Les soirées de Saint-Pétersbourg

 

CINQUIÈME ENTRETIEN

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Joseph de MAISTRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LE CHEVALIER.

 

Comment vous êtes-vous amusé hier, M. le sénateur ?

 

LE SENATEUR.

 

Beaucoup, en vérité, et tout autant qu’il est possible de s’amuser à ces sortes de spectacles. Le feu d’artifice était superbe, et personne n’a péri, du moins personne de notre espèce : quant aux moucherons et aux oiseaux, je n’en réponds pas mieux que notre ami ; mais j’ai beaucoup pensé à eux pendant le spectacle, et c’est là cette pensée dont je me réservai hier de vous faire part. Plus j’y songeais, et plus je me confirmais dans l’idée que les spectacles de la nature sont très probablement pour nous ce que les actes humains sont pour les animaux qui en sont témoins. Nul être vivant ne peut avoir d’autres connaissances que celles qui constituent son essence, et qui sont exclusivement relatives à la place qu’il occupe dans l’univers ; et c’est à mon avis une des nombreuses et invincibles preuves des idées innées : car s’il n’y avait pas des idées de ce genre pour tout être qui connaît, chacun d’eux, tenant ses idées des chances de l’expérience, pourrait sortir de son cercle, et troubler l’univers ; or, c’est ce qui n’arrivera jamais. Le chien, le singe, l’éléphant demi-raisonnant 1, s’approcheront du feu, par exemple, et se chaufferont comme nous avec plaisir ; mais jamais vous ne leur apprendrez à pousser un tison sur la braise, car le feu ne leur appartient point ; autrement le domaine de l’homme serait détruit. Ils verront bien un, mais jamais l’unité ; les éléments du nombre, mais jamais le nombre ; un triangle, deux triangles, mille triangles ensemble, ou l’un après l’autre, mais jamais la triangulité. L’union perpétuelle de certaines idées dans notre entendement nous les fait confondre, quoiqu’elles soient essentiellement séparées. Vos deux yeux se peignent dans les miens : j’en ai la perception que j’associe sur-le-champ à l’idée de duité ; dans le fait cependant ces deux connaissances sont d’un ordre totalement divers, et l’une ne mène nullement à l’autre. Je vous dirai plus, puisque je suis en train : jamais je ne comprendrai la moralité des êtres intelligents, ni même l’unité humaine, ou autre unité cognitive quelconque, séparée des idées innées : mais revenons aux animaux. Mon chien m’accompagne à quelque spectacle public, une exécution, par exemple : certainement il voit tout ce que je vois : la foule, le triste cortège, les officiers de justice, la force armée, l’échafaud, le patient, l’exécuteur, tout en un mot : mais de tout cela que comprend-il ? ce qu’il doit comprendre en sa qualité de chien : il saura me démêler dans la foule, et me retrouver si quelque accident l’a séparé de moi ; il s’arrangera de manière à n’être pas estropié sous les pieds des spectateurs ; lorsque l’exécuteur lèvera le bras, l’animal, s’il est près, pourra s’écarter de crainte que le coup ne soit pour lui ; s’il voit du sang, il pourra frémir, mais comme à la boucherie. Là s’arrêtent ses connaissances, et tous les efforts de ses instituteurs intelligents, employés sans relâche pendant les siècles des siècles, ne le porteraient jamais au-delà ; les idées de morale, de souveraineté, de crime, de justice, de force publique, etc., attachées à ce triste spectacle, sont nulles pour lui. Tous les signes de ces idées l’environnent, le touchent, le pressent, pour ainsi dire, mais inutilement ; car nul signe ne peut exister que l’idée ne soit préexistante. C’est une des lois les plus évidentes du gouvernement temporel de la Providence, que chaque être actif exerce son action dans le cercle qui lui est tracé, sans pouvoir jamais en sortir. Eh ! comment le bon sens pourrait-il seulement imaginer le contraire ? En partant de ces principes qui sont incontestables, qui vous dira qu’un volcan, une trombe, un tremblement de terre, etc., ne sont pas pour moi précisément ce que l’exécution est pour mon chien ? Je comprends de ces phénomènes ce que j’en dois comprendre, c’est-à-dire, tout ce qui est en rapport avec mes idées innées qui constituent mon état d’homme. Le reste est lettre close.

 

LE COMTE.

 

Il n’y a rien de si plausible que votre idée, mon cher ami, ou, pour mieux dire, je ne vois rien de si évident, de la manière dont vous avez envisagé la chose : cependant quelle différence sous un autre point de vue ! Votre chien ne sait pas qu’il ne sait pas, et vous, homme intelligent, vous le savez. Quel privilège sublime que ce doute ! Suivez cette idée, vous en serez ravi. Mais à propos, puisque vous avez touché cette corde, savez-vous bien que je me crois en état de vous procurer un véritable plaisir en vous montrant comment la mauvaise foi s’est tirée de l’invincible argument que fournissent les animaux en faveur des idées innées ? Vous avez parfaitement bien vu que l’identité et l’invariable permanence de chaque classe d’êtres sensibles ou intelligents supposaient nécessairement les idées innées ; et vous avez fort à propos cité les animaux qui verront éternellement ce que nous voyons, sans jamais pouvoir comprendre ce que nous comprenons. Mab avant d’en venir à une citation extrêmement plaisante, il faut que je vous demande si vous avez jamais réfléchi que ces mêmes animaux fournissent un autre argument direct et décisif en faveur de ce système ? En effet, puisque les idées quelconques qui constituent l’animal, chacun dans son espèce, sont innées au pied de la lettre, c’est-à-dire, absolument indépendantes de l’expérience ; puisque la poule qui n’a jamais vu l’épervier manifeste néanmoins tous les signes de la terreur, au moment où il se montre à elle pour la première fois, comme un point noir dans la nue ; puisqu’elle appelle sur-le-champ ses petits avec un cri extraordinaire qu’elle n’a jamais poussé ; puisque les poussins qui sortent de la coque se précipitent à l’instant même sous les ailes de leur mère ; enfin, puisque cette observation se répète invariablement sur toutes les espèces d’animaux, pourquoi l’expérience serait-elle plus nécessaire à l’homme pour toutes les idées fondamentales qui le font homme ? L’objection n’est pas légère, comme vous voyez. Écoutez maintenant comment les deux héros de l’Esthétique 2 s’en sont tirés.

Le traducteur français de Locke, Coste, qui fut à ce qui paraît un homme de sens, bon d’ailleurs et modeste, nous a raconté, dans je ne sais quelle note de sa traduction 3, qu’il fit un jour à Locke cette même objection qui saute aux yeux. Le philosophe, qui se sentît touché dans un endroit sensible, se fâcha un peu, et lui répondit brusquement : Je n’ai pas écrit mon livre pour expliquer les actions des bêtes. Coste, qui avait bien le droit de s’écrier comme le philosophe grec : Jupiter, tu te fâches, tu as donc tort ! s’est contenté cependant de nous dire, d’un ton plaisamment sérieux : La réponse était très bonne, le titre du livre le démontre clairement. En effet, il n’est point écrit sur l’entendement des bêtes. Vous voyez, messieurs, à quoi Locke se trouva réduit pour se tirer d’embarras. Il s’est bien gardé, au reste, de se proposer l’objection dans son livre, car il ne voulait point s’exposer à répondre ; mais Condillac, qui ne se laissait point gêner par sa conscience, s’y prend bien autrement pour se tirer d’affaire. Je ne crois pas que l’aveugle obstination d’un orgueil qui ne veut pas reculer ait jamais produit rien d’aussi plaisant. La bête fuira, dit-il, parce qu’elle en a vu dévorer d’autres ; mais comme il n’y avait pas moyen de généraliser cette explication, il ajoute, « qu’à l’égard des animaux qui n’ont jamais vu dévorer leurs semblables, on peut croire avec fondement que leurs mères, dès le commencement, les auront engagés à fuir ». Engagés est parfait ! Je suis fâché cependant qu’ils n’aient pas dit : leur auront conseillé. Pour terminer cette rare explication, il ajoute le plus sérieusement du monde, que si on la rejette, il ne voit pas ce qui pourrait porter l’animal à prendre la fuite 4.

Excellent ! Tout à l’heure nous allons voir si l’on se refuse à ces merveilleux raisonnements, il pourra très bien se faire que l’animal cesse de fuir devant son ennemi, parce que Condillac ne voit pas pourquoi cet animal devrait prendre la fuite.

Au reste, de quelque manière qu’il s’exprime, jamais je ne puis être de son avis. Il ne voit pas, dit-il : avec sa permission je crois qu’il voit parfaitement, mais qu’il aime mieux mentir que l’avouer.

 

LE SÉNATEUR.

 

Mille grâces, mon cher ami, pour votre anecdote philosophique que je trouve en effet extrêmement plaisante. Vous êtes donc parfaitement d’accord avec moi sur ma manière d’envisager les animaux, et sur la conclusion tirée par rapport à nous. Ils sont, comme je vous le disais tout à l’heure, environnés, touchés, pressés par tous les signes de l’intelligence, sans jamais pouvoir s’élever jusqu’au moindre de ses actes ; raffinez tant qu’il vous plaira par la pensée cette âme quelconque, ce principe inconnu, cet instinct, cette lumière intérieure qui leur a été donnée avec une si prodigieuse variété de direction et d’intensité, jamais vous ne trouverez qu’une asymptote de la raison, qui pourra s’en approcher tant que vous voudrez, mais sans jamais la toucher ; autrement une province de la création pourrait être envahie, ce qui est évidemment impossible.

