Celle que la grotte n’a pas guérie

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Joseph MALÈGUE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

J’ai bien connu Mlle Noémi L... Son amie Jeannette me conduisit un jour dans l’unique chambre où elle vivait, au quatrième et dernier étage d’une profonde maison vieillotte et austère, encore solide, à courettes noires. Je me souviens d’escaliers de pierre aux marches usées et creusées en bateaux, entre de vastes paliers froids. Une façade donnait sur une avenue à tramways ; l’autre, sur des jardins plâtreux, des hangars industriels où l’on sciait du bois, et puis sur un océan de toitures.

On louait les chambres de ce quatrième étage à de vieilles femmes, à des ménages effacés et glissants. Le propriétaire ne tolérait aucun bruit dans la maison. Tous les locataires de ces logements à une ou deux pièces gardaient ce même air de contrainte, de pluie, de pauvreté.

Jeannette me dit se rappeler parfaitement la maman de Mlle Noémi. Elle était couturière ou peut-être giletière, et gagnait jusqu’à des quatre francs par jour, ce qui était beaucoup autrefois. Elle appartenait au genre respectable et réservé. On lui disait Madame. La Maman de Jeannette, au contraire, qui faisait des ménages tout le long des journées, s’appelait la mère B...

Ces deux dames « se causaient », comme on dit, sortaient ensemble le dimanche, allaient ensemble à l’église, aux saluts du soir, aux prédications de la semaine sainte, de carême ou de mission, aux diverses cérémonies d’une douce petite dévotion monotone.

Jeannette faisait son apprentissage de couturière. C’était une solide fille blonde paille, laiteuse et tavelée, au cœur aimant et endormi. Mlle Noémi remplissait les fonctions de « seconde » au rayon des modes, dans un grand magasin de province. Fine, délicate, un peu secrète, aussi jolie et bien mise qu’une demoiselle, on la remarquait dans la rue, au magasin, partout, sans que cela lui plût beaucoup. Elle avait un certain air calme de remettre à leur place les personnes qui la remarquaient de trop près. Elle n’élevait jamais la voix. Elle ne s’ennuyait, disait-elle, jamais. Elle laissait tomber sur Jeannette, qui les recueillait pieusement, des conseils d’une tendre ironie, comme certains oiseaux picorent : à petits coups détachés et aristocratiques.

Son patron avait inutilement tourné autour d’elle. Même après qu’il eut épousé une belle jeune fille riche, il continuait de lui témoigner une sorte de demi-respect pincé. La clientèle l’aimait, et aussi beaucoup de ses collègues, quoique non pas toutes. Elle ne se mariait pas. On n’ignorait point qu’un caissier, le plus beau des partis, avait été refusé par elle, ce qui refroidissait les autres. Quelques langues disaient qu’elle faisait sa princesse, ou même sa cachottière et sa mijaurée et qu’avec ces airs-là, on ne savait jamais. Mais d’autres déclaraient la connaître mieux, la savoir sérieuse et même délicieuse. Choisissez entre les opinions : il y a des jeunes filles comme cela.

Lorsque ces dames sortaient ensemble, c’étaient la femme de ménage et la grosse Jeannette qui se sentaient honorées. Il n’y avait cependant pas beaucoup de distance entre les deux familles. Dans l’une, l’homme était mort ; dans l’autre, il était parti. Cela ne faisait pas une bien grande différence.

 

*

*   *

 

Il arriva qu’un jour Mlle Noémi tomba malade.

Elle se rappelait très bien le jour. C’était telle date de tel avril. Il faisait un ciel d’été précoce, et déjà poussiéreux. Dans le petit jardin plâtreux, d’une journée à l’autre, les feuilles grandissaient presque sous vos yeux. Il y avait aussi un pot de fleurs que Mlle Noémi arrosait soigneusement, en prenant garde de mouiller les fenêtres de dessous. C’était tout ce qu’on voyait de l’immense printemps.

Et après ce jour-là, elle ne se leva plus jamais.

À la suite de longues années et de remémorations innombrables, les souvenirs d’avant la maladie commencèrent de s’effacer et d’embellir à la fois. Ce beau temps qu’il avait fait le dernier jour de sa douce vie heureuse, elle le décrivait encore, mais elle finit par ne plus le placer dans la catégorie des choses positives et touchables, à supposer qu’on puisse toucher cette fraîcheur râpeuse, cette lumière gris-bleu, cette chaleur brusque et cette sorte de fine lassitude des premières semaines d’avril. Entre les souvenirs et les oublis, se glissa une infinité d’intermédiaires, tout un jeu délicat de remplacements et de rêveries. Les souvenirs, à la fin, perdent leur corps, leur contour, tout ce qu’il y a de sérieux en eux, de vraiment arrivé. On dirait qu’ils flottent en un air vaporeux où tremblent leurs menus visages. Ceux qui, comme Mlle Noémi, doivent mener une fragile vie repliée, le savent bien.

