Le lac des fées

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

le baron de MORTEMART

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

EN quittant Forbach, près de la Forêt-Noire, deux chemins se présentent au voyageur : l’un, celui à l’est, conduit au Mummelsée en traversant le Scharwzenbach (Ruisseau noir) ; l’autre, au nord, passe la Mourgue, entre dans la vallée de la Murg-Thall, et va à Langenbrand.

De noirs rochers, des ifs, des cyprès, des pins du nord, paraissent servir de ceinture et de barrière au lac des Fées. Il semble qu’il soit interdit aux hommes d’en approcher.

Les traditions et les naïves assertions des habitants des vallées de Laufen et de Kappel-Roder assurent que c’est à l’époque de la pleine lune que se tiennent les assemblées de ces fées. On les voyait autrefois danser en rond, se jouer sur le lac, et s’y plonger toujours au crépuscule du soir ; mais, depuis les indiscrètes démarches d’un seigneur de Wurtemberg, elles ne communiquent plus avec les humains. Celles qui enfreignent ces lois sont condamnées d’avance à vivre quelques instants de la vie des mortels, et à mourir bientôt après.

Cette partie de la Forêt-Noire est extrêmement âpre, et les froids y sont excessifs, comparativement aux environs. Le sommet des montagnes reste couvert de neige pendant la plus grande partie de l’année. La chaleur vivifiante du soleil y arrive très tardivement ; le cerisier y fleurit à peine lorsque tous ceux des basses vallées sont couverts de fruits.

Tout ce qui entoure le Mummelsée porte un aspect sauvage qui n’a pas le caractère général du pays. Les ifs, les mélèzes, les sapins courbent leurs branches sur un lichen blanchâtre et meurent avant le temps. Dans cette profonde solitude aucun bruit ne vient interrompre un silence solennel..... Les bords du lac et les environs offrent cependant encore quelques plantes pour l’herbier du botaniste, et sur ses eaux les belles corolles du nymphéa s’y ouvrent aux premiers rayons du jour, pour se refermer et rentrer sous l’onde aux premières heures du soir.

Les habitants de cette partie de la Forêt-Noire ont peuplé ce lac solitaire d’allégories et de fictions mélancoliques qui peignent les mœurs du pays. Dans les anciens jours, on crut remarquer quelques effets merveilleux sur ce lac ; de là l’idée qu’il était habité par des fées, nymphes bienfaisantes qui encourageaient le travail et récompensaient la vertu. Dès que l’innocence et la pureté des mœurs s’altérèrent, les fées se montrèrent plus rarement, puis enfin elles cessèrent de paraître.

L’amour, histoire éternelle de la femme, agitait, dit-on, quelquefois l’âme immortelle de ces naïades. Un jour, une de ces nymphes, nommée Naïs, était occupée à tresser des couronnes de fleurs pour sa parure, lorsqu’elle entendit un son inconnu ; c’était une harmonie différente de toutes celles qui avaient jusqu’alors frappé son oreille. Ce n’était point la brise qui se jouait dans les roseaux, ou la cascade qui faisait vibrer l’écho de ses notes argentines ; c’était une méthode qui se modulait en sons divers, qui, tantôt grave, lui donnait une sorte d’effroi ; tantôt douce et suave, retentissait au fond de son âme.

Elle écouta : le bruit cessa trop tôt, et avec lui une émotion neuve qui l’avait saisie, une sorte d’espérance inconnue qui l’avait charmée ! Pauvre cœur de femme !

