernier siècle, sans excepter même les meilleurs, sont des poltrons qui ont peur des esprits.

Rousseau, dans une de ses rapsodies sonores, montre aussi quelque envie de parler raison. Il avoue que les langues lui paraissent une assez belle chose. La parole, cette main de l’esprit, comme dit Charron, le frappe d’une certaine admiration ; et, tout considéré, il ne comprend pas bien clairement comme elle a été inventée. Mais le grand Condillac a pitié de cette modestie. Il s’étonne qu’un homme d’esprit comme Monsieur Rousseau ait cherché des difficultés où il n’y en a point ; qu’il n’ait pas vu que les langues se sont formées insensiblement, et que chaque homme y a mis du sien. Voilà tout le mystère, messieurs : une génération a dit BA, l’autre, BE ; les Assyriens ont inventé le nominatif, et les Mèdes, le génitif.

 

                                                          ... Quis inepti

            Tam patiens capitis, tam ferreus ut teneat se.

 

Mais je voudrais, avant de finir sur ce sujet, recommander à votre attention une observation qui m’a toujours frappé. D’où vient qu’on trouve dans les langues primitives de tous les anciens peuples des mots qui supposent nécessairement des connaissances étrangères à ces peuples ? Où les Grecs avaient-ils pris, par exemple, il y a trois mille ans au moins, l’épithète de Physizoos (donnant ou possédant la vie) qu’Homère donne quelquefois à la terre ? et celle de Pheresbios, à peu près synonyme, que lui attribue Hésiode ? Où avaient-ils pris l’épithète encore plus singulière de Philemate (amoureuse ou altérée de sang) donnée à cette même terre dans une tragédie 7 ? Qui leur avait enseigné de nommer le soufre, qui est le chiffre du feu, le divin ? Je ne suis pas moins frappé du nom de Cosmos, donné au monde. Les Grecs le nommèrent beauté, parce que tout ordre est beauté, comme dit quelque part le bon Eustache, et que l’ordre suprême est dans le monde. Les Latins rencontrèrent la même idée, et l’exprimèrent par leur mot Mundus, que nous avons adopté en lui donnant seulement une terminaison française, excepté cependant que l’un de ces mots exclut le désordre, et que l’autre exclut la souillure ; cependant c’est la même idée, et les deux mots son également justes et également faux. Mais dites-moi encore, je vous prie, comment ces anciens Latins, lorsqu’ils ne connaissaient encore que la guerre et le labourage, imaginèrent d’exprimer par le même mot l’idée de la prière et celle du supplice ? Qui leur enseigna d’appeler la fièvre la purificatrice, ou l’expiatrice ? Ne dirait-on pas qu’il y a ici un jugement, une véritable connaissance de cause, en vertu de laquelle un peuple affirme la justesse du nom ? Mais croyez-vous que ces sortes de jugements aient pu appartenir au temps où l’on savait à peine écrire, où le dictateur bêchait son jardin, où l’on écrivait des vers que Varron et Cicéron n’entendaient plus ? Ces mots et d’autres encore qu’on pourrait citer en grand nombre, et qui tiennent à toute la métaphysique orientale, sont des débris évidents de langues plus anciennes détruites ou oubliées. Les Grecs avaient conservé quelques traditions obscures à cet égard ; et qui sait si Homère n’attestait pas la même vérité, peut-être sans le savoir, lorsqu’il nous parle de certains hommes et de certaines choses que les dieux appellent d’une manière et les hommes d’une autre ?

En lisant les métaphysiciens modernes, vous aurez rencontré des raisonnements à perte de vue sur l’importance des signes et sur les avantages d’une langue philosophique (comme ils disent) qui serait créée a priori ou perfectionnée par des philosophes. Je ne veux point me jeter dans la question de l’origine du langage (la même, pour le dire en passant, que celle des idées innées) ; ce que je puis vous assurer, car rien n’est plus clair, c’est le prodigieux talent des peuples enfants pour former les mots, et l’incapacité absolue des philosophes pour le même objet. Dans les siècles les plus raffinés, je me rappelle que Platon a fait observer ce talent des peuples dans leur enfance. Ce qu’il y a de remarquable, c’est qu’on dirait qu’ils ont procédé par voie de délibération, en vertu d’un système arrêté de concert, quoique la chose soit rigoureusement impossible sous tous les rapports. Chaque langue a son génie, et ce génie est UN, de manière qu’il exclut toute idée de composition, de formation arbitraire et de convention antérieure. Les lois générales qui la constituent sont ce que toutes les langues présentent de plus frappant : dans la grecque, par exemple, c’en est une que les mots puissent se joindre par une espèce de fusion partielle qui les unit pour faire naître une seconde signification, sans les rendre méconnaissables : c’est une règle générale dont la langue ne s’écarte point. Le latin, plus réfractaire, laisse, pour ainsi dire, casser ses mots ; et de leurs fragments choisis et réunis par la voie de je ne sais quelle agglutination tout à fait singulière, naissent de nouveaux mots d’une beauté surprenante, et dons les éléments ne sauraient plus être reconnus que par un œil exercé. De ces trois mots, par exemple, CAro, DAta, VERmibus, ils ont fait CADAVER, chair abandonnée aux vers. De ces autres mots, MAgis et voLO, NON et voLO, ils ont fait MALO et NOLO, deux verbes excellents que toutes les langues et la grecque même peuvent envier à la latine. De CAEcus UT IRE (marcher ou tâtonner comme un aveugle) ils firent leur CAECUTIRE, autre verbe fort heureux qui nous manque. MAgis et auCTE ont produit MACTE, mot tout à fait particulier au Latins, et dont ils se servent avec beaucoup d’élégance. Le même système produisit leur mot UTERQUE, si heureusement formé de Unus alTERQUE, mot que je leur envie extrêmement, car nous ne pouvons l’exprimer que par une phrase ; l’un et l’autre. Et que vous dirai-je du mot NEGOTIOR, admirablement formé de Ne EGO OTIOR (je suis occupé, je ne perds pas mon temps), d’où l’on a tiré negotium, etc. ? Mais il me semble que le génie latin s’est surpassé dans le mot ORATIO, formé de OS et de RATIO, bouche et raison, c’est-à-dire, raison parlée.

