Les lis

 

(Ballade d’après une chanson populaire)

 

 

Un acte incroyable, infâme :

Un sire occis par sa dame,

Dans le bois, puis enterré

Au long du ru, dans un pré !

Sur son époux elle plante

Des graines de lis et chante :

« Pousse fleur, pousse aussi haut

Qu’il gît profond au tombeau !

Comme est profond son tombeau,

Tu pousseras aussi haut ! »

 

Puis l’épouse meurtrière,

Toute couverte de sang,

Court par prairies et repaires,

Descend, remonte, descend.

Vient le soir, souffle une brise,

La froidure est morne, grise,

Graille un corbeau tout à coup

Et hululent des hiboux.

 

Elle, au ruisselet court vite,

Jusqu’au grand hêtre – en ce lieu

Vit sous son chaume un ermite :

Toc, toc, toc, toc ! chez le vieux !

 

« Qui c’est ? » – le verrou se tire,

Le vieux sort, bougie en main.

La dame, tel un vampire,

Entre avec un cri soudain.

Ha ! ha ! ses lèvres sont blêmes,

Ses yeux d’horreur agrandis,

Tremblante, hors d’elle-même :

« Ah ! cadavre ! ah ! mon mari ! »

 

« Femme, que le Ciel t’assiste !

Pourquoi donc viens-tu chez moi ?

Le soir est pluvieux et triste,

Que fais-tu seule en ce bois ? »

 

« De mon château la muraille

Après le bois, le lac, luit.

Mon homme, avec le Hardi,

Contre Kiev menait bataille.

Mais passèrent bien des ans

Sans que l’époux reparaisse.

Jeune, parmi la jeunesse...

Vertus ont chemin glissant !

Ma foi je n’ai pas gardée !

Hélas ! grand malheur sur moi !

Durs dont les verdicts du roi.

Rentra sa troupe attardée...

 

Ah ! l’époux n’aura rien su :

Vois ce sang, vois cette lame !

Du monde il n’est déjà plus !

Père, je t’ouvre mon âme.

De tes saintes lèvres, dis

Quel doit être mon rosaire,

Quel pèlerinage faire :

Déjà l’enfer me saisit !

Fouets, feux, je vais connaître,

Mais que mon crime puisse être

Couvert d’éternelle nuit ! »

 

« Femme, lui répond l’ermite,

Tu n’as donc point de remords,

Tu ne crains que pour ton corps ?

Va donc – et de peur sois quitte,

Plus d’effroi, prends un air gai,

Garde un éternel secret

Car ainsi Dieu le décide :

Révéler ton homicide,

Seul ton mari l’aurait pu,

Et ton mari ne vit plus. »

 

La dame, fort réjouie,

Est, comme elle entra, sortie.

Dans la nuit court au château,

Ne souffle à personne mot.

« Maman ! – appellent leur mère

Les enfants au seuil postés,

« Où papa est-il resté ? »

« Le défunt ?... ah ! votre père ?

Je ne peux m’en souvenir :

Il est dans le bois, derrière,

Ce soir il va revenir. »

 

L’attente ce soir fut vaine :

Ne revint le chevalier.

Deux, trois soirs... une semaine...

À la fin l’ont oublié.

 

La dame ne peut proscrire

Le souvenir d’un péché :

En son cœur, remords caché,

Sur ses lèvres, nul sourire.

Le sommeil même la fuit

Car souvent, sur les minuit,

Dehors à grand bruit l’on passe,

On marche en la salle basse.

« Enfants, c’est moi qui suis là !

C’est moi, c’est votre papa ! »

Toute la nuit, sur sa couche,

La fait veiller son péché :

En son cœur, remords caché,

Nul sourire sur sa bouche !

 

« Hanka ! dans la cour vois donc :

Des sabots frappent le pont,

La route entière poudroie.

Est-ce qu’on viendrait nous voir ?

Guette au bois, sur la grand-voie,

Si l’on se rend au manoir ».

 

« Ici leurs pas les conduisent,

La poussière monte haut,

Hennissent de noirs chevaux,

Des lames tranchantes luisent :

Des seigneurs viennent chez nous,

Frères de feu votre époux ! »

 

« Ah ! bonjour ! bien tu te portes ?

Notre belle-sœur, bonjour !

Notre frère ? » « – Ne voit le jour,

Du monde a passé la porte. »

« Depuis quand ? » – « Un an passé :

À la guerre est trépassé ».

« – C’est faux ! Ne sois alarmée

Car la guerre est terminée.