Par une raison toute semblable, nul doute que nous ne puissions être nous-mêmes environnés, touchés, pressés par des actions et des agents d’un ordre supérieur dont nous n’avons d’autre connaissance que celle qui se rapporte à notre situation actuelle. Je sais tout ce que vaut le doute sublime dont vous venez de me parler : oui, je sais que je ne sais pas, peut-être encore sais-je quelque chose de plus ; mais toujours est-il vrai qu’en vertu même de notre intelligence, jamais il ne nous sera possible d’atteindre sur ce point une connaissance directe. Je fais, au reste, un très grand usage de ce doute dans toutes mes recherches sur les causes. J’ai lu des millions de plaisanteries sur l’ignorance des anciens qui voyaient des esprits partout : il me semble que nous sommes beaucoup plus sots, nous qui n’en voyons nulle part. On ne cesse de nous parler de causes physiques. Qu’est-ce qu’une cause physique ?

 

LE COMTE.

 

C’est une cause naturelle, si nous voulons nous borner à traduire le mot ; mais, dans l’acception moderne, c’est une cause matérielle, c’est-à-dire, une cause qui n’est pas cause : car matière et cause s’excluent mutuellement, comme blanc, noir, cercle et carré. La matière n’a d’action que par le mouvement : or, tout mouvement étant un effet, il s’ensuit qu’une cause physique, si l’on vent s’exprimer exactement, est un NON-SENS et même une contradiction dans les termes. Il n’y a donc point et il ne peut y avoir de causes physiques proprement dites, parce qu’il n’y a point et qu’il ne peut y avoir de mouvement sans un moteur primitif, et que tout moteur primitif est immatériel ; partout, ce qui meut précède ce qui est mu, ce qui mène précède ce qui est mené, ce qui commande précède ce qui est commandé : la matière ne peut rien, et même elle n’est rien que la preuve de l’esprit. Cent billes placées en ligne droite, et recevant toutes de la première un mouvement successivement communiqué, ne supposent-elles pas une main qui a frappé le premier coup en vertu d’une volonté ? Et quand la disposition des choses m’empêcherait de voir cette main, en serait-elle moins visible à mon intelligence ? L’âme d’un horloger n’est-elle pas renfermée dans le tambour de cette pendule, où le grand ressort est chargé, pour ainsi dire, des commissions d’une intelligence ? J’entends Lucrèce qui me dit : Toucher, être touché, n’appartient qui aux seuls corps ; mais que nous importent ces mots dépourvus de sens sous un appareil sentencieux qui fait peur aux enfants ? Ils signifient au fond que nul corps ne peut être touché sans être touché. Belle découverte, comme vous voyez ! La question est de savoir s’il n’y a que des corps dans l’univers, et si les corps ne peuvent être mus par des substances d’un autre ordre. Or, non-seulement il peuvent l’être, mais primitivement ils ne peuvent l’avoir été autrement : car tout choc ne pouvant être conçu que comme le résultat d’un autre, il faut nécessairement admettre une série infinie de chocs, c’est-à-dire d’effets sans cause, ou convenir que le principe du mouvement ne peut se trouver dans la matière ; et nous portons en nous-mêmes la preuve que le mouvement commence par une volonté. Rien n’empêche, au reste, que, dans un sens vulgaire et indispensable, on ne puisse légitimement appeler causes des effets qui en produisent d’autres ; c’est ainsi que dans la suite des billes dont je vous parlais tout à l’heure, toutes les forces sont causes, excepté la dernière, comme toutes sont effets, excepté la première. Mais si nous voulons nous exprimer avec une précision philosophique, c’est autre chose. On ne saurait trop répéter que les idées de matière et de cause s’excluent l’une l’autre rigoureusement.

Bacon s’était fait, sur les forces qui agissent dans l’univers, une idée chimérique qui a égaré à sa suite la foule des dissertateurs : il supposait d’abord ces forces matérielles ; ensuite il les superposait indéfiniment l’une au-dessus de l’autre ; et souvent je n’ai pu m’empêcher de soupçonner qu’en voyant au barreau ces arbres généalogiques où tout le monde est fils, excepté le premier, et où tout le monde est père, excepté le dernier, il s’était fait sur ce modèle une idole d’échelle, et qu’il arrangeait de même les causes dans sa tête ; entendant à sa manière qu’une telle cause était fille de celle qui la précédait, et que les générations, se resserrant toujours en s’élevant, conduisaient enfin le véritable interprète de la nature jusqu’à une aïeule commune. Voilà les idées que ce grand légiste se formait de la nature, et de la science qui doit l’expliquer ; mais rien n’est plus chimérique. Je ne veux point vous traîner dans une longue discussion. Pour vous et pour moi, c’est assez dans ce moment d’une seule observation. C’est que Bacon et ses disciples n’ont jamais pu nous citer et ne nous citeront jamais un seul exemple qui vienne à l’appui de leur théorie. Qu’on nous montre ce prétendu ordre de causes générales, plus générales, généralissimes, comme il leur plaît de s’exprimer. On a beaucoup disserté et beaucoup découvert depuis Bacon : qu’on nous donne un exemple de cette merveilleuse généalogie, qu’on nous indique un seul mystère de la nature,  qu’on ait expliqué, je ne dis pas par une cause, mais seulement par un effet premier auparavant inconnu, et en s’élevant de l’un à l’autre. Imaginez le phénomène le plus vulgaire, l’élasticité, par exemple, ou tel autre qu’il vous plaira choisir. Maintenant je ne suis pas difficile ; je ne demande ni les aïeules ni les trisaïeules du phénomène, je me contente de sa mère ; hélas ! tout le monde demeure muet ; et c’est toujours (j’entends dans l’ordre matériel) proles sine matre creata. Eh ! comment peut-on s’aveugler au point de chercher des causes dans la nature, quand la nature même est un effet ? tant qu’on ne sort point du cercle matériel, nul homme ne peut s’avancer plus qu’un autre dans la recherche des causes. Tous sont arrêtés et doivent l’être au premier pas. Le génie des découvertes dans les sciences naturelles consiste uniquement à découvrir des faits ignorés, ou à rapporter des phénomènes non expliqués aux effets premiers déjà connus, et que nous prenons pour cause ; ainsi, celui qui découvrit la circulation du sang, et celui qui découvrit le sexe des plantes, ont sans doute l’un et l’autre mérité de la science ; mais la découverte des faits n’a rien de commun avec celle des causes. Newton, de son côté, s’est immortalisé en rapportant à la pesanteur des phénomènes qu’on ne s’était jamais avisé de lui attribuer ; mais le laquais du grand homme en savait, sur la cause de la pesanteur, autant que son maître. Certains disciples, dont il rougirait s’il revenait au monde, ont osé dire que l’attraction était une loi mécanique. Jamais Newton n’a proféré un tel blasphème contre le sens commun, et c’est bien en vain qu’ils ont cherché à se donner un complice aussi célèbre. Il a dit, au contraire (et certes c’est déjà beaucoup), qu’il abandonnait à ses lecteurs la question de savoir si l’agent qui produit la gravité est matériel ou immatériel. Lisez, je vous prie, ses lettres théologiques au docteur Bentley : vous en serez également instruits et édifiés.

Vous voyez, M. le sénateur, que j’approuve fort votre manière d’envisager ce monde, et que je l’appuie même, si je ne suis absolument trompé, sur d’assez bons arguments. Du reste, je vous le répète, je sais que je ne sais pas ; et ce doute me transporte à la fois de joie et de reconnaissance, puisque j’y trouve réunis et le titre ineffaçable de ma grandeur, et le préservatif salutaire contre toute spéculation ridicule ou téméraire. En examinant la nature sous ce point de vue, en grand, comme dans la dernière de ses productions, je me rappelle continuellement (et c’est assez pour moi) ce mot d’un Lacédémonien songeant à ce qui empêchait un cadavre raide de se tenir debout de quelque manière qu’on s’y prit : PAR DIEU, dit-il, il faut qu’il y ait quelque chose là-dedans. Toujours et partout on doit dire de même : car, sans quelque chose, tout est cadavre, et rien ne se tient debout. Le monde, ainsi envisagé comme un simple assemblage d’apparences, dont le moindre phénomène cache une réalité, est un véritable et sage idéalisme. Dans un sens très vrai, je puis dire que les objets matériels ne sont rien de ce que je vois ; mais ce que je vois est réel par rapport à moi, et c’est assez pour moi d’être ainsi conduit jusqu’à l’existence d’un autre ordre que je crois fermement sans le voir. Appuyé sur ces principes, je comprends parfaitement, non pas seulement que la prière est utile en général pour écarter le mal physique, mais qu’elle en est le véritable antidote, le spécifique naturel, et que par essence elle tend à le détruire, précisément comme cette puissance invisible qui nous arrive du Pérou cachée dans une écorce légère, va chercher, en vertu de sa propre essence, le principe de la fièvre, le touche et l’attaque avec plus ou moins de succès, suivant les circonstances et le tempérament ; à moins qu’on ne veuille soutenir que le bois guérit la fièvre, ce qui serait tout-à-fait drôle.

