La jeune mère

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Madame MICHEL DE R***

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le 13 mars fut marqué par le premier soulèvement de l’héroïque Vendée. Nantes et presque tout le littoral de l’océan prirent aussi les armes pour soutenir la même cause ; mais cette tentative, ayant échoué, servit de prétexte au gouvernement de la République, pour sévir avec plus de rigueur contre la catholique Bretagne.

La petite ville de Pont-Aven, accusée d’avoir des intelligences avec les Royalistes, fut dénoncée à la Convention qui donna l’ordre à Le Roux, l’un de ses plus féroces agents, de s’y transporter, pour faire expier aux habitants de cette cité fidèle, leur dévouement à la cause de l’Autel et du Trône.

 

 

La Jeune Mère.

 

Tandis que toute la ville était dans la consternation, une scène touchante se passait dans la salle basse d’une maison de modeste apparence.

Une jeune mère, penchée sur le berceau de son fils endormi, écoutait avec une attention pleine d’anxiété le bruit de la respiration inégale de ce petit être dont le visage, amaigri par la souffrance, portait l’empreinte d’une maladie longue et dangereuse.

Tout ce que le cœur d’une mère chrétienne peut contenir de courage et de résignation, tout ce que le sentiment maternel renferme de dévouement et de tendresse se reflétaient sur le visage de cette femme dont la beauté remarquable semblait être la révélation intime d’une âme pure et élevée.

Tout à coup la porte s’ouvrit et un homme âgé entra brusquement sans se faire annoncer.

– Comment allons-nous ? dit-il, en s’approchant du petit malade et en prenant sa main avec beaucoup de précautions.

– La nuit n’a pas été mauvaise, répondit la jeune femme, les yeux fixés sur le docteur pour épier dans ses regards le plus léger indice d’espérance ou de crainte.

Celui-ci souleva les rideaux des fenêtres pour y voir plus clair, puis, avec un sourire d’heureux augure :

– Tranquillisez-vous, ma chère Ursule, votre fils est sauvé !

En entendant ces paroles, la pauvre mère ne put articuler un seul mot, mais des larmes de joie s’échappèrent de ses yeux levés vers le ciel.

 

 

Les Voisins.

 

Après le départ du médecin, Ursule s’aperçut qu’elle était observée par deux hommes qui causaient ensemble sur le seuil de la maison en face de la sienne. L’un de ces hommes était le maître de la maison même, barbier de profession, qui s’était rendu important dans la localité par ses opinions démocratiques. L’autre, petit, sec, au teint bilieux, au regard louche et féroce, n’était autre que le commissaire de la Convention :

– Comment appelles-tu ta voisine ? demanda-t-il au barbier.

– C’est la femme d’un nommé Plinel, homme de confiance du ci-devant marquis de Saint-André.

– Quoi ? de ce fameux Saint-André qui fut accusé, devant le tribunal du Châtelet, pour une espèce de circulaire qui ne tendait à rien moins qu’à river les fers du peuple français ?

– Précisément.

– Et que fait maintenant le mari de cette femme ?

– Il a suivi son maître hors de France, car c’était un fanatique forcené, tout dévoué à Saint-André et aristocrate comme lui.

– Ah ! ah ! voilà qui est bon à savoir, dit Le Roux en tirant un carnet de sa poche et sur lequel il écrivit rapidement au crayon.

Quoiqu’Ursule n’eût pu saisir un mot de cette conversation, néanmoins, elle se hâta de baisser les rideaux de la fenêtre et vint reprendre sa place auprès du berceau de son fils.

Le voyant endormi, elle s’agenouilla pour prier. La nuit la surprit dans cette pieuse attitude. Elie allait se relever, lorsqu’elle entendit frapper doucement à la porte.

 

 

Les marchands forains.

 

Après un moment d’hésitation, elle alluma la lampe et vint ouvrir à ses visiteurs.

