Sabine de Steinbach

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Raoul de NAVERY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Une animation singulière régnait au couvent d’Offenbourg, situé dans une des parties les plus ravissantes de l’Alsace. Sur la route allant de Strasbourg au monastère, se pressaient les litières élégantes, dont les rideaux à demi baissés permettaient de voir le pur profil d’une jeune fille ou la main blanche d’une noble dame. Les coursiers, richement caparaçonnés, couraient, naseaux ouverts, crins flottants, portant de joyeux et hardis cavaliers. Quelques femmes, montées sur des haquenées dociles, couvertes de grands voiles pour défendre leur parure de la poussière, s’abandonnaient au pas régulier de leur monture. Les pages et les valets suivaient en devisant. Parfois les groupes de cavaliers s’ouvraient avec respect devant un prince de l’Église ou un saint abbé, puis le sillon se refermait, et la cavalcade se reprenait à courir. Quelques pauvres moines, des religieux encapuchonnés, des clercs adolescents marchaient alertes sur la berge du chemin ; puis venaient les bourgeois, le populaire, les serfs et les serves, tous se hâtant, tous craignant d’arriver trop tard au moustier d’Offenbourg.

On comprendra l’intérêt, l’empressement, la curiosité générale, quand on saura que, ce jour même, on devait y représenter pour la première fois une tragédie composée par l’abbesse saxonne Hroswitha.

À cette époque, la Saxe et l’Alsace semblaient des oasis littéraires, des cénacles de beaux-arts. À partir du dixième siècle, nous y voyons les couvents de femmes rivaliser entre eux, non pas seulement de sainteté, mais encore de travail et de science.

Le couvent d’Offenbourg avait depuis peu de temps pour abbesse Gerberge de Hasbruk, alliée à la maison de Saxe ; elle se souvenait d’avoir vu pendant son enfance représenter en grande pompe des tragédies sacrées et des drames émouvants, dans un monastère dirigé par une de ses parentes. Appelée à son tour au gouvernement d’une communauté, Gerberge voulut non seulement former ses religieuses à la perfection monastique, mais encore leur donner le goût des grandes œuvres et soutenir dans sa maison la renommée des Herrade et des Hroswitha, ses devancières. La tâche était digne d’un grand cœur.

Une des plus célèbres religieuses de l’Alsace fut, sans contredit, Herrade, dont les œuvres font encore aujourd’hui notre admiration. Herrade entra fort jeune dans un couvent fondé par Odile, cette aimable fille du duc Étichon, dont l’histoire est une des plus charmantes de la légende dorée. Dans le couvent d’Odile, trois abbesses cultivèrent successivement les lettres : Relinde, Herrade et sa sœur ou sa parente Éthelinde. Ce fut en 1107 que Herrade fut appelée à la direction de ce monastère. Le savant abbé Grandidier dit en parlant d’elle : « Les arts d’agrément, la peinture, la musique et la poésie charmèrent les loisirs de la savante abbesse. On a d’elle un recueil de poésies latines insérées dans un ouvrage qu’elle intitula : Hortus deliciarum. » Grandidier se proposait de les publier, et Busée les regarde comme un chef-d’œuvre d’émotion, d’élégance et de précision. Le manuscrit in-folio de l’abbesse Herrade compte presque autant de miniatures que de pages ; la finesse des dessins, la hardiesse ou la grâce de la composition, la variété des sujets en font une merveille complète. L’abbesse d’Offenbourg avait admiré cette œuvre ; l’émulation s’empara de son esprit ; elle voulut que sa famille de novices se montrât l’égale des filles d’Hohenberg et de Grandersheim. Elle groupa autour d’elle les plus intelligentes héritières des nobles maisons, et bientôt le monastère d’Offenbourg devint une sorte d’académie. On y peignait des livres pieux, on y composait des vers, on y discutait de graves questions de science et de théologie. Gerberge réussit au-delà de ses vœux. Elle comprenait que, pour la plupart des jeunes filles qui lui étaient confiées, le cloître était moins le résultat d’une vocation que la suite d’un arrangement de fortune. Quand les domaines revenaient de droit au fils aîné, les filles qui ne se trouvaient point pourvues, rebutées par la grossièreté des mœurs de cette époque, entraînées par l’exemple, se jetaient dans le cloître, comme dans le seul asile digne d’elles. Les veuves de souverains, les épouses royales répudiées, les âmes craintives, effrayées à l’avance du sort que leur ferait le monde, trouvaient dans les monastères tout ce qui pouvait satisfaire leur soif de tranquillité et répondre à la délicatesse de leurs instincts. Elles reconnaissaient dans leurs sœurs en religion des sœurs d’une naissance égale ; l’amitié adoucissait la loi de l’obéissance, l’éducation jetait sur cette vie en commun un charme courtois.

Gerberge, dont la renommée grandissait en Alsace, résolut de frapper un grand coup et d’élever tout de suite sa maison au premier rang des communautés de femmes. Ses relations avec le couvent de Grandersheim lui firent obtenir la copie des drames de Hroswitha, et il fut décidé que l’une des deux pièces envoyées serait représentée un jour de grande fête, dans la salle du chapitre.

