Le roman de Jeanne
I
Fatale destinée ou faute de jeunesse,
Dans un jour de folie et de coupable ivresse,
Sa mère, après avoir, ô remords éternel ! –
Prostitué le nom d’une antique famille
Et diffamé l’honneur du foyer paternel,
Avait pour châtiment mis au monde une fille.
Elle s’appelait Jeanne. – Hélas ! jusqu’à quinze ans,
Loin de sa mère, et sous la pieuse tutelle
De ces Filles de Dieu qu’abritent les couvents,
L’enfant avait grandi : peut-être ignorait-elle,
À cette heure où déjà souriait le bonheur
Dans un rêve d’amour plein de douce espérance,
Le terrible secret qui, la frappant au cœur,
Devait à tout jamais troubler son existence.
II
Oui, Jeanne l’ignorait, ce secret, et pourtant
Des pleurs avaient tracé sur son pâle visage,
Signe infaillible et sûr d’un noir pressentiment,
Le sillon douloureux de leur triste passage ;
À son âge, déjà des larmes dans les yeux !
Déjà souffrir ! pourquoi, grand Dieu ? C’est que sa mère,
En venant quelquefois, d’un air mystérieux,
Dans le sombre préau de l’humble monastère,
Réchauffer d’un baiser l’ange au front soucieux,
Jamais n’avait osé lui parler de son père...
III
L’enfant allait bientôt comprendre et tout savoir.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Deux femmes, sous le coup d’un pénible silence,
Avec anxiété s’arrêtèrent, un soir,
Sur le seuil d’un logis de modeste apparence ;
Au dedans, le foyer était morne et désert,
Une place était vide, ô terreur ! ô misère !
Et l’œil fixe, sans voir, se tournant vers sa mère,
Jeanne, debout, en proie au désespoir amer,
Longtemps la regarda pour lui dire : « Et mon père ? »
C’est après ce moment d’angoisse et de douleur,
Qu’aux genoux de sa fille, une mère éplorée
Faisait le triste aveu de son double malheur.
Hélas ! c’en était fait ! Jeanne, désespérée,
N’avait plus ici-bas un seul jour de bonheur,
Et tandis que sa mère, – indicible souffrance, –
Lui dévoilait enfin, dans un suprême effort,
Le nom de l’étranger auteur de sa naissance,
Elle brisait encor sa dernière espérance,
Dans un tableau navrant du récit de sa mort :
Esprit franc et loyal, généreux caractère,
À la fois gentilhomme et vaillant militaire,
Depuis cinq ans, son père, un grand et noble cœur,
Frappé par un obus dans un haut fait de guerre,
En brave était tombé sans vie au champ d’honneur.
Mais soldat avant tout et fier de sa patrie,
Jeune encore et brillant officier, il n’avait
Qu’une fois dans ses bras pris sa fille chérie,
Alors que Jeanne enfant à peine bégayait ;
Puis, ayant contemplé cette douce figure
Qu’il couvrait de baisers, comptant sur l’avenir
Pour doter de son nom la pauvre créature,
Il était reparti pour ne plus revenir...
Ce fut le dernier mot ; la douleur à cette heure
Confondait les deux cœurs : Jeanne avait pardonné.
Une mère restait dans la triste demeure,
Tenant sur ses genoux un ange abandonné,
Sans fortune, sans nom, sans soutien, sans famille.
Telle fut cette nuit, – la première, Seigneur !
Qu’une vierge innocente, une humble jeune fille,
Croyait vous consacrer en vous offrant son cœur !...
IV
Une autre épreuve était réservée à cette âme ;
Jeanne devait aimer. Cet amour trop ardent,
Nouveau supplice, allait renverser chez la femme
L’idéal, ce beau rêve enchanteur de l’enfant.
Méconnue ici-bas, pure, mais sans défense,
Elle avait rencontré, pour son premier bonheur,
Un de ces cœurs d’élite, épris de la souffrance
Que Dieu place à dessein auprès de la douleur.
Bienveillant, dévoué jusques au sacrifice,
Conduit par son instinct vers le faible opprimé,
Rodolphe, à dix-neuf ans, plein d’horreur pour le vice,
Adopta Jeanne pour son ange bien-aimé.
Ah ! quel plus doux transport d’ineffable tendresse
À jamais sous le ciel unit deux âmes sœurs ;
Et quel charme inconnu, quelle suave ivresse,
Dans ce premier baiser fécondé par des pleurs !
Ô délire ! trouver la vie et l’espérance
Dans le touchant aveu d’une enfant de seize ans,
Qui, dans sa foi naïve et sa sainte croyance,
Ouvrait son cœur de vierge au plus pur des amants, –
Car l’un l’autre, enlacés sous un toit de verdure,
Près d’un ruisseau discret qui jasait avec eux,
Venaient au pied d’un chêne à la vaste ramure
Échanger chaque jour leurs propos amoureux ;
Et Jeanne, toute heureuse, oubliant sa naissance,
Dans un baiser sans fin entrevoyait les cieux....
Mais, muette bientôt, dans un morne silence,
Des larmes lentement s’échappaient de ses yeux :
L’enfant se rappelait le passé de sa mère,
Et Rodolphe, attendri, joignant avec douceur
Au zèle de l’amant la tendresse d’un père,
Mu par un saint respect la pressait sur son cœur.
De ces deux voluptés l’innocente victime
Longtemps s’est enivrée en cet endroit chéri, –
Et sur leur triste amour, héroïque et sublime,
Pour la septième fois les lilas ont fleuri...
V
Jeanne, aujourd’hui l’espoir du foyer solitaire,
Puisant dans son amour le culte de l’honneur,
Du travail de ses mains soutient sa pauvre mère
Et pare ses vieux ans d’un rayon de bonheur ;
Rodolphe, unique fils d’une austère famille,
Au devoir accompli sacrifiant son cœur,
Vient encor quelquefois, auprès de l’humble fille,
Adoucir d’un baiser sa poignante douleur :
Dans ce triste milieu languit l’infortunée,
Entre l’amer regret et le doux repentir,
Sans que le voile blanc du manteau d’hyménée
Ait brillé sur le front de cet ange-martyr.
Du moins, en attendant la clémence divine,
Jeanne a tourné vers Dieu le regard maternel,
Et quand l’Angelus sonne à l’église voisine,
Deux femmes, à genoux, implorent l’Éternel.
P. MANGIN.
Recueilli dans Poésies de l’Académie
des muses santones, 11e volume, 1888.