C’étaient deux hommes vêtus en modestes marchands forains, qui se glissèrent mystérieusement dans la maison.

– Que désirez-vous ? leur dit-elle en les examinant.

– N’est-ce pas ici la demeure de la citoyenne Plinel ? demanda l’un d’eux.

– C’est moi-même. Que voulez-vous ?

Celui qui avait porté la parole la regarda d’un air de défiance ; puis, il adressa quelques mots à son compagnon, dans une langue étrangère. Celui-ci, ne voyant rien que de franc et d’honnête sur ce jeune et pur visage, fit un geste approbatif, et, prenant dans sa poche une paire de ciseaux, il se mit à découdre la doublure de sa veste, d’où il tira un papier, plié en quatre, qu’il remit à son interlocutrice, en disant :

– C’est de la part de M. Plinel.

À ce nom si cher, la jeune femme, fort émue, déplia la missive ; mais une page toute blanche s’offrit seule à ses regards.

– Qu’est-ce que cela signifie ? dit-elle. Les deux voyageurs sourirent.

– Pour plus de sûreté cette lettre a été écrite avec de l’encre sympathique ; approchez-la d’un brasier ardent, et les caractères deviendront visibles.

Ursule courut auprès du feu et lut facilement les lignes qui lui étaient adressées.

– Quoi, Messieurs, vous êtes prêtres, dit-elle, en interrompant vivement sa lecture. Je m’estime heureuse de suivre les intentions de mon mari, en mettant ma maison à votre disposition.

Les pieux ecclésiastiques hésitèrent à accepter cette offre généreuse, dans la crainte de compromettre Ursule ; mais ses instances furent si pressantes, qu’ils se décidèrent à confier leurs nobles projets, ainsi que le soin de leur existence, à cette femme héroïque qui ne leur donnait asile qu’au péril de sa vie.

 

 

La Cachette.

 

Tandis que Madame Plinel disposait tout pour bien traiter ses hôtes, un bruit inusité se fit entendre dans cette rue ordinairement si calme. La fidèle domestique, qui se trouvait à l’étage supérieur, descendit précipitamment annoncer que la maison était environnée de soldats.

– Nous avons été suivis et dénoncés, s’écrièrent les deux ecclésiastiques.

– Ne perdons pas courage, dit Madame Plinel, je vais vous cacher de mon mieux : le ciel fera le reste. Aussitôt elle ouvrit, au fond de l’alcôve, une petite porte, si bien adaptée à la boiserie qu’il était impossible de l’apercevoir ; puis, elle fit signe aux deux prêtres de la suivre. Tous trois s’engagèrent dans un escalier en spirale qui semblait s’enfoncer dans les entrailles de la terre ; un instant après, elle reparaissait seule et revenait prendre la place qu’elle occupait auprès de son fils.

 

 

Visite domiciliaire.

 

À peine y était-elle installée qu’on frappa rudement â la porte, qui fut ouverte immédiatement. Aussitôt plusieurs hommes armés de fusils et de sabres pénétrèrent dans la salle.

Par un regard rapide, Madame Plinel aperçut que sa maison était cernée de tous côtés. Il n’y avait donc pas de tentative d’évasion possible, et de son sang-froid, ainsi que de ses réponses, allait dépendre la vie de ses hôtes et peut-être la sienne propre.

Après s’être recommandée à Dieu, elle s’avança d’un air presque souriant à la rencontre du chef de la troupe.

– Que désirez-vous, citoyen ?

– Rien qui doive t’alarmer, répondit le sergent, avec plus de politesse qu’elle ne s’y attendait, il nous faut seulement les deux étrangers qui sont entrés chez toi.

– Desquels veux-tu parler, car il en est venu plusieurs aujourd’hui, les uns colporteurs, les autres marchands de vieux fer, que sais-je ? Comme je n’avais pas besoin de leurs services, je ne m’en suis pas occupée.