 

 

Une existence très singulière commença pour elle. Les autres jeunes filles, il y a presque toujours un royaume de petites choses domestiques dont leur volonté est plus ou moins souveraine. Si elles veulent ouvrir la porte ou la fenêtre, elles ouvrent la porte ou la fenêtre, elles vont et viennent par la chambre. Elles plient les lingeries blanches de leur trousseau avec des tapotements décidés, de leurs avant-bras ou de leurs mains. D’autres se promènent sur les routes, le dimanche, en se donnant le bras. Quelques-unes dansent et courent dans les jardins pleins de gaieté. Elles sortent avec de jolies robes et des chapeaux gracieux. Ainsi parées, rafraîchies, bruissantes, elles vont à l’église ou même à la communion. Je parle de celles qui ont de la dévotion, comme Mlle Noémi. Mais celle-ci avait senti un tel mal dans les jambes, le dos et les épaules, qu’elle dut dès le début garder une immobilité à peu près totale. Elle ne put presque plus rien remuer. Les bras s’agitèrent encore depuis le coude jusqu’aux doigts, mais les doigts eux-mêmes, qui malgré le rugueux léger des modistes restaient d’une longueur pure, d’un blanc virginal et charmant, commencèrent de se recroqueviller, de se replier vers l’intérieur de la main. Elle put tout juste écarter l’une de l’autre les phalanges de ses doigts à demi-fermés.

C’est ainsi désormais qu’elle vécut.

Elle ne put plus se servir elle-même, ni se retourner dans son lit, ni prendre son mouchoir sous son traversin, ni se relever quand elle glissait dans ses draps. Elle ne put plus manger avec ses mains, ni se gratter, ni se moucher, ni essuyer les gouttes de sa sueur. Ces mouvements essentiels et minuscules qui sont le permanent murmure de notre vie, que nul ne songerait à interdire aux plus infortunés, de tenaces cordes invisibles les lui refusèrent. Cependant, elle ne souffrait pas, ou à peine, quand elle restait immobile.

Elle s’habitua ainsi à une vie emmaillotée, une activité annihilée, à peu près réduite aux petites respirations douces qu’elle faisait en regardant le plafond. Son visage blanchit lentement, s’émacia, parvint à s’affiner encore, exagéra son sens intérieur. Il exprima aussi une douce peine continue, des sortes de sourires et de détresses si bien mélangés qu’ils ne pouvaient plus se séparer et que ses yeux les envoyaient ensemble aux personnes charitables qui entraient la visiter.

Bien entendu, tous ces changements prirent un grand morceau de temps, une longue suite de saisons et d’années, un enfoncement désespéré dans ce qu’elle appelait « son noir », des respirations sanglotées ou de silencieuses nappes de pleurs, en somme une misère dont la forme variait avec les jours.

Des messieurs vinrent, des docteurs. Quelques-uns arrivaient ensemble, en consultation, comme ils disaient. Ils touchaient ces pauvres membres. Ils disaient entre eux des mots qu’on ne comprenait pas. Ils donnèrent des liquides en petites fioles, ou des onguents dans des tubes qu’on pressait. Mais cela ne fit rien ou si peu de chose que ce n’est pas la peine d’en parler.

Des dames apparurent aussi, qui laissaient des petits cadeaux, des gourmandises, des oranges, des livres. (« Vous vous les ferez lire, n’est-ce pas ? ») Une des amies, de l’atelier des modistes, fit un cadeau intelligent : un petit pupitre en léger cartonnage, qui ne pesait pas sur un lit de malade. Puis, elle se maria et ne revint plus.

D’ailleurs, toutes n’étaient pas bienveillantes, ni compatissantes. Par exemple, il en vint une qui osa conseiller de mettre à l’hôpital Mlle Noémi ! Chez la plupart, on sentait une satisfaction d’elles-mêmes, pour cette courte visite qu’elles faisaient. On devinait une fierté du devoir accompli, des réflexions d’un caractère moral sur l’inattendu des destinées et la résignation qu’il faut (« hé ! oui... »), une petite gêne protectrice devant tant de misère et, cachée très profond, ignorée d’elles probablement, enfouie dans leurs silences intérieurs, une sorte de soulagement, que ce sort fût celui de Mlle Noémi plutôt que le leur, quelque chose comme la gratitude d’un péril évité.

Une Sœur du Bon Secours, de celles qu’on appelle les Sœurs Bleues, vint assez régulièrement pour des piqûres qu’on avait ordonnées à Mlle Noémi. C’était une robuste sexagénaire aux crins gris fer. Elle aidait aussi Jeannette à la changer de linge : opération fort difficile, même avec ces chemises de malade qui se boutonnent de haut en bas. On ne la faisait bien qu’à deux. Mais la bonne sœur demeurait peu. Le temps lui durait. On voyait trop qu’elle ne donnait à Mlle Noémi qu’un très petit morceau de son cœur. Le plus grand restait à l’orphelinat de garçons dont elle s’occupait avant tout. C’est là que restait ce cœur rude et utile, au milieu de la cour où jouaient ses cinquante-trois galopins, dans un épais fourré de hurlements sauvages, parmi les cris : « Ça y ééést ! Attrapez-le ! Arrêtez-le ! Hi ! hi ! hop ! C’est pas hà touââ ! C’est hà mouâââ ! » et toutes les insanités de petites brutes de neuf à treize ans.