Notre frère est sain, joyeux,

Tu le verras de tes yeux ! »

 

La dame, d’effroi pâlie,

Est tombée évanouie.

Écarquillées à ce coup,

Vont çà et là ses prunelles :

« Où donc est le mort, l’époux ? »

Peu à peu revient à elle,

Pâmée, oui, mais... de bonheur

Et demande aux visiteurs :

« Où est ce mari que j’aime ?

Quand le verrai-je moi-même ? »

 

« Avec nous est revenu

Mais se hâter a voulu

Pour faire à tous grande invite

Et te consoler plus vite.

Ce jour, sûrement demain,

Il viendra. Du bon chemin

L’ont égaré les méandres.

Un jour nous allons l’attendre

Puis mettrons la quête en train.

Viendra ce jour, ou demain. »

 

Un jour, deux jours, sur les terres

Ont cherché les serviteurs,

Sans rien trouver. Les beaux-frères

Veulent repartir, en pleurs.

À quoi s’oppose la dame :

« Beaux-frères chers à mon âme,

Il vente, on frissonne, il pleut

En automne sur les routes :

Attendez encore un peu

Car vous le pouvez sans doute ? »

 

Ils attendent. L’hiver vient.

Mais du frère, toujours rien.

Peut-être, à la saison douce,

Pensent-ils, il reviendra...

Lui gît sous terre, déjà !

Et sur son corps les fleurs poussent :

Elles poussent aussi haut

Que profond est son tombeau.

Tout le printemps ils restèrent.

Pour autant ne s’en allèrent.

 

Cet hôtel leur plaisait fort,

Plus encor la jeune hôtesse.

D’un départ font les dehors,

En fait, point ils ne se pressent.

Revient l’été. Mais le sort

De l’absent plus n’intéresse.

 

Cet hôtel leur plaisait fort

Et l’hôtesse plus encor.

Comme ils étaient deux chez elle,

Tous deux aimèrent la belle.

Se flattant d’espoir tous deux,

Chacun subit même épreuve :

Sans elle vivre il ne veut,

Avec elle à deux ne peuvent !

À la fin, d’un même avis,

Tout deux à la dame ont dit :

 

« Belle-sœur, ces mots écoute

Et prends-les du bon côté :

En vain nous sommes restés,

Notre frère est mort, sans doute.

Dure encore ton printemps,

Évite qu’il se morfonde,

Ne renonce pas au monde :

Contre un frère, un frère prends ! »

 

Les brûlent, sur ces paroles,

Jalousie et rage folles :

L’un du regard l’autre point,

L’un d’un mot dur l’autre navre,

Leur bouche a teint de cadavre,

Ils ont mis l’épée au poing.

 

Voit leur colère la dame

Et ne sait leur dire quoi...

Un seul moment leur réclame

Et court tout de suite au bois

Jusqu’au bord de cette eau vive

Où le vieux hêtre est debout,

Où vit l’ermite. Elle arrive,

Toc, toc, toc, frappe trois coups,

Raconte l’histoire entière,

Demande conseil au père.

 

« Comment les deux apaiser ?

Tous deux veulent m’épouser,

Tous les deux aussi me plaisent.

Qui va gagner, qui perdra ?

J’ai des marmots sur les bras,

J’ai des terres, suis à l’aise

Mais crains de perdre beaucoup

Si je reste sans époux.

Ah ! bonheur n’est mon partage :

Pour moi, point de mariage !

La main de Dieu me punit,

Un cauchemar me poursuit

Car à peine je sommeille

Qu’un bruit de clenche m’éveille :

Traf, traf ! et je vois, j’entends

Comme il marche en soupirant,

Comme il soupire et trépigne !

Ah ! je vois, j’entends le mort !

Crac ! comme au lit me désigne

D’un couteau sanglant, que sort

Le feu dont sa bouche est pleine,

Comme il me pince, me traîne !

C’est assez, c’est trop de peur :

Du manoir, je déménage !

Plus de monde ou de bonheur

Pour moi – ni de mariage ! »

 

« Fille ! – lui fut répondu,

Châtiment au crime est dû.

Mais à droite repentance

Le Seigneur montre clémence.

J’ai part à son jugement,

Pour toi, bonne en est la suite :

Ton défunt, même d’un an,

Ce jour, je le ressuscite ! »

 

« Quoi ? quoi ? – père, n’en fais rien !

Tel passé ne se répare

Car ce poignard assassin

Pour les siècles nous sépare !

Un supplice ai mérité,

Suis prête à tout supporter,

Mais que ce cauchemar cesse !

Tous mes biens je laisserai,

Dans un cloître m’en irai

Ou dans les forêts épaisses.

