Les soirées de Saint-Pétersbourg

 

TROISIÈME ENTRETIEN

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Joseph de MAISTRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LE SÉNATEUR

 

C’est moi, mon cher comte, qui commencerai aujourd’hui la conversation en vous proposant une difficulté, l’Évangile à la main ; ceci est sérieux, comme vous voyez. Lorsque les disciples de l’Homme-Dieu lui demandèrent si l’aveugle-né qui se trouvait sur son chemin était dans cet état pour ses propres crimes ou pour ceux de ses parents, le divin Maître leur répondit : Ce n’est pas qu’il ait péché ni ceux qui l’ont mis au monde (c’est-à-dire, ce n’est pas que ses parents ou lui aient commis quelque crime, dont son état soit la suite immédiate) ; mais c’est afin que la puissance de Dieu éclate en lui. Le P. de Ligni, dont vous connaissez sans doute l’excellent ouvrage, a vu dans la réponse que je viens de vous citer une preuve que toutes les maladies ne sont pas la suite d’un crime : comment entendez-vous ce texte, s’il vous plaît ?

 

LE COMTE

 

De la manière la plus naturelle. Premièrement, je vous prie d’observer que les disciples se tenaient sûrs de l’une ou l’autre de ces deux propositions : Que l’aveugle-né portait la peine de ses propres fautes, ou de celles de ses pères ; ce qui s’accorde merveilleusement avec les idées que je vous ai exposées sur ce point. J’observe en second lieu que la réponse divine ne présente que l’idée d’une simple exception qui confirme la loi au lieu de l’ébranler. Je comprends à merveille que cette cécité pouvait n’avoir d’autre cause que celle de la manifestation solennelle d’une puissance qui venait changer le monde. Le célèbre Bonnet, de Genève, a tiré du miracle opéré sur l’aveugle-né le sujet d’un chapitre intéressant de son livre sur la Vérité de la Religion chrétienne, parce qu’en effet on trouverait difficilement dans toute l’histoire, je dis même dans toute l’histoire sainte, quelque fait où la vérité soit revêtue de caractères aussi frappants, aussi propres à forcer la conviction. Enfin, si l’on voulait parler à la rigueur, on pourrait dire que, dans un sens plus éloigné, cette cécité était encore une suite du péché originel, sans lequel la rédemption, comme toutes les œuvres qui l’ont accompagnée et prouvée, n’aurait jamais eu lieu. Je connais très bien le précieux ouvrage du P. de Ligni, et je me souviens même (ce qui vous a peut-être échappé) que, pour confirmer sa pensée, il demande d’où viennent les maux physiques soufferts par des enfants baptisés avant l’âge où ils ont pu pécher ? Mais, sans manquer aux égards dus à un homme de ce mérite, il me semble qu’on ne peut se dispenser de reconnaître ici une de ces distractions auxquelles nous sommes tous plus ou moins sujets en écrivant. L’état physique du monde, qui est le résultat de la chute et de la dégradation de l’homme, ne saurait varier jusqu’à une époque à venir qui doit être aussi générale que celle dont il est la suite. La régénération spirituelle de l’homme individuel n’a et ne peut avoir aucune influence sur ces lois. L’enfant souffre de même qu’il meurt, parce qu’il appartient à une masse qui doit souffrir et mourir parce qu’elle a été dégradée dans son principe, et qu’en vertu de la triste loi qui en a découlé, tout homme, parce qu’il est homme, est sujet à tous les maux qui peuvent affliger l’homme. Tout nous ramène donc à cette grande vérité, que tout mal, ou pour parler plus clairement, toute douleur est un supplice imposé pour quelque crime actuel ou originel 1 ; que si cette hérédité des peines vous embarrasse, oubliez, si vous voulez, tout ce que je vous ai dit sur ce point ; car je n’ai nul besoin de cette considération pour établir ma première assertion, qu’on ne s’entend pas soi-même lorsqu’on se plaint que les méchants sont heureux dans ce monde, et les justes malheureux ; puisqu’il n’y a rien de si vrai que la proposition contraire. Pour justifier les voies de la Providence, même dans l’ordre temporel, il n’est point nécessaire du tout que le crime soit toujours puni et sans délai. Encore une fois, il est singulier que l’homme ne puisse obtenir de lui d’être aussi juste envers Dieu qu’envers ses semblables : qui jamais s’est avisé de soutenir qu’il n’y a ni ordre ni justice dans un état parce que deux ou trois criminels auront échappé aux tribunaux ? La seule différence qu’il y ait entre les deux justices, c’est que la nôtre laisse échapper des coupables par impuissance ou par corruption, tandis que si l’autre paraît quelquefois ne pas apercevoir les crimes, elle ne suspend ses coups que par des motifs adorables qui ne sont pas, à beaucoup près, hors de la portée de notre intelligence.

 

LE CHEVALIER

 

Pour mon compte, je ne veux plus chicaner sur ce point, d’autant plus que je ne suis pas ici dans mon élément, car j’ai très peu lu de livres de métaphysique dans ma vie ; mais permettez que je vous fasse observer une contradiction qui n’a cessé de me frapper depuis que je tourne dans ce grand tourbillon du monde qui est aussi un grand livre, comme vous savez. D’un côté, tout le monde célèbre le bonheur, même temporel, de la vertu. Les premiers vers qui soient entrés dans ma mémoire sont ceux de Louis Racine, dans son poème de la Religion :

 

            Adorable vertu, que tes divins attraits,

 

et le reste. Vous connaissez cela : ma mère me les apprit lorsque je ne savais point encore lire ; et je me vois toujours sur ses genoux répétant cette belle tirade que je n’oublierai de ma vie. Je ne trouve rien en vérité que de très raisonnable dans les sentiments qu’elle exprime, et quelquefois j’ai été tenté de croire que tout le genre humain était d’accord sur ce point ; car, d’un côté, il y a une sorte de concert pour exalter le bonheur de la vertu : les livres en sont pleins ; les théâtres en retentissent ; il n’y a pas de poète qui ne se soit évertué pour exprimer cette vérité d’une manière vive et touchante. Racine a fait retentir dans la conscience des princes ces mots si doux et si encourageants : Partout on me bénit, on m’aime ; et il n’y a point d’homme auquel ce bonheur ne puisse appartenir plus ou moins, suivant l’étendue de la sphère dont il occupe le centre. Dans nos conversations familières, on dira communément : que la fortune d’un tel négociant, par exemple, n’a rien d’étonnant ; qu’elle est due à sa probité, à son exactitude, à son économie qui ont appelé l’estime et la confiance universelle. Qui de nous n’a pas entendu mille fois le bon sens du peuple dire : Dieu bénit cette famille ; ce sont de braves gens qui ont pitié des pauvres : ce n’est pas merveille que tout leur réussisse ? Dans le monde, même le plus frivole, il n’y a pas de sujet qu’on traite plus volontiers que celui des avantages de l’honnête homme isolé sur le faquin le plus fortuné ; il n’y a pas d’empire plus universel, plus irrésistible que celui de la vertu. Il faut l’avouer, si le bonheur même temporel ne se trouve pas là, où sera-t-il donc ?