Disons en quelques mots ce que fut Hroswitha, à qui l’on est tenté de croire que Lope de Vega, Calderon et Corneille ont fait des emprunts importants. Ce fut au dixième siècle, en pleine féodalité, au milieu de la moins lettrée et de la plus obscure des époques de notre histoire, que fut élevé le monument le plus considérable et le moins imparfait du théâtre intermédiaire. Que l’on compare les drames de Gallicanus et de Callimaque aux Vierges sages et aux Vierges folles, espèce de séquence dialoguée, et l’on verra quelle perfection relative, quelle entente de la scène, quelles passions fortes Hroswitha introduisit dans ses œuvres. On sent, en les lisant, un auteur non seulement nourri de l’Écriture, des Pères de l’Église, des hagiographes, mais familier avec Plaute, Térence, Horace et Virgile. Il ne s’agit pas, dans les œuvres de Hroswitha, de monologues ou de dialogues écrits pour être récités du haut d’un jubé, ni de sotties d’un goût douteux : Hroswitha veut un théâtre, des acteurs, des actes réguliers, des scènes vives, des effets imprévus. On reste parfois effrayé de la hardiesse de ses conceptions. Ses maîtres lui ont appris que le génie peut tout faire accepter. Elle ose, dans Callimaque, plus qu’aucun écrivain ancien ou moderne. Elle peint tour à tour la fierté virginale de la fille de Constantin dans Gallicanus ; la dignité de l’épouse fidèle dans la fière révolte de Drusiana contre l’audace de Callimaque ; le repentir ardent de Thaïs dressant, sur la place publique, le bûcher qui consumera ses richesses, dans le drame de Paphnuce. Le nombre des ouvrages de Hroswitha est énorme : drames, légendes, elle aborde tous les sujets. Elle traite d’une façon remarquable la Chute et conversion de Théophile, vidame et archidiacre d’Adone en Galice, qui, plus tard, inspira au trouvère Rutebeuf le Mystère de Théophile, qui, transformé une dernière fois, deviendra le Docteur Faust.

Voici ce que Hroswitha dit d’elle-même dans une de ses préfaces :

« D’une part, je me réjouis au fond de l’âme de voir louer en moi Dieu, dont la grâce m’a faite ce que je suis ; d’autre part, je crains que l’on ne me croie plus grande que je ne suis ; car je sais qu’il est également blâmable, soit de nier les dons du ciel, soit de feindre qu’on les a reçus quand cela n’est point. Aussi je ne nie pas qu’aidée par la grâce du Créateur, je n’aie acquis quelque connaissance des arts par une puissance qu’il m’a prêtée, car je suis une créature capable d’instruction ; mais je confesse que je ne serais rien, livrée à mes propres forces... Je viens ici, inclinée comme un roseau, présenter à votre examen ce livre que j’avais composé dans cette intention, mais que jusqu’ici, à cause de son peu de mérite, j’avais mieux aimé cacher que mettre en lumière. »

D’après ce qui précède, on comprendra avec quel empressement le clergé, la noblesse, la bourgeoisie et le bas peuple des environs se hâtaient d’arriver à Offenbourg pour la représentation théâtrale.

Le monastère, construit en pierres rouges, tranchait vigoureusement sur les collines boisées ; sa lourde masse gardait la gaucherie, ou plutôt la simplicité romane. Mais, à l’intérieur, les longues arcades à voûtes cintrées, les cours spacieuses, les grands escaliers, les salles immenses lui donnaient une majesté recueillie.

La salle du chapitre, réservée d’ordinaire aux réunions de la communauté, avait été soigneusement aménagée pour la circonstance. Un somptueux rideau la séparait en deux ; la scène gardait un développement suffisant ; des sièges élevés étaient disposés pour les spectateurs ; leur luxe et les écussons peints sur le dossier indiquaient la condition de ceux qui les devaient occuper. Le plus haut, réservé pour l’évêque de Strasbourg, portait ses armes épiscopales ; de chaque côté une douzaine de places attendaient les abbés mitrés, venus de tous les points de l’Alsace, et des évêques de différents sièges. Les grands seigneurs, les nobles dames devaient prendre rang suivant l’ancienneté de leur origine et l’illustration de leur nom. Puis venaient les prêtres, les clercs, les savants, les hommes de lettres, les magistrats, les artistes ; dans le bas de la salle, les tenanciers.

Gerberge accueillait ses hôtes avec une dignité affable. Son visage rayonnait d’intelligente douceur ; son front pur, encadré d’étamine blanche, gardait une noblesse idéale ; sa main, fine et longue, tenait avec grâce et majesté la lourde crosse abbatiale. Tout entière au bonheur de consacrer une fois de plus le génie d’une fille du cloître, elle s’associait au triomphe de Hroswitha, et comptait avec joie les admirateurs nouveaux qu’elle allait acquérir à sa mémoire.

Quand les spectateurs eurent pris place, quand Gerberge eut regagné sa stalle au milieu de son blanc troupeau, le signal fut donné, les rideaux cachant la scène s’écartèrent, et le drame commença.

On jouait Sapience.

Gerberge n’avait pas osé débuter par Callimaque, plus mouvementé et plus ardent ; elle souhaitait faire, en quelque sorte, l’éducation dramatique des spectateurs. D’ailleurs, elle aimait trop l’exactitude et la vérité pour consentir à ce que les rôles de femmes fussent joués par des clercs ; elle avait donc choisi celle des pièces de Hroswitha qui comptait le plus de rôles féminins, et dans laquelle l’empereur et le préfet ne gardaient que le second rang. Dans Sapience, la mère héroïque et ses trois filles : Foi, Espérance et Charité, dominent tout. Lorsque les trois jeunes vierges parurent, il y eut dans la salle un long murmure d’admiration. Tant de grâce, de candeur rayonnait sur le visage des novices, les noms qu’elles portaient dans la pièce seyaient si merveilleusement au caractère de leur beauté, à la chasteté de leur pose, que l’auditoire se trouvait déjà à demi conquis. Le drame de Sapience ressemble en ceci à l’épisode biblique des Macchabées : la princesse grecque, conduite devant Antiochus, préfet de Rome, avec ses trois filles, les voit expirer devant ses yeux ; mais tandis que la mère des Macchabées assiste presque froidement au supplice de ses fils, Sapience ne trouve point pour ses enfants d’expressions assez tendres. Dans les magnifiques scènes du martyre, l’enthousiasme de la foi et les caresses maternelles se confondent ; on ne sait qui admirer davantage, de la mère ou de la chrétienne. Sapience consent au trépas de ses enfants, mais en même temps elle baise leur front, elle les attire sur son sein ; elle leur adoucit le moment du supplice, en leur montrant le ciel qui s’ouvre ; elle les appelle ses tendres filles bien-aimées, elle fête leurs fiançailles dans le ciel, elle brave la fureur d’Adrien et sait qu’elle lassera ses bourreaux. Foi, Espérance, Charité sourient en regardant les instruments de torture. L’aînée, sur le point d’expirer, se tourne vers sa mère ; elle demande un baiser comme suprême bénédiction ; puis, appelant Charité et Espérance :

– Ô mes sœurs, sorties du même sein, donnez-moi le baiser de paix, et préparez-vous à soutenir le combat qui s’approche !