– Pas tant de paroles inutiles ; ceux que nous cherchons sont des suspects : il nous les faut morts ou vifs.

– Trouve-les donc, citoyen, car pour moi, je ne saurais te mettre sur la voie. Cependant, je ne demande pas mieux que de te rendre service.

– Alors, tu ne t’opposes pas à ce que nous fassions la visite de ta maison ? reprit le sous-officier, épiant sur le visage de Madame Plinel le moindre signe de frayeur.

– Je serai la première à vous ouvrir les portes, dit-elle en s’avançant.

 

 

Le Cousin.

 

– Reste, répliqua le sergent, ceux-là vont faire la besogne et moi j’aurai le plaisir de te tenir compagnie... Ursule, ne me reconnaissez-vous pas ? dit le sergent, lorsque les pas de ses subordonnés se firent entendre dans l’escalier

– Se pourrait-il ? François Vernon, sous l’uniforme des Bleus ?

– Moi-même, chère cousine, et bien vous en prend, car mes services ne vous seront peut-être pas inutiles ; mais, avant tout, dites-moi s’il est vrai que vous ayez des suspects dans votre maison ?

– Je vous ai déjà dit de les chercher, si bon vous semblait, répondit Ursule qui n’osait découvrir son secret.

– Vous vous méfiez de moi, parce que je sers la République ; cependant, Dieu m’est témoin que je n’ai que de bonnes intentions à votre égard.

Comme il achevait ces mots, un grand fracas, suivi d’un jurement énergique, se fit entendre au premier étage. François tressaillit visiblement.

– Voilà vos protégés découverts par votre faute, ajouta-t-il avec amertume.

– Cela ne peut-être, il n’y a personne là-haut.

– Oh ! tant mieux, dit Vernon, comme soulagé d’un poids qui l’oppressait. Puis, il s’avança vers les gendarmes qui descendaient l’escalier.

– Eh bien ! mes braves, n’avez-vous rien trouvé, rien découvert ?

– Rien du tout, sergent, et, peste soit du métier ! j’ai failli me casser la jambe contre un vieux coffre vide qui m’a fait trébucher, comme si je n’avais pas eu ma raison.

– Allons, la chasse n’est pas heureuse aujourd’hui ; pour mon compte, je n’ai rien trouvé non plus ; il ne nous reste qu’à nous en retourner comme nous sommes venus. Bonsoir, citoyenne, pardon du dérangement que nous t’avons causé... Je voudrais vous voir, dès que je pourrai le faire sans me compromettre, ajouta le chef à voix basse, en fermant la porte avec fracas, comme un homme de mauvaise humeur à cause du peu de succès de ses recherches.

Dès qu’Ursule eut entendu les pas des gendarmes se perdre dans le lointain, elle alla rassurer ses hôtes et les ramena dans l’appartement où elle leur donna tous les soulagements que réclamaient leurs grandes fatigues.

Quand reparut le jour, MM. Legal et Richard avisèrent aux moyens d’exercer leur ministère dans Pont-Aven et les environs, car le zèle apostolique qui les dévorait ne leur permettait pas un plus long repos. Ils prirent donc congé de leur généreuse hôtesse qui leur offrit sa maison toutes les fois qu’ils en auraient besoin.

 

 

Les adieux de François Vernon.

 

Quelques jours après, onze heures venaient de sonner à l’horloge de la ville, trois coups discrets éveillèrent subitement Ursule qui, ayant revêtu sa mante, s’approcha des persiennes et reconnut, à la pâle lueur des étoiles, François Vernon, auquel elle ouvrit aussitôt, non sans lui exprimer son étonnement de le voir à une heure si indue.

– J’ai reçu ordre de partir demain pour Quimperlé, lui dit-il, et j’ai voulu auparavant vous faire mes adieux et vous offrir mes services.