Mais d’un autre côté, un concert non moins général nous montre, d’une extrémité de l’univers à l’autre,

 

            L’innocence à genoux tendant la gorge au crime.

 

On dirait que la vertu n’est dans ce monde que pour y souffrir, pour y être martyrisée par le vice effronté et toujours impuni. On ne parle que des succès de l’audace, de la fraude, de la mauvaise foi ; on ne tarit pas sur l’éternel désappointement de l’ingénue probité. Tout se donne à l’intrigue, à la ruse, à la corruption, etc. Je ne puis me rappeler sans rire la lettre d’un homme d’esprit qui écrivait à son ami, en lui parlant d’un certain personnage de leur connaissance qui venait d’obtenir un emploi distingué : M*** méritait bien cet emploi à tous égards, CEPENDANT il l’a obtenu.

En effet, on est tenté quelquefois, en y regardant de près, de croire que le vice, dans la plupart des affaires, a un avantage décidé sur la probité : expliquez-moi donc cette contradiction, je vous en prie ; mille fois elle a frappé mon esprit : l’universalité des hommes semble persuadée de deux propositions contraires. Las de m’occuper de ce problème fatigant, j’ai fini par n’y plus penser.

 

LE COMTE

 

Avant de vous dire mon avis, M. le chevalier, permettez, s’il vous plaît, que je vous félicite d’avoir lu Louis Racine avant Voltaire. Sa muse, héritière (je ne dis pas universelle) d’une autre muse plus illustre, doit être chère à tous les instituteurs ; car c’est une muse de famille, qui n’a chanté que la raison et la vertu. Si la voix de ce poète n’est pas éclatante, elle est douce au moins et toujours juste. Ses Poésies sacrées sont pleines de pensées, de sentiment et d’onction. Rousseau marche avant lui dans le monde et dans les académies : mais dans l’Église, je tiendrais pour Racine. Je vous ai félicité d’avoir commencé par lui, je dois vous féliciter encore plus de l’avoir appris sur les genoux de votre excellente mère, que j’ai profondément vénérée pendant sa vie, et qu’aujourd'hui je suis quelquefois tenté d’invoquer. C’est à notre sexe sans doute qu’il appartient de former des géomètres, des tacticiens, des chimistes, etc. ; mais ce qu’on appelle l’homme, c’est-à-dire l’homme moral, est peut-être formé à dix ans ; et s’il ne l’a pas été sur les genoux de sa mère, ce sera toujours un grand malheur. Rien ne peut remplacer cette éducation. Si la mère surtout s’est fait un devoir d’imprimer profondément sur le front de son fils le caractère divin, on peut être à peu près sur que la main du vice ne l’effacera jamais. Le jeune homme pourra s’écarter sans doute ; mais il décrira, si vous voulez me permettre cette expression, une courbe rentrante qui le ramènera au point dont il était parti.

 

LE CHEVALIER (riant)

 

Croyez-vous, mon bon ami, que la courbe, à mon égard, commence à rebrousser ?

 

LE COMTE

 

Je n’en doute pas ; et je puis même vous en donner une démonstration expéditive : c’est que vous êtes ici. Quel charme vous arrache aux sociétés et aux plaisirs pour vous amener chaque soir auprès de deux hommes âgés, dont la conversation ne vous promet rien d’amusant ? Pourquoi, dans ce moment, m’entendez-vous avec plaisir ? c’est que vous portez sur le front ce signe dont je vous parlais tout à l’heure. Quelquefois lorsque je vous vois arriver de loin, je crois aussi voir à vos côtés madame votre mère, couverte d’un vêtement lumineux, qui vous montre du doigt cette terrasse où nous vous attendons. Votre esprit, je le sais, semble encore se refuser à certaines connaissances ; mais c’est uniquement parce que toute vérité a besoin de préparation. Un jour, n’en doutez pas, vous les goûterez ; et je dois aujourd’hui même vous féliciter sur la sagacité avec laquelle vous avez aperçu et mis dans tout son jour une grande contradiction humaine, dont je ne m’étais point encore occupé, quoiqu’elle soit réellement frappante. Oui, sans doute, M. le chevalier, vous avez raison : le genre humain ne tarit ni sur le bonheur ni sur les calamités de la vertu. Mais d’abord on pourrait dire aux hommes : Puisque la perte et le gain semblent se balancer, décidez-vous donc, dans le doute, pour cette vertu qui est si aimable, d’autant plus que nous n’en sommes pas réduits à cet équilibre. En effet, la contradiction dont vous venez de parler, vous la trouverez partout, puisque l’univers entier obéit à deux forces 2. Je vais à mon tour vous en citer un exemple : vous allez au spectacle plus souvent que nous. Les belles tirades de Lusignan, de Polyeucte, de Mérope, etc., manquent-elles jamais d’exciter le plus vif enthousiasme ? Avez-vous souvenance d’un seul trait sublime de piété filiale, d’amour conjugal, de piété même, qui n’ait pas été profondément senti et couvert d’applaudissements ? Retournez le lendemain, vous entendrez le même bruit 3 pour les couplets de Figaro. C’est la même contradiction que celle dont nous parlions tout à l’heure ; mais dans le fait il n’y a pas de contradiction proprement dite, car l’opposition n’est pas dans le même sujet. Vous avez lu tout comme nous :

 

            Mon Dieu, quelle guerre cruelle !

            Je trouve deux hommes en moi.

 

LE CHEVALIER

 

Sans doute, et même je crois que chacun est obligé en conscience de s’écrier comme Louis XIV : Ah ! que je connais bien ces deux hommes-là !

 

LE COMTE

 

Eh bien ! voilà la solution de votre problème et de tant d’autres qui réellement ne sont que le même sous différentes formes. C’est un homme qui vante très justement les avantages, même temporels de la vertu, et c’est un autre homme dans le même homme qui prouvera, un instant après, qu’elle n’est sur la terre que pour y être persécutée, honnie, égorgée par le crime. Qu’avez-vous donc entendu dans le monde ? Deux hommes qui ne sont pas du même avis. En vérité, il n’a rien là d’étonnant ; mais il s’en faut de beaucoup que ces deux hommes soient égaux. C’est la droite raison, c’est la conscience qui dit ce qu’elle voit avec évidence : que dans toutes les professions, dans toutes les entreprises, dans toutes les affaires, l’avantage, toutes choses égales d’ailleurs, se trouve toujours du côté de la vertu ; que la santé, le premier des biens temporels, est sans lequel tous les autres ne sont rien, est en partie son ouvrage ; qu’elle nous comble enfin d’un contentement intérieur plus précieux mille fois que tous les trésors de l’univers.

