La fille du Jarl

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henri MARTIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I.

 

BRUNHILDE, la fille du chef, est assise près d’une fenêtre de la salle des fêtes, attendant le retour de son père, et regardant au loin dans la vallée pour découvrir la chasse de Snorro.

Les joues de la fille brune ont perdu leurs teintes empourprées : ses yeux bleus sont voilés d’un nuage comme ceux d’une Elfe à qui les puissances du Walhalla ont révélé des choses funestes.

Elle songe aux paroles du Jarl Snorro, et la voix solennelle de son père vibre toujours ses oreilles.

– Par Freya la raide, à qui tu fus consacrée, tu ne seras pas la femme d’un étranger adorant le dieu de l’étranger ; nul guerrier n’emmènera sur son vaisseau la vierge du bouclier, s’il ne professe ou s’il n’adopte la religion des braves !

Hélas ! Siegmar-le-Teuton est chrétien, et les adorateurs du Christ renoncent, dit-on, au bonheur et à la vie plutôt qu’à leur Dieu.

D’ailleurs la volonté de Siegmar n’est-elle pas de fer comme celle de Snorro ?

Brunhilde n’espère fléchir ni l’une ni l’autre de ces âmes inébranlables, et pourtant son cœur ne peut se détacher de Siegmar-le-Teuton.

Le brouillard du soir descend sur les collines aux noirs ombrages ; les extrémités du vallon retentissent d’abois et de hennissements.

– Qu’on jette tout un arbre au foyer ardent ! Qu’on emplisse aux tonnes les cruches de bière, d’hydromel et de whisky ; car voici nos chasseurs qui rapportent du gibier pour le repas du soir !

Le sein de Brunhilde se gonflait sous sa cotte doublée de fourrures : elle tressaillit en voyant Siegmar chevaucher à la droite de son père.

– Allons, Brunhilde aux cheveux noirs, levez-vous pour faire honneur au roi de la fête. Par mon bon navire, il y a de rudes compagnons au pays Deutsch, et Siegmar s’est comporté comme l’eût pu faire un vrai Normand : c’est lui qui a défié l’ours, face à face, poitrine contre poitrine, et qui l’a loyalement éventré de son couteau. Hurra pour Siegmar le Deutsch !

On entra joyeusement dans la salle des festins, et lame de Brunhilde était légère et allègre, parce que Snorra le vieux avait vanté son jeune héros.

Une gaieté bruyante épanouit les visages des convives pendant le long repas : la fraternité de la chasse est la première pour les hommes du Nord, après celle du champ de bataille.

Quand Siegmar eut vidé à mainte reprise la corne circulant de main en main, pleine jusqu’au cercle d’or qui couronnait son orifice, la boisson fermentée échauffa sa poitrine et rendit sa langue plus hardie.

Il frappa la table de son poing robuste pour demander le silence.

– Écoute-moi, Snorro, noble Jarl ! J’ai cinq cents chevaux de bataille dans mes prés de Laüenbourg, cinq cents hommes d’armes et deux fois autant de gens de trait prêts à marcher quand se déploie mon pennon de guerre ; j’ai mon vote à l’élection impériale ; j’ai, ce qui vaut plus encore, du sang de Witikind dans les veines ! Crois-tu que le mélange de ce sang puisse être à déshonneur à celui d’un roi de la mer ? Snorro le vieux, il faut que tu me donnes ta fille, qui m’a donné son amour !

Brunhilde devint aussi pâle que si la vie eût abandonné soudainement son beau corps.

Le Jarl garda un moment le silence : ses yeux baissés et son visage immobile ne trahissaient pas sa pensée.

– Le sang de Witikind rougit tes veines, dit-il enfin d’une voix imposante ; il est vrai ; et, à ce titre, je veux bien oublier que ta race n’a pas suivi les voies de Witikind, en acceptant le servage des Romains. Écoute à ton tour : fais droit à ma requête, et je ferai droit à la tienne.

Il leva la corne remplie de bière forte.

– Siegmar de Laüenbourg, voici mon toast : Louange aux fils d’Odin, le dieu des hommes libres ! Malédiction aux sectateurs de Christ, le dieu des esclaves ! Fais-moi raison !

Siegmar se leva, les dents serrées et l’œil brillant d’un feu sombre.

– Eh bien, répètes-tu après moi : Malédiction sur la croyance des Romains !

Les fumées du whisky et celle de la colère montèrent ensemble au cerveau du Teuton.

– Tais-toi, blasphémateur ! s’écria-t-il ; Christ est le fils unique du Père Tout-Puissant, et Thor et Odin sont des chiens !

– Hella 1 t’a entendu ! rugit le Jarl, et il bondit sur lui le couteau au poing.

Vingt poignards avaient lui autour du Teuton, qui s’était adossé au mur, en brandissant sa large épée.

La fille de Snorro se jeta entre les lames nues.

– Arrêtez, cria-t-elle d’une voix retentissante ; vous n’arriverez au sein du Deutsch qu’à travers celui d’une vierge du bouclier ! Arrêtez ! car l’hôte étranger est chose sainte ; et malheur à qui prend sa vie pour des paroles échappées entre les coupes du festin !

