Hymne

 

 

                                  I

 

              C’était l’hiver tempétueux,

              Et l’enfant né du Ciel gisait

Tout couvert d’humble linge, en la crèche grossière ;

              La Nature par révérence

              Avait ôté ses gais atours,

Pour être à l’unisson de son Maître puissant ;

       Ce n’était le temps qu’elle folâtrât

Avec son amoureux compagnon, le Soleil.

 

 

                                  II

 

              Seulement, en propos flatteurs

              Elle implore l’Air complaisant

De couvrir son front criminel de neige pure,

              Et pour que sur sa honte nue,

              Des taches du péché salie,

Un voile saint de blancheur vierge soit jeté ;

       Confuse, que l’œil de son Créateur

Puisse voir de si près ses difformités laides.

 

 

                                  III

 

              Mais lui, pour apaiser ses craintes,

              Dépêcha la Paix aux doux yeux.

Le front ceint d’olivier, sans bruit elle se glisse

              À travers la sphère tournante,

              Sa messagère toujours prête,

Fend le nuage épris d’une aile de colombe,

       Et agitant sa baguette de myrte,

Répand partout la paix sur la terre et la mer.

 

 

                                  IV

 

              Ni guerre, ni bruit de bataille

              Ne s’entendent autour du monde,

Lances et boucliers sont suspendus oisifs ;

              Le char armé de faux demeure

              Indemne du sang ennemi ;

La trompette se tait devant la foule en armes,

       Les rois trônent sans un mot, l’œil craintif,

Comme certains du voisinage du Seigneur.

 

 

                                  V

 

              Mais paisible était cette nuit

              Où le Prince de la lumière

Commença sur la terre un règne pacifique ;

              Les Vents muets d’étonnement

              Baisaient tout doucement les vagues,

Murmurant à la mer un bonheur inconnu ;

       Elle, tranquille, oubliait ses fureurs ;

Les oiseaux du beau temps rêvaient sur les flots calmes.

 

 

                                  VI

 

              Les astres en stupeur profonde,

              Immobiles, le regard fixe,

Lancent d’un seul côté leur précieuse influence,

              Ne voulant pas prendre la fuite,

              Malgré le matin lumineux,

Et malgré l’ordre que Lucifer leur répète ;

       Mais dans leur orbe éclatant ils brillaient,

Tant que lui-même Dieu, leur parlant, les chassa.

 

 

                                  VII

 

              Et bien que les noires ténèbres

              Eussent laissé la place au jour,

Le Soleil retenait sa hâte accoutumée,

              Et de honte il cacha sa tête,

              Car de sa lumière éclipsée

Le monde à neuf illuminé n’aurait besoin ;

       Il vit paraître un Soleil plus auguste,

Trop lourd pour son essieu brûlant, son trône d’or.

 

 

                                  VIII

 

              Les bergers assis sur le pré,

              Avant que se levât le jour,

Devisaient simplement, rustique compagnie ;

              Bien loin d’imaginer alors

              Que le Dieu Pan dans sa puissance

Eût daigné venir vivre ici-bas avec eux ;

       Leurs amours peut-être, ou bien leurs moutons,

Occupaient seuls ainsi leurs naïves pensées.

 

 

                                  IX

 

              Lors une musique plus douce

              Salua leur cœur, leur oreille,

Que jamais doigts mortels n’en ont pu éveiller ;

              Une voix aux accents divins

              Accompagnait le son des cordes,

Et les saisit d’un bienheureux ravissement ;

       L’Air, chagrin de perdre un si vif plaisir,

Prolonge en mille échos chaque pause céleste.

 

 

                                  X

 

              La Nature entendant ce son,

              Qui faisait sous la sphère creuse

De la Lune, frémir les espaces du ciel,

              Fut maintenant presque amenée

              À croire son rôle fini,

Et que, rempli, son règne ici-bas s’achevait ;

       Sachant que seule une telle harmonie

Pouvait unir plus heureusement Ciel et Terre.

 

 

                                  XI

 

              À la fin saisit tous les yeux

              Un cercle étendu de lumière,

Qui de ses longs rayons orne la nuit honteuse ;

              Les Chérubins coiffés du casque,

              Les Séraphins armés du glaive,

Sont vus en rangs brillants, les ailes déployées,

       Leurs harpes, chœur sonore et lent, chantant

D’ineffables accents l’enfant-Dieu nouveau-né.

 

 

                                  XII

 

              Telle musique (à ce qu’on dit)

              Jamais ne s’était fait entendre,

Sauf quand jadis chantaient les astres du matin,

              Tandis que le grand Créateur

              Plaçait les constellations,

Suspendait à ses gonds le monde équilibré,

       Jetait très bas ses fondements obscurs,

Et assignait aux flots confus leur lit bourbeux.

 

 

                                  XIII

 

              Résonnez, sphères de cristal,

              Charmez une fois nos oreilles,

(Si de toucher ainsi nos sens vous est permis) ;

              Que votre concert argentin

              Obéisse à un rythme heureux,

Et que l’orgue profond du ciel donne la basse,

       Tandis que vos neuf voix bien accordées

Accompagneront la symphonie angélique.

 

 

                                  XIV

 

              Car, si de tels accents sacrés

              Longtemps nous enveloppent l’âme,

Le Temps à reculons nous rendra l’âge d’or ;

              Et la vanité bigarrée

              Languira bientôt et mourra,

La lèpre du péché fondra de notre argile,

       Et lui-même l’Enfer ne sera plus,

Ouvrant aux yeux du jour ses demeures plaintives.