C’est au contraire l’orgueil révolté ou dépité, c’est l’envie, c’est l’avarice, c’est l’impiété qui se plaignent des désavantages temporels de la vertu. Ce n’est donc plus l’homme, ou bien c’est un autre homme.

Dans ses discours encore plus que dans ses actions, l’homme est trop souvent déterminé par la passion du moment, et surtout par ce qu’on appelle humeur. Je veux vous citer à ce propos un auteur ancien et même antique, dont je regrette beaucoup les ouvrages, à raison de la force et du grand sens qui brillent dans les fragments qui nous en restent. C’est le grave Ennius, qui faisait chanter jadis sur le théâtre de Rome ces étranges maximes :

 

            J’ai dit qu’il est des dieux ; je le dirai sans cesse :

            Mais je le dis aussi, leur profonde sagesse

            Ne se mêla jamais des choses d’ici-bas.

            Si j’étais dans l’erreur, ne les verrions-nous pas

            Récompenser le juste et punir le coupable ?

            Hélas ! il n’en est rien.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  

 

Et Cicéron nous apprend, je ne sais plus où, que ce morceau était couvert d’applaudissements.

Mais dans le même siècle et sur le même théâtre, Plaute était sûrement au moins aussi applaudi, lorsqu’il disait :

 

                      Du haut de sa sainte demeure,

            Un Dieu toujours veillant nous regarde marcher ;

            Il nous voit, nous entend, nous observe à toute heure,

            Et la plus sombre nuit ne saurait nous cacher.

 

Voilà, je crois, un assez bel exemple de cette grande contradiction humaine. Ici c’est le sage, c’est le poète philosophe qui déraisonne ; et c’est le farceur aimable qui prêche à merveille.

Mais si vous consentez à me suivre, partons de Rome et pour un instant allons à Jérusalem. Un psaume assez court a tout dit sur le sujet qui nous occupe. Prêt à confesser quelques doutes qui s’étaient élevés jadis dans son âme, le Roi-Prophète, auteur de ce beau cantique, se croit obligé de les condamner d’avance en débutant par un élan d’amour ; il s’écrie : Que notre Dieu est bon pour tous les hommes qui ont le cœur droit !

Après ce beau mouvement, il pourra avouer sans peine d’anciennes inquiétudes : J’étais scandalisé, et je sentais presque ma foi s’ébranler lorsque je contemplais la tranquillité des méchants. J’entendais dire autour de moi : Dieu les voit-il ? et moi je disais : C’est donc en vain que j’ai suivi le sentier de l’innocence ! je m’efforçais de pénétrer ce mystère qui fatiguait mon intelligence.

Voilà bien les doutes qui se sont présentés plus ou moins vivement à tous les esprits ; c’est ce qu’on appelle, en style ascétique, des tentations ; et il se hâte de nous dire que la vérité ne tarda pas de leur imposer silence.

Mais je l’ai compris enfin ce mystère, lorsque je suis entré dans le sanctuaire du Seigneur ; lorsque j’ai vu la fin qu’il a préparé aux coupables. Je me trompais, ô Dieu : vous punissez leurs trames secrètes ; vous renversez les méchants ; vous les accablez de malheurs : en un instant ils ont péri ; ils ont péri à cause de leur iniquité, et vous les avez fait disparaître comme le songe d’un homme qui s’éveille.

Ayant ainsi abjuré tous les sophismes de l’esprit, il ne sait plus qu’aimer. Il s’écrie : Que puis-je désirer dans le ciel ? que puis-je aimer sur la terre excepté vous seul ? ma chair et mon sang se consument d’amour ; vous êtes mon partage pour l’éternité. Qui s’éloigne de vous marche à sa perte, comme une épouse infidèle que la vengeance poursuit ; mais pour moi, point d’ autre bonheur que celui de m’attacher à vous, de n’espérer qu’en vous, de célébrer devant les hommes les merveilles de mon Dieu.

Voilà notre maître et notre modèle ; il ne faut jamais, dans ces sortes de questions, commencer par un orgueil contentieux qui est un crime parce qu’il argumente contre Dieu, ce qui mène droit à l’aveuglement. Il faut s’écrier avant tout : Que vous êtes bon ! et supposer qu’il y a dans notre esprit quelque erreur qu’il s’agit seulement de démêler. Avec ces dispositions, nous ne tarderons pas de trouver la paix, qui nous dédaignera justement tant que nous ne la demanderons pas à son Auteur. J’accorde à la raison tout ce que je lui dois. L’homme ne l’a reçue que pour s’en servir ; et nous avons assez bien prouvé, je pense, qu’elle n’est pas fort embarrassée par les difficultés qu’on lui oppose contre la Providence. Toutefois ne comptons point exclusivement sur une lumière trop sujette à se trouver éclipsée par ces ténèbres du cœur, toujours prêtes à s’élever entre la vérité et nous. Entrons dans le sanctuaire ! c’est là que tous les scrupules, que tous les scandales s’évanouissent. Le doute ressemble à ces mouches importunes qu’on chasse, et qui reviennent toujours. Il s’envole sans doute au premier geste de la raison ; mais la Religion le tue, et franchement c’est un peu mieux.

 

LE SÉNATEUR

 

Je vous ai suivi avec un extrême plaisir dans votre excursion à Jérusalem ; mais permettez-moi d’ajouter encore à vos idées en vous faisant observer que ce n’est pas toujours à beaucoup près l’impiété, l’ignorance ou la légèreté qui se laissent éblouir par le sophisme que vous attaquez avec de si bonnes raisons. L’injustice est telle à cet égard, et l’erreur si fort enracinée, que les écrivains les plus sages, séduits ou étourdis par des plaintes insensées, finissent par s’exprimer comme la foule, et semblent passer condamnation sur ce point. Vous citiez tout à l’heure Louis Racine : rappelez-vous ce vers de la tirade que vous aviez en vue :

 

            La fortune, il est vrai, la richesse te fuit.

 

Rien n’est plus faux : non seulement les richesses ne fuient pas la vertu ; mais il n’y a, au contraire, de richesses honorables et permanentes que celles qui sont acquises et possédées par la vertu. Les autres sont méprisées et ne font que passer. Voilà cependant un sage, un homme profondément religieux qui vient nous répéter après mille autres : Que la richesse et la vertu sont brouillées ; mais sans doute aussi qu’après mille autres il avait répété, bien des fois dans sa vie, l’antique, l’universel, l’infaillible adage : Bien mal acquis ne profite guère 4. De manière que nous voilà obligés de croire que les richesses fuient également le vice et la vertu. Où sont-elles donc, de grâce ? Si l’on avait des observations morales, comme on a des observations météorologiques ; si des observateurs infatigables portaient un œil pénétrant sur l’histoire des familles, on verrait que les biens mal acquis sont autant d’anathèmes dont l’accomplissement est inévitable sur les individus ou sur les familles.