Sapience saisit dans ses mains la tête de Foi, et la regarde avec une telle expression qu’Antiochus demande :

– Ô Sapience, quelles paroles murmurez-vous, les yeux levés au ciel, près du corps inanimé de votre fille ?

SAPIENCE. J’invoque le Créateur de l’univers pour qu’il accorde à Espérance autant de fermeté et de courage qu’à sa sœur.

Espérance souffre à son tour son martyre, et, souriante, murmure en expirant :

– Ô Charité ! ma sœur bien-aimée, et maintenant unique, ne vous effrayez pas des menaces des tyrans.

Et Sapience, voyant le tourmenteur s’approcher, s’écrie :

– Le bourreau s’élance vers vous l’épée nue, ô Charité, ma sainte fille ! aujourd’hui mon enfant unique ; n’attristez pas votre mère qui attend une issue heureuse du combat que vous allez soutenir. Méprisez le bien présent pour parvenir à la vie éternelle, dans laquelle déjà vos sœurs resplendissent, couronnées de leur virginité sans tache.

CHARITÉ. Mère, soutenez-moi par vos saintes prières, jusqu’au moment où j’aurai mérité de partager la joie de mes sœurs...

La toile tomba sur cette scène de martyre, au moment où Sapience, debout entre les jeunes suppliciées, offrait, Hécate chrétienne, ce pur sacrifice au Seigneur. Quand le rideau se releva, le décor était le même ; les amies de Sapience arrivaient lentement, portant des voiles et des parfums.

SAPIENCE. Venez, illustres matrones, et ensevelissez avec moi les restes mortels de mes filles.

LES MATRONES. Nous répandrons les aromates sur leurs corps délicats, et nous leur rendrons les honneurs funèbres.

SAPIENCE. Ô terre ! je te confie ces tendres fleurs, mes filles chéries... Et toi, Christ, remplis leurs âmes des splendeurs célestes, et donne la paix à leurs ossements...

Sapience adresse au ciel une admirable prière. Elle a rempli sa mission et confessé sa foi : son martyre à elle fut le triple supplice de ses filles : elle demande à rejoindre Foi, Espérance et Charité ; elle conjure le Seigneur de l’appeler dans sa gloire, et la prière expire sur ses lèvres en même temps que son souffle meurt dans sa poitrine... Elle a pu garder le courage de voir mourir ses filles, elle succombe au regret de les avoir perdues, et les matrones doivent agrandir le lit funèbre pour faire place à la mère qui ne saurait survivre à ses enfants.

Ce dénouement plein de solennité et de grandeur, ce mélange de stoïcisme et de sensibilité, la force de cette Niobé chrétienne et la faiblesse de cette mère avaient tour à tour excité l’enthousiasme et l’attendrissement des spectateurs. Quand te drame s’acheva, les applaudissements éclatèrent : l’évêque, les abbés, les clercs rendaient une éclatante justice au talent de Hroswitha. L’abbesse d’Offenbourg reçut des félicitations unanimes pour avoir pris, en Alsace, l’initiative de ces représentations, capables d’élever à la fois l’esprit et le cœur de ceux qui y assistaient. Le comte de Hasbruck, frère de Gerberge, ne fut pas le dernier à la complimenter.

Au milieu des grands seigneurs et des nobles dames qui entouraient l’abbesse, se trouvait un homme d’environ quarante ans, de haute taille, portant avec aisance un riche vêtement. Son vaste front semblait plein de pensée, ses yeux s’emplissaient d’éclairs, sa bouche était grave. On sentait en le voyant qu’il n’était pas un homme ordinaire. Le génie l’avait touché de son aile, dans les mystérieuses nuits de l’inspiration. La foule le saluait avec déférence ; il recevait cet hommage sans hauteur et sans fausse modestie. Une jeune fille de quatorze ans s’attachait à son bras, intimidée, et cependant souriante. Elle portait une robe collante moulant sa taille svelte et ses hanches minces. Une ceinture d’orfèvrerie soutenant son aumônière relevait un pan de sa robe d’azur sur une jupe grise. Ses cheveux blonds tressés pendaient sur son dos, et un petit chaperon de toile d’argent couvrait sa tête. On eût dit, en la voyant, la plus ravissante figure peinte dans le Jardin des Délices de Herrade, celle de la femme drapée de bleu assistant au baptême du Christ. Ce n’était plus une enfant, car son regard était recueilli, sa marche posée ; ce n’était pas non plus une jeune fille, car dans ses yeux passaient tour à tour des étonnements naïfs et des gaietés malicieuses. Elle semblait un peu effarouchée des paroles de louange qu’elle entendait sur son passage, et s’appuyait fortement sur le bras de son père.

Celui-ci se fraya un passage jusqu’à l’abbesse et lui présenta sa fille. Gerberge la baisa au front avec une tendresse maternelle, tandis que l’évêque lui tendait son anneau pastoral, et échangeait quelques paroles avec son père.

