Willi Schneider

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Thomas MANN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Permettez-moi de vous raconter l’événement, tel qu’il advint. On m’annonça une visite, un monsieur, un artiste peintre, dessinateur, qu’une feuille humoristique avait chargé de faire ma caricature. Allons-y ! Il me dessina un nez de guingois et, un mot en amenant un autre, Dieu sait comment nous en vînmes à parler de M. von Schrenck-Notzing. Tout en me ridiculisant de la pointe de son crayon, mon hôte me demanda si j’avais appris que celui-ci travaillait avec un nouveau médium. C’était, me dit-il, un jeune homme, presque un adolescent, un nommé Willi S., mécanicien-dentiste de son état, et en même temps un fameux luron dans le domaine de la physique, avec qui Schrenk obtenait des phénomènes absolument inouïs. Il l’avait découvert, fait venir à Munich, lui avait assuré un gîte et une occupation professionnelle ; en outre, il avait déposé pour lui une somme, mettant pour seule condition que Willi S., à la différence de la plupart des médiums, tolérât aux séances un perpétuel changement des participants, sans presque jamais les décevoir. Schrenck attachait de l’importance à ce point, pour des raisons de propagande. Pourrait-on assister une fois à une séance ? m’enquis-je. Le peintre ne considérait pas la chose comme impossible. Il connaissait Schrenck et avait personnellement le même désir. Si je lui laissais carte blanche, il se faisait fort d’obtenir mon admission.

 

Ainsi fut-il. On prit rendez-vous par téléphone, et un soir d’hiver, à huit heures, peu avant Noël, je me trouvai en tramway, avec mon caricaturiste, en route pour la séance. Tous deux, nous étions surexcités, d’humeur entreprenante et curieuse, dans des dispositions intermédiaires entre l’exaltation et la nervosité qui – on me pardonnera la comparaison – me rappelaient un peu l’état d’âme des jeunes gens se préparant à leur première visite chez des filles.

L’hôtel particulier, genre palais, du baron von Schrenck est situé dans un faubourg résidentiel de la ville, tout près du Karolinenplatz. À notre arrivée, un laquais nous fit traverser un vestibule dallé de marbre et monter quelques marches jusqu’à une antichambre. Tandis que nous ôtions nos pardessus, le maître de maison nous souhaita la bienvenue avec cette amabilité un peu distante des aristocrates, et nous fit ensuite entrer dans la bibliothèque de grandeur moyenne, où se trouvaient déjà réunis les autres participants à la séance imminente. Je ne connaissais que l’un d’eux. Je le saluai en réprimant mon étonnement de le rencontrer là. C’était le Pr G., zoologue et ardent sportif, skieur, navigateur à la voile et alpiniste, glabre, d’apparence juvénile bien qu’il eût certainement quarante-cinq ans, un homme des bois et de plein air – jamais je n’aurais pensé qu’il tentait d’atteindre l’inconnu. Des présentations s’ensuivirent. J’eus plaisir à faire la connaissance d’Emmanuel Reicher, le célèbre acteur et trait d’union avec l’Amérique, qui séjournait précisément en Allemagne. La logeuse et mère adoptive du médium, une femme entre deux âges nommée Mme P., était également présente. En outre, un peintre polonais, blond, rasé et qui parlait avec un accent dur, mais d’une voix chaude. Puis tel ou tel membre de la sphère intellectuelle de Schwabing. L’élément de la médecine et des sciences naturelles contrebalançait provisoirement l’élément intellectuel profane. Il y avait là un second professeur de zoologie, un type de savant doux et insociable, un jeune médecin de Suisse, un autre médecin allemand, encore jeune, lui aussi, assistant dans une clinique munichoise, qui avait apporté un tensiomètre, une spécialiste de « massage des nerfs », blonde et gaie... Plusieurs des assistants étaient des nouveaux venus. Reicher aussi, qui d’ailleurs ne semblait pas étranger au domaine occulte, mais simplement étranger dans ce cercle.

 

Le médium, Willi, se tenait un peu à l’écart. Le baron me fit également faire sa connaissance, et me désigna à lui, par plaisanterie, comme l’« invité de marque », dans l’intention manifeste de faire impression sur l’amour-propre et l’humeur du jeune garçon. « C’est l’invité de marque, sachez-le », répéta-t-il et il sollicita un accueil amical pour son cher médium doué d’une vie organique si inquiétante. Comme si c’était nécessaire, dans mon cas ! Ma bienveillance lui était acquise sans restrictions, je crus bon de le notifier à l’artiste et de lui assurer qu’en ma personne il ne trouverait aucun ennemi, aucun observateur malveillant, aucun sceptique du genre de ceux qui ne rêvent qu’à démasquer une fraude et un flagrant délit, avec des hurlements de triomphe. J’étais un sceptique « positif », un sceptique qui aurait du plaisir si une expérience réussissait – il fallait qu’il le sût. Un leurre ? Entre le leurre et la réalité, il existe beaucoup de degrés intermédiaires, et, quelque part, ils ne faisaient qu’un. Peut-être s’agissait-il d’une sorte de mystification de la nature, qui pouvait tout aussi bien se qualifier de réalité ? J’étais venu sans parti pris, pour voir ce qu’il y aurait à voir – ni plus, ni moins. J’échangeai quelques mots avec Willi S., pour me faire une idée de sa personnalité. Je trouvai un garçon de dix-huit ou dix-neuf ans – brun, petit, point antipathique, et sans aucun signe distinctif phénoménal, d’origine manifestement modeste, s’exprimant dans un dialecte allemand du Sud mâtiné d’autrichien. D’aspect décent, aimable, il ne marquait néanmoins aucun besoin de séduire par une politesse empressée et volubile. Plutôt monosyllabique dans ses réponses à des questions pratiques, il semblait dans un état de tension et d’émotion réprimée, en proie à une sorte de trac, joint à la timidité naturelle de sa jeunesse, et bien compréhensible.

 

Je quittai M. Willi que le jeune clinicien invitait à venir faire prendre sa tension, et obéis à l’injonction du maître de céans qui m’engageait à inspecter le laboratoire attenant. C’était une vaste pièce, pleine d’un fouillis d’appareils photographiques et d’appareils pour flashes au magnésium, de chaises, de tables, et de toutes sortes d’objets ; par exemple une boîte à musique, une sonnette de table munie d’une tige, une machine à écrire, plusieurs anneaux de feutre blanc, et ainsi de suite, dressés ou épars – des choses de caractère banal en soi, qui servaient au jeune Willi pour ses étranges prouesses et dont il sera question plus loin. On voyait aussi une sorte de cage à fin grillage de fer, où l’on avait parfois enfermé l’adolescent, à l’occasion d’une séance scientifico-critique particulièrement rigoureuse, sans avoir pu, par cette mesure, empêcher des phénomènes inexplicables de se produire. Enfin, il y avait là le « cabinet noir » auquel se rattachaient tant de murmures et de soupçons, et dont les personnes qui avaient servi de sujet d’expérimentation s’étaient malencontreusement trouvées déficientes. Je regardai à l’intérieur. Je ne vis rien que de fort prosaïque : un bric-à-brac sans intérêt s’amoncelait derrière le rideau descendant du plafond, qui séparait de la pièce principale un des coins de celle-ci. Le Dr von Schrenck déclara que nous n’aurions pas besoin du cabinet, Willi n’en avait que faire. Il était fort. Il restait assis en liberté dans la pièce, pendant ses performances. Soit, tant mieux. Mon scepticisme positif aurait accepté le cabinet par-dessus le marché, mais tant mieux que Willi fût si fort. Nous retournâmes à la bibliothèque. De l’autre côté, elle jouxtait un cabinet de travail avec bureau où Willi faisait toilette pour sa séance.