Mais il y a, dans les écrivains du bon parti qui se sont exercés sur ce sujet, une erreur secrète qui me paraît mériter qu’on la mette à découvert ; ils voient dans la prospérité des méchants et dans les souffrances de la vertu une forte preuve de l’immortalité de l’âme, ou, ce qui revient au même, des peines et des récompenses de l’autre vie ; ils sont donc portés, sans qu’ils s’en aperçoivent peut-être, à fermer les yeux sur celles de ce monde, de peur d’affaiblir les preuves d’une vérité du premier ordre sur laquelle repose tout l’édifice de la Religion ; mais j’ose croire qu’en cela ils ont tort. Il n’est pas nécessaire, ni même, je pense, permis de désarmer, pour ainsi dire, une vérité afin d’en armer une autre ; chaque vérité peut se défendre seule : pourquoi faire des aveux qui ne sont pas nécessaires ?

Lisez, je vous prie, la première fois que vous en aurez le temps, les réflexions critiques de l’illustre Leibnitz sur les principes de Puffendorf : vous y lirez en propres termes que les châtiments d’une autre vie sont démontrés par cela seul qu’il a plu au souverain Maître de toutes choses de laisser dans cette vie la plupart des crimes impunis et la plupart des vertus sans récompense.

Mais ne croyez pas qu’il nous laisse la peine de le réfuter. Il se hâte, dans le même ouvrage, de se réfuter lui-même avec la supériorité qui lui appartient ; il reconnaît expressément, qu’en faisant même abstraction des autres peines que Dieu décerne dans ce monde à la manière des législateurs humains, il ne se montrerait pas moins législateur dès cette vie, puisque en vertu des lois seules de la nature qu’il a portées avec tant de sagesse, tout méchant est un HEAUTONTIMORUMENOS 5.

On ne saurait mieux dire ; mais dites-moi vous-mêmes comment il est possible que Dieu ayant prononcé des peines dès cette vie à la manière des législateurs, et tout méchant étant d’ailleurs, en vertu des lois naturelles, un BOURREAU DE LUI-MÊME, la plupart des crimes demeurent impunis 6 ? L’illusion dont je vous parlais tout à l’heure et la force du préjugé se montrent ici à découvert. Je n’entreprendrai pas inutilement de les mettre dans un plus grand jour, mais je veux vous citer encore un homme supérieur dans son genre, et dont les œuvres ascétiques sont incontestablement un des plus beaux présents que le talent ait faits à la piété ; le P. Berthier. Je me rappelle que sur ces paroles d’un psaume : Encore un moment, et l’impie n’existera plus, vous chercherez sa place, et vous ne la trouverez pas ; il observé que si le Prophète n’avait pas en vue la bienheureuse éternité, sa proposition serait fausse ; car, dit-il, les hommes de bien ont péri, et l’on ne connaît pas le lieu qu’ils ont habité sur la terre ; ils ne possédaient point de richesses pendant leur vie, et l’on ne voit pas qu’ils y fussent plus tranquilles que les méchants, qui, malgré les excès des passions, semblent avoir le privilège de LA SANTÉ ET D’UNE VIE TRÈS LONGUE.

On a peine à comprendre qu’un penseur de cette force se soit laissé aveugler par le préjugé vulgaire au point de méconnaître les vérités les plus palpables. Les hommes de bien, dit-il, ont péri. – Mais personne, je pense, n’a soutenu encore que les gens de bien dussent avoir le privilège de ne pas mourir. On ne connaît pas le lieu qu’ils ont habité sur la terre. – Premièrement qu’importe ? D’ailleurs, le sépulcre des méchants est-il donc plus connu que celui des gens de bien, toutes choses égales entre elles du côté de la naissance, des emplois et du genre de vie ? Louis XI ou Pierre-le-Cruel furent-ils plus célèbres ou plus riches que saint Louis et Charlemagne ? Suger et Ximénès ne vécurent-ils point plus tranquilles, et sont-ils moins célèbres après leur mort que Séjan ou Pombal ? Ce qui suit sur le privilège de la santé et d’une plus longue vie est peut-être une des preuves les plus terribles de la force d’un préjugé général sur les esprits les plus faits pour lui échapper.

Mais il est arrivé au P. Berthier ce qui est arrivé à Leibnitz, et ce qui arrivera à tous les hommes de leur sorte : c’est de se réfuter eux-mêmes avec une force, une clarté digne d’eux ; et de plus, quant au P. Berthier, avec une onction digne d’un maître qui balance Fénélon dans les routes de la science spirituelle. En plusieurs endroits de ses œuvres, il reconnaît que sur la terre même il n’y a de bonheur que dans la vertu ; que nos passions sont nos bourreaux ; que l’abîme du bonheur se trouverait dans l’abîme de la charité ; que s’il existait une ville évangélique, ce serait un lieu digne de l’admiration des anges, et qu’il faudrait tout quitter pour aller contempler de près ces heureux mortels. Plein de ces idées, il s’adresse quelque part à Dieu même ; il lui dit : Est-il donc vrai qu’outre la félicité qui m’attend dans l’autre vie, je puis encore être heureux dans celle-ci ? Lisez, je vous prie, les œuvres spirituelles de ce docte et saint personnage ; vous trouverez aisément les différents passages que j’ai en vue, et je suis bien sûr que vous me remercierez de vous avoir fait connaître ces livres.

 

LE CHEVALIER

 

Avouez franchement, mon cher sénateur, que vous voulez me séduire et m’embarquer dans vos lectures favorites. Sûrement vôtre proposition ne s’adresse pas à votre complice qui sourit. Au reste, je vous promets, si je commence, de commencer par le P. Berthier.

 

LE SÉNATEUR

 

Je vous exhorte de tout mon cœur à ne pas tarder ; en attendant, je suis bien aise de vous avoir montré la science et la sainteté se trompant d’abord, et raisonnant comme la foule, égarées à la vérité par un noble motif, mais se laissant bientôt ramener par l’évidence et se donnant à elles-mêmes le démenti le plus solennel.

Voilà donc, si je ne me trompe, deux erreurs bien éclaircies : erreur de l’orgueil, qui se refuse à l’évidence pour justifier ses coupables objections ; et de plus, erreur de la vertu qui se laisse séduire par l’envie de renforcer une vérité, même aux dépens d’une autre. Mais il y a encore une troisième erreur qui ne doit point être passée sous silence ; c’est cette foule d’hommes qui ne cessent de parler des succès du crime, sans savoir ce que c’est que bonheur et malheur. Écoutez le misanthrope, que je ferai parler pour eux :

 

            On sait que ce pied-plat, digne qu’on le confonde,

            Par de sales emplois s’est poussé dans le monde ;

            Et que par eux son sort de splendeur revêtu,

            Fait rougir le mérite et gronder la vertu.

            Cependant sa grimace est partout bien venue ;

            On l’accueille, on lui rit ; partout il s’insinue ;

            Et s’il est par la brigue un rang à disputer,

            Sur le plus honnête homme on le voit l’emporter.