Au nombre des invités qui remarquèrent la beauté précoce, la grâce incomparable de cette jeune tille, se trouvait un adolescent qui n’en pouvait détacher ses yeux. Pendant la représentation il était resté dans un angle éloigné de la salle, suivant avec un intérêt passionné le drame éloquent de Hroswitha ; il allait sortir, quand ses regards s’arrêtèrent sur la belle enfant que Gerberge embrassait. Certes, les novices qui venaient de jouer les rôles de Foi, Espérance et Charité étaient belles ; mais quelle différence cependant entre elles et cette jeune fille ! On eût dit une vision divine. On aurait voulu la voir peinte dans un missel, les mains étendues sur un clavier d’orgue, chantant des cantiques avec les anges, comme Cécile l’Inspirée, ou portant un agneau blanc dans ses bras, comme Agnès, ce type charmant de la virginité enfantine. Un rayon émanait d’elle ; on cherchait à ses épaules des ailes absentes... Le jeune homme ne pouvait en détacher ses yeux. Dante dut ainsi regarder Béatrice quand il la vit pour la première fois, habillée d’une robe pourpre. Il lui semblait qu’une âme nouvelle naissait en lui, et que cette âme se donnait spontanément à cette jeune fille. Ce fut un instinct, une divination, une attraction qu’il eût été impuissant à expliquer et à définir. Il la sentit seulement, et, saisissant le bras d’un de ses voisins, il lui demanda d’une voix tremblante :

– Quelle est donc cette enfant ?

– Sabine, fille d’Erwin de Steinbach, lui fut-il répondu.

 

 

 

II

 

 

La place sur laquelle on voit aujourd’hui la cathédrale de Strasbourg présentait, en l’an de grâce 1290, un aspect bizarre. Le monument qui fait la gloire de l’Alsace, et partage avec le dôme de Cologne l’admiration des artistes, était à peine arrivé à la hauteur du grand portail. La tour ne dessinait pas encore dans le ciel son profil dentelé. L’œuvre grandissait lentement, merveille d’ensemble composée de merveilleux détails.

Elle s’élevait au centre d’un vaste espace occupé par d’énormes chantiers, et entouré de tentes de cuir ou de toile faisant ressembler cette partie de la ville à un campement d’armée. Des centaines d’ouvriers amenaient les blocs de granit brut sur les charrettes traînées par des bœufs ; les piqueurs de pierre s’en emparaient et faisaient du soir au matin retomber l’outil au milieu d’un nuage de poussière suffocante et d’un bruit assourdissant. Ailleurs, des hommes charriaient le sable, préparaient la chaux. Chacun travaillait avec un zèle admirable. Chose étrange ! aucun de ces ouvriers ne recevait de salaire. Dans les temps où les cathédrales gothiques germaient de terre comme une prière jaillit d’une âme, tous ceux qui travaillaient à la basilique lui donnaient une part de leur vie et souvent lui consacraient leur vie entière. De la fondation d’une église à la date de son achèvement, des générations se succédaient. L’aïeul et le petit-fils épousaient successivement la même pensée. Le dévouement se léguait comme un héritage. Les cathédrales n’étaient pas seulement enfantées par le génie de l’architecte, les matériaux n’en étaient pas seulement payés par les nobles seigneurs et les princes-évêques ; elles restaient peut-être plus intimement l’œuvre du prolétaire. Pendant que l’artiste traduisait l’idée chrétienne, le peuple soulevait les fardeaux et accomplissait le gros œuvre. L’artiste serait payé en gloire humaine, en renommée ; l’artisan besognait pour l’amour de Dieu et les indulgences. Jamais encouragement ne fut plus habile et ne produisit de meilleurs résultats. Point n’était besoin de stimuler le zèle de l’ouvrier, de gourmander sa paresse. Les soucis de la vie matérielle ne le préoccupaient point. Trois fois par jour des moines faisaient, au nom de l’évêque, des distributions de vivres dans les chantiers. Les femmes et les enfants des travailleurs quittaient alors les tentes et rejoignaient les maris et les pères dans l’enceinte des travaux. Souvent l’évêque Conrad profitait de ce moment pour visiter ces artisans, et Erwin allait, de groupe en groupe, inspecter le travail de chacun.

Erwin, né au village de Steinbach (margraviat de Bade), peu distant de la ville de Strasbourg, s’éprit de bonne heure des merveilles de l’art et leur voua sa vie. Il fit le projet de la tour et du portail de la cathédrale inachevée, qui, jusqu’à lui, semblait vouée aux sinistres de l’incendie. Commencée sous Clovis, continuée sous Pépin et Charlemagne, elle fut détruite en 807 ; le poème d’Ermoldus, écrit en 826, à Strasbourg, fait déjà mention de cette église. Ermoldus l’avait vue avant sa destruction, et si quelque débris de l’édifice de Clovis a survécu à ces siècles, ce doit être la crypte, dont le caractère byzantin n’a pas sensiblement varié. On continua une reconstruction partielle au-delà de 873, mais une seconde fois le bâtiment devint la proie des flammes. En 1045, l’évêque de Strasbourg, Werner de Hapsbourg, posa les fondements du second plan, c’est-à-dire du projet d’où sortit la nef actuelle ; il est facile de comprendre que, dans ce travail de juxtaposition, le chœur et la croisée durent subir des changements notables. Cependant le style byzantin y domine encore, mais il se modifie suffisamment pour amener sans heurt les transitions de l’architecture gothique. La nef proprement dite, du douzième siècle, subit quatre incendies (1130, 1140, 1150, 1176), et, sans nul doute, ces catastrophes modifièrent le plan de l’évêque Werner. À la mort du prélat, la nef était avancée jusqu’à la toiture. Cependant l’architecture gothique que nous admirons, les ogives élevées, les verrières occupant presque la place des murailles, les arcs-boutants à clochetons, tout révèle une construction du treizième siècle, greffée en quelque sorte sur celle de Werner. Les côtés latéraux sont du même système ; on peut constater pourtant les vestiges d’une époque plus reculée, et la seconde moitié des ailes paraît plus récente que la première.

Ce fut donc en 1275 qu’Erwin de Steinbach, sans se décourager par les sinistres précédents, fit le plan de la tour, celui du portail, et attacha son nom à l’œuvre admirable qu’il fit sienne, si bien que ce monument s’appelle la cathédrale d’Erwin.