Distraite et pensive, elle s’éloigna insensiblement du lac, et, pendant qu’elle complétait ses couronnes, un seigneur à la cotte brillante d’or, égaré d’une chasse dont les cors éloignés avaient frappé Naïs de leurs sons expirants, suivait attentif tous ses mouvements. Châtelain d’un bourg dont ces lieux sauvages étaient une dépendance, il chassait depuis le matin ; mais, oubliant sa fatigue et ses joies bruyantes, il ne vit plus de plaisirs que près de la séduisante jeune fille qu’il venait de surprendre. Ne sachant trop comment l’aborder, il lui vint à l’idée de grouper aussi les clochettes au corps d’albâtre, la belladona au cœur rosé, les aconits bleus, la valériane pourprée, et ces myosotis dont l’azur céleste provoque la pensée ! Puis il surmonta le tout d’une de ces modestes roses des bois qui portent un innocent amour dans leur corolle virginale. Soit bonheur ou adresse, les fleurs du seigneur Conrad furent plus belles que celles de Naïs. Quand il eut terminé, il sonna doucement de son cor, et resta caché jusqu’à ce que la curiosité de Naïs l’eut découvert.

L’histoire peint en termes éloquents la joie et la surprise de la jeune fée ; nous pensons que celles du chasseur ne furent ni moins grandes, ni moins douces. Enfin la voir, l’admirer, l’aimer, le lui dire, fut l’affaire d’un moment. Naïs n’était pas habituée aux déclarations... Et, il faut le dire à la louange du passé, dans ces temps l’amour était chose importante, sérieuse et vraie ; on y mettait tout ce qu’on avait de pensée et de cœur. Aussi cet hommage tendre et naïf la trouva accessible ; et, comme les petits mots ambigus n’étaient pas connus à ces époques de candeur, comme elle n’était pas de ces femmes civilisées qui calculent l’époque, le jour, le moment où elles diront : J’aime, elle aima et le dit aussitôt.

Quant à Conrad, comme il pensait que remettre son bonheur dans l’avenir, c’était risquer tout pour un peut-être, il sut profiter du présent, et dès ce jour deux destinées furent fixées.

Conrad se disait dans l’ivresse de son bonheur : « Mon Dieu, voilà donc la femme que mon imagination rêvait, que mon cœur attendait, cette femme qu’on ignore, cette femme que vous nous réservez dans votre bonté ineffable ! Être divin qu’on doit aimer à jamais ! soit qu’elle ait pris naissance sous les palmiers de l’Orient, sous les myrtes d’Italie, ou sous les pins du Nord... Merci, mon Dieu ! »

Il y avait bien un peu d’étrangeté dans tout ceci pour Naïs, mais elle aimait. Qu’a d’important alors la raison ou la folie de l’objet aimé ? N’est-on pas soi-même dans un état fiévreux qui tient du délire ? Elle aimait donc, et tout ce que faisait ou disait Conrad était au mieux. Puis, il faut le dire encore, les fées étaient généralement indulgentes et bonnes ; elles aimaient de bonne foi, sans calcul, et ne demandaient que l’amour qu’elles méritaient si bien.

Pour en revenir à nos deux amants, les instants qu’ils passaient ensemble étaient délicieusement employés ; c’était bonheur que de les voir savourer, non cette poésie vague et incolore qui émane aujourd’hui du cerveau, mais celle plus vraie qui prend sa source au fond du cœur : douce harmonie, suave émanation des voluptés de l’âme !

Cependant la journée s’avançait. Ils avaient beaucoup parlé, ils s’étaient dit cent fois qu’ils s’aimaient, mais le principal avait été oublié... Quand et comment se reverraient-ils ?

Le soleil allait disparaître, et la grande ombre de Fliegenloch et des sapins qui couronnaient sa tête, se prolongeait déjà sur le lac... Hélas ! la crainte assiste à toutes les fêtes ! Naïs frémit en pensant qu’il fallait prévenir Conrad qu’elle le quitterait chaque soir avant l’arrivée de la nuit. Elle le prévint donc en soupirant, puis elle ajouta :

« Beau seigneur, vous ne me suivrez pas, vous me le promettez ?

– Je le promets, dit Conrad.

– Et jamais votre vue ne s’enquerra des moyens que j’emploie pour disparaître de la terre ?