 

Le théâtre ne nous plaît tant que parce qu’il est le complice éternel de tous nos vices et de toutes nos erreurs 7. Un honnête homme ne doit point disputer un rang par la brigue, et moins encore le disputer à un pied-plat. On ne cesse de crier : Tous les emplois, tous les rangs, toutes les distinctions sont pour les hommes qui ne les méritent pas. Premièrement rien n’est plus faux : d’ailleurs, de quel droit appelons-nous toutes ces choses des biens ? Vous nous citiez tout à l’heure une charmante épigramme, M. le chevalier : il méritait cet emploi à tous égards ; CEPENDANT il l’a obtenu ; à merveille s’il ne s’agit que de rire ; mais s’il faut raisonner, c’est autre chose. Je voudrais vous faire part d’une réflexion qui me vint un jour en lisant un sermon de votre admirable Bourdaloue ; mais j’ai peur que vous ne me traitiez encore d’illuminé.

 

LE CHEVALIER

 

Gomment donc, encore ! jamais je n’ai dit cela. J’ai dit seulement, ce qui est fort différent, que si certaines gens vous entendaient, ils pourraient bien vous traiter d’illuminé. D’ailleurs il n’y a point ici de certaines gens ; et quand il y en aurait, quand on devrait même imprimer ce que nous disons, il ne faudrait pas s’en embarrasser. Ce qu’on croît vrai, il faut le dire et le dire hardiment ; je voudrais, m’en coûtât-il grand-chose, découvrir une vérité faite pour choquer tout le genre humain : je la lui dirais à brûle-pourpoint.

 

LE SÉNATEUR

 

Si jamais vous êtes enrôlé dans une armée que la Providence lève dans ce moment en Europe, vous serez placé parmi les grenadiers ; mais voici ce que je voulais vous dire. Je lisais un jour dans je ne sais quel sermon de Bourdaloue un passage où il soutient sans la moindre restriction, qu’il n’est pas permis de demander des emplois 8. À vous dire la vérité, je pris d’abord cela pour un simple conseil, ou pour une de ces idées de perfection, inutiles dans la pratique, et je passai ; mais bientôt la réflexion me ramena, et je ne tardai pas à trouver dans ce texte le sujet d’une longue et sérieuse méditation. Certainement une grande partie des maux de la société vient des dépositaires de l’autorité, mal choisis par le prince ; mais la plupart de ces mauvais choix sont l’ouvrage de l’ambition qui l’a trompé. Si tout le monde attendait le choix au lieu de s’efforcer de le déterminer par tous les moyens possibles, je me sens porté à croire que le monde changerait de face. De quel droit ose-t-on dire : Je vaux mieux que tout autre pour cet emploi ? car c’est ce qu’on dit lorsqu’on le demande. De quelle énorme responsabilité ne se charge-t-on pas ! Il y a un ordre caché qu’on s’expose à troubler. Je vais plus loin ; je dis que chaque homme, s’il examine avec soin et lui-même et les autres, et toutes les circonstances, saura fort bien distinguer les cas où l’on est appelé, de ceux où l’on force le passage. Ceci tient à une idée qui vous paraîtra peut-être paradoxale ; faites-en ce qui vous plaira. Il me semble que l’existence et la marche des gouvernements ne peuvent s’expliquer par des moyens humains, pas plus que le mouvement des corps par des moyens mécaniques. Mens agitat molem. Il y a dans chaque empire un esprit recteur (laissez-moi voler ce mot à la chimie en le dénaturant) qui l’anime comme l’âme anime le corps, et qui produit la mort lorsqu’il se retire.

 

LE COMTE

 

Vous donnez un nom nouveau, assez heureux même, ce me semble, à une chose toute simple qui est l’intervention nécessaire d’une puissance surnaturelle. On l’admet dans le monde physique sans exclure l’action des causes secondes ; pourquoi ne l’admettrait-on pas de même dans le monde politique, où elle n’est pas moins indispensable ? Sans son intervention immédiate, on ne peut expliquer, comme vous le dites très bien, ni la création ni la durée des gouvernements. Elle est manifeste dans l’unité nationale qui les constitue ; elle l’est dans la multiplicité des volontés qui concourent au même but sans savoir ce qu’elles font, ce qui montre qu’elles sont simplement employées ; elle l’est surtout dans l’action merveilleuse qui se sert de cette foule de circonstances que nous nommons accidentelles, de nos folies mêmes et de nos crimes, pour maintenir l’ordre et souvent pour l’établir.

 

LE SÉNATEUR

 

Je ne sais si vous avez parfaitement saisi mon idée ; n’importe quant à présent. La puissance surnaturelle une fois admise, de quelque manière qu’elle doive être entendue, on peut bien se fier à elle ; mais on ne l’aura jamais assez répété, nous nous tromperions bien moins sur ce sujet, si nous avions des idées plus justes de ce que nous appelons biens et bonheur. Nous parlons des succès du vice, et nous ne savons pas ce que c’est qu’un succès. Ce qui nous paraît un bonheur est souvent une punition terrible.

 

LE COMTE

 

Vous avez grandement raison, monsieur : l’homme ne sait ce qui lui convient ; et la philosophie même s’en est aperçue, puisqu’elle a découvert que l’homme de lui-même ne savait pas prier, et qu’il avait besoin de quelque instructeur divin qui vînt lui apprendre ce qu’il doit demander 9. Si quelquefois la vertu paraît avoir moins de talent que le vice pour obtenir les richesses, les emplois, etc., si elle est gauche pour toute espèce d’intrigues, c’est tant mieux pour elle, même temporellement ; il n’y a pas d’erreur plus commune que celle de prendre une bénédiction pour une disgrâce : n’envions jamais rien au crime : laissons-lui ses tristes succès ; la vertu en a d’autres ; elle a tous ceux qu’il lui est permis de désirer ; et quand elle en aurait moins, rien ne manquerait encore à l’homme juste, puisqu’il lui resterait la paix, la paix du cœur ! trésor inestimable, santé de l’âme, charme de la vie, qui tient lieu de tout, et que rien ne peut remplacer ? Par quel inconcevable aveuglement semble-t-on souvent n’y pas faire attention ? D’un côté est la paix et même la gloire : une bonne renommée du moins est la compagne inséparable de la vertu, et c’est une des jouissances les plus délicieuses de la vie ; de l’autre se trouve le remords et souvent aussi l’infamie. Tout le monde convient de ces vérités ; mille écrivains les ont mises dans tout leur jour ; et l’on raisonne ensuite comme si on ne les connaissait pas. Cependant peut-on s’empêcher de contempler avec délice le bonheur de l’homme qui peut se dire chaque jour avant de s’endormir : Je n’ai pas perdu la journée ; qui ne voit dans son cœur aucune passion haineuse, aucun désir coupable ; qui s’endort avec la certitude d’avoir fait quelque bien, et qui s’éveille avec de nouvelles forces pour devenir encore meilleur ? Dépouillez-le, si vous voulez, de tous les biens que les hommes convoitent si ardemment, et comparez-le à l’heureux, au puissant Tibère écrivant de l’île de Caprée sa fameuse lettre au sénat romain 10 ; il ne sera pas difficile, je crois, de se décider entre ces deux situations. Autour du méchant je crois voir sans cesse tout l’enfer des poètes, TERRIBILES VISU FORMÆ : les soucis dévorants, les pâles maladies, l’ignoble et précoce vieillesse, la peur, l’indigence (triste conseillère), les fausses joies de l’esprit, la guerre intestine, les furies vengeresses, la noire mélancolie, le sommeil de la conscience et la mort. Les plus grands écrivains se sont exercés à décrire l’inévitable supplice des remords ; mais Perse surtout m’a frappé, lorsque sa plume énergique nous fait entendre, pendant l’horreur d’une profonde nuit, la voix d’un coupable troublé par des songes épouvantables, traîné par sa conscience sur le bord mouvant d’un précipice sans fond, criant à lui-même : Je suis perdu ! je suis perdu ! et que, pour achever le tableau, le poète nous montre l’innocence dormant en paix à côté du scélérat bourrelé.