 

LE CHEVALIER.

 

Drôle tant qu’il vous plaira ; mais il faut apparemment que je sois un drôle de corps, car, de ma vie, je n’ai eu aucun scrupule sur cette proposition.

 

LE COMTE.

 

Mais si le bois guérit la fièvre, pourquoi se donner la peine d’en aller chercher au Pérou ? Descendons au jardin : ces bouleaux nous en fourniront de reste pour toutes les fièvres tierces de la Russie !

 

LE CHEVALIER.

 

Parlons sérieusement, je vous en prie : il ne s’agit pas ici du bois en général, mais d’un certain bois dont la qualité particulière est de guérir la fièvre.

 

LE COMTE.

 

Fort bien, mais qu’entendez-vous par qualité ? Ce mot exprime-t-il dans votre pensée un simple accident, et croyez-vous, par exemple, que le quinquina guérisse, parce qu’il est figuré, pesant, coloré, etc.

 

LE CHEVALIER.

 

Vous chicanez, mon cher ami ; il va sans dire que j’entends parler d’une qualité réelle.

 

LE COMTE.

 

Comment donc, qualité réelle ! Que veut dire cela, je vous prie ?

 

LE CHEVALIER.

 

Oh ! je vous en prie à mon tour, ne disputons pas sur les mots : savez-vous bien que le bon sens militaire s’offense de ces sortes d’ergoteries ?

 

LE COMTE.

 

J’estime le bon sens militaire plus que vous ne le croyez peut-être ; et je vous proteste d’ailleurs que les ergoteries ne me sont pas moins odieuses qu’à vous : mais je ne crois point qu’on dispute sur les mots en demandant ce qu’ils signifient.

 

LE CHEVALIER.

 

J’entends donc par qualité réelle quelque chose de réellement subsistant, un je ne sais quoi que je ne suis pas obligé de définir apparemment, mais qui existe enfin comme tout ce qui existe.

 

LE COMTE.

 

À merveille, mais ce quelque chose, cette inconnue dont nous recherchons la valeur, est-elle matière ou non ? Si elle n’est pas matière...

 

LE CHEVALIER.

 

Ah ! je ne dis pas cela !

 

LE COMTE.

 

Mais si elle est matière, certainement vous ne pouvez plus l’appeler qualité ; ce n’est plus un accident, une modification, un mode, ou comme il vous plaira l’appeler ; c’est une substance semblable dans son essence à toute autre substance matérielle, et cette substance qui n’est pas bois (autrement tout bois guérirait) existe dans le bois, ou pour mieux dire,  dans ce bois, comme le sucre, qui n’est ni eau ni thé, est contenu dans cette infusion de thé qui le dissout. Nous n’avons donc fait que remonter la question, et toujours elle recommence. En effet, puisque la substance quelconque qui guérit la fièvre est de la matière, je dis de nouveau : Pourquoi aller au Pérou ? La matière est encore plus aisée à trouver que le bois : il y en a partout, ce me semble, et tout ce que nous voyons est bon pour guérir. Alors vous serez forcé de me répéter sur la matière en général tout ce que vous m’aviez dit sur le bois. Vous me direz : Il ne s’agit point de la matière prise généralement, mais de cette matière particulière, c’est-à-dire, de la matière, dans le sens le plus abstrait, plus une qualité qui la distingue et qui guérit la fièvre.

Et moi, je vous attaquerai de nouveau, en vous demandant ce que c’est que cette qualité que vous supposez matérielle, et je vous poursuivrai ainsi avec le même avantage, sans que votre bon sens puisse jamais trouver un point d’appui pour me résister ; car la matière étant de sa nature inerte et passive, et n’ayant d’action que par le mouvement qu’elle ne peut se donner, il s’ensuit qu’elle ne saurait agir que par l’action d’un agent plus ou moins éloigné voilé par elle, et qui ne saurait être elle.

Vous voyez, mon cher chevalier, qu’il ne s’agit pas tout-à-fait d’une question de mots ; mais revenons. Cette excursion sur les causes nous conduit à une idée également juste et féconde : c’est d’envisager la prière considérée dans son effet, simplement comme une cause seconde ; car sous ce point de vue elle n’est que cela, et ne doit être distinguée d’aucune autre. Si donc un philosophe à la mode s’étonne de me voir employer la prière pour me préserver de la foudre, par exemple, je lui dirai : Et vous, monsieur, pourquoi employez-vous des paratonnerres ? ou pour m’en tenir à quelque chose de plus commun, pourquoi employez-vous les pompes dans les incendies, et les remèdes dans les maladies ? Ne vous opposez-vous pas ainsi tout comme moi aux lois éternelles ? « Oh ! c’est bien différent, me dira-t-on ; car si c’est une loi, par exemple, que le feu brûle, c’en est une aussi que l’eau éteigne le feu. » Et moi je répondrai : C’est précisément ce que je dis de mon côté ; car si c’est une loi que la foudre produise tel ou tel ravage, c’en est une aussi que la prière, répandue à temps sur le FEU DU CIEL, l’éteigne ou le détourne. Et soyez persuadés, messieurs, qu’on ne me fera aucune objection dans la même supposition, que je ne rétorque avec avantage : il n’y a point de milieu entre le fatalisme rigide, absolu, universel, et la foi commune des hommes sur l’efficacité de la prière.

Vous rappelez-vous, M, le chevalier, ce joli bipède qui se moquait devant nous, il y a peu de temps, de ces deux vers de Boileau :

 

        Pour moi qu’en santé même un autre monde étonne,

        Qui crois l’âme immortelle et que c’est Dieu qui tonne.

 

« Du temps de Boileau, disait-il devant des caillettes et des jouvenceaux ébahis de tant de science, on ne savait pas encore qu’un coup de foudre n’est que l’étincelle électrique renforcée ; et l’on se serait fait une affaire grave si l’on n’avait pas regardé le tonnerre comme l’arme divine destinée à châtier les crimes. Cependant il faut que vous sachiez que déjà, dans les temps anciens, certains raisonneurs embarrassaient un peu les croyants de leur époque, en leur demandant pourquoi Jupiter s’amusait à foudroyer les rochers du Caucase ou les forêts inhabitées de la Germanie. »

J’embarrassai moi-même un peu ce profond raisonneur en lui disant : « Mais vous ne faites pas attention, monsieur, que vous fournissez vous-même un excellent argument aux dévots de nos jours (car il y en a toujours, malgré les efforts des sages) pour continuer à penser comme le bonhomme Boileau ; en effet, ils vous diront tout simplement : Le tonnerre, quoiqu’il tue, n’est cependant point établi pour tuer ; et nous demandons précisément à Dieu qu’il daigne, dans sa bonté, envoyer ses foudres sur les rochers et sur les déserts, ce qui suffit sans doute à l’accomplissement des lois physiques. » Je ne voulais pas, comme vous pensez bien, soutenir thèse devant un tel auditoire ; mais voyez, je vous prie, où nous a conduit la science mal entendue, et ce que nous devons attendre d’une jeunesse imbue de tels principes. Quelle ignorance profonde, et même quelle horreur de la vérité ! Observez surtout ce sophisme fondamental de l’orgueil moderne qui confond toujours la découverte ou la génération d’un effet avec la révélation d’une cause. Les hommes reconnaissent dans une substance inconnue (l’ambre) la propriété, qu’elle acquiert par le frottement, d’attirer les corps légers. Ils nomment cette qualité l’ambréité (électricité). Ils ne changent point ce nom à mesure qu’ils découvrent d’autres substances idio-électriques : bientôt de nouvelles observations leur découvrent le feu électrique. Ils apprennent à l’accumuler, à le conduire, etc. Enfin, ils se croient sûrs d’avoir reconnu et démontré l’identité de ce feu avec la foudre, de manière que si les noms étaient imposés par le raisonnement, il faudrait aujourd’hui, en suivant les idées reçues, substituer au mot d’électricité celui de céraunisme. En tout cela qu’ont-ils fait ? Ils ont agrandi le miracle, ils l’ont, pour ainsi dire, rapproché d’eux : mais que savent-ils de plus sur son essence ? Rien. Il semble même qu’il s’est montré plus inexplicable à mesure qu’on l’a considéré de plus près. Or, admirez la beauté de ce raisonnement : « Il est prouvé que l’électricité, telle que nous l’observons dans nos cabinets, ne diffère qu’en moins de ce terrible et mystérieux agent que l’on nomme foudre, DONC ce n’est pas Dieu qui tonne. » Molière dirait : Votre Ergo n’est qu’un sot ! Mais nous serions bienheureux s’il n’était que sot, voyez les conséquences ultérieures : « Donc ce n’est point Dieu qui agit par les causes secondes ; donc la marche en est invariable ; donc nos craintes et nos prières sont également vaines. » Quelle suite d’erreurs monstrueuses ! Je lisais, il n’y a pas longtemps, dans un papier français, que le tonnerre n’est plus, pour un homme instruit, la foudre lancée du haut des cieux pour faire trembler les hommes ; que c’est un phénomène très naturel et très simple qui se passe à quelques toises au-dessus de nos têtes, et dont les astres les plus voisins n’ont pas la moindre nouvelle. Analysons ce raisonnement, nous trouverons : « Que si la foudre partait, par exemple, de la planète de Saturne, comme elle serait alors plus près et de Dieu, il y aurait moyen de croire qu’il s’en mêle ; mais que, puisqu’elle se forme à quelques toises au-dessus de nos têtes, etc. » On ne cesse de parler de la grossièreté de nos aïeux : il n’y a rien de si grossier que la philosophie de notre siècle ; le bon sens du douzième s’en serait justement moqué. Le Prophète-Roi ne plaçait sûrement pas le phénomène dont je vous parle dans une région trop élevée, puisqu'il le nomme, avec beaucoup d’élégance orientale, le cri de la nue 5 ; il a pu même se recommander aux chimistes modernes en disant que Dieu sait extraire l’eau de la foudre 6, mais il n’en dit pas moins :

 

        La voix de TON tonnerre éclate autour de nous :

        La terre en a tremblé 7.