Après un court entretien, où ils se rendirent mutuellement compte des divers incidents survenus depuis leur séparation, Ursule offrit à son cousin un médaillon que sa mère lui avait légué en mourant. François le prit, le baisa, le mouilla de quelques larmes et le lui rendit.

– Gardez-le, ma cousine, vous êtes plus digne que moi de le porter, mais, si jamais je pouvais vous être utile, sans nous compromettre par aucun écrit, envoyez-le moi dire par le premier messager venu et j’accourrai à votre secours.

– Dieu fasse que je n’en ai pas besoin ! mais le cas échéant, je compterai sur vous, comme sur mon parent le plus proche et le plus dévoué.

Après cela, le sous-officier s’éloigna en lui recommandant une grande prudence.

 

 

La Messe de Pâques.

 

Cependant, les fêtes de Pâques approchant, selon leur promesse MM. Legal et Richard revinrent à Pont-Aven pour y célébrer les saints mystères. Madame Plinel fit prévenir les personnes dont la piété lui était connue, et sur la prudence desquelles elle pouvait compter.

Afin de ne pas éveiller l’attention des malveillants, des heures différentes avaient été assignées aux heureux invités. Dès trois heures du matin, la maison commençait à se remplir ; à cinq heures la réunion se trouvait au complet. Lorsque l’office fut terminé, la foule s’écoula en silence et avec les mêmes précautions qui avaient accompagné son arrivée.

Ursule se hâta de renfermer les objets qui avaient servi au saint sacrifice. Les deux prêtres avaient repris leurs habits séculiers et s’occupaient d’une pieuse lecture. Tout à coup la porte du jardin s’ouvrit mystérieusement. Un homme se glissa le long du mur, monta l’escalier et arriva furtivement dans le cabinet où se trouvaient les deux ecclésiastiques.

 

 

Un Traître.

 

– Que voulez-vous ? demanda M. Legal, un peu surpris de cette soudaine apparition.

– Me confesser, puisque nous sommes au temps pascal. Madame Plinel, qui me connaît depuis longtemps, vient de me dire que je pouvais monter. N’y a-t-il pas un prêtre parmi vous, Messieurs ?

– Nous le sommes tous les deux, et nous ne demandons pas mieux que d’exercer notre ministère.

Alors l’inconnu poussa un cri perçant, semblable à celui d’une hyène qui vient de flairer sa proie, et la maison se remplit aussitôt d’une troupe de gens armés qui accouraient au signal de l’espion. C’était le barbier dont nous avons déjà parlé.

Cet homme, voyant un assez grand nombre de personnes venir dans la maison d’Ursule, ordinairement si solitaire, s’était douté du motif qui les y amenait ; il en avait fait part au commissaire et reçu de lui des gendarmes pour arrêter le prêtre qui, probablement, avait dû offrir le saint sacrifice dans la chambre désignée.

– Ils sont deux au lieu d’un que je vous avais promis, cria le traître avec une joie infernale.

– Que se passe-t-il donc ? dit Ursule qui accourait au bruit.

– Voilà la femme Plinel, dit le barbier, avec un rire sauvage ; son affaire est claire. Tous ceux qui donnent asile aux prêtres réfractaires sont coupables et méritent la mort.

À ces mots, l’enfant d’Ursule entoura sa mère de ses petits bras en poussant des cris lamentables.

 

 

L’Interrogatoire.

 

Un garde national, ému par ce tableau touchant, se pencha vers elle et lui dit à voix basse :

– Citoyenne, les hommes que nous venons d’arrêter portent des habits séculiers, assure hardiment que tu ne savais pas qu’ils fussent prêtres.

– Mais je ne l’ignorais pas.

– Qu’importe ! c’est le seul moyen de te sauver.

– Sauver ma vie par un mensonge ? jamais !

– Pense à ton enfant dont tu es le seul appui !

– À Dieu ne plaise que je conserve à mon enfant une mère qui lui donnerait l’exemple du mensonge !