 

Il ne faisait pas cette toilette seul – à Dieu ne plût ! Il la faisait sous le contrôle de trois personnes aux yeux d’Argus, le maître de maison et deux assistants, poste que le Dr von Schrenck m’assigna cette fois, comme « directeur des expériences », ainsi qu’à la joyeuse neurologue. Soit, à vos ordres. Néanmoins, je ne me jugeais aucunement qualifié pour l’emploi. Je me sentais enclin à une tolérance et une bienveillance totales, pour traiter ce contrôle comme une simple futilité. Le rôle de l’observateur méfiant n’est pas mon fort, il m’humilie et répugne à mon humanité. Nul ne s’attend que les gens lui montrent leur meilleur côté s’il présuppose leur mauvaise foi. Ce jeune homme qui s’apprête à des prouesses singulières, comment en viendrais-je à tempérer son humeur par des signes de méfiance ? Je suis un sceptique qui souhaite que quelque chose se passe mais peut-être est-ce là le scepticisme le plus profond, le plus extrême ? Peut-être, avec ma tolérance et ma bonne volonté, étais-je au fond le plus incrédule de tous ? Peu importait pour l’instant. Costume-toi, mon petit ami, je regarde en spectateur.

Le baron nous désigna le maillot de tricot noir, d’une seule pièce, que devait revêtir Willi des chevilles jusqu’aux poignets. Il nous somma de le soumettre à un examen minutieux, de palper l’étoffe partout, il tenait à notre critique. Un maillot de laine – bon. On n’y pouvait déceler rien de suspect, et Willi l’enfila sur son corps brun de garçonnet. Je surpris un regard timide et grave que, tout en le passant, il lança à ma collègue, la femme médecin blonde, qui regardait gaiement en l’air. Cependant, dans son simple tricot, le garçon avait froid, ainsi que le démontra l’expérience, c’était clair, du point de vue humain. Aussi lui donna-t-on de surcroît une robe de chambre, une vieille robe de chambre ouatinée, en soie, appartenant au baron, un vêtement confortable que nous fouillâmes aussi, consciencieusement, des poches à la doublure. Une brave vieille robe de chambre – rien à objecter. Néanmoins elle présentait une particularité que le baron nous expliqua. Elle était incrustée de rubans, partout, aux manches, aux ourlets, le long des coutures, et c’étaient des galons lumineux. Ils étaient préparés, enduits d’un produit qui brillait dans l’obscurité, de sorte que même dans un éclairage atténué, nous pourrions garder la silhouette de Willi sous les yeux avec la plus extrême netteté. Je déclarai la précaution bonne et pratique. Autour de la tête aussi, Willi reçut un ruban lumineux en forme de diadème, et l’on chaussa ses pieds de vieilles babouches turques. Il était prêt ; mais une fois prêt, il ouvrit la bouche toute grande, à la manière des lions, comme s’il s’apprêtait à nous dévorer. Je restai interloqué mais l’on m’expliqua qu’il s’agissait du contrôle de la cavité buccale. Le diable m’emporte, il s’en était fallu d’un cheveu que je n’oublie la cavité buccale ! Elle s’ornait déjà d’une couronne en or, à la gloire de son métier. Pour le reste, c’était une cavité buccale irréprochable. Au nom du ciel, assez, on voyait jusque derrière la luette. Et nous passâmes à côté.

 

Un « hello ! » amical nous accueillit dans la pièce voisine. Les habitués saluèrent leur Willi emmitouflé. C’était une joyeuse mascarade et lui-même, dans sa simarre et avec son bandeau sacerdotal, il souriait niaisement de son accoutrement. Allons, au travail ! L’assistance se dispersa dans le laboratoire, et, derrière nous, le maître de maison referma la porte d’entrée.

Cela devenait sérieux. Des phénomènes surnaturels allaient se passer dans cette singulière pièce, qui ressemblait à un atelier photographique avec jouets pour enfants. J’avoue que j’éprouvais une légère timidité, une répulsion intérieure, doutant si ma personne n’était pas déplacée pour une pareille entreprise. Mais le directeur des expériences, sans en être prié, me confia le contrôle du médium, à moi et à la logeuse de Willi, Mme P. ; il commença aussitôt de m’initier à l’exercice pratique de mes fonctions. Elles étaient pratiques, en effet, efficaces et réconfortantes. Assis en face du jeune homme, je dus rapprocher ma chaise de la sienne, enserrer ses deux genoux entre les miens, saisir ses mains pendant que l’assistante tenait ses poignets. Willi se trouvait donc ainsi notre captif, j’en convins, et nous restâmes assis à nous regarder nonchalamment d’un air niais, tandis que l’assistance prenait place en bavardant.

Cela se passa devant le rideau, dans un cercle imparfait, fermé aux trois quarts seulement. À l’une des extrémités, le médium était assis avec nous, ses contrôleurs, et à l’autre extrémité le maître de céans. Tous les assistants ne trouvèrent pas à se caser sur cette rangée. Deux ou trois personnes durent reculer au second rang, debout ou assises à leur gré ; parmi elles le sportif professeur de zoologie, qui à ma surprise était muni d’un accordéon. C’était un virtuose de cet instrument, il s’en servait souvent au cours d’excursions ou de garden-parties estivales, et c’est surtout pourquoi il était recherché en ce lieu. En effet, pendant ses performances, le médium réclamait de la musique, une musique presque ininterrompue, c’était chez lui un besoin que l’on devait respecter, une condition de son efficacité, qu’il fallait raisonnablement lui accorder ; et le Pr G., avec son instrument, apporta une grande variété dans le programme, assumé uniquement, en temps ordinaire, par une boîte à musique dont le répertoire se composait d’un seul numéro, pas précisément attrayant.