Ses longs cheveux noirs flottaient en désordre sur son cou de cygne : ses prunelles resplendissaient, et son front semblait rayonner de clartés divines.

Les guerriers crurent voir une walkyrie, et abaissèrent leurs dagues altérées de sang.

– Qu’il parte donc, dit Snorro en lui lançant un farouche regard ; qu’il regagne sain et sauf sa terre natale ! Mais j’adjure tous les dieux que, si le soleil le retrouve demain sur nos marches danoises, les corbeaux dîneront avec son corps.

– Ce n’est point ton pardon ni ton sauf-conduit que j’accepte, ô Snorro ! mais je m’en vais parce que je ne veux pas qu’entre son amant et son père, il lui faille pleurer un mort et haïr un survivant ! Adieu donc, puisque tu l’as voulu, Jarl Snorro !...

 

II.

 

– Qu’on aille chercher la Brunhilde, dit le chef au visage soucieux ; j’ai fait cette nuit des rêves de malheur, et je veux qu’elle me chante sur sa harpe les récits de l’Edda, pour chasser l’humeur noire de mon âme.

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– Jarl, dirent les servantes, Brunhilde n’est point en cette demeure. Nous l’avons cherchée, elle ne s’est point montrée à nous ; nous l’avons appelée, elle n’a pas répondu.

Le chef monta sur la plate-forme de sa tour, plongea ses regards d’aigle dans la vallée, mais la brume l’enveloppait comme un manteau dans ses plis obscurs.

Il appela de sa voix puissante :

– Brunhilde !

Les corbeaux seuls répondirent, en s’envolant, effrayés, du faîte des sapins.

Le vieux guerrier fit entendre un gémissement sourd, et ses cheveux gris se hérissèrent sur son front, comme si Loke, le dieu du mal, l’eût pressé de sa main brûlante.

Quand il fut descendu de la tour, ses fidèles l’entourèrent, l’œil inquiet et l’oreille attentive.

– À cheval ! cria-t-il.

Ce fut là toute l’allocution du père de Brunhilde.

Et ils partirent.

Ils passèrent comme un ouragan sur les landes et les bruyères, volant toujours droit devant eux comme le garrot d’une arbalète ; gravissant au galop les pentes abruptes, franchissant d’un élan les profondes crevasses des roches granitiques.

Ils arrêtèrent enfin au pied d’une montagne à pic leurs coursiers couverts d’une écume sanglante, et gravirent rapidement jusqu’au sommet.

De là, leurs regards parcoururent au loin les flots du petit Belt et ses îles dentelées, les côtes sauvages du Jutland, aux baies et aux anses profondes.

Une exclamation étouffée mourut dans la gorge de Snorro ; son bras étendu comme pour maudire, leur montrait, presque au-dessous d’eux, une barque amarrée dans une petite crique du rivage.

Deux figures, dont l’une se reconnaissait pour une femme à ses vêtements flottants, étaient pour lors à vingt pas de l’esquif.

Snorro poussa un cri si terrible que les deux amants l’entendirent et levèrent la tête vers la cime de la montagne.

La fugitive chancela, tomba sur ses deux genoux, et tendit au chef des mains suppliantes.

Son compagnon l’enleva dans ses bras, la porta au fond de la barque, et rompit les amarres d’un coup de hache.

La frêle nef bondit sur les vagues noires et houleuses.

Snorro jeta autour de lui un coup d’œil de désespoir ; puis son œil brilla comme une lueur d’orage à travers des nuées sombres.

Il avait reconnu son Almadie à l’ancre dans une anse voisine.

– En mer ! s’écria-t-il.

Le vieux pirate Haldan, son compagnon durant trente années de guerre, secoua la tête en regardant le grain qui se levait avec le vent d’est des côtes de Séeland.

Puis il répéta comme les autres :

– En mer !

 

III.

 

Snorro était demeuré quelque temps aussi sombre qu’un fantôme sorti de sa colline tumulaire ; mais, quand il eut aperçu la barque au loin déployant sa voile blanche comme une mouette son aile, il retrouva toute la fougueuse énergie qu’avait étourdie ce coup inattendu.

Il se penchait sur l’avant du navire, comme s’il eût pu lui imprimer ainsi une impulsion plus rapide.

– Hurra ! mon bon vaisseau, mon serpent de mer ! Tu as vingt fois porté ton maître à la victoire ; vingt fois tu l’as soustrait blessé à la fureur de l’ennemi ! Aujourd’hui, on l’a blessé encore, mais au cœur ! Et ce n’est pas son salut, c’est sa vengeance qu’il te confie ! Hurra ! mes fidèles ; nous avons quarante rames contre quatre, et notre voile prend dix fois autant de vent que la leur !

Le grain lointain était devenu un rideau noir tendu sur toute la voûte du ciel ; la houle allait grossissant un rugissement sans fin ; la mer bouillonnait par-dessus les pointes des récifs, qui dépassaient d’ordinaire sa surface.

À voir la fragile nef glisser tour à tour sur les pentes profondes des vagues et s’élancer jusqu’au faîte de leur volute écumeuse, on eût dit un poisson volant s’efforçant d’éviter par ses bonds aériens la poursuite d’une dorade.