Les Français ne sont point absolument étrangers à ce système. Ceux qui furent nos ancêtres, par exemple, ont très bien su nommer les leurs par l’union partielle du mot ANCien avec celui d’ÊTRE, comme ils firent beffroi de Bel EFFROI. Voyez comment ils opérèrent jadis sur les deux mots latins DUO et IRE, dont ils firent DUIRE, aller deux ensemble, et par une extension très naturelle, mener, conduire. Du pronom personnel, SE, de l’adverbe relatif de lieu HORS, et d’une terminaison verbale TIR, ils ont fait SORTIR, c’est-à-dire SEHORSTIR, ou mettre sa propre personne hors de l’endroit où elle était, ce qui me paraît merveilleux. Êtes-vous curieux de savoir comment ils unissaient les mots à la manière des Grecs ? Je vous citerai celui de COURAGE, formé de COR et de RAGE, c’est-à-dire, rage du cœur ; ou, pour mieux dire, exaltation, enthousiasme du cœur (dans le sens anglais de RAGE). Ce mot fut dans son principe une traduction très heureuse du thymos grec, qui n’a plus aujourd’hui de synonyme en français. Faites avec moi l’anatomie du mot INCONTESTABLE, vous y trouverez la négation IN, le signe du moyen et de la simultanéité CUM, la racine antique TEST, commune, si je ne me trompe, aux Latins et aux Celtes, et le signe de la capacité ABLE, du latin HABILIS, si l’un et l’autre ne viennent pas encore d’une racine commune et antérieure. Ainsi le mot incontestable signifie exactement une chose si claire, qu’elle n’admet pas la preuve contraire.

Admirez, je vous prie, la métaphysique subtile qui, du QUARE latin, parce detorto, a fait notre CAR, et qui a su tirer de UNus cette particule ON, qui joue un si grand rôle dans notre langue. Je ne puis encore m’empêcher de vous citer notre mot RIEN, que les Français ont formé du latin REM, pris pour la chose quelconque ou pour l’être absolu. C’est pourquoi, hors le cas où RIEN, répondant à une interrogation, contient ou suppose une ellipse, nous ne pouvons employer ce mot qu’avec une négation, parce qu’il n’est point négatif, à la différence du latin NIHIL, qui s’est formé de NE et HILum, comme NEMO l’est de NE et de hoMO (pas un atome, pas un homme).

C’est un plaisir d’assister, pour ainsi dire, au travail de ce principe caché qui forme les langues. Tantôt vous le verrez lutter contre une difficulté qui l’arrête dans sa marche ; il cherche une forme qui lui manque : ses matériaux lui résistent ; alors il se tirera d’embarras par un solécisme heureux, et il dira fort bien : rue passante, couleur voyante, place marchande, métal cassant, etc. Tantôt on le verra se tromper évidemment, et faire une bévue formelle, comme dans le mot français incrédule, qui nie un défaut au lieu de nier une vertu. Quelquefois il deviendra possible de reconnaître en même temps l’erreur et la cause de l’erreur : l’oreille française ayant, par exemple, exigé mal à propos que la lettre s ne se prononçât point dans le monosyllabe EST, troisième personne singulière du verbe substantif, il devenait indispensable, pour éviter des équivoques ridicules, de soustraire la particule conjonctive ET à la loi générale qui ordonne la liaison de toute consonne finale avec la voyelle qui suit : mais rien ne fut plus malheureusement établi ; car cette conjonction, unique déjà, et par conséquent insuffisante, en refusant ainsi, iratis musis, de s’allier avec les voyelles suivantes, est devenue excessivement embarrassante pour le poète, et même pour le prosateur qui a de l’oreille.

Mais, pour en revenir au talent primordial (c’est à vous en particulier que je m’adresse, monsieur le sénateur) : contemplez votre nation, et demandez-lui de quels mots elle a enrichi sa langue depuis la grande ère ? Hélas ! cette nation a fait comme les autres. Depuis qu’elle s’est mêlée de raisonner, elle a emprunté des mots et n’en a plus créé. Aucun peuple ne peut échapper à la loi générale. Partout l’époque de la civilisation et de la philosophie est dans ce genre, celle de la stérilité. Je lis sur vos billets de visite : Minister, Général, Kammerherr, Kammeriunker, Fraülen, Général-ANCHEF, Général DEJOURNEL, Justizii-Politzii Minister, etc., etc. Le commerce me fait lire sur ses affiches : magazei, fabrica, meubel, etc., etc. J’entends à l’exercice : directii na prava, na leva ; déployade en échiquier, en échelon, contre-marche, etc. L’administration militaire prononce : hauptwacht, exercice-hause, ordonnance-hause ; commissariat, cazarna, canzellarii, etc. ; mais tous ces mots et mille autres que je ne pourrais citer ne valent pas un seul de ces mots si beaux, si élégants, si expressifs qui abondent dans votre langue primitive, souproug (époux), par exemple, qui signifie exactement celui qui est attaché avec un autre sous le même joug : rien de plus juste et de plus ingénieux. En vérité, messieurs, il faut avouer que les sauvages ou les barbares, qui délibérèrent jadis pour former de pareil noms, ne manquèrent point du tout de tact.

Et que dirons-nous des analogies surprenantes qu’on remarque entre les langues séparées par le temps et l’espace, au point de n’avoir jamais pu se toucher ? Je pourrais vous montrer dans l’un de ces volumes manuscrits que vous voyez là sur ma table, plusieurs pages chargées de mes pieds de mouche, et que j’ai intitulées Parallélismes de la langue grecque et de la française. Je sais que j’ai été précédé sur ce point par un grand maître, Henri Estienne ; mais je n’ai jamais rencontré son livre, et rien n’est plus amusant que de former soi-même ces sortes de recueils, à mesure qu’on lit et que les exemples se présentent. Prenez bien garde que je n’entends point parler des simples conformités de mots acquis tout simplement par voie de contact et de communication : je ne parle que des conformités d’idées prouvées par des synonymes de sens, différents en tout pour la forme ; ce qui exclut toute idée d’emprunt. Je vous ferai seulement observer une chose bien singulière : c’est que lorsqu’il est question de rendre quelques-unes de ces idées dont l’expression naturelle offenserait de quelque manière la délicatesse, les Français ont souvent rencontré précisément les même tournures employées jadis par les Grecs pour sauver ces naïvetés choquantes ; ce qui doit paraître fort extraordinaire, puisqu’à cet égard nous avons agi de nous-mêmes, sans rien demander à nos intermédiaires, les Latins. Ces exemples suffisent pour nous mettre sur la voie de cette force qui préside à la formation des langues, et pour faire sentir la nullité de toutes les spéculations modernes. Chaque langue, prise à part, répète les phénomènes spirituels qui eurent lieu dans l’origine ; et plus la langue est ancienne, plus ces phénomènes sont sensibles. Vous ne trouverez surtout aucune exception à l’observation sur laquelle j’ai tant insisté : c’est qu’à mesure qu’on s’élève vers ces temps d’ignorance et de barbarie qui virent la naissance des langues, vous trouverez toujours plus de logique et de profondeur dans la formation des mots, et que ce talent disparaît par une gradation contraire, à mesure qu’un descend vers les époques de civilisation et de science. Mille ans avant notre ère, Homère exprimait dans un seul mot évident et harmonieux : Ils répondirent par une acclamation favorable à ce qu’ils venaient d’entendre. En lisant ce poète, tantôt on entend pétiller autour de soi ce feu générateur qui fait vivre la vie, et tantôt on se sent humecté par la rosée qui distille de ses vers enchanteurs sur la couche poétique des immortels. Il sait répandre la voix divine autour de l’oreille humaine, comme une atmosphère sonore qui résonne encore après que le Dieu a cessé de parler. Il peut évoquer Andromaque, et nous la montrer comme son époux la vit pour la dernière fois, frissonnant de tendresse et RIANT DES LARMES.