L’homme compatissant jeta un regard de surprise sur cette noble femme, que la crainte d’une mort ignominieuse ne pouvait déterminer à mentir, et, se penchant de nouveau à son oreille :

– Tais-toi et laisse-moi faire.

Alors, prenant à part l’officier principal, il lui parla avec animation. Celui-ci s’approcha de la jeune femme et lui adressant la parole avec assez d’égard :

– Citoyenne, je vois bien que ces gens-là ont abusé de ta bonne foi et je suis sûr que si tu avais su qu’ils étaient prêtres, tu ne leur aurais pas donné asile. Je ne t’inquièterai donc pas à leur sujet.

– Elle le savait, j’en suis sûr, s’écria le perfide barbier.

– Silence, misérable ! dit le chef d’un ton impérieux, et, se tournant vers la femme qui demeurait pâle et immobile :

– Citoyenne, dit-il à haute voix, savais-tu oui ou non que ces gens-là fussent prêtres ?

À cette interpellation si nette et si précise, Ursule tressaillit involontairement, ses joues se colorèrent d’une vive rougeur, une grande émotion se manifesta dans toute sa personne.

– Je connaissais ces Messieurs pour de saints ecclésiastiques, dit-elle enfin, et ma maison leur était ouverte, comme à tous ceux qui leur ressemblent.

– Malheureuse ! dit vivement le garde national, c’est ton arrêt de mort que tu viens de prononcer !

– Qu’on arrête cette femme, dit alors le chef, et qu’on la conduise, comme les autres prisonniers, à la municipalité. Ce tribunal décidera de leur sort.

Les soldats se mirent en devoir d’exécuter ces ordres.

– Accordez-moi quelques instants, dit Ursule, pour rassembler mes hardes et embrasser mon enfant.

Sur la promesse qu’elle leur fit de ne pas s’évader, les gendarmes sortirent de l’appartement, et la pauvre mère, jetant un douloureux regard sur l’être chéri qu’elle allait abandonner, s’efforça de contenir les sanglots que lui arrachait une si cruelle séparation.

 

 

La Promesse du Cousin.

 

Tout à coup l’idée de la promesse faite par son cousin lui revint à l’esprit ; elle appela sa domestique, lui recommanda de mettre son enfant en sûreté, après son départ ; puis elle lui remit le médaillon de François, en lui enjoignant de le lui porter dans le plus bref délai.

La jeune fille, toute dévouée à sa maîtresse, lui promit d’exécuter ses ordres, et celle-ci, un peu consolée par cette fragile espérance, rejoignit d’un air triste, mais résigné, les soldats républicains.

Par ordre de la municipalité de Pont-Aven, les prisonniers furent conduits à Quimperlé. Trois jours suffirent pour instruire leur procès, tant Le Roux était expéditif dans ces sortes d’affaires. Ils furent condamnés à mort.

 

 

L’Échafaud.

 

Le lendemain, les portes des cachots s’ouvrirent et plusieurs de ceux qui s’y trouvaient enfermés en sortirent pour monter sur la fatale charrette ; au nombre de ces infortunés se trouvait Ursule : les deux ecclésiastiques avaient été réservés pour une autre circonstance.

Une foule immense s’était réunie sur la grande place de la ville. Le funeste convoi s’avança lentement au milieu d’une populace effrénée.

Madame Plinel conservait un maintien noble et modeste à la fois. Elle s’était revêtue pour son passage de la terre au ciel d’une robe blanche[1], emblème de la pureté de son âme.

Quand on fut au pied de l’échafaud, on y fit monter tous les condamnés, à l’exception d’Ursule qui, restée seule sur la charrette, s’y tenait debout, les bras croisés sur la poitrine, les yeux fermés, pour ne pas voir couler le sang. Dans cette attitude de Marie au pied de la Croix, la chrétienne unissait son sacrifice à celui de Notre-Seigneur mort pour elle, et pour qui elle allait mourir à son tour...