Une clarté normale régnait encore dans la pièce, une lumière électrique blanche, et le baron prit les dernières dispositions concernant les objets destinés aux expériences. Un guéridon se trouvait dans notre cercle, pas précisément au milieu, mais plus près de l’amphitryon que du médium, à un mètre et demi de distance de ce dernier, comme le baron s’en assura avec un mètre. Plusieurs objets étaient posés dessus : une petite lampe voilée de rouge, la clochette, une assiette pleine de farine, une tablette d’ardoise avec un bout de craie. On pouvait également voir une grande corbeille à papier renversée, le fond tourné vers le haut ; sur ce fond était placée la boîte à musique, une seconde boîte à musique, pas celle qui nous régalait de son concert, mais une plus petite sur laquelle les talents de M. Willi devaient s’affirmer à titre de démonstration. Le baron posa la machine à écrire quelque part près de lui, sur le tapis, et éparpilla ensuite sur le sol du cercle, par-ci par-là, de petits anneaux de feutre, des anneaux lumineux à proprement parler, car ils étaient préparés comme les galons du vêtement de Willi. Un assez long ruban lumineux était fixé à certains d’entre eux... Mieux encore, les objets de dimension plus grande, dans la mesure où ils s’y prêtaient, la corbeille à papier notamment, la boîte à musique, la clochette, étaient parsemés de bandes lumineuses que le baron se flattait d’avoir imaginées et dont il faisait grand usage... La lumière s’éteignit.

 

On ralluma de nouveau, car Willi, encore éveillé, et sous ma garde, avait attiré l’attention sur un oubli. « Les épingles, monsieur le baron », dit-il. C’était là encore une règle de prudence et de contrôle que l’honnête garçon nous rappelait. Le baron enfonça de grandes épingles dans la robe de chambre en velours, dans les manches et dans les basques, des épingles à grosses têtes blanchâtres qui brillaient toutes seules. Certaines épingles semblables étaient piquées dans le rideau, à droite et à gauche de la fente, en sorte que le moindre mouvement là-bas eût été perceptible, même dans l’obscurité... Nouvelle coupure de la lumière blanche. Il ne resta plus d’éclairage, sauf un chatoiement obscur, rougeâtre, qui tombait d’un plafonnier voilé de rouge et de noir, et de la petite lampe de table, également voilée. Ce n’était pas suffisant pour un œil point encore exercé, mais le baron affirma que, jusqu’à présent, il n’avait pu obtenir l’autorisation d’un éclairage plus intense, malgré toute sa bonne volonté. « Je lutte pour chaque rayon, dit-il, mais c’est tout ce que j’ai pu obtenir jusqu’ici ! » Au surplus, Willi fulgurait, les anneaux de feutre, les bandes sur les autres objets et les épingles du rideau fulguraient. En somme, on pouvait embrasser du regard les conditions du spectacle. Le dessus du guéridon était bien éclairé, comme il apparut.

On réclama le silence, et dans ce silence, la boîte à musique concertante que le baron avait mise en marche égrena, claire et puérile, la mélodie de son unique numéro, une petite chanson brève, un air toujours recommencé, avec un accompagnement perlé. On attendit. En particulier, j’attendis, tenant les mains de Willi, ni trop fort, ni trop mollement, dans les miennes.

Soudain, au bout de trois ou quatre minutes, il sursaute. Un tremblement convulsif le secoue, et ses bras commencent à exécuter sur les miens des mouvements de traction en avant et en arrière qui pompent et repoussent tour à tour. Sa respiration devient brève, et haletante.

« Transe ! » annonce mon experte assistante.

 

Le jeune gars était tombé en transe, entre mes mains ! Jamais jusqu’alors je n’avais observé cet état, et comme je suis persuadé qu’il s’agit là d’un état d’une singularité à longue portée, je lui consacrai l’attention la plus soutenue. Le fait est que pendant toute sa durée, le « moi » de Willi se scinde en deux personnes symboliques pour la représentation de rêve, une personnalité mâle et une féminine, qu’il appelle Erwin et Minna. Un enfantillage. Une blague. Nul ne prend Erwin et Minna au sérieux mais pour les besoins de la cause on se prête à son caprice, on ne connaît plus de Willi et l’on se tient à ces deux-là qui savent marquer avec simplicité leur présence alternée. Erwin est un voyou. Il se manifeste par la force des mouvements convulsifs de Willi mais exécute rarement quoi que ce soit de remarquable et cède d’ailleurs en général la place à sa sœur qui se comporte avec plus de douceur et d’adresse. D’après mon assistante, c’était encore elle, en ce moment, qui nous secouait et nous pompait les bras.

– Minna est là ? demande le baron.

Oui, elle est là. Une pression de main brève et forte que je reçois de Willi le confirme. C’est sa manière de dire oui. Pour « non », il agite, de-ci, de-là, les mains et le buste. En outre, le somnambule parle aux contrôleurs en un rapide murmure, sur une sorte de ton passionné, mais la langue pâteuse.

Le baron salue Minna.

– Bonsoir Minna, tiens, tiens, il y a ici de bons amis, tu connais la plupart, quelques-uns sont nouveaux mais cela t’est égal, telle que je te connais, n’est-ce pas ?

Trémoussement de négation.

– Le contrôle est fait aujourd’hui par Un tel, un homme plein de sympathie, un homme qui éprouve le plus chaleureux intérêt pour toi et tes capacités. Tu lui montreras, j’espère, de très belles choses ?

Pression de la main et brève poussée en avant du buste.

« Oui, elle le promet. » Absurdement, on dit sans le vouloir « elle ».

– Bien. Minna. Alors, fais un effort !

 

La conversation générale commence. Elle doit commencer, le médium le réclame. « Causez », chuchote-t-il en bégayant, penché contre mon oreille, et je répète le mot d’ordre. On a formé une chaîne, on est assis la main dans la main, peut-être une réminiscence de jeux de société spirites, peut-être aussi une nécessité organique, on l’ignore. En tout cas Willi y tient et nous recommande souvent, en chuchotant, de bien serrer la chaîne. Mon voisin de gauche est également en contact avec moi, sa main droite sur mon épaule, sur mon bras. On parle dans les ténèbres, on dit ce qui vous vient à l’esprit, tout en sachant à peine qui se trouve à côté de vous. Ce n’est pas facile, l’entretien languit à chaque instant, la matière se rétrécit et s’épuise, la véritable attention n’est pas tournée vers la conversation obligatoire et de rigueur. Toutefois, on nous déconseille de guetter les phénomènes avec trop d’ardeur. Le directeur des expériences recommande une attention flottante, sans avidité, sans impatience figée, et elle est un peu favorisée par la musique, qui se mêle au débit bruyant et artificiel, aux sons de l’accordéon que le zoologue du second rang manie à présent en virtuose, avec des bouffées sonores et des tradéridéras. Il joue des marches entraînantes, l’une après l’autre, il en connaît toujours une suivante. Et lorsqu’il s’arrête, incontinent la boîte à musique prend la relève, avec sa petite mélodie mécanique perlée.