D’où venait donc cette langue qui semble naître comme Minerve, et dont la première production est un chef-d’œuvre désespérant, sans qu’il ait jamais été possible de prouver qu’elle ait balbutié ? Nous écrierons-nous niaisement à la suite des docteurs modernes : Combien il a fallu de siècles pour former une telle langue ! En effet, il en a fallu beaucoup, si elle s’est formée comme on l’imagine. Du serment de Louis-le-Germanique en 842 jusqu’au Menteur de Corneille, et jusqu’aux Menteuses de Pascal, il s’est écoulé huit siècles : en suivant une règle de proportion, ce n’est pas trop de deux mille ans pour former la langue grecque. Mais Homère vivait dans un siècle barbare ; et pour peu qu’un veuille s’élever au-dessus de son époque, on se trouve au milieu des Pélasges vagabonds et des premiers rudiments de la société. Où donc placerons-nous ces siècles dont nous avons besoin pour former cette merveilleuse langue ? Si, sur ce point de l’origine du langage, comme sur une foule d’autres, notre siècle a manqué la vérité, c’est qu’il avait une peur mortelle de la rencontrer. Les langues ont commencé ; mais la parole jamais, et pas même avec l’homme. L’un a nécessairement précédé l’autre ; car la parole n’est possible que par le VERBE. Toute langue particulière naît comme l’animal, par voie d’explosion et de développement, sans que l’homme ait jamais passé de l’état d’aphonie à l’usage de la parole. Toujours il a parlé, et c’est avec une sublime raison que les Hébreux l’ont appelé ÂME PARLANTE. Lorsqu’une nouvelle langue se forme, elle naît au milieu d’une société qui est en pleine possession du langage ; et l’action, ou le principe qui préside à cette formation, ne peuvent inventer arbitrairement aucun mot ; il emploie ceux qu’il trouve autour de lui ou qu’il appelle de plus loin ; il s’en nourrit, il les triture, il les digère ; il ne les adopte jamais sans les modifier plus ou moins. On a beaucoup parlé de signes arbitraires dans un siècle où l’on s’est passionné pour toute expression grossière qui excluait l’ordre et l’intelligence ; mais il n’y a point de signes arbitraires, tout mot a sa raison. Vous avez vécu quelque temps, M. le chevalier, dans un beau pays au pied des Alpes, et, si je ne me trompe, vous y avez même tué quelque hommes...

 

 

LE CHEVALIER

 

Sur mon honneur, je n’ai tué personne. Tout au plus je pourrais dire comme le jeune homme de madame de Sévigné : Je n’y ai pas nui.

 

 

LE COMTE

 