Tout à coup un homme en bonnet rouge, se faisant jour à travers la foule, à l’aide de ses robustes poignets, parvint jusqu’à la charrette qui portait la condamnée, mit le pied sur la roue et lui dit à l’oreille :

– Vous ne devez être exécutée que demain à Pont-Aven, tenez-vous prête à me suivre au premier signal et comptez sur moi.

L’héroïque femme, levant les yeux au ciel, avec une expression sublime de résignation et de confiance, répondit :

– Mon cœur est là-haut et mon espoir aussi... je n’en conserve point d’autre, ne tentez rien pour moi : vous vous perdriez pour me sauver...

 

 

Fuite du Sergent.

 

Les gendarmes s’approchèrent pour écarter l’audacieux et pour s’en saisir ; mais François Vernon, car c’était lui, avait lestement disparu dans la foule et, prenant sa course à travers les champs, il arriva dans un chemin creux qui débouchait à l’entrée d’une épaisse forêt. Là, il quitta son bonnet rouge, amorça ses pistolets et continua résolument sa course. Après avoir marché longtemps, sans rencontrer personne, il regarda sa montre.

– Midi ! s’écria-t-il avec effroi, et rien encore !... que n’ai-je pris un guide sûr et fidèle qui m’aurait dirigé au milieu de ce labyrinthe inextricable : Bonne sainte Anne d’Auray, qu’Ursule invoque si souvent, venez à mon secours !

Puis, montant sur un tertre, il regarda de tous côtés pour tâcher de découvrir une habitation, mais il n’aperçut que les cimes mouvantes des arbres agités par le vent, puis les côtes nues et sablonneuses de la Bretagne et l’immense Océan se confondant au loin avec l’horizon.

– Il faut cependant, se dit-il, que je découvre ce terrible Cœur-de-Lion, puisque lui seul peut me venir aide !

 

 

Cœur-de-Lion.

 

Il se remit en marche avec une rapidité qui tenait du désespoir. Une idée traversa son esprit... Il s’arrête, saisit un pistolet de chaque main et tire en l’air les deux coups à la fois. Après quelques pas, il tire de nouveau et attend, les yeux grands ouverts et l’oreille attentive.

Il lui sembla ouïr comme le froissement de menues branches dans les broussailles. Quelque insaisissable que fût ce léger bruit, il n’échappa pas à l’oreille exercée de notre sous-officier :

– Cœur-de-Lion ! Cœur-de-Lion ! cria-t-il de toutes ses forces.

Aucune voix ne répondit à sa voix, et tout demeura silencieux autour de lui.

– Je ne suis point un ennemi, et, pour vous le prouver, je vous abandonne mes armes, dit-il, en jetant ses pistolets loin de lui : je ne m’en suis servi que pour vous avertir de ma présence. Ne craignez rien et montrez-vous au plus tôt, car il s’agit de sauver une catholique. C’est le père Brandôme qui m’envoie vers vous...

À ces mots, dits avec un accent de vérité auquel on ne pouvait se méprendre, un jeune homme armé et fluet apparut subitement.

– Je ne suis point celui que vous cherchez, dit-il, mais je pourrai peut-être vous conduire jusqu’à lui.

– Ne perdons pas une minute, car c’est une question de vie ou de mort.

– Doucement, doucement, camarade, on n’approche pas ainsi du redoutable Cœur-de-Lion. Jurez-moi avant, que vous n’avez aucune mauvaise intention et que vous ne découvrirez à personne notre retraite ?

– Je le jure ! dit Vernon d’une voix ferme.

– C’est bien, venez avec moi, dit le jeune homme.

Il se glissa, comme une couleuvre, dans un épais taillis où le sergent avait peine à le suivre.

 

 

L’Antre du Lion.