– Jamais, répéta Conrad.

– Enfin vous ne m’appellerez pas près du lac ; jamais mon nom ne retentira sur ses bords, lors même que je serais plusieurs jours sans me trouver au rendez-vous : vous le promettez, Conrad ?

– Qu’il soit ainsi, puisque vous le voulez, ma Naïs, mon Ondine, ma fée bienfaisante ; disposez de moi, souveraine de ma vie. »

Et Naïs le quitta en emportant sur son cœur la moitié des fleurs que Conrad avait cueillies.

Les jours, les mois, les années se succédaient, et les deux amants étaient toujours plus tendres et plus aimants. – Conrad enseignait à Naïs cette mélodie des sons pour laquelle elle était passionnée ; et, en échange, Naïs lui faisait connaître les choses mystérieuses du ciel, de la terre et des eaux.

Puis Conrad lui disait : « Tu as mis dans moi une vie nouvelle, des sentiments meilleurs, plus nobles que ceux des autres hommes. »

Et Nais répondait : « Sans toi, tout est froid, tout est décoloré ; sans ton amour, tout est mort autour de moi. »

Hélas ! la jouissance la plus pure, le bonheur le plus innocent, sont-ils éternels ici-bas !...

Conrad apprend un soir dans sa forteresse qu’un comte ou duc de Wurtemberg arme contre lui, et va surprendre son burg, afin de réunir à ses domaines le Mummelsée dont il entend raconter des choses merveilleuses. Conrad n’a qu’un moyen pour conjurer cet orage, c’est de le prévenir. Il rassemble cette même nuit ses vassaux et marche à l’ennemi... Mais, nous l’avons dit, le bonheur est de courte durée dans ce monde : il avait été trop doux, trop complet, pour que la fortune ne prît pas sa revanche. Blessé grièvement dans l’action, Conrad demeura prisonnier de son ennemi, qui s’empara de ses domaines et du merveilleux Mummelsée.

Dans son orgueil, le vainqueur osa, un jour que les eaux du lac étaient calmes et transparentes, chercher la demeure des nymphes de ces eaux ; il porta même le sacrilège jusqu’à jeter son nom, à l’aide d’un plomb suspendu, dans le palais même des fées, prétendant ainsi violer leur sanctuaire..... Indignées de tant d’audace, les naïades soulevèrent à l’instant les eaux, et renversèrent le radeau du seigneur de Wurtemberg, qu’on ramena à terre presque sans vie.

Depuis ce temps aucune sonde n’a pu atteindre le fond du lac ; et aucune fée n’a pu communiquer avec un mortel ; depuis ce temps aussi les affaires du seigneur de Wurtemberg allèrent de mal en pis.

Mais que devinrent les deux amants, ait milieu d’évènements si désastreux ? Cessèrent-ils de s’aimer ? – Non. Les liens, pour être durables, ont besoin d’épreuves ; plus ils sont tourmentés par les obstacles, ou inquiétés par les périls, mieux ils sont cimentés.

Naïs essaya d’abord d’oublier un attachement terrestre ; on veut toujours guérir d’un amour tourmenté ou malheureux, sans penser qu’on regrettera bientôt ces chagrins de cœur, ces douleurs amères remplacées et oubliées par un seul moment des joies de l’âme !

C’est ce qui arriva aussi à Naïs ; elle voulut vivre calme et indifférente ; mais elle redemanda bientôt les misères, les inquiétudes de la vie humaine, pour en savourer encore les courtes délices.

Naïs alla donc au rendez-vous, elle y alla tous les jours ; elle y alla pendant trois ans, cherchant, attendant Conrad... Elle devint triste enfin et tourmentée comme l’attente quand on n’espère plus. Fatiguée, épuisée d’avoir attendu vainement pendant si longtemps, son dépérissement la retint au fond des eaux, sans qu’il lui fût possible d’en sortir... Quant à Conrad, les souffrances, le malheur, rien aussi n’avait pu altérer sa constance. Enfermé dans une tour obscure, environné de gardes, il gémit trois années dans les fers ; mais l’amour et l’espérance l’avaient soutenu.