Au moment des classes, quand elle les conduisait dans la rue, batailleurs et rougeauds, en rang sous cinquante-trois capuchons identiques, ce cœur éclatait d’une grosse joie de chien de garde et du regret de les voir grandir. Au milieu même de ses grondements disciplinaires logeait une puissante chaleur maternelle, qu’aucun de ces morveux ne sentait, bien entendu.

– Ça va pas plus mal, allons ! disait-elle à Mlle Noémi en serrant son aiguille à piqûres, allons ! allons ! Ça s’arrangera ! Ça s’arrangera ! Avec un sourire quêteur de complicités, un haussement d’épaules faussement désolé : « Je peux pas rester plus longtemps, voyez-vous, parce que mes petits gars me réclament. Mais une autre fois, une autre fois ! »

Mlle Noémi prit ainsi en dégoût ceux des visiteurs qui agitaient devant elle des promesses de guérison, et aussi les autres, ceux qui acceptaient comme allant de soi la perpétuité de cet état pour elle, perspective dont elle devinait la cruauté informulée. Il devenait difficile de parler à cette malade d’une manière qui ne la blessât point. Aussi les visites se faisaient rares.

Jeannette suffisait à Mlle Noémi. Jeannette la regardait sans parler, avec une tendre tristesse. Elle et sa maman seules savaient la manière de la remuer dans son lit sans secousse aucune. Elles savaient aussi les mots ou les silences qu’il fallait.

M. le second Vicaire (celui qui s’occupait de visiter les malades) prit l’habitude de venir aussi bien régulièrement. Il arrivait dans la première heure de l’après-midi et restait chaque fois un certain temps. Quand l’Évêché le changeait de paroisse pour lui donner de l’avancement, le nouveau exécutait la consigne avec une égale ponctualité.

Après deux ou trois de ces changements, Mlle Noémi s’aperçut qu’en outre des secours de leur ministère : la petite confession moutonnière, la Sainte Communion avec l’hostie entre deux bougies, sur la table au linge blanc d’une pureté subite, elle espérait quelque chose de plus, un secours différent, informulable, inconnu. Chaque fois que changeaient les vicaires, elle reportait sur le nouveau cette même attente. L’un d’eux comprit que les fleurs du papier de la muraille fatiguaient Mlle Noémi par leur permanence. Un jour, il arriva chargé d’une de ces gravures banales qu’on trouve dans les parloirs des presbytères et la fixa au mur par des clous d’emballage. Mlle Noémi le remercia avec émotion, mais le secours qu’elle attendait n’était pas celui-là.

Le grand magasin n’ayant payé que le premier mois de la maladie (en ces temps on ne faisait pas davantage), la maman de Mlle Noémi avait dû prendre plus d’ouvrage pour compenser dans la mesure du possible les gains de sa fille. Sa machine à coudre restait oisive la nuit, à cause du bruit, mais elle cousait à la main ; elle cousait sans fin dans ce silence. Mlle Noémi sentait l’odeur de la lampe à pétrole. Elle entendait le tic-tac du petit réveil et les roulements de voitures nocturnes, si loin, si fins qu’ils semblaient rouler hors du monde, ou bien dans votre tête, on ne sait pas au juste.

La maman de Mlle Noémi dut aussi malheureusement mettre plus de temps pour aller chercher et rendre son ouvrage, car elle vieillissait. Et les heures que Mlle Noémi devait passer dans l’isolement de sa chambre s’étiraient interminablement.

De cette existence solitaire et mutilée, elle connut vite les incidents, les rites, l’étoffe.

Elle connut l’extrême lenteur du temps pendant qu’il coule et cet aspect rétrospectivement rapide qu’il prend quand il est passé. Elle savoura le paradoxe de ces affirmations contradictoires : « Oh ! cette nuit qui n’en finit plus ! » Et : « Voilà déjà un mois de passé ! » ou même : « Voilà déjà un an ! »

Elle apprit que ces heures, outre leur numéro d’ordre, leur chiffre romain sur les cadrans, possèdent aussi une sorte de couleur, de pression, de contact sourd, enfin une personnalité physique et morale qui les différencie dans leur invisible enveloppe d’air. Quelque chose qui fait dire sans même qu’on ait besoin de regarder l’horloge : « Il est dix heures ou onze heures du matin. » Ou, si cette substance invisible change encore davantage : « Il est quatre ou cinq heures du soir. » Les premières heures du matin, propres, froides et aigrelettes, ont l’air de vouloir un peu vous reposer, vous nettoyer de votre nuit. Mais celles qui suivent, trop flasques, s’épaississent et s’affaissent sous la charge du nouveau jour. Et j’aime mieux ne pas vous dire la menace des bords de nuit, quand on allume... on connaît bien toutes ces choses, quand on n’a absolument rien d’autre à faire que considérer leur figure ; et que l’esprit est porté là-dessus.

Pour Mlle Noémi, les choses finissaient ainsi par changer leurs sens normaux, de ces changements lents qu’on ne remarque que quand ils sont entassés l’un sur l’autre, et qu’ils ont eu largement le loisir de tout modifier autour d’eux. Les saisons, la couleur des jours, les nouvelles des personnes qui avaient connu Mlle Noémi autrefois, et qu’on lui rapportait encore de temps à autre, prenaient cet aspect particulier qu’elles ont pour des yeux qui ne voient jamais que l’angle du plafond et du mur, pour qui le plus léger changement de point de vue est une conquête.

