Les larmes rouges

 

 

Plus loin que la Scythie inconnue et les monts

De neige, par delà les bords que nous nommons,

La bataille mêlait en d’horribles vacarmes

Âpres cris, râles, chocs de chars, entreheurts d’armes,

Et sous l’énorme duel vibrait le sol profond.

L’homme à l’homme rué, comme une bête fond,

D’un fer atroce, ouvrait des gorges ou des ventres.

Mille lions jaillis des faméliques antres

Auraient rugi moins haut que ce combat hurleur.

Eux-mêmes, par l’effroi contraints à la valeur,

Les faibles étaient forts et les lâches féroces ;

Les flancs sous les couteaux, les crânes sous les crosses

Saignaient ; on aurait dit, tant l’exécrable champ

Fut rouge, qu’y fluait tout le soleil couchant ;

Chaque ornière, chair, sang et fange, était une auge

Où l’immonde vainqueur mange, boit et patauge ;

Et l’innombrable vol croisé des javelots

Sur la mêlée et les fiers cris et les sanglots

Arrondissait un ciel de grouillantes ténèbres !

Puis vint la nuit ; les nuits sont les trêves funèbres ;

Et, dans l’obscure plaine où gisaient entassés

Les blessés sur les morts, les morts sur les blessés,

Le sang coulait toujours de leur chair tailladée.

 

Or, ce soir, sous un bois de palmiers, en Judée,

Des hommes sur le sable étaient assis en rond ;

Vêtus de lin, l’espoir aux yeux, le rêve au front,

Ils mangeaient, en levant des bras aux blancs sillages,

Le pain qu’on leur avait donné dans les villages,

Et parlaient bas, très doux, très calmes, en l’oubli

De la peine et la paix de leur jour bien rempli ;

Et chaque manche au sol mettait l’ombre d’une aile.

 

Un seul, environné de douceur solennelle,

Ne mangeait pas le pain de l’aumône, et pleurait,

Silencieux. C’était Jésus de Nazareth,

L’Agneau-Pasteur qui mène au ciel les âmes paître.

 

Et Pierre dit : « Seigneur, pourquoi pleurez-vous ? – Maître,

Pourquoi pleurez-vous ? » dit Mathieu. Qu’il entendît

Ou non, Jésus resta muet. Alors, Jean dit :

« La vision, ô cher Seigneur, vous hante-t-elle

Du jour d’amère angoisse et de sueur mortelle,

Où le peuple insensé maudira votre nom ? »

Mais Jésus, en pleurant, lui fit signe que non,

Et les pleurs ruisselaient des yeux du Fils de l’homme,

Et Jean vit que ces pleurs étaient tout rouges, comme

Un suintement vermeil de plaie ouvrant ses bords.

 

Jésus pleurait le sang des blessés et des morts.

 

 

 

Catulle MENDÈS, Poésies nouvelles.

 

 

 

 

 

 

 

 

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