Non, non, père, n’en fais rien !

Tel passé ne se répare

Car ce poignard assassin

Pour les siècles nous sépare ! »

 

L’ermite, profondément,

Soupira, ses pleurs coulèrent,

Ses mains sa face voilèrent,

Il tordit ses doigts tremblants :

« Tant qu’il se peut, prends un sire.

Va, ne crains pas le vampire :

Les morts ne reviennent point.

Dure est l’éternelle porte,

Pas de danger qu’il en sorte...

Sauf à ton appel, du moins. »

 

« Mais comment calmer les frères ?

Qui va gagner, perdre au jeu ? »

« Le mieux, c’est de laisser faire

Le choix par le sort – et Dieu.

Sous les rosées, à l’aurore,

Maintes fleurs s’en vont éclore.

Que chacun aille en chercher

Et te tresse une couronne,

Non sans un signe y cacher

Pour indiquer sa personne.

Sa couronne il posera

Sur l’autel de notre église :

La couronne par toi prise

Ton mari désignera. »

 

De cet avis satisfaite,

La dame encline au bonheur

Du vampire n’eut plus peur,

Se jura bien dans sa tête :

« En aucun cas, non, jamais,

À moi ne l’appellerai ! »

Et, de ce plan réjouie,

Est, comme elle entra, sortie.

Elle court droit au château,

Ne souffle à personne mot.

 

Des prés, des bois, suit la route,

Elle court, s’arrête court,

Court, s’arrête, pense, écoute :

C’est que quelqu’un la poursuit,

Quelque chose lui murmure,

Au fond de la nuit obscure :

 

« C’est moi, c’est moi, ton mari ! »

Et s’arrête, pense, écoute,

Écoute, court, fait des sauts,

Ses cheveux droit se hérissent,

La peur est là, dans son dos,

Sans fin les buissons gémissent

Et l’écho sans fin redit :

« C’est moi, c’est moi, ton mari ! »

 

Mais arrive le dimanche

Et l’heure où le choix se tranche :

À peine le jour paru,

Les rivaux ont accouru.

Au milieu des demoiselles,

La dame que l’on conduit

A pénétré dans l’église :

Une couronne elle a prise,

La plus proche – et la brandit :

« Cette couronne de lis,

De qui, de qui donc est-elle ?

Qui sera mon cher mari ?

 

Le frère aîné se présente,

La face de joie ardente,

Il saute et il bat des mains :

« Mienne es-tu ! ces lis sont miens ;

Dans les fleurs entrelacées,

Une faveur j’ai tressée,

Mon signe, un ruban étroit :

C’est à moi, à moi, à moi ! »

 

L’autre de crier : « Traîtrise !

Si vous sortez de l’église,

La place vous allez voir

Où j’ai pu ces fleurs avoir :

Près du bois, dans la prairie,

Au ru, la tombe fleurie.

Je vous montrerai l’endroit :

C’est à moi, à moi, à moi ! »

 

Les deux méchants se querellent,

Nient, affirment de plus belle,

Épées au clair, leur bon droit.

Dans un combat de bravaches,

La couronne ils s’entr’arrachent :

« C’est à moi, à moi, à moi ! »

 

Du lieu saint claque la porte,

Les bougies au vent sont mortes !

Entre un personnage blanc,

Allure, armure connues.

Se tient là. Tous sont tremblants.

Se tient là. Tourne la vue,

Crie à sépulcrale voix :

« Sont miennes couronne et toi !

Ces lis poussaient sur ma fosse !

Prêtre, l’étole est pour moi 1.

Malheur à toi, femme fausse !

C’est moi, c’est moi ton époux !

Faux frères, malheur à vous !

Vous m’avez tiré de terre.

N’ensanglantez pas vos mains !

Son époux suis, votre frère,

Couronne est mienne – et vous, miens :

Partez donc dans l’autre monde ! »

 

Sous l’église le sol gronde,

La charpente se démet,

La voûte craque et se brise,

D’un coup s’engloutit l’église

En terre, jusqu’au sommet !

Des lis, sur elle, à leur guise,

Poussent leurs fleurs aussi haut

Qu’était profond le tombeau !

 

 

Mai 1820.

 

 

 

Adam MICKIEWICZ.

 

Recueilli dans :

Adam Mickiewicz, Ballades, romances et autres poèmes,

choisis, présentés et traduits du polonais

par Roger Legras, Éditions L’Âge d’Homme, 1998.

 

 

 

 

 

 



1 L’étole posée sur les mains des époux lors du mariage. (N. du T.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net