Toutes choses assumaient lentement cet air irréel, inaccessible et désespéré que prend par exemple la fortune pour un pauvre homme.

Ainsi Mlle Noémi s’établissait-elle dans la souffrance.

 

*

*   *

 

Il advint que la maman de Jeannette mourut.

Jeannette prit l’habitude de venir manger avec ses voisines et de renifler quelques larmes vers cinq ou six heures de novembre, quand le soir tombait.

Puis la maman de Mlle Noémi mourut à son tour. Ce fut très vite fait, en trois jours, d’une congestion d’hiver. – La pauvre dame avait autrefois demandé de ne pas traîner ni gêner les autres avant de mourir ; – puis de voir sa fille guérie ; – puis de partir au moins rassurée sur l’état où elle la laisserait et sur les soins qui lui seraient donnés. Ainsi avaient varié avec le temps les formes de son vœu suprême.

Il lui fut accordé avant de mourir d’embrasser longuement Jeannette et de lui faire promettre quelque chose tout bas.

La première nuit de cette mort bouleversa l’étrange paysage de demi-réalité que connaissait si bien Mlle Noémi. Deux bougies restèrent allumées, de chaque côté d’un crucifix de métal. On les remplaça vers une heure du matin. Il y avait dans cette chambre Jeannette qui respirait. Il y avait aussi Mlle Noémi qui respirait près d’elle et disait avec elle à voix basse quelque chapelet toutes les heures à peu près. Il y avait le petit bruit de leurs deux vies. Et dans le second lit, de l’autre côté de la fenêtre, les pieds contre la paroi mansardée, en un lit que Mlle Noémi ne pouvait voir que d’une vision trop latérale, un visage d’un blanc jauni, infiniment immobile.

Une petite venue d’odeur, très légèrement nauséeuse, délicatement fétide, pas absolument désagréable, naquit par filets précis et espacés, vers cinq heures du matin. Mlle Noémi perçut tout à coup une sorte de heurt d’une violence impalpable. À la seconde de ces bouffées, elle pleura par petits sanglots saccadés, explosifs, étreignants.

L’atrocité de cette séparation venait de lui apparaître en une lumière brutalement différente. Jusqu’alors, dans l’inévitable et égoïste rétrécissement de la maladie, elle sentait l’existence de sa mère principalement par rapport à elle, Noémi, comme une partie capitale, la dernière, la plus stable de tout cet univers qui lui était enlevé. Dans la même désolation personnelle et glacée lui était d’abord apparue cette mort. Si lugubre qu’elle fût, elle n’était qu’une augmentation de son isolement, les bornes reculées de son désert. Durant la vie de sa mère, sa réclusion se trouvait limitée par cette tendresse qui brûlait près d’elle et venait de s’éteindre, par cette activité qui remuait pour elle, paralysée maintenant. Sans doute elle allait se perdre désormais dans les immensités agrandies de sa solitude, dans cette extension indéfinie de sa nuit et de son silence. Mais ce grand désarroi de la mort ne quittait pas le monde moral. Il y demeurait, sombrement logé en des salles hautes et graves.

Or, voici que ce décès prit tout à coup, à cause de ces petits filets d’odeur, une bien autre densité. La place de la morte ne restait pas vide comme elle l’avait cru. Ce qui brusquement l’habitait, c’était une autre chose, plus qu’étrangère : horrible, hostile et repoussante : une sorte de saleté. Un corps étranger qui commençait de tourner, de remuer tout seul, de sentir, enfin d’exister pour lui-même. Elle pensa le refouler d’un mouvement de son épaule et de son pauvre coude estropié. Ce qui prenait la place de sa mère, c’était un foyer d’odeur et de matière. Oui, pour apparaître de la sorte, aussi effrayante, aussi farouche, aussi séparée, il fallait que sa pauvre maman fût terriblement, désespérément morte. Les pauvres malades, trop isolés du monde, ont souvent des idées comme cela, qui traversent leurs prières.

 

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*   *

 

La vie de Mlle Noémi devint plus singulière encore. Jeannette commença de travailler près d’elle. Elle ne la quitta plus guère que pour aller chercher et rapporter son ouvrage, comme avait fait la disparue. La machine à coudre ronronna de nouveau. Il y eut encore moins d’argent, bien entendu, et la situation serait devenue grave si Jeannette n’avait renoncé à sa chambre, n’était venue habiter celle de Mlle Noémi, à la place de sa maman, et placé son lit où celle-ci avait le sien.

Même ainsi, il y eut de mauvais jours. Jeannette mit un cierge à Notre-Dame de Bon-Secours, au moment de régler les termes du loyer. De plus, Mlle Noémi trouvait bien le moyen de tricoter quelques légères écharpes avec ses pauvres doigts recroquevillés.

Le petit courant de visites recommença, un instant réalimenté par la mort de la mère, aminci néanmoins, réduit à deux ou trois gouttelettes fidèles. Les gens finissent par s’habituer.