 

Curieuse séance. Je comprends qu’une science qui tient à se respecter, habituée à la dignité de la précision, à l’atmosphère sobre et matérielle du laboratoire, au travail abstrait pur avec des appareils et des préparations, se sente rebutée par cette manière trop humaine d’expérimenter. Il n’en va pas autrement pour le profane. S’il s’attendait d’aventure à une atmosphère suggestive, de solennité et de mystère, il se trouve déçu. Ce qui l’entoure est plutôt fait pour éveiller une certaine répugnance et une méfiance intellectuelle, en lui rappelant les méthodes banales employées à l’Armée du Salut pour remonter le moral. Des appels cordiaux encourageants, qui fréquemment s’élèvent de la chaîne, vers le médium ou plutôt vers la « Minna » de service : « Hello, Minna ! Courage ! En avant ! Montre ce que tu sais faire, Minna ! » concourent à cette impression. La situation n’acquiert un élément mystique – pas au sens fantomatique, mais en un sens à la fois primitif et bouleversant, organique – que par le médium en travail, luttant, se jetant çà et là, chuchotant, vite gémissant et haletant, à qui ma curiosité s’adresse avant tout. Son état et son comportement rappellent de façon frappante, sans équivoque et décisive, l’acte d’enfantement. Tantôt il rejette la tête loin en arrière, tantôt elle s’affaisse sur son épaule ou plus bas sur nos mains moites qui doivent resserrer leur étreinte pour ne pas laisser glisser les siennes. Ses efforts se produisent par crises, comme des douleurs d’accouchement ; il y a des pauses dans l’intervalle, des états de calme parfait où il est inaccessible, tandis que, la tête pendant de biais sur sa poitrine, il récupère des forces nouvelles en dormant. C’est la transe profonde. Ensuite il se ressaisit et recommence son travail créateur de « parturient ».

 

Une chambre d’accouchement masculin dans des ténèbres rougeâtres, avec des bavardages, de la musiquette et de joyeux appels d’encouragement ! De ma vie il ne m’était rien arrivé de semblable. Je me disais que même si rien de plus ne devait se passer, ç’avait quand même valu la peine de venir. Et vraiment, rien ne semblait vouloir se passer. L’« enfant » ne se manifestait pas. Rien d’anormal ne voulait se produire. Certaines gens dans leur impatience affirmaient déjà voir et constater des choses insolites. Deux épingles lumineuses n’étaient plus piquées dans la robe de chambre de Willi, bien qu’elles eussent été enfoncées solidement et profondément ; elles gisaient à terre, sur le tapis, l’une assez loin de l’autre. On déclara qu’elles avaient été « prises », mais la possibilité, sinon la probabilité demeurait qu’elles eussent été éjectées par le travail de Willi. À part les épingles, qu’en était-il des deux anneaux qui étaient là derrière, juste devant le rideau ? Ils s’étaient trouvés devant lui et non, en partie, derrière. Ils étaient, au début, visibles dans toute leur grandeur, mais au cours des dernières minutes cela avait changé, on n’en voyait plus que le tiers, le rideau avait avancé, ou les anneaux, de leur côté, s’étaient déplacés, et à les observer plus longuement – voyez, ils redevenaient entièrement visibles, dégagés du rideau, non plus au-dessous de lui, et c’était là un phénomène. Un phénomène incertain, pitoyable, inutile de s’appesantir là-dessus. En revanche, n’avais-je pas senti passer sur notre cercle le souffle frais émanant du médium, annonciateur de manifestations imminentes ? Non, à parler franc, un souffle frais m’eût été fort agréable, mais je n’avais rien perçu de tel.

 

Et le temps s’écoule. Il n’est pas facile d’en évaluer la durée, mais je suppute qu’il y a bien trois quarts d’heure. Sans aucun doute, le médium doit lutter contre des inhibitions. On l’interroge à ce sujet mais il dit non et continue ses efforts. On lui demande si tout est en ordre, et il dit oui. Quant à moi, je ne le crois pas ; car en secret, c’est sur moi seul que je rejette la responsabilité de notre échec. D’avance, j’avais à part moi douté que ma nature pût être d’une utilité quelconque au brave Willi pendant son travail, et à présent, il était certain que dans son au-delà, il partageait mes doutes sur la possibilité d’améliorer la situation. S’il protestait, c’était pure courtoisie – encore qu’il puisse sembler bizarre de parler d’une courtoisie de somnambule. D’après mes observations, dans cet état les inhibitions que donnent l’éducation, le souci des ménagements humains ne sont nullement exclus, et Willi ne niait même pas catégoriquement. Il murmura : « Si vous voulez que les phénomènes viennent plus vite... – Eh bien ? Quoi ? » Il se tut. Désirait-il une pause ? – Silence. Puis il commence à taper du pied, et l’on compte avec lui. Il frappe quinze fois. Soit, une pause de quinze minutes. Et l’on s’interrompt pour le moment.

Avant de tourner le commutateur pour rétablir l’éclairage, on laissa au médium le temps de revenir à lui. Il y eut des préparatifs singuliers, consistant en mouvements du bras le long de ses flancs, comme pour les gratter, mouvements qui, du moins dans sa pensée, l’aident à récupérer les forces organiques projetées hors de lui mais point encore parvenues à se manifester. Il s’éveilla par saccades, en deux ou trois secousses, et clignota des yeux, d’un air stupide, sous la lumière. On se retira dans la pièce voisine.

 

Des cigarettes s’allumèrent. Willi, assis dans son déguisement, sur le sofa, fuma également la sienne. On discuta de la situation. Elle était loin d’être décourageante. Des défaillances passagères comme celle-ci, la nécessité de faire une pause, n’étaient pas une rareté. Avec notre Willi, il était très rare qu’une séance fût négative. Rien n’était perdu. La mère adoptive de Willi, Mme P., raconta, pour réconforter l’assistance, des histoires de chez eux. Ils ne pourraient pas continuer d’habiter leur logement, ils devraient finalement déménager, à cause des autres locataires. Des choses indésirables se produisaient sans cesse, dans le voisinage du jeune homme, des phénomènes spontanés, des signes et des miracles. On entendait toquer contre les murs, comme avec des poings. Des mains faisaient des gestes, auxquels personne ne les avaient invitées. Un fantôme s’était montré tout à coup à la porte de la salle à manger. La cuisinière même l’avait vu et s’était enfuie en criant. Fort bien, mais, jusqu’à présent, nous étions bredouilles. Le jeune clinicien au tensiomètre prit encore une fois la tension de Willi, pour comparer, et s’entretint du résultat avec le Dr von Schrenck. Quinze minutes ! Le baron donna le signal de reprendre la séance.

 

Convaincu que Willi avait réclamé cette pause surtout dans l’intention de permettre un changement de contrôle, je demandai instamment à être déchargé de mes fonctions. Néanmoins, le maître de maison n’en voulut rien savoir. Non, il ne fallait pas céder à toutes les humeurs et aux caprices de Minna. Il importait, pour mon édification, que j’eusse moi-même le médium sous ma garde. Évidemment, je pouvais prendre la seconde place, celle de Mme P. Quelqu’un d’autre pouvait passer premier contrôleur, Reicher et M. von K., – de préférence ce dernier.