 

Enfin il arriva, à la suite de son guide, dans une petite clairière, traversée par un filet d’eau, et presque entièrement entourée d’arbres de haute futaie, si serrés les uns contre les autres, qu’on eût dit un rempart, formé tout exprès pour défendre cette place, au milieu de laquelle s’élevaient deux ou trois cabanes de branches entrelacées. Elles paraissaient désertes et nulle créature humaine ne se montrait dans les environs ; mais lorsque le jeune paysan eut fait entendre un sifflement aigu, pareil à celui d’un oiseau nocturne, un personnage singulier surgit de dessous terre et parut tout armé, à vingt pas de distance, sans que le sergent Vernon put deviner de quel lieu il sortait.

C’était un homme trapu dont les membres nerveux et les épaules démesurément larges annonçaient une force prodigieuse.

Son énorme tête noire était coiffée d’un bonnet de laine brune. Une barbe longue et touffue se confondant avec son épaisse chevelure lui donnait un aspect des plus effrayants.

– Qui êtes-vous et que me voulez-vous ? dit-il d’une voix de stentor.

– Je suis François Vernon, répondit le sergent sans hésiter.

À ce nom et sans en attendre davantage, Cœur-de-Lion s’avança avec rapidité et, prenant la main du nouvel arrivé, il la serra dans la sienne :

– Parlez, dit-il, et quand il s’agirait d’affronter mille morts, Cœur-de-Lion le ferait volontiers pour le sauveur de sa mère.

En effet, quelques mois auparavant, François avait arraché cette femme à la fureur d’un peloton de Bleus qui s’apprêtaient à lui ôter la vie et l’avait reconduite chez son mari, vulgairement appelé le père Brandôme.

C’était ce dernier qui, connaissant son dessein de sauver sa cousine, l’avait adressé à Cœur-de-Lion, son fils, comme celui qui pouvait le mieux faire réussir son entreprise, car il avait sous ses ordres un certain nombre d’hommes éprouvés.

En voyant le redoutable Chouan dans de si favorables dispositions, le sergent lui raconta en peu de mots la malheureuse histoire de Madame Plinel, le drame sanglant dont il venait d’être le témoin, la scélératesse du commissaire, l’affreux voyage auquel Ursule était condamnée, et le sort qui l’attendait à Pont-Aven.

– Infâme canaille ! que ne puis-je vous hacher menus, menus comme chair à pâté, dit le Chouan qui tourmentait la poignée de son épée.

Son visage, animé d’indignation et de fureur, respirait la vengeance et l’audace : il était effrayant à voir.

– Il faut leur enlever cette noble victime ! reprit le sergent avec enthousiasme.

– C’est parler, ça ! et je suis votre homme, répondit Cœur-de-Lion, en lui tendant la main.

– Si nous réussissons dans notre entreprise, je vous prierai de trouver un asile à ma sainte cousine, jusqu’au moment où je pourrai la faire embarquer pour l’île de Jersey où se trouve son mari.

– Justement, un capitaine de mes amis, dont le bâtiment est mouillé à une petite distance d’ici, doit demain mettre à la voile pour cette île : il se chargera de votre protégée que nous lui confierons cette nuit même.

– Mais son enfant que deviendra-t-il ? Ursule ne consentira jamais à partir sans lui.

– Un homme de confiance que nous allons trouver se chargera de l’amener ici. Mais, à propos, l’escorte qui doit accompagner la prisonnière sera-t-elle nombreuse ? Mes gens sont disséminés sur plusieurs points et le temps me manque pour les réunir.

– En vérité je n’en sais rien, mais je ne pense pas qu’elle s’élève à plus de six ou huit gendarmes. Pour conduire une malheureuse femme, c’est bien suffisant.

– Trois hommes de notre trempe sont une force suffisante pour les vaincre. Préparons-nous donc et partons !

Après s’être armés de pied en cape, tous les trois se dirigèrent, par des sentiers détournés et déserts, vers le lieu où ils se proposaient d’attaquer leurs adversaires.