Que Mlle Noémi restât immobile dans un lit de cette maison, portant tel numéro, dans telle avenue, ce ne pouvait être intéressant bien longtemps. C’était une maison qu’il y avait comme cela dans cette avenue, où une jeune fille restait immobile depuis un temps qu’on ne savait plus. Car on continuait de l’appeler jeune fille, ou petite malade, les mots retardant sur les choses. Il existe ainsi dans les rues, pour bien d’autres raisons, d’autres maisons curieuses. Il y eut la maison de la petite malade, comme il y a celle des cariatides, celle des vieilles poutres en bois, celle des meneaux Renaissance. Il y en a trop, de ces maisons. On finit par passer devant elles sans les remarquer.

 

*

*   *

 

Et cependant le cœur et l’âme de Mlle Noémi changeaient. Ceux ou celles qui eussent pris la peine de lui parler assez longtemps au cours de leur visite s’en seraient lentement rendu compte. Non seulement Mlle Noémi ne pensait plus à guérir, mais elle renonçait à se demander quand cet état-là finirait, quand naîtrait enfin une certitude de guérison ou de mort. Elle commençait de se familiariser avec cette terrible précarité de tout, non seulement de sa vie, mais des formes matérielles de sa vie, de l’argent qui l’alimentait, du secours quotidien de Jeannette. Elle ne savait pas si tout cela continuerait le jour d’après. Il y avait ainsi comme un grand vide creusé derrière chacun de ses jours et presque chacune de ses heures, et elle branlait sur le bord de ce vide. Elle acceptait cette impérieuse incertitude ; elle lui laissait une place essentielle dans son mobilier moral.

C’était un grand changement. Ce nouveau cours que prenaient les choses, deux évènements s’en trouvaient responsables ; et peut-être il ne fût point né si l’un ou l’autre avait manqué. Le premier était ce sentiment d’horrible solitude hostile où l’avait laissée la mort de sa mère, après qu’elle eut perçu le petit filet d’odeur. Le second fut la venue d’un nouvel ecclésiastique à la place du vicaire momentanément absent. C’était un prêtre souffreteux, plus vieux que son âge, borgne et noué de rhumatismes. On lui confiait une petite aumônerie dans un couvent. Il ne pouvait pas faire plus.

Un jour, il lui fit lire un verset de l’Imitation : « Si vous voulez que je sois dans la lumière, soyez béni ; – Si vous voulez que je sois dans les ténèbres, soyez aussi béni. »

Ce fut une paisible clarté blanche qui commença de luire humblement comme font d’habitude ces sortes de clartés, et puis qui grandit, se fixa, éclaira calmement son cœur. Les ténèbres, l’incertitude, ces vides successifs creusés à la fin des heures, sur le bord desquels elle branlait, toutes ces choses commencèrent de lui paraître non plus hostiles, mais comme acclimatées à elle et presque fraternelles, susceptibles de bénédiction autant que la stabilité, la lumière, la certitude. Comment l’eût-elle deviné ? Elle avait besoin qu’on lui expliquât cela.

La matière première de sa sanctification était là, toute préparée, offerte, rassemblée. Il ne fallait pas chercher bien loin pour la voir ; elle se trouvait, pour ainsi dire, juste devant son lit. Il n’y avait qu’à s’en rendre compte. Elle n’avait pas eu besoin d’effort pour la rassembler. De grandes pierres à bâtir, toutes taillées, reposaient sur le chantier de son âme. Mais elles n’étaient pas éclairées et elle ne les avait pas vues. Elle butait dedans faute, précisément, de cette lanterne paisible qu’on maintient la nuit sur les chantiers.

Ce qui lui était demandé, c’était de vivre dans le présent, d’accepter de ne pas savoir la fin de l’heure, de consentir que cette paternité de Dieu qui ne disait pas son secret la dispensât de prévoir et prévît pour elle. Tout cela était commode et facile.

 

*

*   *

 

Et d’ailleurs, Noémi se trouvait bien forcée d’accepter. D’abord parce que son refus n’aurait pas changé les choses. Il aurait simplement éteint la petite lanterne paisible qui éclairait les pierres, et de nouveau elle eût buté dans ces pierres. Et surtout parce que cette grande paternité de Dieu dont on parlait tant, voici que l’occasion lui était donnée, « personnellement donnée, juste à la mesure de son âme », de lui présenter sur ses deux mains sa soumission d’enfant. Ainsi elle était tendrement contrainte de consentir, elle était doucement forcée d’accepter de son plein gré, elle offrait, docile et brisée, une vie qui de toute manière lui eût été prise. Elle ne pouvait même pas sangloter à cause des secousses dans ses épaules. Elle versait des sortes de pleurs immobiles, amers et obéissants.

Pendant que le prêtre maigre et borgne lui expliquait ces choses, une tenace mouche domestique, une vigoureuse mouche sur le point de pondre, s’installa sur le visage de Mlle Noémi et se mit à pomper à coup de trompe le mélange de sueur et de larmes qu’elle y trouvait. Mlle Noémi secoua la tête. La mouche s’envola, attendit la fin du tremblement de terre, et retomba sur son repas. Mlle Noémi rida le front, grimaça à deux reprises. Après chacune, la mouche dessinait en l’air un court paraphe agacé, et reprenait les coups de pompe. L’abbé hésita, saisit le mouchoir qui dépassait sous le traversin ; chassa la bête abjecte, essuya sur la pauvre enfant les larmes et la sueur, d’un effleurement tendre devant lequel il avait d’abord hésité. Il continuait en même temps ses explications sourdes et lentes.