 

Il accorde fort bien, comme vous voyez, la religion et la physique. C’est nous qui déraisonnons. Ah ! que les sciences naturelles ont coûté cher à l’homme ! c’est bien sa faute, car Dieu l’avait suffisamment gardé ; mais l’orgueil a prêté l’oreille au serpent, et de nouveau l’homme a porté une main criminelle sur l’arbre de la science ; il s’est perdu, et par malheur il n’en sait rien. Observez une belle loi de la Providence : depuis les temps primitifs, dont je ne parle point dans ce moment, elle n’a donné la physique expérimentale qu’aux chrétiens. Les anciens nous surpassaient certainement en force d’esprit : ce point est prouvé par la supériorité de leurs langues d’une manière qui semble imposer silence à tous les sophismes de notre orgueil ; par la même raison, ils nous ont surpassés dans tout ce qu’ils ont pu avoir de commun avec nous. Au contraire, leur physique est à peu près nulle ; car, non-seulement ils n’attachaient aucun prix aux expériences physiques, mais ils les méprisaient, et même ils y attachaient je ne sais quelle légère idée d’impiété, et ce sentiment confus venait de bien haut. Lorsque toute l’Europe fut chrétienne, lorsque les prêtres furent les instituteurs universels, lorsque tous les établissements de l’Europe furent christianisés, lorsque la théologie eut pris place à la tête de l’enseignement, et que les autres facultés se furent rangées autour d’elles comme des dames d’honneur autour de leur souveraine, le genre humain étant ainsi préparé, les sciences naturelles lui furent données, tantæ molis erat ROMANAM condere gentem. L’ignorance de cette grande vérité a fait déraisonner de très fortes têtes, sans excepter Bacon, et même à commencer par lui.

 

LE SÉNATEUR.

 

Puisque vous m’y faites penser, je vous avoue que je l’ai trouvé plus d’une fois extrêmement amusant avec ses desiderata. Il a l’air d’un homme qui trépigne à côté d’un berceau, en se plaignant de ce que l’enfant qu’on y berce n’est point encore professeur de mathématiques ou général d’armée.

 

LE COMTE.

 

C’est fort bien dit, en vérité, et je ne sais même s’il ne serait pas possible de chicaner sur l’exactitude de votre comparaison ; car les sciences, au commencement du XVIIe siècle, n’étaient point du tout un enfant au berceau. Sans parler de l’illustre religieux de son nom, qui l’avait précédé de trois siècles en Angleterre, et dont les connaissances pourraient encore mériter à des hommes de notre siècle le titre de savant, Bacon était contemporain de Kepler, de Galilée, de Descartes, et Copernic l’avait précédé : ces quatre géants seuls, sans parler de cent autres personnages moins célèbres, lui ôtaient le droit de parler avec tant de mépris de l’état des sciences, qui jetaient déjà de son temps une lumière éclatante, et qui étaient au fond tout ce qu’elles pouvaient être alors. Les sciences ne vont point comme Bacon l’imaginait : elles germent comme tout ce qui germe ; elles croissent comme tout ce qui croît ; elles se lient avec l’état moral de l’homme. Quoique libre et actif, et capable par conséquent de se livrer aux sciences et de les perfectionner, comme tout ce qui a été mis à sa portée, il est cependant abandonné à lui-même sur ce point moins peut-être que sur tout autre ; mais Bacon avait la fantaisie d’injurier les connaissances de son siècle, sans avoir pu jamais se les approprier ; et rien n’est plus curieux dans l’histoire de l’esprit humain que l’imperturbable obstination avec laquelle cet homme célèbre ne cessa de nier l’existence de la lumière qui étincelait autour de lui, parce que ses yeux n’étaient pas conformés de manière à la recevoir ; car jamais homme ne fut plus étranger aux sciences naturelles et aux lois du monde. On a très justement accusé Bacon d’avoir retardé la marche de la chimie en tâchant de la rendre mécanique, et je sois charmé que le reproche lui ait été adressé dans sa patrie même par l’un des premiers chimistes du siècle 8. Il a fait plus mal encore en retardant la marche de cette philosophie transcendante ou générale, dont il n’a cessé de nous entretenir, sans jamais s’être douté de ce qu’elle devait être ; il a même inventé des mots faux et dangereux dans l’acception qu’il leur a donnée, comme celui de forme, par exemple, qu’il a substitué à celui de nature ou d’essence, et dont la grossièreté moderne n’a pas manqué de s’emparer, en nous proposant le plus sérieusement possible de rechercher la forme de la chaleur, de l’expansibilité, etc. : et qui sait si l’on n’en viendra pas un jour, marchant sur ses traces, à nous enseigner la forme de la vertu ? La puissance qui entraînait Bacon n’était point encore adulte à l’époque où il écrivait ; déjà cependant on la voit fermenter dans ses écrits où elle ébauche hardiment les germes que nous avons vu éclore de nos jours. Plein d’une rancune machinale (dont il ne connaissait lui-même ni la nature ni la source), contre toutes les idées spirituelles, Bacon attacha de toutes ses forces l’attention générale sur les sciences matérielles, de manière à dégoûter l’homme de tout le reste. Il repoussait toute la métaphysique, toute la psychologie, toute la théologie naturelle dans la théologie positive, et il enfermait celle-ci sous clef dans l’Église avec défense d’en sortir ; il déprimait sans relâche les causes finales, qu’il appelait des rémoras attachés au vaisseau des sciences ; et il osa soutenir sans détour que la recherche de ces causes nuisait à la véritable science : erreur grossière autant que funeste, et cependant, le pourrait-on croire ? erreur contagieuse, même pour les esprits heureusement disposés : au point que l’un des disciples les plus fervents et les plus estimables du philosophe anglais n’a point senti trembler sa main, en nous avertissant de prendre bien garde de ne pas nous laisser séduire par ce que nous apercevons d’ordre dans l’univers. Bacon n’a rien oublié pour nous dégoûter de la philosophie de Platon, qui est la préface humaine de l’Évangile ; et il a vanté, expliqué, propagé celle de Démocrite, c’est-à-dire, la philosophie corpusculaire, effort désespéré du matérialisme poussé à bout, qui, sentant que la matière lui échappe et n’explique rien, se plonge dans les infiniment petits ; cherchant, pour ainsi dire, la matière sans la matière, et toujours content au milieu même des absurdités, partout où il ne trouve pas l’intelligence. Conformément à ce système de philosophie, Bacon engage les hommes à chercher la cause des phénomènes naturels dans la configuration des atomes ou des molécules constituantes, idée la plus fausse et la plus grossière qui ait jamais souillé l’entendement humain. Et voilà pourquoi le XVIIIe siècle, qui n’a jamais aimé et loué les hommes que pour ce qu’ils ont de mauvais, a fait son Dieu de Bacon, tout en refusant néanmoins de lui rendre justice pour ce qu’il a de bon et même d’excellent. C’est une très grande erreur que celle de croire qu’il a influé sur la marche des sciences ; car tous les véritables fondateurs de la science le précédèrent ou ne le connurent point. Bacon fut un baromètre qui annonça le beau temps ; et parce qu’il l’annonçait, on crut qu’il l’avait fait. Walpole, son contemporain, l’a nommé le prophète de la science 9, c’est tout ce qu’on peut lui accorder. J’ai vu le dessein d’une médaille frappée en son honneur, dont le corps est un soleil levant, avec la légende : Exortus uti æthereus sol. Rien n’est plus évidemment faux ; je passerais plutôt une aurore avec l’inscription : Nuntia solis ; et même encore on pourrait y trouver de l’exagération ; car lorsque Bacon se leva, il était au moins dix heures du matin. L’immense fortune qu’il a faite de nos jours n’est due, comme je vous le disais tout à l’heure, qu’à ses côtés répréhensibles. Observez qu’il n’a été traduit en français qu’à la fin de ce siècle, et par un homme qui nous a déclaré naïvement : Qu’il avait, contre sa seule expérience, cent mille raisons pour ne pas croire en Dieu !

 

LE CHEVALIER.

 

N’avez-vous point peur, M. le comte, d’être lapidé pour de tels blasphèmes contre l’un des grands dieux de notre siècle ?

 

LE COMTE.