Quoi qu’il en soit, il vous souvient peut-être que dans ce pays le son (furfur) se nomme Bren. De l’autre côté des Alpes, une chouette s’appelle Sava. Si l’on vous avait demandé pourquoi les deux peuples avaient choisi ces deux arrangements de sons pour exprimer les deux idées, vous auriez été tenté de répondre : Parce qu’ils l’ont jugé à propos ; ces choses-là sont arbitraires. Vous auriez cependant été dans l’erreur : car le premier de ces deux mots est anglais, et le second est esclavon, et de Raguse au Kamchatka, il est en possession de signifier dans la belle langue russe ce qu’il signifie à huit cents lieues d’ici dans un dialecte purement local. Vous n’êtes pas tenté, j’espère, de me soutenir que les hommes, délibérant sur la Tamise, sur le Rhône, sur l’Oby ou sur le Pô, rencontrèrent par hasard les mêmes sons pour exprimer les mêmes idées. Les deux mots préexistaient donc dans les deux langues qui en firent présent aux deux dialectes. Voulez-vous que les quatre peuples les aient reçus d’un peuple antérieur ? Je n’en crois rien, mais je l’admets : il en résulte d’abord que les deux immenses familles teutonne et esclavonne n’inventèrent point arbitrairement ces deux mots, mais qu’elles les avaient reçus. Ensuite la question recommence à l’égard de ces nations antérieures : d’où les tenaient-elles ? Il faudra répondre de même, elles les avaient reçues ; et ainsi en remontant jusqu’à l’origine des choses. Les bougies qu’on apporte dans ce moment me rappellent leur nom : les Français faisaient autrefois un grand commerce de cire avec la ville de Botzia dans le royaume de Fez ; ils en rapportaient une grande quantité de chandelles de cire qu’ils se mirent à nommer des botsies. Le génie national façonna bientôt ce mot et en fit bougies. L’anglais a retenu l’ancien mot wax-candle (chandelles de cire), et l’Allemand aime mieux dire wachslicht (lumière de cire) ; mais partout vous voyez la raison qui a déterminé le mot. Quand je n’aurais pas rencontré l’étymologie de bougie dans la préface du Dictionnaire hébraïque de Thomassin, où je ne la cherchais certainement pas, en aurais-je été moins sûr d’une étymologie quelconque ? Pour douter à cet égard il faut avoir éteint le flambeau de l’analogie ; c’est-à-dire qu’il faut avoir renoncé au raisonnement. Observez, s’il vous plaît, que ce mot seul d’étymologie est déjà une grande preuve du talent prodigieux de l’antiquité pour rencontrer ou adopter les mots les plus parfaits : car celui-là suppose que chaque mot est vrai, c’est-à-dire qu’il n’est point imaginé arbitrairement ; ce qui est assez pour mener loin un esprit juste. Ce qu’on sait dans ce genre prouve beaucoup, à cause de l’induction qui en résulte pour les autres cas ; ce qu’on ignore au contraire ne prouve rien, excepté l’ignorance de celui qui cherche. Jamais un son arbitraire n’a exprimé, ni pu exprimer une idée. Comme la pensée préexiste nécessairement aux mots qui ne sont que les signes physiques de la pensée, les mots, à leur tour, préexistent à l’explosion de toute langue nouvelle qui les reçoit tout faits et les modifie ensuite à son gré. Le génie de chaque langue se meut comme un animal pour trouver de tout côté ce qui lui convient. Dans la nôtre, par exemple, maison est celtique, palais est latin, basilique est grec, honnir est teutonique, rabot est esclavon, almanach est arabe, et sopha est hébreu. D’où nous est venu tout cela ? Peu m’importe, du moins pour le moment : il me suffit de vous prouver que les langues ne se forment que d’autres langues qu’elles tuent ordinairement pour s’en nourrir, à la manière des animaux carnassiers. Ne parlons donc jamais de hasard ni de signes arbitraires, Gallis haec Philodemus ait. On est déjà bien avancé dans ce genre lorsqu’on a suffisamment réfléchi sur cette première observation que je vous ai faite ; savoir, que la formation des mots les plus parfaits, les plus significatifs, les plus philosophiques, dans toute la force du terme, appartient invariablement aux temps d’ignorance et de simplicité. Il faut ajouter, pour compléter cette grande théorie, que le talent onomaturge disparaît de même invariablement à mesure qu’on descend vers les époques de civilisation et de science. On ne cesse, dans tous les écrits du temps sur cette matière intéressante, de désirer une langue philosophique, mais sans savoir et se douter seulement que la langue la plus philosophique est celle dont la philosophie s’est le moins mêlée. Il manque deux petites choses à la philosophie pour créer des mots : l’intelligence qui les invente, et la puissance qui les fait adopter. Voit-elle un objet nouveau ? elle feuillette ses dictionnaires pour trouver un mot antique ou étranger ; et presque toujours même elle y réussit mal. Le mot de montgolfière, par exemple, qui est national, est juste, au moins dans un sens ; et je le préfère à celui d’aérostat, qui est le terme scientifique et qui ne dit rien : autant vaudrait appeler un navire hydrostat. Voyez cette foule de mots nouveaux empruntés du grec, depuis vingt ans, à mesure que le crime ou la folie en avaient besoin : presque tous sont pris ou formés à contresens. Celui de théophilanthrope, par exemple, est plus sot que la chose, et c’est beaucoup dire : un écolier anglais ou allemand aurait su dire théanthropophile. Vous me direz que ce mot fut inventé par des misérables dans un temps misérable ; mais la nomenclature chimique, qui fut certainement l’ouvrage d’hommes très éclairés, débute cependant par un solécisme de basses classes, oxygène au lieu d’oxigone. J’ai d’ailleurs, quoique je ne sois pas chimiste, d’excellentes raisons de croire que tout ce dictionnaire sera effacé ; mais, à ne l’envisager que sous le point de vue philosophique et grammatical, il serait peut-être ce qu’on peut imaginer de plus malheureux, si la nomenclature métrique n’était venue depuis disputer et remporter pour toujours la palme de la barbarie. L’oreille superbe du grand siècle l’aurait rejetée avec un frémissement douloureux. Alors le génie seul avait le droit de persuader l’oreille française, et Corneille lui-même s’en vit plus d’une fois repoussé ; mais, de nos jours, elle se livra à tout le monde.

Lorsqu’une langue est faite (comme elle peut être faite), elle est remise aux grands écrivains, qui s’en servent sans penser seulement à créer de nouveaux mots. Y a-t-il dans le songe d’Athalie, dans la description de l’enfer qu’on lit dans Télémaque, ou dans la péroraison de l’oraison funèbre de Condé, un seul mot qui ne soit pas vulgaire, pris à part ? Si cependant le droit de créer de nouvelles expressions appartenait à quelqu’un, ce serait aux grands écrivains et non aux philosophes, qui sont sur ce point d’une rare ineptie : les premiers toutefois n’en usent qu’avec une excessive réserve, jamais dans les morceaux d’inspiration, et seulement pour les substantifs et les adjectifs ; quant aux paroles, ils ne songent guère à en proférer de nouvelles. Enfin, il faut s’ôter de l’esprit cette idée de langues nouvelles, excepté seulement dans le sens que je viens d’expliquer ; ou, si vous voulez que j’emploie une autre tournure, la parole est éternelle, et toute langue est aussi ancienne que le peuple qui la parle. On objecte, faute de réflexion, qu’il n’y a pas de nation qui puisse elle-même entendre son ancien langage : et qu’importe, je vous prie ? Le changement qui ne touche pas le principe exclut-il l’identité ? Celui qui me vit dans mon berceau me reconnaîtrait-il aujourd’hui ? Je crois cependant que j’ai le droit de m’appeler le même. Il n’en est pas autrement d’une langue : elle est la même tant que le peuple est le même. La pauvreté des langues dans leurs commencements est une autre supposition faite de la pleine puissance et autorité philosophique. Les mots nouveaux ne prouvent rien, parce qu’à mesure qu’elles en acquièrent, elles en laissent échapper d’autres, on ne sait dans quelle proportion. Ce qu’il y a de sûr, c’est que tout peuple a parlé, et qu’il a parlé précisément autant qu’il pensait et aussi bien qu’il pensait ; car c’est une folie égale de croire qu’il y ait un signe pour une pensée qui n’existe pas, ou qu’une pensée manque d’un signe pour se manifester. Le Huron ne dit pas garde-temps, par exemple, c’est un mot qui manque sûrement à sa langue ; mais Tomawak manque par bonheur aux nôtres, et ce mot compte tout comme un autre. Il serait bien à désirer que nous eussions une connaissance approfondie des langues sauvages. Le zèle et le travail infatigables des missionnaires avaient préparé sur cet objet un ouvrage immense, qui aurait été infiniment utile à la philologie et à l’histoire de l’homme : le fanatisme destructeur du XVIIIe siècle l’a fait disparaître sans retour. Si nous avions, je ne dis pas des monuments, puisqu’il ne peut y en avoir, mais seulement les dictionnaires de ces langues, je ne doute pas que nous n’y trouvassions de ces mots dont je vous parlais il n’y a qu’un instant, restes évidents d’une langue antérieure parlée par un peuple éclairé. Et quand même nous ne les trouverions pas, il en résulterait seulement que la dégradation est arrivée au point d’effacer ces derniers restes : Etiam periere ruinae. Mais dans l’état quelconque où elles se trouvent, ces langues ainsi ruinées demeurent comme des monuments terribles de la justice divine ; et si on les connaissait à fond, on serait probablement plus effrayé par les mots qu’elles possèdent que par ceux qui leur manquent. Parmi les sauvages de la Nouvelle-Hollande il n’y a point de mot pour exprimer l’idée de Dieu ; mais il y en a un pour exprimer l’opération qui détruit un enfant dans le sein de sa mère, afin de la dispenser des peines de l’allaitement : on l’appelle le MI-BRA.