Cet amour avait nourri son cœur dans l’isolement et avait conservé toute sa suavité, comme ces roses enfermées dans l’herbier, qui conservent leurs parfums, quoique flétries.

Du fond de sa prison, sa pensée volait plus rapide que les vents vers le Mummelsée, et se glissait au milieu des jeunes fleurs de nénuphar, îles verdoyantes au milieu des eaux. – Que sont en effet les vents les plus rapides, qu’est-ce même le jet de la lumière, comparés au vol de la pensée !

D’une lucarne de la tour, Conrad voyait un jeune pâtre qui conduisait souvent son troupeau au pied de la prison, et bien des fois, depuis que la santé et la force lui étaient revenues, il mesurait la hauteur du donjon et cherchait les moyens de se mettre en rapport avec le seul être qui pût avoir pitié de son sort et lui prêter secours.

Un soir qu’il le voyait réunir son troupeau comme à l’ordinaire, pour gagner la cabane où il se retirait la nuit, il prit la grande détermination qu’il méditait depuis longtemps. Il retira de l’épaisseur d’un mur qu’il avait silencieusement creusé, la longue et forte tresse de paille qui lui avait coûté tant de soin. Il l’attacha à un des barreaux de la fenêtre, élargit l’ouverture qu’il s’était préparée, et se laissa glisser le long de la tour... Lorsqu’il fut au bout de son fragile soutien, il s’aperçut que la corde était trop courte de quinze à vingt pieds ; mais il se confia à Dieu, et sauta.

 

Le soleil commençait à dorer la cime des roseaux du lac des Fées ; les fleurs des eaux ouvraient leur calice à sa lumière et à sa chaleur vivifiante, lorsqu’un pâtre errant et préoccupé s’approcha des bords du Mummelsée. À sa noble démarche, à la fierté de son regard, il était facile de reconnaître sous ce déguisement un chevalier de haute lignée. En effet c’était Conrad, qui venait chercher à renouer sa vie à ce chaînon d’or qu’un mauvais jour avait brisé.

Conrad chercha et attendit jusqu’au coucher du soleil. Naïs ne vint pas.

Trois jours s’écoulèrent ainsi, et toujours vainement.

Conrad, expirant de fatigue et de besoin, parvint à se traîner sur un tertre qui domine le lac ; là contemplant les petites vagues qui roulaient à ses pieds en répétant par mille facettes brillantes les rayons pourprés du soleil couchant, il fixa les eaux qui recelaient sa vie et son bonheur ; et, dans la fièvre du malheur et de l’agonie, il s’écria : – Naïs, mourrai-je donc sans te voir ?

Aussitôt une brise plaintive arriva à son oreille. – Conrad ! – murmurait-elle... et au même instant une colonne d’eau parut s’élever au-dessus du lac.

Conrad y jeta ses derniers regards avides mais tout cessa bientôt. Une goutte de sang seulement vint à la surface, poussée par la vague ; elle arriva près de Conrad, pour disparaître à ses pieds !

– À toi, mon âme ! s’écria le chevalier, et il se précipita dans le Mummelsée. On chercha vainement depuis l’enveloppe mortelle de Conrad, on ne la retrouva point.

Hélas ! lorsque de la fiction vous passez aux tristes vérités de la vie, vous trouvez la douleur dominant le monde. Et la devise du sire de Charny revenant à votre pensée, vous dites comme lui : Plus deuil que joie !...

Et si vous demandez force et courage contre les chagrins de ce monde, vous ne pouvez les trouver que dans l’amour ou la religion.

 

 

Baron de MORTEMART.

 

Paru dans les Annales romantiques en 1836.

 

 

 

 

 

 

 

 

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