 

Si mon devoir était de me faire lapider, il faudrait bien prendre patience ; mais je doute qu’on vienne me lapider ici. Quand il s’agirait d’ailleurs d’écrire et de publier ce que je vous dis, je ne balancerais pas un moment ; je craindrais peu les tempêtes, tant je suis persuadé que les véritables intentions d’un écrivain sont toujours senties, et que tout le monde leur rend justice. On me croirait donc, j’en suis sûr, lorsque je protesterais que je me crois inférieur en talents et en connaissance à la plupart des écrivains que vous avez en vue dans ce moment, autant que je les surpasse par la vérité des doctrines que je professe. Je me plais même à confesser cette première supériorité, qui me fournit le sujet d’une méditation délicieuse sur l’inestimable privilège de la vérité, et sur la nullité des talents qui osent se séparer d’elle. Il y a un beau livre à faire, messieurs, sur le tort fait à toutes les productions du génie, et même au caractère de leurs auteurs, par les erreurs qu’ils ont professées depuis trois siècles. Quel sujet s’il était bien traité ! L’ouvrage serait d’autant plus utile, qu’il reposerait entièrement sur des faits, de manière qu’il prêterait peu le flanc à la chicane. Je puis sur ce point vous citer un exemple frappant, celui de Newton, qui se présente à mon esprit dans ce moment comme l’un des hommes les plus marquants dans l’empire des sciences. Que lui a-t-il manqué pour justifier pleinement le beau passage d’un poète de sa nation, qui l’a nommé une pure intelligence prêtée aux hommes par la Providence pour leur expliquer ses ouvrages 10 ? Il lui a manqué de n’avoir pu s’élever au-dessus des préjugés nationaux ; car certainement s’il avait eu une vérité de plus dans l’esprit, il aurait écrit un livre de moins. Qu’on l’exalte donc tant qu’on voudra, je souscris à tout, pourvu qu’il se tienne à sa place ; mais s’il descend des hautes régions de son génie pour me parler de la grande tête et de la petite corne, je ne lui dois plus rien : il n’y a dans tout le cercle de l’erreur, et il ne peut y avoir, ni noms, ni rangs, ni différences, NEWTON est l’égal de Villiers.

Après cette profession de foi que je ne cesse de répéter, je vis parfaitement en paix avec moi-même. Je ne puis m’accuser de rien, je vous l’assure, car je sais ce que je dois au génie, mais je sais aussi ce que je dois à la vérité. D’ailleurs, messieurs, les temps sont arrivés, et toutes les idoles doivent tomber. Revenons, s’il vous plaît.

Trouvez-vous la moindre difficulté dans cette idée, que la prière est une cause seconde, et qu’il est impossible de faire contre elle une seule objection que vous ne puissiez faire de même contre la médecine, par exemple ? Ce malade doit mourir ou ne doit pas mourir ; donc il est inutile de prier pour lui ; et moi je dis : Donc il est inutile de lui administrer des remèdes ; donc il n’y a point de médecine. Où est la différence, je vous prie ? Nous ne voulons pas faire attention que les causes secondes se combinent avec l’action supérieure. Ce malade mourra ou ne mourra pas : oui, sans doute, il mourra s’il ne prend pas des remèdes, et il ne mourra pas s’il en use : cette condition, s’il est permis de s’exprimer ainsi, fait portion du décret éternel. Dieu, sans doute, est le moteur universel ; mais chaque être est mu suivant la nature qu’il en a reçue. Vous-mêmes, messieurs, si vous vouliez amener à vous ce cheval que nous voyons là-bas dans la prairie, comment feriez-vous ? vous le monteriez, ou vous l’amèneriez par la bride, et l’animal vous obéirait, suivant sa nature, quoiqu’il eût  toute la force nécessaire pour vous résister, et même pour vous tuer d’un coup de pied. Que s’il vous plaisait de faire venir à nous l’enfant que nous voyons jouer dans le jardin, vous rappelleriez, ou, comme vous ignorez son nom, vous lui feriez quelque signe ; le plus intelligible pour lui serait sans doute de lui montrer ce biscuit, et l’enfant arriverait, suivant sa nature. Si vous aviez besoin enfin d’un livre de ma bibliothèque, vous iriez le chercher, et le livre suivrait votre main d’une manière purement passive, suivant sa nature. C’est une image assez naturelle de l’action de Dieu sur les créatures. Il meut les anges, les hommes, les animaux, la matière brute, tous les êtres enfin ; mais chacun suivant sa nature ; et l’homme ayant été créé libre, il est mu librement. Cette loi est véritablement la loi éternelle, et c’est à elle qu’il faut croire.

 

LE SÉNATEUR.

 

J’y crois de tout mon cœur tout comme vous ; cependant il faut avouer que l’accord de l’action divine avec notre liberté et les évènements qui en dépendent, forme une de ces questions où la raison humaine, lors même qu’elle est parfaitement convaincue, n’a pas cependant la force de se défaire d’un certain doute qui tient de la peur, et qui vient toujours l’assaillir malgré elle. C’est un abîme où il vaut mieux ne pas regarder.

 

LE COMTE.

 

Il ne dépend nullement de nous, mon bon ami, de n’y pas regarder ; il est là devant nous, et pour ne pas le voir, il faudrait être aveugle, ce qui serait bien pire que d’avoir peur. Répétons plutôt qu’il n’y a point de philosophie sans l’art de mépriser les objections, autrement les mathématiques mêmes seraient ébranlées. J’avoue qu’en songeant à certains mystères du monde intellectuel, la tête tourne un peu. Cependant il est possible de se raffermir entièrement ; et la nature même, sagement interrogée, nous conduit sur le chemin de la vérité. Mille et mille fois sans doute vous avez réfléchi à la combinaison des mouvements. Courez, par exemple, d’orient en occident tandis que la terre tourne d’occident en orient. Que voulez -vous faire, vous qui courez ? vous voulez, je le suppose, parcourir à pied une verste en huit minutes d’orient en occident : vous l’avez fait ; vous avez atteint le but ; vous êtes las, couvert de sueur ; vous éprouvez enfin tous les symptômes de la fatigue : mais que voulait ce pouvoir supérieur, ce premier mobile qui vous entraîne avec lui ? Il voulait qu’au lieu d’avancer d’orient en occident, vous reculassiez dans l’espace avec une vitesse inconcevable, et c’est ce qui est arrivé. Il a donc fait ainsi que vous ce qu’il voulait. Jouez au volant sur un vaisseau qui cingle : y a-t-il dans le mouvement qui emporte et vous et le volant quelque chose qui gêne votre action ? Vous lancez le volant de proue en poupe avec une vitesse égale à celle du vaisseau (supposition qui peut être d’une vérité rigoureuse) : les deux joueurs font certainement tout ce qu’ils veulent ; mais le premier mobile a fait aussi ce qu’il voulait. L’un des deux croyait lancer le volant, il n’a fait que l’arrêter ; l’autre est allé à lui au lieu de l’attendre, comme il y croyait, et de le recevoir sur sa raquette.

Direz-vous peut-être que puisque vous n’avez pas fait tout ce que vous croyiez, vous n’avez pas fait tout ce que vous vouliez ? Dans ce cas vous ne feriez pas attention que la même objection peut s’adresser au mobile supérieur, auquel on pourrait dire que voulant emporter le volant, celui-ci néanmoins est demeuré immobile. L’argument vaudrait donc également contre Dieu. Puisqu’il a, pour établir que la puissance divine peut être gênée par celle de l’homme, précisément autant de force que pour établir la proposition inverse, il s’ensuit qu’il est nul pour l’un et l’autre cas, et que les deux puissances agissent ensemble sans se nuire.