 

 

LE CHEVALIER

 

Vous m’avez beaucoup intéressé, monsieur le Comte, en traitant avec une certaine étendue une question qui s’est trouvée sur notre route, mais souvent il vous échappe des mots qui me causent des distractions, et dont je me promets toujours de vous demander raison. Vous avez dit, par exemple, tout en courant à un autre sujet, que la question de l’origine de la parole était la même que celle de l’origine des idées. Je serais curieux de vous entendre raisonner sur ce point ; car souvent j’ai entendu parler de différents écrits sur l’origine des idées, et même j’en ai lu ; mais la vie agitée que j’ai menée pendant si longtemps, et peut-être aussi le manque d’un bon aplanisseur (ce mot, comme vous le voyez, n’appartient point à la langue primitive) m’ont toujours empêché d’y voir clair. Ce problème ne se présente à moi qu’à travers une espèce de nuage qu’il ne m’a jamais été possible de dissiper ; et souvent j’ai été tenté de croire que la mauvaise foi et le malentendu jouaient ici comme ailleurs un rôle marquant.

 

 

LE COMTE

 

Votre soupçon est parfaitement fondé, mon cher chevalier, et j’ose croire que j’ai assez réfléchi sur ce sujet pour être en état au moins de vous épargner quelque fatigue.

Mais avant tout je voudrais vous proposer le motif de décision qui doit précéder tous les autres : c’est celui de l’autorité. La raison humaine est manifestement convaincue d’impuissance pour conduire les hommes ; car peu sont en état de bien raisonner, et nul ne l’est de bien raisonner sur tout ; en sorte qu’en général il est bon, quoi qu’on en dise, de commencer par l’autorité. Pesez donc les voix de part et d’autre, et voyez contre l’origine sensible des idées, Pythagore, Platon, Cicéron, Origène, saint Augustin, Descartes, Cudworth, Lami, Polignac, Pascal, Nicole, Bossuet, Fénelon, Leibnitz, et cet illustre Malebranche qui a bien pu errer quelquefois dans le chemin de la vérité, mais qui n’en est jamais sorti. Je ne vous nommerai pas les champions de l’autre parti ; car leurs noms me déchirent la bouche. Quand je ne saurais pas un mot de la question, je me déciderais sans autre motif que mon goût pour la bonne compagnie, et mon aversion pour la mauvaise.

Je vous proposerais encore un autre argument préliminaire qui a bien sa force : c’est celui que je tire du résultat détestable de ce système absurde qui voudrait, pour ainsi dire, matérialiser l’origine de nos idées. Il n’en est pas, je crois, de plus avilissant, de plus funeste pour l’esprit humain. Par lui la raison a perdu ses ailes, et se traîne comme un reptile fangeux ; par lui fut tarie la source divine de la poésie et de l’éloquence ; par lui toutes les sciences morales ont péri.

 

 

LE CHEVALIER

 

Il ne m’appartient pas peut-être de disputer sur les suites du système ; mais quant à ses défenseurs, il me semble, mon cher ami, qu’il est possible de citer des noms respectables à côté de ces autres noms qui vous déchirent la bouche.

 

 

LE COMTE

 

Beaucoup moins, je puis vous l’assurer, qu’on ne le croit communément ; et il faut observer d’abord qu’une foule de grands hommes, créés de la pleine autorité du dernier siècle, cesseront bientôt de l’être ou de le paraître. La grande cabale avait besoin de leur renommée : elle l’a faite comme on fait une boîte ou un soulier ; mais cette réputation factice est aux abois, et bientôt l’épouvantable médiocrité de ces grands hommes sera l’inépuisable sujet des risées européennes.

Il faut d’ailleurs retrancher de ces noms respectables, ceux des philosophes réellement illustre que la secte philosophique enrôla mal à propos parmi les défenseurs de l’origine sensible des idées. Vous n’avez pas oublié peut-être, monsieur le Sénateur, ce jour où nous lisions ensemble le livre de Cabanis, Sur les rapports du physique et du moral de l’homme, à l’endroit où il place sans façon au rang des défenseurs du système matériel Hippocrate et Aristote. Je vous fis remarquer à ce sujet le double et invariable caractère du philosophisme moderne, l’ignorance et l’effronterie. Comment des gens entièrement étrangers aux langues savantes, et surtout au grec dont ils n’entendaient pas une ligne, s’avisaient-ils de citer et de juger les philosophes grecs ; si Cabanis en particulier avait ouvert une bonne édition d’Hippocrate, au lieu de citer sur parole ou de lire avec la dernière négligence quelque mauvaise traduction, il aurait vu que l’ouvrage qu’il cite comme appartenant à Hippocrate est un morceau supposé. Il n’en faudrait pas d’autre preuve que le style de l’auteur, aussi mauvais écrivain qu’Hippocrate est clair et élégant. Cet écrivain d’ailleurs, quel qu’il soit, n’a parlé ni pour ni contre la question ; c’est ce que je vous fis encore remarquer dans le temps. Il se borne à traiter celle de l’expérience et de la théorie dans la médecine, en sorte que chez lui aesthèse est synonyme d’expérience, et non de sensation. Je vous fis de plus toucher au doigt qu’Hippocrate devait à bien plus juste titre être rangé parmi les défenseurs des idées innées, puisqu’il fut le maître de Platon, qui emprunta de lui ses principaux dogmes métaphysiques.

À l’égard d’Aristote, quoiqu’il ne me fût pas possible de vous donner sur-le-champ tous les éclaircissements que vous auriez pu désirer, vous eûtes cependant la bonté de vous en fier à moi lorsque, sur la foi seule d’une mémoire qui me trompe peu, je vous citai cette maxime fondamentale du philosophe grec, que l’homme ne peut rien apprendre qu’en vertu de ce qu’il sait déjà ; ce qui seul suppose nécessairement quelque chose de semblable à la théorie des idées innées.

Et si vous examinez d’ailleurs ce qu’il a écrit avec une force de tête et une finesse d’expressions véritablement admirables, sur l’essence de l’esprit qu’il place dans le pensée même, il ne vous restera pas le moindre doute sur l’erreur qui a prétendu ravaler ce philosophe jusqu’à Locke et Condillac.