 

LE CHEVALIER

 

En vérité vous faites peur au grenadier ; mais voilà encore une de ces contradictions que nous remarquions tout à l’heure. Tout le monde parle du bonheur attaché à la vertu, et tout le monde encore parle de ce terrible supplice des remords ; mais il semble que ces vérités soient de pures théories ; et lorsqu’il s’agit de raisonner sur la Providence, on les oublie comme si elles étaient nulles dans la pratique. Il y a ici tout à la fois erreur et ingratitude. À présent que j’y réfléchis, je vois un grand ridicule à se plaindre des malheurs de l’innocence. C’est précisément comme si l’on se plaignait que Dieu se plaît à rendre le bonheur malheureux.

 

LE COMTE

 

Savez-vous bien, M. le chevalier, que Sénèque n’aurait pas mieux dit ! Dieu, en effet, a tout donné aux hommes qu’il a préservés ou délivrés des vices 11. Ainsi, dire que le crime est heureux dans ce monde, et l’innocence malheureuse, c’est une véritable contradiction dans les termes ; c’est dire précisément que la pauvreté est riche et l’opulence pauvre ; mais l’homme est ainsi fait. Toujours il se plaindra, toujours il argumentera contre son père. Ce n’est point assez que Dieu ait attaché un bonheur ineffable à l’exercice de la vertu ; ce n’est pas assez qu’il lui ait promis le plus grand lot sans comparaison dans le partage général des biens de ce monde ; ces têtes folles dont le raisonnement a banni la raison ne seront point satisfaites : il faudra absolument que leur juste imaginaire soit impassible ; qu’il ne lui arrive aucun mal ; que la pluie ne le mouille pas ; que la nielle s’arrête respectueusement aux limites de son champ ; et que s’il oublie par hasard de pousser ses verrous, Dieu soit tenu d’envoyer à sa porte un ange avec une épée flamboyante, de peur qu’un voleur heureux ne vienne enlever l’or et les bijoux du juste 12.

 

LE CHEVALIER

 

Je vous attrape aussi à plaisanter, M. le philosophe, mais je me garde bien de vous quereller, car je crains les représailles ; je conviens d’ailleurs bien volontiers que, dans ce cas, la plaisanterie peut se présenter au milieu d’une discussion grave ; on ne saurait imaginer rien de plus déraisonnable que cette prétention sourde qui voudrait que chaque juste fût trempé dans le Styx, et rendu inaccessible à tous les coups du sort.

 

LE COMTE

 

Je ne sais pas trop ce que c’est que le sort ; mais je vous avoue que, pour mon compte, je vois quelque chose encore de bien plus déraisonnable que ce qui vous paraît à vous l’excès de la déraison : c’est l’inconcevable folie qui ose fonder des arguments contre la Providence, sur les malheurs de l’innocence qui n’existe pas. Où est donc l’innocence, je vous en prie ? Où est le juste ? est-il ici, autour de cette table ? Grand Dieu, eh ! qui pourrait donc croire un tel excès de délire, si nous n’en étions pas les témoins à tous les moments ? Souvent je songe à cet endroit de la Bible où il est dit : « Je visiterai Jérusalem avec des lampes 13. » Ayons nous-mêmes le courage de visiter nos cœurs avec des lampes, et nous n’oserons plus prononcer qu’en rougissant les mot de vertu, de justice et d’innocence. Commençons par examiner le mal qui est en nous, et pâlissons en plongeant un regard courageux au fond de cet abîme ; car il est impossible de connaître le nombre de nos transgressions, et il ne l’est pas moins de savoir jusqu’à quel point tel ou tel acte coupable a blessé l’ordre général et contrarié les plans du Législateur éternel. Songeons ensuite à cette épouvantable communication de crimes qui existe entre les hommes, complicité, conseil, exemple, approbation, mots terribles qu’il faudrait méditer sans cesse ? Quel homme sensé pourra songer sans frémir à l’action désordonnée qu’il a exercée sur ses semblables, et aux suites possibles de cette funeste influence ? Rarement l’homme se rend coupable seul ; rarement un crime n’en produit pas un autre. Où sont les bornes de la responsabilité ? De là ce trait lumineux qui étincelle entre mille autre dans le litre des Psaumes : Quel homme peut connaître toute l’étendue de ses prévarications ? Ô Dieu ! purifiez-moi de celles que j’ignore, et pardonnez-moi même celles d’autrui 14.

Après avoir ainsi médité sur nos crimes, il se présente à nous un autre examen encore plus triste, peut-être, c’est celui de nos vertus : quelle effrayante recherche que celle qui aurait pour objet le petit nombre, la fausseté et l’inconstance de ces vertus ! il faudrait avant tout en sonder les bases : hélas ! elles sont bien plutôt déterminées par le préjugé que par les considérations de l’ordre général fondé sur la volonté divine. Une action nous révolte bien moins parce qu’elle est mauvaise que parce qu’elle est honteuse. Que deux hommes du peuple se battent, armés chacun de son couteau, ce sont deux coquins : allongez seulement les armes et attachez au crime une idée de noblesse et d’indépendance, ce sera l’action d’un gentilhomme ; et le souverain, vaincu par le préjugé, ne pourra s’empêcher d’honorer lui-même le crime commis contre lui-même : c’est-à-dire la rébellion ajoutée au meurtre. L’épouse criminelle parle tranquillement de l’infamie d’une infortunée que la misère conduisit à une faiblesse visible ; et du haut d’un balcon doré, l’adroit dilapidateur du trésor public voit marcher au gibet le malheureux serviteur qui a volé un écu à son maître. Il y a un mot bien profond dans un livre de pur agrément : je l’ai lu, il y a quarante ans précis, et l’impression qu’il me fit alors ne s’est point effacée. C’est dans un conte moral de Marmontel. Un paysan, dont la fille a été déshonorée par un grand seigneur, dit à ce brillant corrupteur : Vous êtes bien heureux, monsieur, de ne pas aimer l’or autant que les femmes : vous auriez été un Cartouche. Que faisons-nous communément pendant toute notre vie ? ce qui nous plaît. Si nous daignons nous abstenir de voler et de tuer, c’est que nous n’en avons nulle envie ; car cela ne se fait pas :