Il fallait cependant qu’elle se méfiât : cette lumière qui paraissait lui offrir sa permanence définitive, à de certains moments elle baisserait et semblerait s’éteindre. Le foyer restait là, cependant, d’où était venue la lumière. Les grâces sensibles paraissent et disparaissent, mais leur départ laisse une certitude obscure, suffisante à l’âme.

Ainsi parla le prêtre maigre et borgne, tandis que Jeannette, au pied du lit, se mouchait à petits coups fluides.

Bientôt il quitta Noémi, quitta la paroisse, revint à son aumônerie. Le second vicaire, qui lui fit suite, ne révéla rien de bien sensationnel.

Mlle Noémi chercha quelque temps ce que voulait dire ce prêtre avec « cette occasion personnellement donnée », cette sorte de lettre écrite à son adresse. Tous nos devoirs ne sont-ils pas personnels ? Et aussi pourquoi : « à la mesure de son âme ? » Elle pensa qu’elle aurait dû demander. Cependant ce n’était là qu’une obscurité de détail. Elle n’entachait en rien cette grande clarté et ce grand secours.

 

 

Un bonheur n’arrive jamais seul. Mais dans la série, certains parfois se présentent incognito.

Il vint une darne en deuil, osseuse et décidée. Sans Jeannette, Mlle Noémi ne l’eût pas reconnue. C’était la femme de son ancien patron, mort maintenant, la belle jeune fille riche d’autrefois. « C’est absurde, dit-elle à Jeannette. Vous ne pouvez garder vous-même cette malade. Il y a des hôpitaux pour incurables, des maisons religieuses bien tenues. Je vais m’en occuper. Je ferai les démarches. » Elle parlait d’un ton administratif et militaire. Mais Jeannette lui opposa un doux refus indéracinable. Elle dit qu’elle avait promis. Elle répétait :

« Quand on a promis, n’est-ce pas ? » Comme elle sentait bien cependant qu’il fallait varier ses mots, ne pas offrir toujours les mêmes à la dame, elle finit par ajouter : « Je me porte bien, n’est-ce pas ? » Mais la vraie raison, Jeannette n’eût pas su la dire, quoique cette raison travaillât puissamment dans son cœur. Au fond, Jeannette trouvait aussi impossible de quitter Mlle Noémi que d’aller par exemple chercher son pain chez le quincaillier plutôt que chez le boulanger, ou de porter sa couture à la rivière au lieu de la livrer au client qui l’avait commandée. Les gens sensés n’ont pas de ces idées-là.

La conversation avait lieu sur le palier où Mlle Noémi ne pouvait, croyait-on, l’entendre. Mais les malades ont l’ouïe fine. Ils devinent ce qu’ils n’entendent pas. Quand Jeannette revint, Mlle Noémi tâtonna pour lui saisir la main avec ses misérables doigts repliés et parut vouloir la porter, par petits efforts, jusqu’à ses lèvres. Jeannette ne savait ce qu’elle souhaitait faire. Mais c’était simplement pour lui baiser la main.

La dame partit désapprouvante. Elle fit cependant des démarches, mais non pas celles dont elle avait parlé. Un matin, Jeannette apprit qu’elle toucherait mensuellement un secours de 51 francs. Ce qui lui parut tout naturel, puisqu’elle avait mis un cierge à Notre-Dame de Bon-Secours. C’était aussi naturel que de recevoir une réponse quand on a écrit à quelqu’un.

 

 

Jeannette continua de soigner Mlle Noémi comme elle avait vu faire à sa mère : lui donner à manger, rafraîchir son lit, la laver, lui mettre le bassin. Il arrivait bien que Mlle Noémi eût besoin de ces derniers soins pendant les absences de Jeannette, mais elle avait appris à se retenir. Tout se passait très bien.

Elle la coiffait aussi. Elle étendait sur le traversin à côté d’elle ses beaux cheveux qu’elle avait connus d’un blond délicat. Peu à peu ces cheveux se firent moins épais. Puis des fils d’argent s’y mêlèrent en petit nombre, puis en nombre plus grand. S’il n’y avait pas de calendrier, vous ne sauriez jamais combien il faut de temps pour qu’une onde de chevelure tourne au gris d’argent. Toutes ces choses se font si lentement et lorsqu’elles sont venues elles paraissent être arrivées si vite. On ne s’y reconnaît plus dans ces illusions. Il vaut mieux n’y point penser.

 

*

*   *

 

Un jour, la fille de la dame osseuse et décidée vint voir Mlle Noémi. Elle dit qu’elle allait la mener à Lourdes, que Jeannette y viendrait aussi, qu’on trouverait l’argent qu’il fallait. C’était une grande jeune fille rieuse, saine et si belle que la regarder donnait aux gens du bonheur pour jusqu’au soir. Et la chambre, quand elle entrait, sentait toutes sortes de choses heureuses : la promenade, l’air neigeux, les jardins.