Quant aux scolastiques, qu’on a beaucoup trop déprimés de nos jours, ce qui a trompé surtout la foule des hommes superficiels qui se sont avisés de traiter une grande chose sans la comprendre, c’est le fameux axiome de l’écolier : Rien ne peut entrer dans l’esprit que par l’entremise des sens. Par défaut d’intelligence ou de bonne foi, on a cru ou l’on a dit que cet axiome fameux excluait les idées innées : ce qui est très faux. Je sais, monsieur le Sénateur, que vous n’avez pas peur des in-folios. Je veux vous faire lire un jour la doctrine de saint Thomas sur les idées ; vous sentirez à quel point...

 

 

LE CHEVALIER

 

Vous me forcez, mes bons amis, à faire connaissance avec d’étranges personnages. Je croyais que saint Thomas était cité sur les bancs, quelquefois à l’Église ; mais je me doutais peu qu’il pût être question de lui entre nous.

 

 

LE COMTE

 

Saint Thomas, mon cher chevalier, a fleuri dans le XIIIe siècle. Il ne pouvait s’occuper de sciences qui n’existaient pas de son temps, et dont on ne s’embarrassait nullement alors. Son style admirable sous le rapport de la clarté, de la précision, de la force et du laconisme, ne pouvait cependant être celui de Bembo, de Muret ou de Maffei. Il n’en fut pas moins l’une des plus grandes têtes qui aient existé dans le monde. Le génie poétique même ne lui était pas étranger. L’Église en a conservé quelques étincelles qui purent exciter depuis l’admiration et l’envie de Santeuil. Puisque vous savez le latin, monsieur le chevalier, je ne voudrais pas répondre qu’à l’âge de cinquante ans et retiré dans votre vieux manoir, si Dieu vous le rend, vous n’empruntiez saint Thomas à votre curé pour juger par vous-même de ce grand homme. Mais je reviens à la question. Puisque saint Thomas fut surnommé l’ange de l’école, c’est lui surtout qu’il faut citer pour absoudre l’école ; et en attendant que M. le Chevalier ait cinquante ans, c’est à vous, M. le Sénateur, que je ferai connaître la doctrine de saint Thomas sur les idées. Vous verrez d’abord qu’il ne marchande point pour décider que l’intelligence dans notre état de dégradation, ne comprend rien sans image. Mais entendez-le parler ensuite sur l’esprit et sur les idées. Il distinguera soigneusement « l’intellect passif ou cette puissance qui reçoit les impressions de l’intellect actif (qu’il nomme aussi possible), de l’intelligence proprement dite qui raisonne sur les impressions. Le sens ne connaît que l’individu ; l’intelligence seule s’élève à l’universel. Vos yeux aperçoivent un triangle ; mais cette appréhension qui vous est commune avec l’animal ne vous constitue vous-même que simple animal ; et vous ne serez homme ou intelligence qu’en vous élevant du triangle à la triangulité. C’est cette puissance de généraliser qui spécialise l’homme et le fait ce qu’il est ; car les sens n’entrent pour rien dans cette opération, ils reçoivent les impressions et les transmettent à l’intelligence ; mais celle-ci peut seule les rendre intelligibles. Les sens sont étrangers à toute idée spirituelle, et même ils ignorent leur propre opération, la vue ne pouvant se voir ni voir qu’elle voit. »

Je voudrais encore vous faire lire la superbe définition de la vérité, que nous a donnée saint Thomas. La vérité, dit-il, est une équation entre l’affirmation et son objet. Quelle justesse et quelle profondeur ! C’est un éclair de la vérité qui se définit elle-même, et il a bien eu soin de nous avertir qu’il ne s’agit d’équation qu’entre ce qu’on dit de la chose et ce qui est dans la chose ; « mais qu’à l’égard de l’opération spirituelle qui affirme, elle n’admet aucune équation », parce qu’elle est au-dessus de tout et ne ressemble à rien, de manière qu’il ne peut y avoir aucun rapport, aucune analogie, aucune équation entre la chose comprise et l’opération qui comprend.

Maintenant, que les idées universelles soient innées dans nous, ou que nous les voyions en Dieu, ou comme on voudra, n’importe ; c’est ce que je ne veux point examiner dans ce moment : le point négatif de la question est sans contredit ce qu’elle renferme de plus important ; établissons d’abord que les plus grands, les plus nobles, les plus vertueux génies de l’univers se sont accordés à rejeter l’origine sensible des idées. C’est la plus sainte, la plus unanime, la plus entraînante protestation de l’esprit humain contre la plus grossière et la plus vile des erreurs : pour le surplus, nous pouvons ajourner la question.

Vous voyez, messieurs, que je suis en état de diminuer un peu le nombre de ces noms respectables dont vous me parliez, monsieur le Chevalier. Au reste, je ne refuse point d’en reconnaître quelques-uns parmi les défenseurs du sensibilisme (ce mot, ou tout autre qu’on trouvera meilleur, est devenu nécessaire) ; mais dites-moi, ne vous est-il jamais arrivé, ou par malheur ou par faiblesse, de vous trouver en mauvaise compagnie ? Dans ce cas, comme vous savez, il n’y a qu’un mot à dire : SORTEZ ; tant que vous y êtes, on a droit de se moquer de vous, pour ne rien dire de plus.

Après ce petit préliminaire, monsieur le Chevalier, je voudrais d’abord, si vous me faisiez l’honneur de me choisir pour votre introducteur dans ce genre de philosophie, vous faire observer avant tout que toute discussion sur l’origine des idées est un énorme ridicule, tant qu’on n’a pas décidé la question de l’essence de l’âme. Vous permettrait-on dans les tribunaux de demander un héritage comme parent, tant qu’il serait douteux si vous l’êtes ? Eh bien ! messieurs, il y a de même dans les discussions philosophiques, de ces questions que les gens de la loi appellent préjudicielles, et qui doivent être absolument décidées avant qu’il soit permis de passer à d’autres. Si l’estimable Thomas a raison dans ce beau vers :

 