 

                                                                    Sed si

            Candida vicini subrisit molle puella,

            Cor tibi rite salit... ? 15

 

Ce n’est pas le crime que nous craignons, c’est le déshonneur ; et pourvu que l’opinion écarte la honte, ou même y substitue la gloire, comme elle en est bien la maîtresse, nous commettons le crime hardiment, et l’homme ainsi disposé s’appelle sans façon juste, ou tout au moins honnête homme : et qui sait s’il ne remercie pas Dieu de n’être pas comme un de ceux-là ? C’est un délire dont la moindre réflexion doit nous faire rougir. Ce fut sans doute avec une profonde sagesse que les Romains appelèrent du même nom la force et la vertu. Il n’y a en effet point de vertu proprement dite, sans victoire sur nous-mêmes, et tout ce qui ne nous coûte rien ne vaut rien. Ôtons de nos misérables vertus ce que nous devons au tempérament, à l’honneur, à l’opinion, à l’orgueil, à l’impuissance et aux circonstances ; que nous restera-t-il ? Hélas ! bien peu de chose. Je ne crains pas de vous le confesser ; jamais je ne médite cet épouvantable sujet sans être tenté de me jeter à terre comme un coupable qui demande grâce ; sans accepter d’avance tous les maux qui pourraient tomber sur ma tête, comme une légère compensation de la dette immense que j’ai contractée envers l’éternelle justice. Cependant vous ne sauriez croire combien de gens, dans ma vie, m’ont dit que j’étais un fort honnête homme.

 

LE CHEVALIER

 

Je pense, je vous l’assure, tout comme ces personnes-là, et me voici tout prêt à vous prêter de l’argent sans témoins et sans billet, sans examiner même si vous n’aurez point envie de ne pas me le rendre. Mais, dites-moi, je vous prie, n’auriez-vous point blessé votre cause sans y songer, en nous montrant ce voleur public, qui voit, du haut d’un balcon doré, les apprêts d’un supplice bien plus fait pour lui que pour la malheureuse victime qui va périr ? Ne nous ramèneriez-vous point, sans vous en apercevoir, au triomphe du vice et aux malheurs de l’innocence ?

 

LE COMTE

 

Non en vérité, mon cher chevalier, je ne suis point en contradiction avec moi-même : c’est vous, avec votre permission, qui êtes distrait en nous parlant des malheurs de l’innocence. Il ne fallait parler que du triomphe du vice : car le domestique qui est pendu pour avoir volé un écu à son maître n’est pas du tout innocent. Si la loi du pays prescrit la peine de mort pour tout vol domestique, tout domestique sait que s’il vole son maître, il s’expose à la mort. Que si d’autres crimes beaucoup plus considérables ne sont ni connus ni punis, c’est une autre question : mais, quant à lui, il n’a nul droit de se plaindre. Il est coupable suivant la loi ; il est jugé suivant la loi ; il est envoyé à la mort suivant la loi : on ne lui fait aucun tort. Et quant au voleur public, dont nous parlions tout à l’heure, vous n’avez pas bien saisi ma pensée. Je n’ai point dit qu’il fût heureux ; je n’ai point dit que ses malversations ne seront jamais ni connues ni châtiées ; j’ai dit seulement que le coupable a eu l’art jusqu’à ce moment, de cacher ses crimes, et qu’il passe pour ce qu’on appelle un honnête homme. Il ne l’est pas cependant à beaucoup près pour l’œil qui voit tout. Si donc la goutte, ou la pierre, ou quelque autre supplément terrible de la justice humaine, viennent lui faire payer le balcon doré, voyez-vous là quelque injustice ? Or, la supposition que je fais dans ce moment se réalise à chaque instant sur tous les points du globe. S’il y a des vérités certaines pour nous, c’est que l’homme n’a aucun moyen de juger les cœurs ; que la conscience dont nous sommes portés à juger le plus favorablement, peut être horriblement souillée aux yeux de Dieu ; qu’il n’y a point d’homme innocent dans ce monde ; que tout mal est une peine, et que le juge qui nous y condamne est infiniment juste et bon : c’est assez, ce me semble, pour que nous apprenions au moins à nous taire.

Mais permettez qu’avant de finir je vous fasse part d’une réflexion qui m’a toujours extrêmement frappé : peut-être qu’elle ne fera pas moins d’impression sur vos esprits.

 

            Il n’y a point de juste sur la terre 16.

 

Celui qui a prononcé ce mot devint lui-même une grande et triste preuve des étonnantes contradictions de l’homme : mais ce juste imaginaire, je veux bien le réaliser un moment par la pensée, et je l’accable de tous les maux possibles. Je vous le demande, qui a droit de se plaindre dans cette supposition ? C’est le juste apparemment ; c’est le juste souffrant. Mais c’est précisément ce qui n’arrivera jamais. Je ne puis m’empêcher dans ce moment de songer à cette jeune fille devenue célèbre, dans cette grande ville, parmi les personnes bienfaisantes qui se font un devoir sacré de chercher le malheur pour le secourir. Elle a dix-huit ans ; il y en a cinq qu’elle est tourmentée par un horrible cancer qui lui ronge la tête. Déjà les yeux et le nez ont disparu, et le mal s’avance sur ses chairs virginales, comme un incendie qui dévore un palais. En proie aux souffrances les plus aiguës, une piété tendre et presque céleste la détache entièrement de la terre, et semble la rendre inaccessible ou indifférente à la douleur. Elle ne dit pas comme le fastueux stoïcien : Ô douleur ! tu as beau faire, tu ne me feras jamais convenir que tu sois un mal. Elle fait bien mieux : elle n’en parle pas. Jamais il n’est sorti de sa bouche que des paroles d’amour, de soumission et de reconnaissance. L’inaltérable résignation de cette fille est devenue une espèce de spectacle ; et comme dans les premiers siècles du christianisme, on se rendait au cirque par simple curiosité pour y voir Blandine, Agathe, Perpétue, livrées aux lions ou aux taureaux sauvages, et que plus d’un spectateur s’en retourna tout surpris d’être chrétien ; des curieux viennent aussi dans votre bruyante cité contempler la jeune martyre livrée au cancer. Comme elle a perdu la vue, ils peuvent s’approcher d’elle sans la troubler, et plusieurs en ont rapporté de meilleures pensées. Un jour qu’on lui témoignait une compassion particulière sur ses longues et cruelles insomnies : Je ne suis pas, dit-elle, aussi malheureuse que vous le croyez ; Dieu me fait la grâce de ne penser qu’à lui. Et lorsqu’un homme de bien, que vous connaissez, M. le sénateur, lui dit un jour : Quelle est la première grâce que vous demanderez à Dieu, ma chère enfant, lorsque vous serez devant lui ? Elle répondit avec une naïveté évangélique : Je lui demanderai pour mes bienfaiteurs la grâce de l’aimer autant que je l’aime.