« Venez, K. ! Emportez le morceau, comme d’habitude ! »

Von K., c’était le peintre polonais à l’accent dur et à la voix chaude, un homme de nature cordiale et directe, le contrôleur préféré du médium, le dernier refuge des expérimentateurs, quand une séance risquait de tourner court. Lorsqu’il tenait les mains de Willi et appliquait sa joviale méthode de traitement, quelque chose se produisait presque toujours.

« Salut, Minna – hein ? Nous revoilà ensemble, vieux copains que nous sommes. Ça va être épatant, je pense, et tu es certainement de mon avis. Tu vois, tu me serres déjà les mains. Gentil à toi, mais écoute donc, pas si fort, aïe, tu vas me dévisser l’épaule, Minna, est-ce là ta façon de me montrer ta tendresse ? »

Dans ce style. Willi avait besoin de ces façons, et elles réussissaient presque toujours. Peu après qu’on eut rétabli la pénombre rougeâtre, il était retombé dans son sommeil magnétique. La boîte à musique égrena ses perles, l’accordéon prit la relève. L’enfantement se poursuivit.

 

Penché en avant, dans une posture incommode, sans appui dans le dos, mais insensible à ces inconvénients, je me cramponne aux poignets de Willi, ému par son pénible travail. Il nous secoue, nous pompe, tremble, se jette de-ci, de-là, se tord, chuchote, haletant :

« Causez ! La chaîne !

– La chaîne ! répète von K., avec une docilité humoristique et cordiale. Voyons, ma Minna a bien le droit de vous demander de former convenablement la chaîne. »

Plus nous restons assis, plus il faut attiser la conversation qui tend à languir et à s’interrompre. Le baron aide von K.

« Causez, mesdames et messieurs ! Professeur G. ? vous dormez, je crois. Monsieur Mann, faites-vous la causette ?

– Mais oui, baron, je la fais selon mes capacités. » On se ressaisit, on murmure les choses les plus oiseuses, dans l’obscurité. L’acteur Reicher s’en tire avec un sonore « Blablabla ! Blablabla ! ». La musique est torturante. On est las jusqu’à l’exaspération de la mélodie de la boîte à musique, mais quand l’accordéon souille ou tonitrue, on regrette le drelin, drelin, plus discret. Si l’épreuve est rude pour Willi, elle n’est pas facile pour nous. Une nouvelle heure s’est écoulée depuis la pause. J’ai mal au dos, mais je n’y prends pas garde. Le médium tressaille et sort d’une transe profonde. Il prend passionnément son élan et semble projeter quelque chose hors de lui.

« Bravo, Minna, dit von K. en la cajolant. Vas-y ! Fais-le sortir. Tu es déjà lancée, on le voit bien, rien ne manque, sauf que tu t’y mettes à fond, ce sera un bien grand plaisir, et encore une fois, je t’aimerai tant ! »

En vain. Rien ne bouge. La bonhomie de M. von K. elle-même ne semble rien obtenir aujourd’hui. Le renoncement s’insinue dans tous les cœurs. Décidément, je n’ai pas de chance avec les mystères. Je continuerai à croire possible les choses les plus diverses, mais je n’aurai rien vu. Tant pis pour moi. Des matérialistes endurcis, de haineux champions de l’hypothèse d’une fraude et d’irascibles chevaliers des lois physiques scolaires sont venus ici et ont vu ce qui les a ébranlés jusqu’au lendemain matin, dans leur prétendu scepticisme. Et mon scepticisme, qui pourtant équivaut à la foi en comparaison du leur, une croyance en rien et en tout – comment la définir ? – se révèle de nature nihiliste, stérile. Une légère amertume, comme on le voit, m’envahit. Néanmoins, les impressions de ce soir valaient toujours la peine d’être recueillies.

 

Le maître de céans essaya alors un suprême stimulant. Il fit vibrer des cordes graves, et dit :

« Non, Minna, il faut ce qu’il faut. Nous sommes assis là depuis plus de deux heures, tu ne peux pas dire que nous avons manqué de patience, mais tout a des limites. Nous te donnons encore cinq, encore dix minutes. Si rien ne se passe jusque-là, nous levons la séance. Ces messieurs rentreront chez eux, et plus d’un d’entre eux pensera certainement que tu ne peux rien et n’es capable de rien, et le racontera à la ronde, et les sceptiques se réjouiront.

– Mais non, dit von K. et il seconde le baron en feignant de le contredire, mais non, baron, que dites-vous là ? Elle est tout près de le faire, elle le sait mieux que personne, c’est toujours elle qui l’a toujours su mieux que personne, ma Minna, quand elle allongeait son petit bras assez loin, pour faire convenablement... Comment ? Que dis-tu ? Arrêtez la musique ! Qu’as-tu dit, chère Minna ? »

Pendant qu’il parlait, le médium a murmuré quelque chose. La musique se tait, nous nous taisons tous. La voix s’élève encore une fois, bégayant lourdement :

« Le mouchoir.

– Le mouchoir ! ordonne, autoritaire, von K. Elle sait parfaitement ce qu’elle veut, elle le fera, elle nous fera tout voir, mon amie Minna...

– Bien entendu, dit le baron. S’il ne lui faut rien de plus, voici le mouchoir. »

Il tire de sa poche son grand mouchoir blanc, dont il s’est peu servi, il le prend par un bout et le laisse tomber à terre, à côté du guéridon. Il gît là, visible et chatoyant. Tout le monde tend le cou et le regarde fixement.

« Reculez la table, murmure Willi dont le visage est enfoui dans les mains que nous tenons.

– Comme ceci ?

– Non, pas ainsi. » Il ne voit rien, mais sait, dans son rêve, ce qui se passe et que tout n’est pas encore exactement comme il le demande. Avec impatience, il corrige les gestes du baron, comme s’il le voyait. Il veut que le guéridon soit poussé un peu plus à gauche et puis plus près du maître de maison, voilà, c’est bien. L’espace entre la table et le mouchoir est à présent plus grand.

« La chaîne », chuchote Willi, et l’on s’empresse d’obtempérer :

« Oui, oui, blablabla-blablabla... »

Moi aussi, je me tourne vers mon voisin, le Polonais, pour dire quelque chose d’indifférent. J’ai commencé à parler, voilà que j’entends quelqu’un dire avec un calme affecté : « Ça vient. » Je tourne vivement la tête...