            L’homme vit par son âme, et l’âme est la pensée,

 

tout est dit ; car si la pensée est essence, demander l’origine des idées, c’est demander l’origine de l’origine. Voilà Condillac qui nous dit : Je m’occuperai de l’esprit humain, non pour en connaître la nature, ce qui serait téméraire ; mais seulement pour en examiner les opérations. Ne soyons pas la dupe de cette hypocrite modestie : toutes les fois que vous voyez un philosophe du dernier siècle s’incliner respectueusement devant quelque problème, nous dire que la question passe les forces de l’esprit humain ; qu’il n’entreprendra point de la résoudre, etc., tenez pour sûr qu’il redoute au contraire le problème comme trop clair, et qu’il se hâte de passer à côté pour conserver le droit de troubler l’eau. Je ne connais pas un de ces messieurs à qui le titre sacré d’honnête homme convienne parfaitement. Vous en voyez ici un exemple : pourquoi mentir ? pourquoi dire qu’on ne veut point prononcer sur l’essence de l’âme, tandis qu’on prononce très expressément sur le point capital en soutenant que les idées nous viennent par les sens, ce qui chasse manifestement la pensée de la classe des essences ? Je ne vois pas d’ailleurs ce que la question de l’essence de la pensée a de plus difficile que celle de son origine qu’on aborde si courageusement. Peut-on concevoir la pensée comme accident d’une substance qui ne pense pas ? Ou bien peut-on concevoir l’accident pensée se connaissant lui-même, comme pensant et méditant sur l’essence de son sujet qui ne pense pas ? Voilà le problème proposé sous deux formes différentes, et pour moi je vous avoue que je n’y vois rien de désespérant ; mais enfin on est parfaitement libre de le passer sous silence, à la charge de convenir et d’avertir même, à la tête de tout ouvrage sur l’origine des idées, qu’on ne le donne que pour un simple jeu d’esprit, pour une hypothèse tout à fait aérienne, puisque la question n’est pas admissible sérieusement tant que la précédente n’est pas résolue. Mais une telle déclaration faite dans la préface accréditerait peu le livre ; et qui connaît cette classe d’écrivains ne s’attendra guère à ce trait de probité.

Je vous faisais observer ensuite, monsieur le Chevalier, une insigne équivoque qui se trouve dans le titre même de tous les livres écrits dans le sens moderne, sur l’origine des idées, puisque ce mot d’origine peut désigner également la cause seulement occasionnelle et excitatrice, ou la cause productrice des idées. Dans le premier cas, il n’y a plus de dispute, puisque les idées sont supposées préexister ; dans le second, autant vaut précisément soutenir que la matière de l’étincelle électrique est produite par l’excitateur.

Nous rechercherions ensuite pourquoi l’on parle toujours de l’origine des idées, et jamais de l’origine des pensées. Il faut bien qu’il y ait une raison secrète de la préférence constamment donnée à l’une de ces expressions sur l’autre : ce point ne tarderait pas à être éclairci ; alors je vous dirais, en me servant des paroles mêmes de Platon que je cite toujours volontiers : Entendons-nous, vous et moi, la même chose par ce mot de pensée ? Pour moi, la pensée est LE DISCOURS QUE L’ESPRIT SE TIENT À LUI-MEME.

Et cette définition sublime vous démontrerait seule la vérité de ce que je vous disais tout à l’heure : que la question de l’origine des idées est la même que celle de l’origine de la parole ; car la pensée et la parole ne sont que deux magnifiques synonymes ; l’intelligence ne pouvant penser sans savoir qu’elle pense, ni savoir qu’elle pense sans parler, puisqu’il faut qu’elle dise : je sais.

Que si quelque initié aux doctrines modernes vient vous dire que vous parlez, parce qu’on vous a parlé ; demandez-lui (mais vous comprendra-t-il ?) si l’entendement, à son avis, est la même chose que l’audition ; et s’il croit que, pour entendre la parole, il suffise d’entendre le bruit qu’elle envoie dans l’oreille ?

Au reste, laissez, si vous voulez, cette question de côté. Si nous voulions approfondir la principale, je me hâterais de vous conduire à un préliminaire bien essentiel, celui de vous convaincre qu’après tant de disputes, on ne s’est point encore entendu sur la définition des idées innées. Pourriez-vous croire que jamais Locke n’a pris la peine de nous dire ce qu’il entend par ce mot ? Cependant rien n’est plus vrai. Le traducteur français de Bacon déclare, en se moquant des idées innées, qu’il avoue ne pas se souvenir d’avoir eu dans le sein de sa mère connaissance du carré de l’hypoténuse. Voilà donc un homme d’esprit (car Locke en avait beaucoup) qui prête aux philosophes spiritualistes la croyance qu’un fœtus, dans le sein de sa mère, sait les mathématiques, ou que nous pouvons savoir sans apprendre ; c’est-à-dire, en d’autres termes, apprendre sans apprendre ; et que c’est là ce que les philosophes nomment idées innées.

Un écrivain bien différent et d’une toute autre autorité, qui honore aujourd’hui la France par des talents supérieurs ou par le noble usage qu’il en sait faire, a cru argumenter d’une manière décisive contre les idées innées, en demandant : Comment, si Dieu « avait gravé telle ou telle idée dans nos esprits, l’homme pourrait parvenir à les effacer ? Comment, par exemple, l’enfant idolâtre, naissant ainsi que le chrétien avec la notion distincte d’un Dieu unique, peut cependant être ravalé au point de croire à une multitude de dieux ? »

Que j’aurais de choses à vous dire sur cette notion distincte et sur l’épouvantable puissance, dont l’homme n’est que trop réellement en possession, d’effacer plus ou moins ses idées innées et de transmettre sa dégradation ! Je m’en tiens à vous faire observer ici une confusion évidente de l’idée ou de la simple notion avec l’affirmation, deux choses cependant toutes différentes : c’est la première qui est innée, et non la seconde ; car, personne, je crois, ne s’est avisé de dire qu’il y avait des raisonnements innés. Le déiste dit : Il n’y a qu’un Dieu, et il a raison ; l’idolâtre dit : Il y en a plusieurs, et il a tort ; il se trompe, mais comme un homme qui se tromperait dans une opération de calcul. S’en suivrait-il par hasard que celui-ci n’aurait pas l’idée du nombre ? Au contraire, c’est une preuve qu’il la possède ; car, sans cette idée, il n’aurait pas même l’honneur de se tromper. En effet pour se tromper, il faut affirmer ; ce qu’on ne peut faire sans une puissance quelconque du verbe être, qui est l’âme de tout verbe, et toute affirmation suppose une notion préexistante. Il n’y aurait donc, sans l’idée antérieure d’un Dieu, ni théistes, ni polythéistes, d’autant qu’on ne peut dire ni oui ni non sur ce qu’on ne connaît pas, et qu’il est impossible de se tromper sur Dieu, sans avoir l’idée de Dieu. C’est donc la notion ou la pure idée qui est innée et nécessairement étrangère aux sens : que si elle est assujettie à la loi du développement, c’est la loi universelle de la pensée et de la vie dans tous les cercles de la création terrestre. Du reste toute notion est vraie.

Vous voyez, messieurs, que sur cette grande question (et je pourrais vous citer bien d’autres exemples), on en est encore à savoir précisément de quoi il s’agit.

