Le premier chagrin d’un enfant

 

 

 

LA PETITE LOTTE pensait à tout et ne pensait à rien. Oiseau d’été, elle planait dans les rayons d’or du soleil, portant sur ses boucles blondes sa couronne printanière. Son âme était aussi claire, aussi bleue que son regard.

Elle câlinait sa mère, elle était fidèle à sa poupée, avait grand soin de sa robe et de ses souliers rouges ; mais elle aimait par-dessus toutes choses un petit oiseau que son père avait pris sur la neige, à Noël.

L’oiseau était sur le bord de la fenêtre, transi par le froid et par le vent de l’hiver. Il regardait, comme en suppliant, l’intérieur de la chambre bien chaude. Le père alors répandit du grain devant lui, l’attira puis le prit dans sa main pour lui assurer les soins et la sécurité.

C’est Lotte qui fut heureuse ! Elle eut la permission de soigner, toute seule, et d’entretenir le petit hôte des bois. Elle lui apportait sa nourriture, le berçait pendant son sommeil et lui apprit bien vite à piquer le grain dans ses lèvres vermeilles.

Lui, reconnaissait sa voix et son pas léger, et remerciait son amie par plus d’un chant joyeux. Bientôt cependant il devint silencieux et triste dans sa cage : il entendait le printemps l’appeler au fond des bois.

Alors il étendait ses ailes et voulait suivre la voie que Dieu lui avait tracée. Petite Lotte souriait ; elle ne comprenait pas. Elle fermait la cage plus solidement encore et donnait de l’eau et du grain à son ami ; mais il ne voulait que la liberté sans laquelle il renonçait à vivre.

Un matin, de bonne heure, elle courut vers l’oiseau avec la nourriture fraîche ; elle chantait en courant et se sentait l’âme ravie. Mais quand elle fut devant la cage, sa chanson cessa tout à coup... Le cher oiseau allongé, raidi, gisait sur le sol.

Elle le releva avec précaution, le baisa tendrement, mais il resta froid et inanimé : il n’y avait pas à s’y tromper ; sa tête retombait en arrière, la mort était dans ses yeux... Lotte effrayée le laissa glisser et demeura immobile et silencieuse.

Et comme elle restait là muette, elle était très singulière à regarder. Une larme se montra dans ses yeux claies, la tendre rougeur de l’enfance disparut de ses joues ; une douleur sourde pénétra peu à peu jusqu’à son âme.

Elle ne pouvait deviner ce que c’était que cette douleur..., mais le chagrin gravait son premier rune sur son cœur ; il imprimait profondément son image sur les traits délicats de l’enfant, et cette image ne s’effaça plus avec la dernière larme.

Elle pensa à sa mère... non plus avec la même frivolité d’hier ; mais un crêpe noir tombait sur l’aurore d’un jour nouveau ; car de même qu’à sa première traversée, il arrive qu’un éclair soudain dévoile au jeune matelot, sur une côte obscure, un borg tout à l’heure perdu dans l’obscurité, ainsi le premier chagrin de l’enfant lui révèle un nouvel aspect de la vie.

 

 

 

Andreas MUNCH.

 

Recueilli dans Le roi Fialar,

Garnier Frères, 1879.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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