Mlle Noémi entra dans un grand bouleversement docile. Elle se laissa porter sur un brancard dans la voiture des Prompts-Secours, de là à la gare et dans un wagon. Il y eut des hommes, des choses, des bruits d’une diversité immense. Et aussi des coups de poignards brûlants, fins, rapides, qui lui traversaient les côtes, lui faisaient perdre toute idée du réel, la lançaient en des absences molles et absolues. En remontant de là, elle se sentait sur un lit de brumes mouillées.

Un monsieur autoritaire demanda : « Comment va-t-elle ? » – « Elle s’évanouit parfois », dit une dame en blanc portant une croix rouge sur la coiffure. Le monsieur autoritaire lui prit le pouls, le compta quelque temps ; émit des mots pressés. Mlle Noémi entendit : « Huile camphrée. N’hésitez pas. » La grosse et bonne figure de Jeannette était là aussi. Toutes ces choses faisaient partie de la même intense étrangeté qu’elle acceptait passivement. La grande jeune fille radieuse vint l’embrasser avant de partir.

Il y eut des coups réguliers et puissants dont elle percevait au fond de son pauvre corps l’attaque lointaine. Elle comprit que c’était le train. Il y eut aussi des chants, des récitations d’Ave Maria qui durèrent jusqu’à la nuit. Ce murmure des âmes, ce grand halètement de machines, elle les sentait se composer ensemble sur le bord de son sommeil.

Pendant la nuit, un peu de froid vint sur ses jambes. Mais la dame en blanc, sans qu’on eût besoin de rien dire, y étendit une couverture. – Mlle Noémi ne sut pas comment elle avait deviné. Des caresses d’une pureté capricieuse, des odeurs d’herbe, de terre, de fumées de charbon entraient par-dessus la glace et lui frôlaient le visage. Un long arrêt survint, dans une nuit pleine de lumière et d’échos. De grands bruits métalliques, des cris profonds, sombres, allongés, se logèrent au milieu de sonorités confuses. Comme le cri se répétait, elle finit par comprendre : « Bordeaux ! Bordeaux ! »

Le monsieur autoritaire revint. Il se baissa sur elle. De nouveau, il prit son pouls. Très près de son visage, elle put voir avec une précision séparée tous les poils de sa barbe noire.

 

 

À Lourdes, elle dormit une bonne nuit. Les coups de poignard du voyage avaient cessé. Comme on la transportait sur un brancard non loin du Gave dont elle respirait l’immense haleine d’eau, elle savourait un curieux mélange de paix, de calme et de faiblesse. Elle remarqua les bretelles sur le dos des messieurs qui la transportaient.

On l’avait déposée sous la retombée d’un arbre. De larges feuilles jaunes se détachaient, mais elle ne voyait pas leur point de chute, rien que le dernier coup d’aile oblique qu’elles donnaient en tombant. En face d’elle, autour d’elle, il y avait de grandes prairies montantes, le dos d’une colline et ce permanent goût de rivière.

C’était un coin paisible. Des abbés en surplis, des missionnaires barbus allaient et venaient. Mais un peu plus loin, elle devinait les foules. Elle finit par ne plus s’apercevoir des détails, par se laisser aller dans cette fraîcheur d’eau, par s’absorber dans le creux profond d’un beau ciel homogène, dont elle ne savait s’il était bleu ou doré. Autour d’elle montaient de vastes bruissements de prières, une voix confuse de foule, d’une ampleur variable mais continue, où des chants naissaient et mouraient çà et là.

Elle savait bien qu’elle n’avait même pas besoin pour son compte d’articuler de prière vocale, que tout priait autour d’elle, en elle, pour elle, que son repos même était une prière, qu’elle n’avait qu’à jeter son petit souffle malade dans cette énorme respiration de prières, que l’union à Dieu qu’elle avait immédiatement sentie dès les premiers balancements de son brancard sur ce sol sacré ne l’abandonnerait plus. Une voix de plein air se mit à prêcher dans les parties latérales de l’étendue. Elle avait fermé les yeux. Soudain des bruits de pas, des mots latins tout proches, les lui firent rouvrir. Un prêtre qui, vu d’en bas, paraissait gigantesque, grossit encore, se pencha sur elle, la communia. De nouveau, elle ferma les yeux.

 

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*   *

 

Deux distractions coupèrent son action de grâce.

D’abord des paroles que le prédicateur disait : « Lourdes, centre et cœur de la prière. » Elles revinrent plusieurs fois, composèrent autour d’elle comme une caresse spirituelle, presque un lit d’ouates tendres. Puis une brusque alarme, une angoisse subite et immaîtrisée, un affolement de solitude : Jeannette n’était pas là ! Mais elle se rappela que Jeannette était allée communier à la basilique, et serait bientôt de retour. Tout revint à l’ordre. Son cœur se décomprima.

Même le mot solitude changeait de visage. Lui aussi parut bleu et doré à la fois, d’une transparence, d’une légèreté qui le faisait flotter dans le ciel. Elle-même flottait aussi, détachée de la terre, sans pesanteur, toute son âme comme portée dans des bras si forts, si tendres, portée ainsi qu’une enfant dont les bras qui le portent goûtent le fardeau léger. Une voix dit derrière elle : « Qu’il fait beau ! »

Le prédicateur continuait : « Guérir, mes frères, oui, si c’est sa volonté. » Ces phrases se posaient sur elle sans pénétrer, restaient à l’extérieur de son âme. Elle ne faisait aucun effort pour les faire pénétrer. Elle avait cessé toute contention d’esprit, toute tension de prière, tout scrupule de distraction. Devant tout effort, même mental, il lui semblait qu’elle eût senti comme un début de pâmoison.