Un éclair immense déchira les lourdes nuées, et les éclats de la foudre se confondirent aux grondements des flots.

– Entends-tu, fille ingrate ? s’écria le chef, c’est Thor qui te menace par la voix de son tonnerre !

Son navire, léger et puissant comme un aigle marin, filait droit au but à travers les montagnes humides qu’il trouait de son éperon.

L’Almadie dominait la tempête : la faible barque en était dominée, et, sa voile carguée, elle se laissait ballotter aux caprices des ondes.

Une nouvelle rafale amena son ennemie presque sur elle.

– Rendez-vous, traîtres ! cria Snorro.

– Pardonnez-nous, mon père ! répondit la voix perçante de Brunhilde. Accordez-moi au Teuton !

– Jamais !

Elle embrassa le guerrier chrétien, et levant au ciel son front baigné par l’onde marine :

– Nous mourrons donc ensemble, ô mon Siegmar !

Snorro leva sa hache d’armes, mais il ne la lança point au Teuton ; car Brunhilde se tenait suspendue à son cou, et le cœur manqua au Jarl pour tuer sa fille.

La hache siffla pourtant, et, traversant l’étroit espace qui séparait les deux bâtiments, alla briser la vergue de la barque.

En ce moment un typhon les enveloppa et les fit tournoyer tous deux entre les vagues tourbillonnantes.

Snorro rouvrit ses paupières aveuglées par les eaux âcres de la mer, et vit l’esquif démâté flottant à trois portées de javelot.

L’Almadie fit force de rames pour l’atteindre ; mais les ondes (était-ce pitié ou colère ?) cachèrent de nouveau la barque au vieux chef.

Un éclair la lui montra presque ensevelie dans un sillon des flots.

Puis les talus de ce sentier profond et mobile s’éboulèrent à grand bruit et couvrirent la malheureuse nef.

Snorro avait senti son cœur se serrer sous une étreinte de fer.

Il revit la barque plus proche. Deux des rameurs avaient été balayés par la lame furieuse ; mais les deux amants étaient encore enlacés au reste du mât.

Et, parmi les hurlements de la tourmente, une plainte aiguë arriva jusqu’à Snorro :

– Pitié ! pitié, ô mon père !

Les compagnons du Jarl se reposèrent un moment sur leurs rames, les yeux fixés sur le morne visage de leur chef.

Car il se passait d’étranges combats dans l’âme de Snorro.

L’ouragan qui broie en passant l’arbuste est chose terrible quand il lutte avec le grand chêne.

Tout à coup le Jarl releva sa tête affaissée sur sa poitrine, et il emboucha le cornet suspendu à sa ceinture.

– Reviens, reviens, Brunhilde – Ma fille, reviens ! – Je te pardonne ! – Je pardonne au Teuton, Brunhilde ! – Ô Brunhilde !

La jeune fille entendit ces paroles de miséricorde, car elle se pencha au bord de la barque, les bras étendus vers son père.

Si le Jarl eût été à leur côté, il eût vu rouler une larme entre les cils de l’indomptable Siegmar.

Puis le chrétien et la vierge prirent les rames des deux matelots qu’avait emportés la mer ; et la barque tenta des efforts non moins inouïs, pour joindre le vaisseau, que naguère pour le fuir.

Ils s’approchèrent à diverses reprises, si près qu’ils faillirent se heurter d’un choc où le plus fort eût mis le plus faible en débris.

Et toujours le flot les écartait violemment à l’instant où le Jarl allait jeter sur l’esquif le grappin d’abordage.

Un cri s’éleva des bancs de l’Almadie. Un mouvement des eaux ramenait la barque vers le navire avec la vélocité d’une flèche.

Une vague monstrueuse la poursuivait plus rapide encore.

– Virez de bord ! cria Snorro. – Aux avirons, Brunhilde, aux avirons !

À peine le vaisseau avait-il viré, que la barque arriva, et la lame avec elle, courbée sur elle, comme un dais funèbre.

Les voici, les voici à la longueur d’une lance ! Ils allongent les mains pour saisir les rames libératrices...

Au même instant, la montagne menaçante qui s’inclinait sur leurs têtes s’écroula tout entière...

La barque, ceux qui la montaient, et trois des Danois qui leur tendaient les avirons, avaient disparu sous la lame !...

On vit reparaître sur les ondes deux corps entrelacés ; on entendit une voix mourante s’écrier :

– Sauve-toi, Siegmar, et laisse-moi périr.

Mais ce cri n’obtint point de réponse, et les deux amants s’enfoncèrent de nouveau dans l’abîme !...

Snorro et ses fidèles s’étaient précipités au milieu des vagues mugissantes.

Mais, lorsqu’après une longue lutte contre les flots ils rejoignirent leur navire, ils ne ramenèrent à bord que deux cadavres.

C’étaient ceux de Siegmar et de la fille du Jarl !

 

 

 

Henri MARTIN.

 

Paru dans les Annales romantiques en 1836.

 

 

 



1 Déesse de la mort.

 

 

 

 

 

 

 

 

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