 

Se rappelle-t-on le passage de Lohengrin, acte premier, où, après la prière d’Elsa, le chœur, d’une seule voix, entonne :

« Voyez ! Quel étrange prodige ! »

Il en alla à peu près ainsi. Le mouchoir s’était soulevé du plancher et était monté en l’air. Sous tous les regards, dans un mouvement rapide, sûr, énergique et presque beau, il monta des profondeurs ténébreuses, dans la sphère lumineuse de la lampe qui le teinta d’une lueur rougeâtre, – monta, dis-je, mais ce n’est pas exact, il ne monta pas vide et flottant au vent, il fut pris et soulevé, une préhension active était dans ce mouchoir, et se distinguait en haut par les soulèvements d’un poignet d’où il retombait en plis. De l’intérieur, une force vivante le manipulait, lui fit changer de forme en le secouant ou en le pressant, durant les deux ou trois secondes où il fut tenu librement sous la clarté de la lampe – puis, en un mouvement aussi calme et assuré, il retourna au sol.

C’était impossible – et pourtant, vrai. M’écrase la foudre, si je mens. Sous mes yeux impartiaux, qui eussent été également prêts à ne rien voir s’il n’y avait rien eu à voir, cela advint, et non pas une fois mais aussitôt de nouveau. À peine en bas, le mouchoir remonta à la lumière, plus vite qu’auparavant. À présent on voyait avec une netteté irrécusable les mouvements, exécutés de l’intérieur, des phalanges d’un organe préhensif, qui semblait plus petit qu’une main humaine, en forme de serre. Descente, puis nouvelle remontée... Pour la troisième fois en haut, le mouchoir est violemment secoué par quelque chose d’invisible et jeté contre le guéridon – pas exactement dessus, on n’a pas bien visé, il reste accroché à la bordure et tombe sur le tapis.

 

Des bravos et de bruyantes acclamations pour « Minna » avaient accompagné le phénomène, et à maintes reprises le baron m’avait demandé si je voyais, si je pouvais bien tout voir. Assurément, comment aurais-je pu ne pas voir ? Il m’aurait fallu fermer les yeux, pour ne pas voir, alors que de ma vie je n’avais encore tenu les yeux ouverts avec plus d’attention qu’en ce moment. J’avais vu des spectacles plus grandioses sur terre, plus beaux, plus dignes. Mais qu’il se passât quelque chose d’impossible, en dépit de son impossibilité, cela, je ne l’avais jamais vu encore et voilà pourquoi je ne faisais que répéter, bouleversé :

« Très bien ! Très bien ! » encore que j’eusse en même temps un peu la nausée. Je tenais là, dans mes mains, les poignets de Willi recouverts de manches de tricot, et tout à côté de moi je voyais ses genoux emprisonnés par le Polonais. Pas question, impossible de penser, pas l’ombre d’une possibilité n’existait que le garçon endormi ici eût pu faire ce qui s’était passé là-bas. Qui d’autre ? Personne. Il n’y avait là personne qui eût pu le faire, et pourtant, cela s’était fait. Voilà qui me donnait légèrement la nausée.

L’élévation du mouchoir, entendis-je dire, forme régulièrement le phénomène initial. Le charme était rompu. Le médium, qui pendant l’incident était resté étrangement silencieux, se redresse, frémit et murmure :

« Enlever la boîte à musique ! la cloche !

– La cloche ! crie avec un ravissement chaleureux von K. Eh bien ! Où est la cloche pour ma Minna ? La cloche sur la corbeille ! À présent, nous voilà en train ! »

Le baron obéit à l’injonction. Il enlève la boîte à musique, pose la clochette sur la corbeille à papier. Elle se dresse là – ses bandes de ruban translucides chatoient dans l’obscurité et un reflet lumineux rougeâtre se joue sur son métal. Willi porte à son front sa main avec les nôtres. Il soupire. Alors la cloche est enlevée – elle est, contrairement à toutes les possibilités, prise par une main, car avec quoi sauf une main peut-on saisir une clochette par sa tige ? Elle est soulevée, tenue en l’air, de biais, agitée vigoureusement, elle trace un cercle dans la pièce, on la fait sonner à nouveau, puis avec élan et dans un grand bruit, elle est jetée sous la chaise d’un des assistants.

 

Légère nausée. Profonde stupéfaction, avec un soupçon, non pas d’épouvante, mais de dégoût. On couvre Minna de louanges à voix haute et ininterrompue. Un néophyte s’écrie : « Incroyable ! » La tête de Minna, que dis-je, la tête de Willi tombe de biais sur moi, il pose sa tempe contre la mienne, comme un petit enfant. Brave garçon, ce que tu fais là est fabuleux. Ému et plein de ménagements je laisse sa tête reposer sur la mienne, mais le baron dit :

« Tiens, Minna, j’ai ici quelque chose de nouveau. Tu ne connais pas, mais il est facile de s’en servir. C’est un timbre que l’on actionne en pressant dessus. On presse d’en haut, tu vois, comme cela. Alors il sonne. Fais-le aussi, Minna. Tiens, voici le nouveau timbre. »

Et il pose l’objet sur la corbeille. Attente. Déjà l’on perçoit un tâtonnement sur le timbre, on ne voit rien, mais on entend que quelque chose le manipule des doigts, en hésitant. Le quelque chose le prend, l’agite lentement, il sonne, mais ce n’est pas le son voulu.

« Pas ainsi, dit le baron. Tu n’as pas encore compris. Excuse-moi. Retire-toi. Voilà comment on fait. »

Et il appuie sur le timbre.

« La chaîne », murmure Willi contre ma joue et il tremble. Mais le baron ne peut à la fois faire la chaîne et montrer le maniement du timbre. Il prie Minna de le comprendre. À peine est-il rassis, le tâtonnement et la palpation hésitante recommencent. Enfin, le tour de force réussit. « On » y est, « on » frappe de haut sur le timbre, un coup faible, enfantin et maladroit, mais pour l’essentiel le problème est résolu, le marteau de sonnerie se déclenche.

« Bravo, Minna », s’écrie le cercle. « Fantastique », dit quelqu’un. Mais on n’a pas le temps de s’abandonner à ses impressions. La séance continue. À peine le baron a-t-il enlevé le timbre de dessus la corbeille à papier, celle-ci commence à osciller. Elle se trémousse, elle vacille, elle se renverse, et telle qu’elle gît là, elle est empoignée et soulevée très haut, très haut et tenue en l’air ; à moitié verticale, dans la pénombre rougeâtre, avec le chatoiement de ses bandes lumineuses, elle plane là quatre ou cinq secondes et culbute à terre.

« Avez-vous vu ? » demande le baron tout glorieux.

Nous confessâmes nos impressions. Willi, plongé dans une transe profonde, était affalé de biais sur sa chaise. Il est naturel qu’on ait besoin de repos et que l’on sombre dans une absence de rêve, après avoir rêvé avec tant d’acharnement que les actes oniriques se sont bel et bien réalisés en dehors de vous. – Halte ! réfléchissons. Prends de la hauteur et essaye de pressentir le point, le tournant magique, où une vision de rêve se matérialise et sous les yeux d’autres assistants, dans la pièce, devient réalité ? – Nausée... Sans nul doute, ce point n’est pas sur le plan de notre conscience, de nos lois de la connaissance. S’il est quelque part, il se situe dans cet état où je vois le gars devant moi, et qui est à coup sûr une porte ouverte... vers où ? Derrière la maison, derrière le monde ?... Mais je l’avoue, ce n’est pas là une pensée, plutôt une forme atténuée de la nausée.