Tout en elle était joyeux, d’une joie délicate et épuisée. Guérir n’était plus guère que le mot d’une langue étrangère, comme marcher, courir, travailler, et toutes les appellations de choses qu’elle faisait autrefois.

« ... Guérir ou ne pas guérir, si c’est sa volonté... » Mais ici encore une volonté si douce qu’elle était plutôt une invitation, une contrainte tendre, une offre radieuse de se laisser porter où le voulaient ces bras. De qui goûtait-elle ainsi la présence ? Le Christ de sa communion ? La douce Reine de Lourdes, Marie Immaculée ? Elle ne savait pas. Elle ne séparait pas. C’était comme un Dieu maternel.

La même voix qui, derrière elle, avait dit : « Qu’il fait beau » prononça à voix moins haute : « L’angélique figure ! » Comment eût-elle supposé qu’il s’agissait d’elle, de son visage émacié, où tout n’était qu’âme ; de cette curieuse vieillesse enfantine, et sur un squelette déjà visible, cette pellicule de chair pâle et d’yeux clos !

Jamais elle ne s’était sentie plus heureuse, épuisée, clairvoyante. Il n’était pas contraire aux règles de l’action de grâces de revoir à la lumière de Lourdes sa pauvre vie. Elle commençait de revenir sur sa jeunesse avec détachement et lucidité. Elle ressuscitait son âme d’autrefois ; elle revivait sa vingtième année, lorsqu’elle avait l’air d’hésiter entre la vie religieuse, qui l’appelait, et le mariage, gracieuse, un peu coquette envers Dieu, non pas indécidée ni ne se refusant, mais ne laissant pas de caresser vaguement dans son cœur, en un demi-regret amusé, l’alternative repoussée, au fond jouissant un peu par compensation préalable de ce que la vie religieuse allait lui refuser.

Nul autour d’elle n’avait percé ce très délicat secret d’un cœur de jeune fille. Mais elle s’en rendait compte maintenant : elle imposait ainsi à Dieu ses fins petits atermoiements, comme Lui-même, par la suite, avec une bien autre et irrésistible autorité, allait lui imposer les siens. Cette « occasion personnellement donnée », cette sorte de lettre personnelle écrite à son adresse, cette épreuve à la mesure de son âme, cette destinée d’incertitude et de ténèbres, elle comprenait désormais sa signification. Elle comprenait tout, écrasée de confusion, de gratitude et d’humilité.

Une heure, une heure et demie peut-être, durèrent cet examen de conscience, et ces voyages dans le passé. Jeannette eut le temps d’aller, de revenir, de prier dans tous les endroits de Lourdes où l’on priait. Et chaque nouveau chapelet paraissait à la bonne Jeannette comme un naïf élan, un progrès ingénu vers le haut trône marial. Mlle Noémi ne s’en inquiétait pas. Ces absences ne l’effrayaient plus.

Toute la journée fut heureuse, sans douleur, mais d’une extrême faiblesse. Le petit effort d’avaler du bouillon qu’elle accepta avec obéissance la fit s’évanouir. On dut se borner à lui en maintenir quelques gouttes sur les lèvres. On décida qu’il serait imprudent de la baigner aux piscines. Mais elle n’avait plus besoin de rien sur terre. Dans la nuit qui suivit, ni Jeannette qui couchait près d’elle, ni personne ne s’aperçut de son dernier soupir.

Le Directeur du pèlerinage affirma qu’on pouvait l’inhumer à Lourdes. Jeannette s’en retourna comme une épave.

– Par ici, allons donc, vous ! Pas par là ! criaient les employés du train.

L’un dut la prendre violemment par le bras. Elle allait et venait, étourdie de solitude, de deuil et de docilité.

 

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– Voyez-vous, mon enfant, lui dit, quand elle revint le voir, le prêtre borgne, c’est chose bien délicate que de discerner après coup dans leur histoire les signes d’appel que Dieu adressait aux âmes pendant leur vie terrestre. Pour la plupart d’entre elles, ces signes n’étaient que très discrètement visibles, un peu assourdis dans le fracas du monde, un peu négligés aussi par elles-mêmes.

« Cependant, en de rares âmes privilégiées, comme celle-ci, ces intentions de Dieu se sont ensuite montrées si claires qu’on oserait presque en dessiner la marche si le respect ne nous arrêtait. »

– Oui, monsieur l’abbé, dit Jeannette.

Et comme c’était le moment de partir, elle lui envoya une mécanique secousse de la tête sur le buste gardé raide, ce qui était le salut naïf qu’on lui avait appris dans son école des Sœurs, autrefois. Puis elle s’en fut avec le doux et divin hébètement des humbles.

 

 

Joseph MALÈGUE, Sous la meule de Dieu

et autres contes, Éditions du Chalet, 1965.

 

 

 

 

 

 

 

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