Certainement, messieurs, si l’innocence existe quelque part dans le monde, elle se trouve sur ce lit de douleur auprès duquel le mouvement de la conversation vient de nous amener un instant ; et si l’on pouvait adresser à la Providence des plaintes raisonnables, elles partiraient justement de la bouche de cette victime pure qui ne sait cependant que bénir et aimer. Or, ce que nous voyons ici, on l’a toujours vu, et on le verra jusqu’à la fin des siècles. Plus l’homme s’approchera de cet état de justice dont la perfection n’appartient pas à notre faible nature, et plus vous le trouverez aimant et résigné jusque dans les situations les plus cruelles de la vie. Chose étrange ! c’est le crime qui se plaint des souffrances de la vertu ! c’est toujours le coupable, et souvent le coupable, heureux comme il veut l’être, plongé dans les délices et regorgeant des seuls biens qu’il estime, qui ose quereller la Providence lorsqu’elle juge à propos de refuser ces mêmes biens à la vertu ! Qui donc a donné à ces téméraires le droit de prendre la parole au nom de la vertu qui les désavoue avec horreur, et d’interrompre par d’insolents blasphèmes les prières, les offrandes et les sacrifices volontaires de l’amour ?

 

LE CHEVALIER

 

Ah ! mon cher ami, que je vous remercie ! Je ne saurais vous exprimer à quel point je suis touché par cette réflexion qui ne s’était pas présentée à mon esprit. Je l’emporte dans mon cœur, car il faut nous séparer. Il n’est pas nuit, mais il n’est plus jour, et déjà les eaux brunissantes de la Neva annoncent l’heure du repos. Je ne sais, au reste, si je le trouverai. Je crois que je rêverai beaucoup à la jeune fille ; et pas plus tard que demain je chercherai sa demeure.

 

LE SÉNATEUR

 

Je me charge de vous y conduire.

 

 

 

 

FIN DU TROISIÈME ENTRETIEN.

 

 

 

 

Joseph de MAISTRE,

Les soirées de Saint-Pétersbourg, 1821.

 

 

 

 

 



1 On peut ajouter que tout supplice est SUPPLICE dans les deux sent du mot latin supplicium, d’où vient le nôtre : CAR TOUT SUPPLICE SUPPLIE. Malheur donc à la nation qui abolirait les supplices ! car la dette de chaque coupable ne cessant de retomber sur la nation, celle-ci serait forcée de payer sans miséricorde, et pourrait même à la fin se voir traiter comme insolvable selon toute la rigueur des lois.

2 Vim sentit geminam, Ovid., VIII, 472.

3 Autant de bruit peut-être ; ce qui suffit à la justesse de l’observation : mais non pas le même bruit. La conscience ne fait rien comme le vice, et ses applaudissements mêmes ont un accent.

4 Male parta male dilabuntur. Ce proverbe est de toutes les langues et de tous les styles. Platon l’a dit : C’est la vertu qui produit les richesses, comme elle produit tous les autres biens, tant publics que particuliers. (In Apol. Soc. opp., tom. I, pag. 70.) C’est la vérité même qui s’exprime ainsi.

5 Bourreau de lui-même ; c’est le titre fort connu d’une comédie de Térence. Le vénérable auteur de l’Évangile expliqué a dit avec autant d’esprit et plus d’autorité : Un cœur coupable prend toujours contre lui-même le parti de la justice divine. (Tom. III, 120e méd., 3e point.).

6 Leibnitzii monita quædam ad Puffendorfii principia, Opp., tom. IV, part. III, pag. 277. Les pensées les plus importantes de ce grand homme ont été mises à la portée de tout le monde dans le livre également bien conçu et bien exécuté des Pensées de Leibnitz. Voy. tom. II, pag. 296 et 375.

7 .   .   .   .   .   Paucas poetæ reperiunt fabulas

Ubi boni meliores fiant.

(Plaut. capt. in Epil.) On peut le croire, j’espère.

8 Suivant toutes les apparences, l’interlocuteur avait en vue l’endroit où ce grand orateur dit avec une sévérité qui paraît excessive : « Mais quoi ! me direz-vous, ne serait-il donc jamais permis à un homme du monde de désirer d’être plus grand qu’il n’est ? Non, mon cher auditeur, il ne vous sera jamais permis de le désirer : il vous sera permis de l’être quand Dieu le voudra, quand votre roi vous y destinera, quand la voix publique vous y appellera, etc. » (Sermon sur l’État de vie, ou plutôt contre l’ambition, 1re part.) (Note de l’Éditeur.)

9 Il n’est plus nécessaire de citer ce passage de Platon, qui, du livre de ce grand homme, a passé dans mille autres.

10 « Que vous écrirai-je aujourd’hui, Pères conscrits ? ou comment vous écrirai-je, ou que dois-je ne pas vous écrire du tout ? Si je le sais moi-même, que les dieux et les déesses me fassent périr encore plus horriblement que je ne me sens périr chaque jour ! » (Tac. Ann. VI, 6.)

11 Omnia mala ab illis (Deus) removit ; scelera et flagitia, et cogitationes improbas, et avida consilia, et libidinem cæcam, et alieno imminentem avaritiam. (Sen. De Prov. c. VI.)

12 Numquid quoque a Deo aliquis exigit ut boni viri sarcinas servet ? Oui, sans doute, on l’exige tous les jours, sans s’en apercevoir. Que de voleurs détroussent ce qu’on appelle un honnête homme, tel qui accordait un rire approbateur à ce passage de Sénèque, dira sur-le-champ : Pareil malheur ne serait pas arrivé à un riche coquin ; ces choses-là n’arrivent qu’aux honnêtes gens.

13 Scrutabor Jerusalem in lucernis. (Soph., I, 12.)

14 Delicta quis intelligit ? Ab occultis meis munda me, et ab alienis parce servo tuo. (Ps. XVIII, 14.)

15 Mais si la blanche fille du voisin t’adresse un sourire voluptueux, ton cœur continue-t-il à battre sagement ? (Pers., sat. III, 110-111.)

16 Non est homo justus in terra, qui faciat bonum et non peccet. (Eccl., VII, 21.) Il avait été dit depuis longtemps : Quid est homo ut immaculatus sit, et ut justus appareat de muliere ? Ecce inter sancto nemo immutabilis. (Job, XV, 14-15.)

 

 

 

 

 

 

 

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