Erwin était un homme convaincu, puissant, doué d’une âme honnête, d’un grand cœur et d’un vaste génie. Il partageait son existence entre deux préoccupations : la maison de Dieu qu’il voyait grandir, assise par assise, et sa famille composée d’un fils appelé Jean et d’une fille nommée Sabine, cette ravissante enfant que nous avons vue au couvent d’Offenbourg, le jour de la représentation de Sapience.

Erwin avait perdu de bonne heure sa compagne Husa ; une vieille femme, plus amie que servante, éleva Sabine et conserva dans la maison de l’architecte une sorte d’autorité affectueuse et dévouée. Elle commandait un peu, grondait beaucoup, chérissait encore mieux, refusait obstinément tout salaire, et trouvait son unique joie à redire qu’elle prierait un jour dans le temple que son maître élevait à la gloire du Très-Haut.

Pour accomplir son œuvre, Erwin n’avait pas eu besoin de recruter des travailleurs ; ils étaient venus d’eux-mêmes, et en si grand nombre que, le fronhnhof regorgeant d’hommes de corvée accourus du Brisgaw, de la Lorraine, de l’Alsace, Erwin fut obligé d’enrayer le zèle du peuple et d’annoncer qu’il ne recevrait plus d’ouvriers. Il résultait, du reste, de graves inconvénients de l’encombrement des ateliers, des chantiers et de la cour de corvée : les nationalités se heurtaient, les querelles survenaient. Dans une rixe, un ouvrier ayant été tué, cet accident prit à Strasbourg les proportions d’un évènement ; l’évêque fit suspendre les travaux pendant neuf jours en expiation de ce meurtre, et Erwin déclara qu’il n’admettrait plus, en dehors des charrieurs de pierres qui allaient chercher le granit à Kronthac, près Masselone, que des hommes faisant partie de l’association des maçons libres.

À notre époque, où le maçon se donne pour ouvrier, l’ouvrier pour maître, le maître pour artiste, on demeure étonné de la modestie de ces hommes doués d’un incontestable talent, et qui signaient une statue, un groupe, un monument : Un TEL, maître maçon. Le Christ au jardin des Oliviers d’Offenbourg, cette page immense de sculpture, le calvaire de Guéhenno en Bretagne, qui ne compte pas moins de vingt-deux personnages, sont signés par des maçons. Erwin éleva son association assez haut pour que les membres qui la composaient eussent déjà presque le rang d’artistes. Le règlement austère imposé à ces hommes rapprochait leur vie de celle des moines. Ils se concentraient dans leur œuvre et ne s’en distrayaient ni par les festins ni par les causeries avec les munster schwabe, qu’un ordre des magistrats expulsa plus tard des chantiers, en 1521. Les maîtres maçons formaient l’âme vivante de l’œuvre ; elle devenait collective ; chacun était fier de la création commune ; le talent de celui-ci n’excitait point l’envie de celui-là : on travaillait pour l’amour de Dieu et les indulgences.

C’était un curieux spectacle de voir cette foule laborieuse, enthousiaste sous son apparente tranquillité, régulière dans ses mœurs et sincèrement croyante, agir avec un ensemble merveilleux et se courber sans faux orgueil sous les ordres d’un seul homme.

À midi, quand la cloche tintait l’Angélus, les ouvriers abandonnaient leurs outils, les familles venaient rejoindre le père ou l’époux, les moines distribuaient une nourriture saine et frugale, et l’évêque traversait les groupes, tandis qu’Erwin distribuait à chacun le blâme ou l’éloge.

Le lendemain de la représentation du drame de Hroswitha, l’adolescent qui, au couvent de Gerberge, avait suivi d’un long regard la fille bien-aimée de l’architecte, se présenta à l’entrée du fronhnhof. Il avait fait à pied le chemin qui sépare Offenbourg de Strasbourg, et ses modestes vêtements étaient blancs de poussière. Une vive rougeur colorait son front, mais on devait l’attribuer à l’émotion plutôt qu’à la fatigue.

Le jeune homme promena les yeux autour de lui, cherchant à reconnaître Erwin au milieu des travailleurs. Il l’aperçut enfin, secoua son front comme pour chasser les derniers vestiges de sa timidité, et marcha rapidement vers l’architecte.

– Que désirez-vous, mon ami ? lui demanda Erwin avec bienveillance.

– Maître, répondit le jeune homme, je souhaiterais faire partie de l’association des maçons libres.

– Vous avez de l’ambition, dit Erwin.

– Beaucoup, et le cœur à la hauteur de cette ambition.

– Vous vous appelez... ?

– Martyr.

– Un nom singulier.

– Un nom qui est une histoire.

– Mais, poursuivit Erwin après avoir enveloppé Martyr d’un regard où la bienveillance le disputait à la curiosité, pour faire partie des maçons libres, il faut fournir des preuves de savoir...

– J’ai beaucoup de bonne volonté et l’amour du beau.

– Cela ne suffit pas.

– On doit vite apprendre sous un maître comme vous.

– Mon enfant, dit Erwin, je souhaiterais vous accepter tout de suite et vous mettre au nombre de mes travailleurs ; mais nous avons un règlement que je suis tenu d’observer le premier, sous peine de le voir mépriser par les autres. Avant de devenir maçon, il faut signer de son nom une œuvre grande ou sévère, gracieuse ou sainte, mais qui indique une valeur personnelle. Votre démarche me touche. Votre âge, votre physionomie, tout intéresse en vous, jusqu’à ce nom bizarre et triste... mais je ne puis...

En ce moment, un grand mouvement s’opéra parmi les ouvriers, qui se levèrent ; les hommes se découvrirent, les enfants s’agenouillèrent.

L’évêque Conrad entrait dans le chantier.