On peut tirer un très grand parti de cette combinaison des forces motrices qui peuvent animer à la fois le même corps, quels que soient leur nombre et leur direction, et qui ont si bien toutes leur effet, que le mobile se trouvera à la fin du mouvement unique qu’elles auront produit, précisément au même point où il s’arrêterait, si toutes avaient agi l’une après l’autre. L’unique différence qui se trouve entre l’une et l’autre dynamique, c’est que dans celle des corps, la force qui les anime ne leur appartient jamais, au lieu que dans celle des esprits, les volontés, qui sont des actions substantielles, s’unissent, se croisent ou se heurtent d’elles-mêmes, puisqu’elles ne sont qu’actions. Il peut même se faire qu’une volonté créée annule, je ne dis pas l’effort, mais le résultat de l’action divine ; car, dans ce sens, Dieu lui-même nous a dit que Dieu VEUT des choses qui n’arrivent point, parce que l’homme NE VEUT PAS 11. Ainsi les droits de l’homme sont immenses, et le plus grand malheur pour lui est de les ignorer ; mais sa véritable action spirituelle est la prière au moyen de laquelle, en se mettant en rapport avec Dieu, il en exerce, pour ainsi dire, l’action toute-puissante, puisqu’il la détermine. Voulez-vous savoir ce que c’est que cette puissance, et la mesurer, pour ainsi dire ? Songez à ce que peut la volonté de l’homme dans le cercle du mal ; elle peut contrarier Dieu, vous venez de le voir : que peut donc cette même volonté lorsqu’elle agit avec lui ? où sont les bornes de cette puissance ? sa nature est de n’en pas avoir. L’énergie de la volonté humaine nous frappe vaguement dans l’ordre social, et souvent il nous arrive de dire que l’homme peut tout ce qu’il veut ; mais dans l’ordre spirituel, où les effets ne sont pas sensibles, l’ignorance sur ce point n’est que trop générale ; et dans le cercle même de la matière, nous ne faisons pas, à beaucoup près, les reflétons nécessaires. Vous renverseriez aisément, par exemple, un de ces églantiers ; mais vous ne pouvez renverser un chêne : pourquoi, je vous prie ? La terre est couverte d’hommes sans tête qui se hâteront de vous répondre : Parce que vos muscles ne sont pas assez forts, prenant ainsi de la meilleure foi du monde la limite pour le moyen de la force. Celle de l’homme est bornée par la nature de ses organes physiques, de la manière nécessaire pour qu’il ne puisse troubler que jusqu’à un certain point l’ordre établi ; car vous sentez ce qui arriverait dans ce monde, si l’homme pouvait de son bras seul renverser un édifice ou arracher une forêt. Il est bien vrai que cette même sagesse qui a créé l’homme perfectible lui a donné la dynamique, c’est-à-dire les moyens artificiels d’augmenter sa force naturelle ; mais ce don est accompagné encore d’un signe éclatant de l’infinie prévoyance : car voulant que tout l’accroissement possible fût proportionné, non aux désirs illimités de l’homme qui sont immenses, et presque toujours désordonnés, mais seulement à ses désirs sages, réglés sur ses besoins, elle a voulu que chacune de ses forces fût nécessairement accompagnée d’un empêchement qui naît d’elle, et qui croît avec elle, de manière que la force doit nécessairement se tuer elle-même par l’effort seul qu’elle fait pour s’agrandir. On ne saurait, par exemple, augmenter proportionnellement la puissance d’un levier sans augmenter proportionnellement les difficultés qui doivent enfin le rendre inutile ; on peut dire de plus qu’en général et dans les opérations mêmes qui ne tiennent point à la mécanique proprement dite, l’homme ne saurait augmenter ses forces naturelles, sans employer proportionnellement plus de temps, plus d’espace et plus de matériaux, ce qui l’embarrasse d’abord d’une manière toujours croissante, et l’empêche de plus d’agir clandestinement, et ceci doit être soigneusement remarqué. Ainsi, par exemple, tout homme peut faire sauter une maison au moyen d’une mine ; mais les préparatifs indispensables sont tels que l’autorité publique aura toujours le temps de venir lui demander ce qu’il fait. Les instruments d’optique présentent encore un exemple frappant de la même loi, puisqu’il est impossible de perfectionner l’une des qualités dont la réunion constitue la perfection de ces instruments, sans affaiblir l’autre. On peut faire une observation semblable sur les armes à feu. En un mot, il n’y a point d’exception à une loi dont la suspension anéantirait la société humaine. Ainsi donc, de tous côtés, et dans l’ordre de la nature comme dans celui de l’art, les bornes sont posées. Vous ne feriez pas fléchir l’arbuste dont je vous parlais tout à l’heure, si vous le pressiez avec un roseau ; ce ne serait point cependant parce que la force vous manquerait, mais parce qu’elle manquerait au roseau ; et cet instrument trop faible est à l’églantier ce que le bras est au chêne. La volonté par son essence transporterait les montagnes ; mais les muscles, les nerfs et les os qui lui ont été remis pour agir matériellement, plient sur le chêne, comme le roseau pliait sur l’églantier. Ôtez donc par la pensée la loi qui veut que la volonté humaine ne puisse agir matériellement d’une manière immédiate que sur le corps qu’elle anime (loi purement accidentelle et relative à notre état d’ignorance et de corruption), elle arrachera un chêne comme elle soulève un bras. De quelque manière qu’on envisage la volonté de l’homme, on trouve que ses droits sont immenses. Mais comme dans l’ordre spirituel, dont le monde matériel n’est qu’une image et une espèce de reflet, la prière est la dynamique confiée à l’homme, gardons-nous bien de nous en priver : ce serait vouloir substituer nos bras au cabestan ou à la pompe à feu.

La philosophie du dernier siècle, qui formera aux yeux de la postérité une des plus honteuses époques de l’esprit humain, n’a rien oublié pour nous détourner de la prière par la considération des lois éternelles et immuables. Elle avait pour objet favori, j’ai presque dit unique, de détacher l’homme de Dieu : et comment pouvait-elle y parvenir plus sûrement qu’en l’empêchant de prier ? Toute cette philosophie ne fut dans le fait qu’un véritable système d’athéisme pratique 12 ; j’ai donné un nom à cette étrange maladie : je l’appelle la théophobie ; regardez bien, vous la verrez dans tous les livres philosophiques du XVIIIe siècle. On ne disait pas franchement : Il n’y a pas de Dieu, assertion qui aurait pu amener quelques inconvénients physiques ; mais on disait : « Dieu n’est pas là. Il n’est pas dans vos idées : elles viennent des sens : il n’est pas dans vos pensées, qui ne sont que des sensations transformées : il n’est pas dans les fléaux qui vous affligent ; ce sont des phénomènes physiques, comme d’autres qu’on explique par les lois connues. Il ne pense pas à vous ; il n’a rien fait pour vous en particulier ; le monde est fait pour l’insecte comme pour vous ; il ne se venge pas de vous, car vous êtes trop petits, etc. » Enfin on ne pouvait nommer Dieu à cette philosophie sans la faire entrer en convulsion. Des écrivains même de cette époque, infiniment au-dessus de la foule, et remarquables par d’excellentes vues partielles, ont nié franchement la création. Gomment parler à ces gens-là de châtiments célestes sans les mettre en fureur ? Nul évènement physique ne peut avoir de cause supérieure relative à l’homme : voilà son dogme. Quelquefois peut-être elle n’osera pas l’articuler en général ; mais venez à l’application, elle niera constamment en détail, ce qui revient au même. Je puis vous en citer un exemple remarquable et qui a quelque chose de divertissant, quoiqu’il attriste sous un autre rapport. Rien ne les choquait comme le déluge, qui est le plus grand et le plus terrible jugement que la divinité ait jamais exercé sur l’homme ; et cependant rien n’était mieux établi par toutes les espèces de preuves capables d’établir un grand fait. Comment faire donc ? ils commencèrent par nous refuser obstinément toute l’eau nécessaire au déluge ; et je me rappelle que, dans mes belles années, ma jeune foi était alarmée par leurs raisons : mais la fantaisie leur étant venue depuis de créer un monde par voie de précipitation 13, et l’eau leur étant rigoureusement nécessaire pour cette opération remarquable, le défaut d’eau ne les a plus embarrassés, et ils sont allés jusqu’à nous en accorder libéralement une enveloppe de trois lieues de hauteur sur toute la surface du globe ; ce qui est fort honnête. Quelques-uns même ont imaginé d’appeler Moïse à leur secours et de le forcer, par les plus étranges tortures, à déposer en faveur de leurs rêves cosmogoniques. Bien entendu, cependant, que l’intervention divine demeure parfaitement étrangère à cette aventure qui n’a rien d’extraordinaire : ainsi, ils ont admis la submersion totale du globe a l’époque même fixée par ce grand homme, ce qui leur a paru suffire pour se déclarer sérieusement défenseurs de la révélation ; mais de Dieu, de crime et de châtiment, pas le mot. On nous a même insinué tout doucement qu’il n’y avait point d’homme sur la terre à l’époque de la grande submersion, ce qui est tout à fait mosaïque, comme vous voyez. Ce mot de déluge ayant de plus quelque chose de théologique qui déplaît, on l’a supprimé, et l’on dit catastrophe : ainsi, ils acceptent le déluge, dont ils avaient besoin pour leurs vaines théories, et ils en ôtent Dieu qui les fatigue. Voilà, je pense, un assez beau symptôme de la théophobie.

J’honore de tout mon cœur les nombreuses exceptions qui consolent l’œil de l’observateur ; et parmi les écrivains mêmes qui ont pu attrister la croyance légitime, je fais avec plaisir les distinctions nécessaires ; mais le caractère général de cette philosophie n’est pas moins tel que je vous l’ai montré ; et c’est elle qui, en travaillant sans relâche à séparer l’homme de la divinité, a produit enfin la déplorable génération qui a fait ou laissé faire tout ce que nous voyons.

Pour nous, messieurs, ayons aussi notre théophobie, mais que ce soit la bonne ; et si quelquefois la justice suprême nous effraie, souvenons-nous de ce mot de saint Augustin, l’un des plus beaux sans doute qui soient sortis d’une bouche humaine : Avez-vous peur de Dieu ? sauvez-vous dans ses bras 14.

Permettez-moi de croire, M, le chevalier, que vous êtes parfaitement tranquille sur les lois éternelles et immuables. Il n’y a rien de nécessaire que Dieu, et rien ne l’est moins que le mal. Tout mal est une peine, et toute peine (excepté la dernière) est infligée par l’amour autant que par la justice.

 

LE CHEVALIER.

 

Je suis enchanté que mes petites chicanes nous aient valu des réflexions dont je ferai mon profit : mais que voulez-vous dire, je vous prie, avec ces mots, excepté la dernière ?