 

Pour meubler l’interruption, le baron mit en marche la boîte à musique. Il ordonna également un changement dans le contrôle, von K. et moi fûmes remplacés. Dans l’obscurité je gagnai à tâtons l’autre extrémité de la chaîne et pris place auprès de Reicher, qui était assis à côté du maître de maison. J’avais le guéridon sous le nez. À peine suis-je assis et ai-je trouvé les mains de mon voisin que, sous mon nez, quelque chose palpe la boîte à musique sur le guéridon. Le baron s’empresse d’arrêter l’instrument concertant. Et dans le silence, sous mes yeux qui ne voient pas, un raclement, un bruissement, un tâtonnement secret s’exercent là, sur le levier de la boîte, en s’efforçant de l’actionner. Holà, ô toi, être caché, effarouché par la lumière, et inimaginable, pétri de rêve et de matière, que fais-tu là sous notre nez ? Crac, le levier est tourné, la boîte à musique en marche.

« Commandez-lui de s’arrêter », dit le baron. Et sur mon injonction, la musique s’arrête.

« En avant ! » Et la boîte se remet à jouer. Ceci, à plusieurs reprises. On est assis, penché en avant, et l’on ordonne l’impossible, on se fait obéir par un fantôme, un petit monstre timide, venu de derrière le monde...

 

Une pause. Soudain une grande agitation se manifeste parmi les anneaux lumineux sur le tapis. Ils sont poussés çà et là, jetés d’un endroit à un autre... L’un s’élève, son ruban chatoyant pend au-dessous de lui, il est maintenu haut, porté à travers la pièce, jusqu’au guéridon. C’est là que « cela » veut le déposer, mais il le fait avec une maladresse qui pourrait faire conclure à la cécité, si probablement la lâcheté et la crainte d’être vu n’en étaient la cause. Une peur de trop s’avancer dans le cercle lumineux de la petite lampe et du plateau de la table. Gauchement, avec une certaine pression, en sorte que le feutre racle le bois, l’anneau est glissé sur le rebord extérieur de la table, juste assez loin pour ne pas basculer vers le bas, et ce faisant, « cela » se cogne contre la table, dans sa maladresse aveugle et craintive, se cogne, corps dur contre corps dur, si bien que la table vacille. Quelle horreur, monstre de l’au-delà, qu’as-tu à pousser ainsi clandestinement, sous notre nez, avec tes monstrueux poignets, cet honorable guéridon ? Tandis que cette pensée me traverse l’esprit, crac, un anneau me saute au visage, on me l’a jeté avec élan, il glisse sur mon genou et de là à mes pieds. Quel monstrillon plein d’humour ! On rit – et pourtant, on est mélancoliquement impressionné par la pétulance glaciale de quelque chose, qui n’est peut-être qu’une dégénérescence affligeante et compliquée de la fraude. Mais « c’est » civilisé, comme je l’ai dit. « Cela » ne m’a pas jeté au visage la boîte à musique ou la machine à écrire, « cela » a choisi avec tact le petit anneau souple. On a reçu des calottes et autres espiègleries, par exemple la montre-bracelet de quelqu’un, toute bouclée, a été arrachée de son poignet et promenée dans la pièce, ou même le lacet de la bottine d’un autre a été défait. Mais à personne, on l’affirme à l’unanimité, les forces invisibles n’ont jamais infligé un mal sérieux, ce qui dénote une sensibilité délicate. Cependant, une tendance à démoraliser, à faire des frasques, à fanfaronner, reste indéniable. Sans aucun doute, une surveillance constante est nécessaire, une direction pédagogique et l’assignation d’un but, comme il apparut clairement quand, après m’avoir jeté l’anneau en plein visage, l’esprit diabolique essaya, sans en vouloir démordre, de renverser la boîte à musique posée sur la table. Le baron très inquiet pour son instrument implora qu’on lui épargnât les ennuis associés aujourd’hui à une réparation. En vain, « cela » s’obstina à faire basculer la petite caisse, sur laquelle étaient posées, par-dessus le marché, la plaquette d’ardoise et la craie, qui risquaient de tomber et de se casser.

 

Il fallut faire une diversion, et le baron attira l’attention avec insistance sur la machine à écrire qui se trouvait par terre, devant le rideau, avec une feuille de papier, prête à être employée.

« Écris, Minna, dit-il. Occupe-toi de façon utile ! Nous t’écouterons, et puis nous aurons ce que tu as écrit, en signe que nous ne sommes pas de malheureux hallucinés comme l’affirment certains de tes ennemis. »

« Cela » prête l’oreille à des arguments raisonnables, « cela » abandonne la boîte à musique. Nous attendons. Et, sur mon honneur, voilà qu’à nos oreilles la machine à écrire posée là-bas par terre commence à cliqueter. C’est fou. C’est aussi, même après tout ce que nous avons déjà vu, ahurissant, risible, révoltant d’absurdité, et attirant à l’extrême par son extravagance. Qui tape à la machine ? Personne. Personne n’est là couché sur le tapis et ne se sert de l’instrument – mais on s’en sert. Les extrémités de Willi sont maintenues. Avec son bras, supposé qu’il pût libérer un bras – il n’atteindrait pas jusqu’à la machine. Du pied non plus, s’il pouvait libérer un pied, et même l’étendre jusque-là, il ne pourrait pas, du pied, taper sur chaque touche isolément, il ne pourrait qu’en fouler plusieurs à la fois. Willi n’entre donc pas en ligne de compte. Or à part lui, il n’y a là personne ! Que faire, sinon hocher la tête et rire brièvement du nez ? « Cela » tape, apparemment tout à fait selon les règles, une main frappe les touches, c’est clair, mais n’y en a-t-il vraiment qu’une seule ? Non, à mon avis, il faut absolument que deux mains s’agitent là ; le cliquetis est trop rapide, tout comme chez une dactylo experte, déjà la ligne est achevée, on entend le chariot de la machine repoussé bruyamment, la nouvelle ligne commence, elle s’interrompt, une pause intervient.

 

Alors se produit, plus loin là-bas, devant le fond sombre du rideau, une petite manifestation rapide, hâtive et fugitive. Une apparition surgit là-bas. Quelque chose de long, de la grandeur et de la forme approximative d’un moignon d’avant-bras avec la main fermée – pas moyen de le reconnaître exactement. Il monte plusieurs fois sous nos yeux, pour une démonstration rapide, monte et descend, s’illumine pendant ce temps de soi-même, en un éclair bref, blanc, qui dissimule entièrement la forme de la chose, jaillit de son flanc droit – et disparaît.