 

 

                                  XV

 

              Oui, la Vérité, la Justice

              Vers nous redescendront alors,

Du tapis émaillé de l’arc-en-ciel vêtues ;

              Et : la Pitié placée entre elles,

              D’un céleste éclat glorifiée,

De ses pieds radieux viendra sur l’or des nues ;

       Et le Ciel, comme en quelque jour de fête,

Ouvrira grand l’accès de son palais altier.

 

 

                                  XVI

 

              Mais le Destin sage dit non,

              Tout cela ne peut encore être,

L’enfant-Dieu gît encore en ses premiers sourires,

              Qui sur la douloureuse croix

              Doit racheter notre désastre,

À sa plus grande gloire, et aussi à la nôtre ;

       D’abord, pour ceux que le sommeil enchaîne,

Le Jugement tonnant doit éveiller l’abîme.

 

 

                                  XVII

 

              Trompette bruyante et terrible

              Comme celle du Sinaï

Dans le rouge brasier et la nue enflammée ;

              L’antique Terre épouvantée

              Par la terrifiante fanfare

De sa surface tremblera jusqu’à son centre ;

       Lorsqu’au dernier procès de notre monde

Le Juge redouté siégera dans les airs.

 

 

                                  XVIII

 

              Alors enfin notre bonheur

              Dans sa plénitude parfaite

Peut commencer ; car après ce jour bienheureux,

              L’antique Dragon infernal

              En des limites plus étroites

N’étend moitié autant son pouvoir usurpé,

       Et, furieux de voir faillir son Règne,

Bat l’air des plis affreux de sa queue écailleuse.

 

 

                                  XIX

 

              Les oracles ne parlent plus ;

              Nulle voix, nul hideux murmure

Ne perce plus la voûte en mots fallacieux.

              Apollon de son sanctuaire

              Ne peut plus lire l’avenir,

Et, poussant un cri sourd, fuit le rocher de Delphes.

       Transe nocturne, ou charme bas, n’inspire

Le prêtre pâle au seuil de l’antre prophétique.

 

 

                                  XX

 

              À travers les monts solitaires,

              Sur la rive retentissante,

Une voix pleure et se lamente bruyamment ;

              Des sources hantées, du vallon

              Bordé de pâles peupliers,

Le Génie exilé part avec des soupirs ;

       Déchirant ses tresses tissées de fleurs,

La Nymphe, au clair-obscur des fourrés, se désole.

 

 

                                  XXI

 

              En terre au culte consacrée,

              Et au sanctuaire de l’âtre,

Gémissent dans la nuit les Lares et Lémures ;

              Des urnes, autour des autels,

              Un son expirant et lugubre

Fait trembler le Flamine en ses rites savants ;

       Et le marbre froid semble transpirer,

Tandis que chaque dieu abandonne son siège.

 

 

                                  XXII

 

              Baal-Peor et Baalim

              Délaissent leurs temples obscurs,

Avec le dieu deux fois brisé de Palestine 1 ;

              Astarté, déesse lunaire,

              Reine et aussi mère du ciel,

De flambeaux consacrés n’est plus environnée ;

       Ammon l’Égyptien rentre sa corne ;

La vierge pleure en vain, à Tyr, Thamuz blessé.

 

 

                                  XXIII

 

              Et, fuyant, le Moloch farouche

              Laisse en des ombres redoutables

Son idole brûlante et noire comme ébène ;

              En vain au fracas des cymbales

              On appelle le roi terrible,

Dansant sinistrement autour du brasier bleu ;

       Non moins vite, les bêtes-dieux du Nil,

Isis, Orus, et le chien Anubis, se hâtent.

 

 

                                  XXIV

 

              Et l’on ne voit plus Osiris,

              Aux bois ou aux prés de Memphis,

Mugissant bruyamment, fouler l’herbe séchée ;

              Le repos ne saurait entrer

              Dans sa poitrine vénérée,

L’Enfer le plus profond doit être son suaire ;

       En vain, avec hymnes et tambourins,

Les sorciers noir-vêtus portent son arche sainte.

 

 

                                  XXV

 

              Il sent, du pays de Judée,

              La main de l’enfant redouté,

Les feux de Bethléem aveuglent ses yeux sombres ;

              Et nul autre de tous les dieux

              N’ose demeurer plus longtemps ;

Ni le géant Typhon, qui s’achève en serpent ;

       Notre Enfant, pour montrer qu’il tient du Ciel,

Peut, dans ses langes, maîtriser la horde impie.

 

 

                                  XXVI

 

              Ainsi, quand le soleil levant

              En ses rideaux de vapeurs rouges

Regarde, le menton sur un flot d’Orient,

              Les ombres pâles rassemblées

              Affluent vers l’enfer, leur prison ;

Chaque spectre enchaîné se glisse dans sa tombe,

       Et dans leurs jupes de safran, les fées

Rejoignent leurs coursiers, fuyant les bois de Diane.

 

 

                                  XXVII

 

              Mais voyez ! La Vierge bénie

              A fait s’assoupir l’enfant-Dieu ;

Il est temps que mon chant oiseux ici s’arrête ;

              La plus jeune étoile du Ciel,

              Fixant son char étincelant,

Veille, humble lampe, sur le Seigneur endormi ;

       Et tout autour de la royale étable,

La cohorte angélique étincelle, armes prêtes.

 

 

 

John MILTON.

 

Traduit par Louis Cazamian.

 

 

 

 

 

1. Dagon, dont la statue fut deux fois brisée par miracle (I Samuel, iv, 4).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net