 

LE COMTE.

 

Regardez autour de vous, M. le chevalier ; voyez les actes de la justice humaine : que fait-elle lorsqu’elle condamne un homme à une peine moindre que la capitale ? Elle fait deux choses à l’égard du coupable : elle le châtie ; c’est l’œuvre de la justice : mais de plus, elle veut le corriger, et c’est l’œuvre de l’amour. S’il ne lui était pas permis d’espérer que la peine suffirait pour faire rentrer le coupable en lui-même, presque toujours elle punirait de mort ; mais lorsqu’il est parvenu enfin, ou par la répétition, ou par l’université de ses crimes, à la persuader qu’il est incorrigible, l’amour se retire, et la justice prononce une peine éternelle ; car toute mort est éternelle : comment un homme mort pourrait-il cesser d’être mort ? Oui, sans doute, l’une et l’autre justices ne punissent que pour corriger ; et toute peine, excepté la dernière, est un remède : mais la dernière est la mort. Toutes les traditions déposent en faveur de cette théorie, et la fable même proclame l’épouvantable vérité : LÀ THÉSÉE EST ASSIS ET LE SERA TOUJOURS.

Ce fleuve qu’on ne passe qu’une fois ; ce tonneau des Danaïdes, toujours rempli et toujours vide ; ce foie de Titye, toujours renaissant sous le bec du vautour qui le dévore toujours ; ce Tantale, toujours prêt à boire cette eau, à saisir ces fruits qui le fuient toujours ; cette pierre de Sisyphe toujours remontée ou poursuivie ; ce cercle, symbole éternel de l’éternité, écrit sur la roue d’Ixion, sont autant d’hiéroglyphes parlant, sur lesquels il est impossible de se méprendre.

Nous pouvons donc contempler la justice divine dans la nôtre, comme dans un miroir, terne à la vérité, mais fidèle, qui ne saurait nous renvoyer d’autres images que celles qu’il a reçues : nous y verrons que le châtiment ne peut avoir d’autre fin que d’ôter le mal, de manière que plus le mal est grand et profondément enraciné, et plus l’opération est longue et douloureuse ; mais si l’homme se rend tout mal, comment l’arracher de lui-même ? et quelle prise laisse-t-il à l’amour ? Toute instruction vraie, mêlant donc la crainte aux idées consolantes, elle avertit l’être libre de ne pas s’avancer jusqu’au terme où il n’y a plus de terme.

 

LE SÉNATEUR.

 

Je voudrais pour mon compte dire encore beaucoup de choses à M. le chevalier, car je n’ai pas perdu de vue un instant son exclamation : Et que dirons-nous de la guerre ? Or, il me semble que ce fléau mérite d’être examiné à part. Mais je m’aperçois que les tremblements de terre nous ont menés trop loin. Il faut nous séparer. Demain, messieurs, si vous le jugez à propos, je vous communiquerai quelques idées sur la guerre ; car c’est un sujet que j’ai beaucoup médité.

 

LE CHEVALIER.

 

J’ai peu à me louer d’elle, je vous l’assure ; je ne sais cependant comme il arrive que j’aime toujours la faire ou en parler : ainsi je vous entendrai avec le plus grand plaisir.

 

LE COMTE.

 

Pour moi, j’accepte l’engagement de notre ami ; mais je ne vous promets pas de n’avoir plus rien à dire demain sur la prière.

 

LE SÉNATEUR.

 

Je vous cède, dans ce cas, la parole pour demain ; mais je ne reprends pas la mienne. Adieu.

 

 

 

 

FIN DU CINQUIÈME ENTRETIEN.

 

 

 

 

Joseph de MAISTRE,

Les soirées de Saint-Pétersbourg, 1821.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

NOTES DU CINQUIÈME ENTRETIEN

 

 

I.

 

(Jamais je ne comprendrai la moralité des êtres intelligents.)

C’était l’avis d’Origène : Les hommes, dit-il, ne seraient pas coupables, s’ils ne portaient dans leur esprit des notions de morale communes et innées écrites en lettres divines (Grammasi theou.) Adv. Cels., lib. I, c. IV, p. 323, et c. V, p. 324. Opp., édit. Ruæi, in-fol., tom. I. Paris, 1723.

Charron pensait de même lorsqu’il adressait à la conscience cette apostrophe si originale et si pénétrante : « Que vas-tu chercher ailleurs loi ou règle au monde ! Que te peut-on dire ou alléguer que tu n’aies chez toi ou au-dedans, si tu te voulais tâter et écouter ! Il te faut dire comme au payeur de mauvaise foi qui demande qu’on lui montre la cédule qu’il a chez lui : Quod petis intus habes ; tu demandes ce que tu as dans ton sein. Toutes les tables de droit, et les deux de Moïse, et les douze des Grecs (des Romains), et toutes les bonnes lois du monde, ne sont que des copies et des extraits produits en jugement contre toi, qui tiens caché l’original, et feins ne savoir ce que c’est ; étouffant tant que tu peux cette lumière qui t’éclaire au-dedans, mais qui n’ont jamais été au-dehors, et humainement publiées que pour celle qui était au-dedans toute céleste et divine, a été par trop méprisée et oubliée. » (De la Sagesse, liv. II, chap. III, no 4.)

 

 

II.

 

(Ce qui commande précède ce qui est commandé.)

Pantakhe te arkhon arkhomenou ooresbutefon, kai agon agomenou.

(Plat. de Leg., lib. XIII, in Epin. Opp., tom. IX, p. 252.)

On peut observer en passant que le dernier mot de Platon, ce qui commande précède ce qui est commandé, efface la maxime si fameuse sur nos théâtres :

        Le premier qui fut roi fut un soldat heureux.

L’expression même employée par Voltaire se moque de lui ; car le premier SOLDAT fut SOLDÉ par un roi.

 

 

III.

 

(Toucher, être touché n’appartient qu’aux seuls corps.)

Tangere enim et tangi nisi corpus nulla potest res.

                                                 (Lucr. de R. N., 1, 305.)

 

Le docteur Robinson, savant éditeur de Black, s’est justement moqué des chimistes-mécaniciens (les plus ridicules des hommes), qui ont voulu transporter dans leur science ces rêves de Lucrèce. Ainsi, dit-il, si la chaleur est produite dans quelques solutions chimiques, c’est, disent les mécaniciens, par l’effet du frottement et du choc des différentes particules qui entrent en solution ; mais si l’on mêle de la neige et du sel, ces mêmes choses et ces mêmes frottements produisent un froid aigu, etc. (Black’s lectures on chemistry, in-4o, tom. I, on heat, p. 126.)

 

 

IV.

 

 (Que le mouvement commence par une volonté.)

« Moon arkhe tis estai tes kineseoos apases alle oolen tes autes auten kinesases metabole ; le mouvement peut-il avoir un autre principe que cette force qui se meut elle-même ? » (Plat. de leg. Opp., tom. IX, p. 86-87.) Corporeum non movet nisi motum... Quum autem non sit procedere in infinitum in corporibus, oportebit devenire ad primam movens incorporeum... Omnis motus a principio immobili. (Saint Thomas, adv. gent., I, 44 ; III, 23.) Platon n’est point ici copié, mais parfaitement rencontré.

 

 

V.

 

(Lisez, je vous prie, ses Lettres théologiques au docteur Bentley : vous en serez également instruits et édifiés.)

On peut lire ces lettres dans la Bibliothèque britannique. Février 1797, vol. IV, no 30. Voyez surtout celle du 5 février, Ibid., pag. 192.

Il avait déjà dit dans son immortel ouvrage : Lorsque je me sers du mot d’attraction,.... je n’envisage point cette force physiquement, mais seulement mathématiquement ; que le lecteur se garde donc bien d’imaginer que par ce mot... j’entends désigner une cause ou une raison physique, ni que je veuille attribuer aux centres d’attraction des forces réelles et physiques, car je n’envisage dans ce traité que des quantités et des proportions mathématiques, sans m’occuper de la nature des forces et des qualités physiques. (Philos. natur. princ. mathem. cum comment. P. P. Le Seur et Jacquier, Genevæ, 1739-40, in-4o, tom. I. Def. VIII, pag. 11, et Schol. propos. XXXIX, p. 464.)

Cotes, dans la préface célèbre de ce même livre, dit que, lorsqu’on est arrivé à la cause la plus simple, il n’est plus permis de s’avancer davantage, p. 33 ; en quoi il semble qu’il n’avait pas bien saisi l’esprit de son maître : mais Clarke, de qui Newton a dit : Clarke seul me comprend, a fait sur ce point un aveu remarquable. L’attraction, dit-il, peut être l’effet d’une impulsion, mais non certainement matérielle (impulsu NON UTIQUE CORPOREO) ; et dans une note il ajoute : L’attraction n’est certainement pas une action matérielle à distance, mais l’action de quelque cause immatérielle. (CAUSAE CUJUSDAM IMMATERIALIS, etc. Voy. la Physique de Rohault traduite en latin par Clarke, in-8o, t. II, cap. XI, § 15, texte et note.) Le morceau entier est curieux.