Un dernier préliminaire enfin non moins essentiel serait de vous faire observer cette action secrète, qui, dans toutes les sciences...

 

 

LE SÉNATEUR

 

Croyez-moi, mon cher ami, ne vous jouez pas davantage sur le bord de cette question ; car le pied vous glissera, et nous serons obligés de passer ici la nuit.

 

 

LE COMTE

 

Dieu vous en préserve, mes bons amis, car vous seriez assez mal logés. Je n’aurais cependant pitié que de vous, mon cher sénateur, et point du tout de cet aimable soldat qui s’arrangerait fort bien sur un canapé.

 

 

LE CHEVALIER

 

Vous me rappelez mes bivouacs ; mais, quoique vous ne soyez pas militaire, vous pourriez aussi nous raconter de terribles nuits. Courage, mon cher ami ! certains malheurs peuvent avoir une certaine douceur ; j’éprouve du moins ce sentiment, et j’aime à croire que je le partage avec vous.

 

 

LE COMTE

 

Je n’éprouve nulle peine à me résigner ; je vous l’avouerai même, si j’étais isolé, et si les coups qui m’ont atteint n’avaient blessé que moi, je ne regarderais tout ce qui s’est passé dans le monde que comme un grand et magnifique spectacle qui me livrerait tout entier à l’admiration ; mais que le billet d’entrée m’a coûté cher !... Cependant je ne murmure point contre la puissance adorable qui a si fort rétréci mon appartement. Voyez comme elle commence déjà à m’indemniser, puisque je suis ici, puisqu’elle m’a donné si libéralement des amis tels que vous. Il faut d’ailleurs savoir sortir de soi-même et s’élever assez haut pour voir le monde, au lieu de ne voir qu’un point. Je ne songe jamais sans admiration à cette trombe politique qui est venue arracher de leurs places des milliers d’hommes destinés à ne jamais se connaître, pour les faire tournoyer ensemble comme la poussière des champs. Nous sommes trois ici, par exemple, qui étions nés pour ne jamais nous connaître : cependant nous sommes réunis, nous conversons ; et quoique nos berceaux aient été si éloignés, peut-être que nos tombes se toucheront.

Si le mélange des hommes est remarquable, la communication des langues ne l’est pas moins. Je parcourais un jour dans la bibliothèque de l’académie des sciences de cette ville, le Museum sinicum de Bayer, livre qui est devenu, je crois, assez rare, et qui appartient plus particulièrement à la Russie, puisque l’auteur, fixé dans cette capitale, y fit imprimer son livre, il y a près de quatre-vingts ans. Je fus frappé d’une réflexion de cet écrivain savant et pieux. « On ne voit point encore, dit-il, à quoi servent nos travaux sur les langues ; mais bientôt on s’en apercevra. Ce n’est pas sans un grand dessein de la Providence que les langues absolument ignorées en Europe, il y a deux siècles, ont été mises de nos jours à la portée de tout le monde. Il est permis déjà de soupçonner ce dessein ; et c’est un devoir sacré pour nous d’y concourir de toutes nos forces. » Que dirait Bayer, s’il vivait de nos jours ? La marche de la Providence lui paraîtrait bien accélérée. Réfléchissons d’abord sur la langue universelle. Jamais ce titre n’a mieux convenu à la langue française ; et ce qu’il y a d’étrange, c’est que sa puissance semble augmenter avec sa stérilité. Ses beaux jours sont passés : cependant tout le monde l’entend, tout le monde la parle ; et je ne crois pas même qu’il y ait de ville en Europe qui ne renferme quelques hommes en état de l’écrire purement. La juste et honorable confiance accordée en Angleterre au clergé de la France exilé, a permis à la langue française d’y jeter de profondes racines : c’est une seconde conquête peut-être, qui n’a point fait de bruit, car Dieu n’en fait point, mais qui peut avoir des suites plus heureuses que la première. Singulière destinée de ces deux grands peuples, qui ne peuvent cesser de se chercher ni de se haïr ! Dieu les a placés en regard comme deux aimants prodigieux qui s’attirent par un côté et se fuient par l’autre ; car ils sont à la fois ennemis et parents. Cette même Angleterre a porté nos langues en Asie, elle a fait traduire Newton dans la langue de Mahomet, et les jeunes Anglais soutiennent des thèses à Calcutta, en arabe, en persan et en bengali. De son côté, la France qui ne se doutait pas, il y a trente ans, qu’il y eût plus d’une langue vivante en Europe, les a toutes apprises, tandis qu’elle forçait les nations d’apprendre la sienne. Ajoutez que les plus longs voyages ont cessé d’effrayer l’imagination ; que tous les grands navigateurs sont européens ; que l’Orient entier cède manifestement à l’ascendant européen ; que le Croissant, pressé sur ses deux points, à Constantinople et à Delhi, doit nécessairement éclater par le milieu ; que les évènements ont donné à l’Angleterre quinze cents lieux de frontières avec le Thibet et la Chine, et vous aurez une idée de ce qui se prépare. L’homme, dans son ignorance, se trompe souvent sur les fins et sur les moyens, sur ses forces et sur la résistance, sur les instruments et sur les obstacles. Tantôt il veut couper un chêne avec un canif, et tantôt il lance une bombe pour briser un roseau ; mais la Providence ne tâtonne jamais, et ce n’est pas en vain qu’elle agite le monde. Tout annonce que nous marchons vers une grande unité que nous devons saluer de loin, pour me servir d’une tournure religieuse. Nous sommes douloureusement et bien justement broyés ; mais si de misérables yeux tels que les miens sont dignes d’entrevoir les secrets divins, nous ne sommes broyés que pour être mêlés.

 

 

LE SÉNATEUR

 

            O mihi tum longae maneat pars ultima vitae !

 

 

LE CHEVALIER

 

Vous permettrez bien, j’espère, au soldat de prendre la parole en français :

 

            Courez, volez, heures trop lentes

            Qui retardez cet heureux jour.

 

 

 

 

FIN DU DEUXIÈME ENTRETIEN.

 

 

 

 

 

 

Joseph de MAISTRE,

Les soirées de Saint-Pétersbourg, 1821.

 

 

 

 

 



1 « Fracta et debilita » (Cicéron).

2 Rom., VII, 24.

3 Rom., VII, 16.

4 Ovide :

            Video meliora, proboque

            Deteriora sequor... (Met.)

5 De Iside et Osiride (Plutarque).

6 Michée, V, 2 ; Isaïe, LIII, 8.

7 Euripide, Les Phéniciennes.

 

 

 

 

 

 

 

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