Erwin quitta Martyr en lui adressant un dernier mot de regret et d’adieu, et courut au-devant du docte prélat, qui lui prit le bras et se promena avec lui.

Conrad admirait les immenses fûts de colonnes couchés sur le sol comme des arbres déracinés ; il regardait avec complaisance les feuillages ceignant les chapiteaux et les fragments élégants des frises. S’il voyait un enfant un peu pâle, une femme maladive, il distribuait des secours. Si la mort semait le deuil dans une famille, il adoptait l’orphelin. Un ouvrier tué par sa tâche agonisait-il dans sa hutte, Conrad y courait, adressait au mourant des paroles de consolation chrétienne, et lui promettait des prières dans cette même cathédrale dont les pierres avaient bu sa sueur. Il encourageait les artistes que lui signalait Erwin, donnait, grâce à chacune de ses visites, un nouvel élan au travail et doublait la force morale des hommes chargés de cette œuvre gigantesque.

Quand l’architecte eut quitté Martyr pour aller recevoir l’évêque, Martyr s’assit découragé sur un bloc de granit et s’abandonna à un abattement profond. Qu’allait-il faire ? que pouvait-il devenir ? Depuis la veille, sa vie lui paraissait renouvelée, et cette vie, il aurait voulu la vouer à la grande œuvre du maître. Son génie s’éveillait, demandant à créer des anges aux ailes déployées ou des saints aux mains pieusement unies. À tout prix il voulait rester auprès d’Erwin et travailler sous ses ordres, dût-il pour cela se faire homme de corvée.

Tout à coup il aperçut à ses pieds un morceau de glaise. Sa prostration cessa comme par enchantement ; à deux mains il en prit un bloc, et, le posant sur la pierre, il façonna avec une verve incroyable et une rapidité fiévreuse une maquette représentant l’évêque Conrad, la main étendue sur le front d’un enfant. Sans doute le temps lui avait manqué pour donner les finesses aux visages, mais l’ensemble était si noble, les vêtements dessinaient des plis si vrais, qu’on ne pouvait s’empêcher de rester charmé par cette improvisation.

La cloche rappelant les ouvriers à leur tâche termina la visite de l’évêque.

Alors Erwin se demanda ce qu’était devenu le jeune étranger, et quelque chose ressemblant à un regret lui traversa l’esprit.

– Je ne pouvais cependant pas ! murmura-t-il.

Au même instant, une voix douce lui dit :

– Voyez ce que je viens de faire, maître ; ce n’est rien, je le sais... Le temps m’a d’ailleurs fait défaut... Mais ne pouvant m’accepter comme maçon, si vous me preniez comme apprenti ?

Et Martyr présentait sa statuette.

Erwin la regarda sans mot dire ; l’adolescent tremblait.

– Ainsi, demanda Erwin, tu as monté cette esquisse pendant le temps de la promenade de Mgr Conrad ?

– Oui, maître.

– Qui t’a donné des leçons ?

– Personne.

– C’est juste. Les leçons n’enseignent point cette naïveté... ; tu veux être sculpteur ?

– Je le souhaite ardemment.

– Eh bien ! Martyr, ce n’est point dans le chantier des maçons que tu travailleras, mais dans mon atelier, comme élève d’Erwin, et je ne m’inquiète pas de savoir si tu me feras honneur.

Une grosse larme, larme d’adolescent impressionnable, larme d’artiste fier d’être compris par un grand homme, roula sur la joue de Martyr ; il balbutia un remercîment, et l’architecte lui tendit la main avec un sourire.

– Allons ! dit-il ; à demain chez moi.

Et le jeune homme reprit en courant la route d’Offenbourg.

 

 

 

III

 

 

Le logis de Martyr n’était ni une maison, ni une tourelle, ni un colombier ; il était impossible de lui assigner une classification quelconque en architecture. On pouvait croire que la nature l’avait bâti seule, tant elle y mettait du sien. Deux noyers immenses, capables de rivaliser avec les colosses végétaux de la Californie, formaient le point d’appui de cette demeure. Les troncs gigantesques restaient à l’intérieur à l’état de colonnes ; la toiture, peu nécessaire en raison de l’épaisseur du feuillage, se composait de chaume tellement verdi par les mousses, fleuri de petites herbes fines comme des plumes, ceintes de corolles roses, de plantes molles, que la paille disparaissait sous ce tapis, et se confondait avec les feuilles lustrées des arbres. Un mur de pierres sèches enclosait la cabane ; la terre, en comblant les interstices, avait fait germer de petites fougères, des pariétaires, mille plantes que l’oiseau sème en volant ou que l’aile de la brise apporte. Martyr, dans son amour pour la nature, ne manqua pas de piquer en terre des tiges de lierre qui se cramponnèrent de leurs mille bras aux moindres arêtes, et consolidèrent la maison en l’égayant. Non, ce n’était pas une maison, mais un nid ! En été, les ouvertures des fenêtres bien enguirlandées laissaient entrer le jour et la lumière ; en hiver, un tissu rendu transparent permettait de travailler et défendait du froid. La porte fermait au loquet.

Au premier regard, on était charmé par l’aspect de cette cabane ; dès qu’on en franchissait le seuil, on s’arrêtait plein d’admiration.

La muraille disparaissait sous des bas-reliefs d’une naïveté charmante, représentant des sujets de la Bible. La cheminée, formée de deux chimères supportant une tablette, était chargée de statuettes, de coupes, de vases de bois d’une délicatesse exquise. Dans le milieu de la salle, une table à pieds tors était couverte de godets, de feuilles de vélin, de coquilles d’or, de carmin et d’azur, comme nous n’en trouvons plus. Des manuscrits ouverts sur des pupitres attendaient le copiste. Autour des troncs des noyers, quelques débris romains, des colliers, des piques, un casque, des chaussures de fer, un bouclier, formaient une panoplie pareille à celles que l’on suspendait jadis aux chênes dans les forêts d’Irminsul.