Mais n’abandonnons jamais une grande question sans avoir entendu Platon. « Les modernes, dit-il, (les modernes !) se sont imaginé que le corps pouvait s’agiter lui-même par ses propres qualités ; et ils n’ont pas cru que l’âme pouvait mouvoir elle-même et les corps ; mais pour nous qui croyons tout le contraire, nous ne balancerons point à regarder l’âme comme la cause de la pesanteur. » (Ou si l’on veut une traduction plus servile) : Il n’y a pour nous aucune raison de douter, sous aucun rapport, que l’âme n’ait le pouvoir de mouvoir les graves.

Oud’ emin apistei psuche kata logon oudena oos baros ouden ooeriferein dunamene.

(Plat. de leg., lib. XIII, Opp., tom. IX, p. 267.)

Il faut remarquer que dans cet endroit ooeripherein ne signifie point circumferre, mais seulement ferre ou ferre secum. La chose étant claire pour la moindre réflexion, il suffit d’en avertir.

 

 

VI.

 

(Par Dieu, dit-il, il faut qu’il y ait quelque chose là-dedans.)

Ne Dia, eipein, endon ti einai dei. (Plut. in Lacon. LXIX.)

 

 

VII.

 

 (Et même ils y attachaient je ne sais quelle légère idée d’impiété.)

« Il ne faut pas, dit Platon, trop pousser la recherche des causes, car, en vérité, cela n’est pas pieux. » – Oute ooolupagmonein tas aitias, OY GAR OYD’OSION EINLI. Plat. de leg. Opp. édit. Bipont., tom. VIII, p. 587.

 

 

VIII.

 

 (Partout où il ne trouve pas l’intelligence.)

L’indispensable nécessité d’admettre un agent hors de la nature, pressant un peu trop le traducteur français de Bacon, homme tout-à-fait moderne, il s’en est consolé par le passage suivant : « Tous les philosophes ont admiré la nécessité de je ne sais quel fluide indéfinissable qu’ils ont appelé de différents noms, tels que matière subtile, agent universel, esprit, chair, véhicule, fluide électrique, fluide magnétique, DIEU, etc. » (Cité dans le précis de la philosophie de Bacon, tom. II, p. 242.)

 

 

IX.

 

 (A fait son dieu de Bacon.)

Cependant il y a eu des opposants. On sait que Hume a mis Bacon au-dessous de Galilée, ce qui n’est pas un grand effort de justice. Kant l’a loué avec une économie remarquable. Il ne trouve pas d’épithète plus brillante que celle d’ingénieux (sinnreich). (Hants Critik der rein. Vern. Leipzig, 1779, in-8o Vorr. S. 12-13), et Condorcet a dit nettement que Bacon n’avait pas le génie des sciences, et que ses méthodes de découvrir la vérité, dont il ne donne point l’exemple, ne changèrent nullement la marche des sciences. (Esquisse, etc., in-8o, p. 229.)

 

 

X.

 

(Qu’il avait, contre sa seule expérience, cent mille raisons pour ne pas croire en Dieu.)

Précis de la philosophie, etc., vol. cité, pag. 177. Au reste, ce même siècle qui décernait à Bacon des honneurs non mérités, n’a pas manqué de lui refuser ceux qui lui étaient dus légitimement, et cela pour le punir de ces restes vénérables de la foi antique qui étaient demeurés en l’air dans sa tête, et qui ont fourni la matière d’un très bon livre. C’était la mode, par exemple, et je ne crois pas qu’elle ait passé encore, de préférer les Essais de Montaigne à ceux de Bacon, qui contiennent plus de véritable science solide, pratique, et positive, qu’on n’en peut trouver, je crois, dans aucun livre de ce genre.

 

 

XI.

 

(Il lui a manqué de n’avoir pu s’élever au-dessus des préjugés nationaux.)

Felicior quidem, si ut vim religionis, ita etiam illius castitatem intellexisset. (Christoph. Stay. praef. in Benedicti fratris philos. recent. vers. trad. Romæ, Pulcarini, 1755, in-8o, tom. I, pag. 29.)

 

 

XII.

 

(Les difficultés qui doivent enfin le rendre inutile.)

En partant du principe connu que les vitesses sont aux deux extrémités d’un levier réciproquement comme les pieds des deux puissances, et les longueurs des bras directement comme ces mêmes vitesses, Fergusson s’est amusé à calculer que si, au moment où Archimède prononça son mot célèbre : Donnez-moi un point d’appui et j’ébranlerai l’univers, Dieu l’avais pris au mot en lui fournissant, avec ce point d’appui donné à trois mille lieues du centre de la terre, des matériaux d’une force suffisante, et un contrepoids de deux cents livres, il aurait fallu à ce grand géomètre un levier de douze cents milliards de cent milliards, ou douze quadrillons de mille, et une vitesse à l’extrémité du long bras égale à celle d’un boulet de canon, pour élever la terre d’un pouce en vingt-sept centaines de milliards, ou vingt-sept trillions d’années. (Fergusson’s astronomy explained. London, 1803, in-8o, chap VII, pag. 83.)

N. B. L’expression numérique du second de ces nombres exige quatorze chiffres, et celle du premier vingt-sept.

 

 

XIII.

 

(Ont nié franchement la création.)

Les uns ont donné au commencement du monde, tel que nous le décrit Moïse, le nom de réformation ; d’autres ont confessé avec candeur qu’ils ne se formaient l’idée d’aucun commencement, et cette philosophie n’est pas morte à beaucoup près. Cependant ne désespérons de rien, les armoiries d’une ville célèbre ont prophétisé comme Caïphe sans savoir ce qu’elles disaient : POST TENEBRAS LUX.

 

 

XIV.

 

(Là Thésée est assis et le sera toujours.)

.   .   .   .   .   .   .   .   .   Sedet æternumque sedebit

Infelix Theseus.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   

                                     (Virg., Æn., VI, 617-18.)

 

 

XV.

 

(Ce fleuve qu’on ne passe qu’une seule fois.)

Irremeabilis undæ.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

                                                 (Ibid., 425.)

 

 

XVI.

 

 (Ce tonneau des Danaïdes toujours rempli et toujours vide.)

Assiduæ repetunt quas perdant Belides undas.

                                                             (Ovid., Met. IV, 462.)

 

 

XVII.

 

 (Toujours renaissant sous le bec du vautour qui le dévore toujours.)

Immortale jecur tundens, fecundaque pœnis

Viscera ; nec fibris requies datur ulla renatis.

                                                                         (Virg., ibid., 598-600.)

 

 

XVIII.

 

 (Ce Tantale toujours prêt à boire cette eau, à saisir ces fruits qui le fuient toujours.)

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .  Tibi, Tantale, nullæ

Deprenduntur aquæ, quaeque imminet effugit arbos.

                                                                                                 (Ovid., Met., 458-459.)

 

 

XIX.

 

 (Cette pierre de Sisyphe toujours remontée ou poursuivie.)

Aut petis aut urges ruiturum, Sysiphe, saxum.

                                                                         (Ibid., 459.)

 

 

XX.

 

 (Ce cercle, symbole éternel de l’éternité, décrit par la roue d’Ixion.)

Volvitur Ixion, et se sequiturque fugitque.   .   .   .   . 

Perpetuas patitur pœnas.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   

                                                                                     (Ibid., 460, 466.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 



1 Alf reasoning. (Pope.)

2 Proprement science du sentiment, du grec aisthesis.

3 Liv. II, ch. XI, § 5, de l’Essai sur l’entend. hum.

4 Essai sur l’orig. des conn. hum., sect. II, chap. IV.

5 Vocem dederunt nubes. (Ps. LXXVI.)

6 Fulgura in pluviam facit. (Ibid. CXXXIV, 7.) Un autre prophète s’est emparé de cette expression et l’a répétée deux fois. Jérém. X, 13 ; LI, 16.) – Les coups de tonnerre paraissent être la combustion du gaz hydrogène avec l’air vital ; et c’est ainsi que nous les voyons suivis de pluies soudaines. (Fourcroi, Vérités fondamentales de la chimie moderne. Page 38.)

7 Vox tonitrui TUI in rota... commota est et contremuit terra. (Ps. LXXVI, 18.)

8 Black's lectures on chemistry. London, in-4o, tom. I, p. 261.

9 Voy. la préface de la petite édition anglaise des Œuvres de Bacon, publiée par le docteur Schaw, Londres. 1802, 12 vol. in-12.

10 …….………Pure intelligence whom God

To mortal lent, to trace his boundless works

From law sublimely simple.

                                           (Thomson : Seasons, the Summer.)

11 Jérusalem ! Jérusalem ! combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants, etc., et TU N’AS PAS VOULU ! (Luc XIII, 24.)

Il y a dans l’ordre spirituel, comme dans le matériel, des forces vives et des forces mortes ; et cela doit être.

12 La théorie qui nie l’utilité de la prière est l’athéisme formel ou n’en diffère que de nom. (Orig., de Orat. opp. tom. I, in-fol., pag. 202.)

13 Il ne s’agissait point de créer un monde, mais de former les couches terrestres, comme l’auteur l’a remarqué dans une de ses notes, qui a prévenu cette remarque. (Voy. pag. 162.) (Not. de l’édit.)

14 VIS FUGERE A DEO ? FUGE AD DEUM.

 

 

 

 

 

 

 

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