« Vous avez là une matérialisation, dit le maître de maison en la désignant du doigt. Il est très bon que vous ayez encore vu cela. Attendez, peut-être nous laissera-t-elle une empreinte. »

Et il y eut des paroles encourageantes pour inciter Minna à laisser l’empreinte de sa main dans la farine, la farine contenue dans l’assiette sur le guéridon, mais je ne crus pas un instant qu’elle y consentirait, et elle ne le fit d’ailleurs pas, nous attendîmes en vain. Le plateau du guéridon était vivement éclairé, le fantôme s’y serait exposé trop dangereusement à nos regards critiques, et cela n’eût pas correspondu à l’image que je m’étais déjà faite du caractère à la fois timide et impertinent, fugace, dissimulé et mystificateur de ce farfadet – un caractère trop insignifiant pour être méchant, plutôt complaisant mais faible et honteux. Il ne se passa plus rien. La fatigue semblait être intervenue. Willi murmura « Joyeux Noël ». La séance fut close.

Il fut singulier de voir, sous la clarté blanche de l’électricité, l’anneau de feutre gisant à mes pieds, et qui n’y était pas venu de façon rationnelle. Également étrange de considérer le feuillet dactylographié par terre, qui ne représentait que des absurdités, deux rangées désordonnées de majuscules et de minuscules – ce qui eût été probablement différent si Willi avait su écrire à la machine. Il était encore penché, de côté, ivre de sommeil, sur le bras d’un des contrôleurs. Je m’approchai de lui, lui tapai sur l’épaule et lui dis que ç’avait été une brillante séance – sur quoi il leva en silence, avec un sourire bienveillant et mélancolique, des yeux ensommeillés.

Tout le monde retourna à la bibliothèque, en discutant avec animation sur ce qui s’était passé. Il y eut du thé, intermède très réconfortant. Et pour finir, Reicher raconta des histoires de théâtre.

 

Donc, qu’ai-je vu ? Trois quarts de mes lecteurs me répondront : Des blagues. De la prestidigitation, une duperie. Un jour, lorsque la connaissance de ces choses sera plus avancée et ce domaine devenu plus populaire, ils se rétracteront et dès à présent, s’ils me prennent pour une tête à l’évent, crédule et suggestionnable, ils devraient y réfléchir à deux fois, devant le témoignage d’expérimentateurs instruits comme le savant français Gustave Geley, lequel conclut son rapport par la déclaration catégorique suivante : « Je ne dis pas : il n’y a pas eu fraude au cours de ses séances ; je dis : toute possibilité de fraude était exclue. » C’est tout à fait mon cas, et la situation aussi séduisante qu’aberrante est précisément que la raison nous oblige à reconnaître ce que d’autre part la raison voudrait écarter comme impossible. Étant donné la nature des phénomènes décrits, même pour celui qui a vu de ses yeux, la pensée d’une supercherie s’impose toujours à nouveau ; surtout rétrospectivement ; et toujours à nouveau, elle est réfutée et exclue par le témoignage de nos sens, et par la conscience même de son impossibilité totale.

Ce que j’ai vu, c’étaient des phénomènes de « mouvement à distance », que précisément ce médium, le jeune Willi, est particulièrement apte à susciter, et qui se trouvent en étroite relation de cause avec le phénomène occulte de la matérialisation, c’est-à-dire de l’organisation passagère de l’énergie en dehors de l’organisme du médium, par conséquent de l’extériorisation de l’ectoplasme. Il est entendu, entre personnes compétentes, que l’agent qui exécute les badinages décrits, qui agite la sonnette, soulève le mouchoir, se sert de la machine à écrire, n’est pas un quelconque esprit spirite nommé Minna, non plus qu’Aristote ou Napoléon, mais le médium lui-même qui s’est partiellement extériorisé. Sauf que, ce disant, on n’a guère rendu le problème plus accessible rationnellement, au contraire ; l’hypothèse populaire spirite est de beaucoup supérieure, par sa clarté spirituelle et sa simplicité ; à l’hypothèse des savants et le problème occulte de l’extériorisation et de la matérialisation présente de plus en plus une complication apparemment appliquée à bafouer l’esprit humain. Quoi d’étonnant, d’ailleurs, qu’il en soit ainsi, puisque en fin de compte cela coïncide avec le problème, apparemment point occulte, de la vie ?

« Ce qui conditionne la vie, a dit Claude Bernard, n’est ni la chimie, ni la physique, ni rien d’analogue, mais le principe idéal du processus vital. » Un mot singulièrement imprécis pour un grand savant, et français de surcroît, un mot vague, tâtonnant vers un mystère, qui prouve que précisément les grands savants ne perdent jamais le contact intime avec le mystère et que seule la médiocrité scolaire court le danger de tomber dans une présomption scientifique, sans songer combien sa connaissance « exacte » de la nature, de la vie et de ses fonctions baigne dans le mystère, et dans une énigme peut-être à jamais insoluble. Mais l’on peut considérer aujourd’hui comme un fait certain de l’occultisme, que ce principe créateur s’exerçant dans la physiologie normale acquiert en certains cas un caractère téléplastique, c’est-à-dire dépasse les limites de l’organisme et agit comme ectoplasme, en dehors de lui – de telle sorte que la substance organique extériorisée (dont les apparitions et la création d’apparences sont déjà assez bien observées) suscite passagèrement des formes, des membres, des organes corporels, notamment des mains qui ont toutes les caractéristiques biologiques et les capacités fonctionnelles de créations physiologiques normales, et sont biologiquement vivantes. Ces organes terminaux téléplastiques semblent se mouvoir librement dans l’espace, mais selon tous les observateurs ils sont en rapport physiologique et psychologique avec le médium, si bien que toute impression éprouvée par le téléplasme retentit sur l’organisme de celui-ci et vice versa. On remarquera ici comment la physiologie supranormale concourt avec la normale dans l’effort de démontrer l’unité de la matière organique. Car ce fluide quitte le corps du médium comme une masse amorphe, point organisée, et donne naissance aux divers organes téléplastiques, des mains, des pieds, des têtes, qui se dissolvent après une existence éphémère mais participent à tous les attributs de la vie, et sont résorbés par l’organisme du médium. Ce fluide, cette substance, ce substrat des diverses formations organiques est homogène, point différencié ; aucune substance osseuse, par exemple, ne se distingue d’une substance musculaire, viscérale ou nerveuse, il n’y a qu’une seule substance, base et substrat de la vie organique.

Il est probable que toutes les pensées, tous les discours ordonnés au sujet de ce domaine extravagant, toutes les interprétations théoriques ne sont aujourd’hui que des explications apparentes, provisoires.

 

 

 

Thomas MANN, Mario et le magicien, 1930.

 

Recueilli dans Le défi à la matière, de la collection

« Les pouvoirs inconnus de l’homme »,

dirigée par Michel Mélieux et Jean Rossignol,

textes de ce volume réunis et commentés

par Michel Froment, Tchou/Laffont, 1977.

 

 

 

 

 

 

 

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