Près des deux croisées s’entassaient la glaise, les blocs de bois, de pierre attendant le ciseau. Une statuette inachevée se dressait sur la selle, et les ébauchoirs humides témoignaient qu’ils avaient servi depuis peu. Tout dans cette demeure annonçait un artiste, non pas un artiste façonné par les leçons d’un maître, mais un artiste dont le regard admirateur et curieux surprenait le secret de la nature et le traduisait avec une naïveté adorable.

L’inspiration animait les figures ; un souffle de génie passait sur ces œuvres. Seulement, çà et là, des inhabiletés, des gaucheries : l’ensemble séduisait ; l’inexpérience se trahissait dans le détail.

En rentrant dans son atelier rustique, Martyr jeta autour de lui un regard joyeux.

– Vous ne m’avez point trahi, figures que j’ai rêvées et pétries ! s’écria-t-il ; vous n’avez point menti à vos promesses, statues que le ciseau faisait jaillir du chêne au cœur dur. Je vous donne la vie, vous m’avez payé en espérance de bonheur et de gloire ; je vous aime pour la joie dont vous m’enivrez aujourd’hui.

Martyr rangea les feuilles de vélin, jeta dans un coin la statuette ébauchée, et fit ses préparatifs de départ.

Il ne possédait rien ou presque rien, cet enfant de la nature, cet artiste agreste, et encore était-ce un miracle qu’il eût gardé quelque chose, même la vie !

Un matin d’été, un paysan, longeant dans un champ la moisson presque mûre, entendit sortir près du sillon un cri plaintif. Ce n’était pas le vent soufflant dans les pailles qui gémissait de la sorte ; ce n’était pas le susurrement de la sauterelle, le chant du grillon ; il y avait de l’appel inconscient, de la prière d’instinct dans ce cri : l’humanité souffrait et demandait protection.

Le laboureur écarta les grands blés et aperçut un enfant âgé d’un an à peine, dont les yeux bleus s’emplissaient de larmes, et qui agitait ses petites mains au milieu des bluets et des coquelicots.

– Pauvre oiselet ! dit Pierrel le laboureur, on t’a jeté hors du nid, la mère est partie... ; mourras-tu donc sans qu’on vienne à ton aide ? Non point ! je t’emporte et je te garde, et je ferai de toi un homme, s’il plaît à Dieu.

Pierrel l’enleva dans ses bras et continua son chemin. En passant près d’un cerisier, il cueillit quelques fruits et en exprima le jus sur les lèvres de l’enfant. L’innocent se mit à sourire.

– Allons ! dit le laboureur, tu veux bien que je t’adopte..., nous serons deux pour te soigner, moi et la grande Tine, une brave femme, grondeuse un brin, mais pas plus méchante qu’une bête à bon Dieu... Par ma foi ! ce roitelet égayera notre vieille cage !

Pierrel arriva lestement à sa chaumière, masure chancelante, mal étayée, laissant tomber la pluie du ciel par le toit et monter la fumée du foyer par un trou circulaire. Quelques fagots dans un coin, de la fougère pour lit, une table boiteuse et un banc composaient tout le mobilier ; un bœuf ruminait dans la seconde moitié de la chambre, et quelques moutons bêlaient doucement.

Une vieille femme préparait un repas frugal.

– Tine, dit Pierrel, j’ai trouvé cela dans le sillon. Est-il assez joli, ce chérubin ? Comment peut-on abandonner si mignonne créature ?

– L’allez-vous donc garder ? demanda Tine.

– Eh ! que veux-tu que j’en fasse ? Dieu me l’a donné, j’y tiens.

– Pierrel, répliqua Tine, ce n’est point à nos âges qu’on s’embarrasse d’enfants à élever ; mais vous êtes un bon maître, vous m’avez sauvé la vie, et, par grande tendresse pour vous, j’aimerai l’enfant.

– C’est bien, Tine ; demain nous prierons l’aumônier du couvent d’Offenbourg de le baptiser.

Le lendemain, en effet, Tine, après avoir habillé l’enfant le plus proprement qu’elle put, se dirigea avec Pierrel vers le monastère de l’abbesse Gerberge.

L’aumônier loua la charité de Pierrel, ajouta deux pièces d’argent à ses éloges, et demanda au paysan quel nom il donnait à l’enfant.

– Appelez-le Martyr, répondit Pierrel ; les chagrins ne lui manqueront pas.

Ce nom resta à l’orphelin.

Pierrel et Tine le remportèrent comme un trésor commun, et à partir de ce jour, l’enfant se sentit protégé par cette double tendresse. Il grandit vite, en plein air, au milieu des agneaux qu’il gardait et du grand chien blanc tacheté de fauve qui jouait avec lui dans les champs. Sa précoce intelligence éclatait sur sa figure délicate ; ses yeux questionnaient toujours ; il avait sans cesse un « Pourquoi ? » sur ses lèvres. Jamais il n’était las d’entendre Tine raconter les légendes du Rhin ou les vieilles chroniques sacrées. Il trouvait une grande joie à aller le dimanche au couvent d’Offenbourg écouter les religieuses chanter l’office d’une voix harmonieuse. Quoiqu’il fût ignorant, on sentait qu’il se faisait une instruction à lui. Un jour, Pierrel le trouva absorbé dans une contemplation telle qu’il n’osa l’en distraire ; mais, le soir venu, il le questionna sur ce qu’il étudiait alors :

– J’écoutais ce que la grande mouche disait à la fleur, répondit Martyr.

– Et tu as compris ?

– Certes, père ; et j’entends aussi les bruits des essaims et le langage des oiseaux ; seulement je ne pourrais te le répéter : je le traduis seulement en moi-même.

Pierrel s’étonnait, secouait la tête, et répétait à Tine :

– Nous ne ferons jamais un laboureur de cet enfant !