 

 

L’Embuscade.

 

Tandis qu’ils cheminaient ainsi, faisant leur plan, ils arrivèrent au fond d’une gorge étroite, dans laquelle la grande route s’enfonçait par une pente rapide, pour n’en sortir que par une rude montée : c’était le lieu que Cœur-de-Lion avait choisi pour son embuscade. Il se plaça, avec ses compagnons, derrière une haie touffue qui les dérobait aux regards, et leur recommanda de se tenir immobiles, jusqu’à ce que la tête du convoi qu’il voulait surprendre, fût parvenue au fond du ravin.

Une heure, deux heures se passèrent. Vernon était à la torture.

– Peut-être l’occasion est-elle manquée, se disait-il avec inquiétude. Peut-être Ursule est-elle déjà dans la prison de Pont-Aven dont elle ne doit sortir que pour aller à l’échafaud !

– Voilà qui va mal, disait l’Éveillé, à demi-voix ; ils tardent beaucoup...

– Tant mieux, dit Cœur-de-Lion, la nuit nous favorisera ; leur compte sera bientôt réglé et nous gagnerons ainsi le temps perdu.

Un bruit presque insaisissable d’abord, puis clair et distinct de voix humaines, de pas d’hommes et de chevaux, se fit entendre enfin dans le lointain.

– Attention, camarades, dit Cœur-de-Lion, je pense que ce sont eux.

Cet avertissement était inutile, car ses deux compagnons étaient à leur poste, l’oreille au guet, l’œil braqué sur la grande route et le doigt sur la détente de leur fusil.

Bientôt, à la lueur vacillante des étoiles, ils aperçurent un groupe d’hommes portant l’uniforme républicain, marchant sans ordre et chantant les horribles refrains qui préludaient à leurs sanglantes exécutions.

Le Roux ouvrait la marche et, derrière la troupe, venait un chariot fermé.

– Vive le Roi ! cria Cœur-de-Lion.

Aussitôt trois coups de fusil partirent comme un seul derrière la haie. Chacun d’eux atteignit un homme.

– Les Chouans ! ce sont les Chouans !... Trahison ! aux armes ! s’écrièrent plusieurs Bleus éperdus, tout en tirant au hasard dans la direction d’où semblait venir la décharge meurtrière.

Mais, comme l’avait prévu Cœur-de-Lion, aucun des siens ne fut atteint, pas même effleuré par les balles ennemies.

Une seconde décharge acheva de jeter la terreur parmi les Républicains, qui, surpris par cette attaque, ignorant à combien de gens ils avaient à faire, crurent prudent, à l’exemple du commissaire, de chercher leur salut dans la fuite.

Cependant François Vernon s’était élancé vers le char. Il y trouva sa cousine profondément impressionnée de cet événement imprévu.

L’enlever et l’emporter dans la forêt fut l’affaire d’un moment. Ses compagnons ne tardèrent pas à l’y rejoindre. Tous ensemble rendirent grâces à Dieu.

Ursule fut conduite au bord de la mer où, grâce aux soins de Cœur-de-Lion, elle prit passage, avec son enfant, sur la Méduse qui allait lever l’ancre. Ses adieux à ses libérateurs furent ce que l’on devait attendre d’un cœur si élevé, si tendre et si reconnaissant. François eut la pensée de quitter aussi la France, mais l’espérance d’être utile aux deux ecclésiastiques qui devaient languir encore quelque temps dans la prison le retint. Il devint le compagnon de Cœur-de-Lion et se consacra, sous son drapeau, à la défense du Trône et de l’Autel.

 

 

 

Madame MICHEL DE R***,

Souvenirs de la Révolution.

 

  

 

 



[1] Beaucoup de femmes se vêtirent ainsi de blanc pour aller à l’échafaud. Ursule fut de ce nombre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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