– Est-ce un malheur, après tout ? demanda Tine. Je ne le crois pas. Quelle besogne que la vôtre ! quelle rude tâche ! Voilà soixante ans que vous usez vos bras à labourer la terre, et vous lui arrachez à peine un morceau de pain. Quand vous avez payé vos droits au roi, au seigneur, pouvez-vous seulement mettre de côté un sou parisis par an pour faire dire une messe après votre mort ? Je ne conçois pire état que celui de laboureur ; et si le Seigneur permet que l’enfant en choisisse un meilleur, c’est preuve qu’il le prend en miséricorde.

– Je sais, répondit Pierrel, que nous avons l’impôt, la taille, la gabelle ; je sais que je ne possède rien, pas même un linceul, et que mon corps sera mis en terre, Dieu sait où. Cependant je ne me plains pas. Si mon dos se voûtait sur le sillon, mon âme planait en haut. La vue de la nature donne des ailes, comme le printemps aux chrysalides. Je plains l’ouvrier des villes plus que nous. Certes, je n’empêcherai point Martyr d’en faire à sa volonté, mais j’aimerais mieux lui voir prendre le manche de la charrue que quelque outil de travailleur.

– Patience ! répliqua Tine, nous avons le temps de voir ce qui adviendra.

Sans doute Pierrel avait le temps. Martyr ne comptait pas dix ans ; mais cet enfant devenait de plus en plus observateur et grave. Il riait cependant quelquefois d’un beau rire argentin et naïf, mais il retombait dans ses rêveries à propos d’un insecte, d’un nuage, d’un oiseau. Il paraissait surtout chercher à se rendre compte de la ligne, du contour des choses et de leurs rapports avec les couleurs. Il prenait un charbon dans l’âtre, un morceau de craie dans la muraille, ailleurs des débris de pierre rouge, et cherchait un espace plan afin d’y commencer ces bizarres pastels. Le sentiment du dessin dominait tout en lui. S’il voyait passer un enfant, gambader une chèvre, galoper un cheval, il cherchait tout de suite à rendre leur physionomie et leur allure.

Tine s’émerveillait, Pierrel s’attristait.

Il comprenait qu’une vocation irrésistible entraînait cet enfant ; mais comment la développer ? Que pouvaient pour Martyr deux paysans illettrés comprenant une prière dans l’Évangile : « Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien », et une promesse : « Les premiers sont les derniers, et les derniers sont les premiers. » Leur impuissance les attristait plus que Martyr ne s’affligeait lui-même : il avait en lui cette féconde espérance qui s’appelle l’avenir, et qui console sans qu’on sache quelle signification précise on attache à ce mot.

Cependant un dimanche Pierrel prit Martyr par la main, à l’issue de la messe, et alla frapper à la porte de l’aumônier. Le prêtre embrassa l’enfant sur les deux joues.

– Êtes-vous content de votre fils adoptif, Pierrel ? demanda-t-il.

– Si je suis content ? Quasiment trop. Dieu ne veut pas en faire ni un berger ni un semeur de grain ; l’enfant passe ses jours à dessiner son troupeau et à imaginer des figures... Je suis un pauvre homme,... je lui ai donné le pain du corps, il serait temps maintenant qu’un autre lui donnât la nourriture de l’âme.

– Mon enfant, dit l’aumônier en posant la main sur la tête de Martyr et en la renversant un peu en arrière pour mieux voir son visage, voudrais-tu devenir un savant clerc et apprendre le latin ?

Les yeux de l’enfant étincelèrent, et ses mains se joignirent :

– Oh ! j’apprendrai vite ! Enseignez-moi le latin ; il me semble que c’est la langue des anges.

– Eh bien ! Martyr, sois ici demain à l’heure de la messe.

Pierrel se confondit en remercîments, et l’enfant se jeta dans les bras du prêtre.

Tine reçut cette nouvelle avec une extrême joie.

À partir de ce jour, Martyr apprit à lire, à écrire, étudia le latin, le peu de musique que l’on savait alors, s’appliqua à copier les figures de missels qu’il put se procurer ; et, comme ce genre de modèles lui manquait souvent, il reprit son couteau et continua de fouiller le bois.

L’abbesse Gerberge, à qui l’aumônier vanta son favori, lui confia quelques feuilles de vélin et des couleurs ; Martyr fit des fleurs ravissantes et composa lui-même bientôt des tableaux charmants. Ses progrès furent rapides en toutes choses ; à quinze ans il écrivait bien, et savait le latin comme son maître.

À cette époque, Tine mourut. L’année suivante, Pierrel s’en alla à son tour.

Le laboureur adressa de tendres adieux à son fils adoptif, le recommanda de nouveau à l’aumônier, posa ses mains calleuses sur le front de Martyr, le bénit et rendit le dernier soupir.

Ce fut une grande douleur pour l’adolescent. À mesure qu’il croissait en âge, il appréciait davantage le dévouement du digne homme. Sans lui, que fût-il devenu ? Sans lui, ne fût-il point mort dans le sillon, de faim et de misère ? Ce pauvre avait adopté sa pauvreté, ce travailleur l’avait nourri ; plus que cela, il l’avait aimé ; et quand il comprit que Martyr témoignait des aptitudes élevées, loin de les comprimer et de lui demander à son tour de l’aider, il s’était oublié pour ne songer qu’au bonheur de l’enfant. Âme humble, mais âme d’or, et précieuse devant Dieu ! Martyr ne rougit pas de verser des larmes sur la tombe du pauvre corvéable ; pendant huit jours il négligea ses pinceaux et ses ébauches. Il errait dans les champs comme autrefois avec Pierrel, se souvenant de mille riens qui l’attendrissaient... C’est dans ce sillon qu’un matin le laboureur le trouva pleurant... Ici pour la première fois il lui confia deux moutons à garder... Là Pierrel et Martyr s’asseyaient à midi et prenaient ensemble leur repas, que Tine apportait bien chaud... Dans cette prairie il avait fait sa dernière promenade... Dans cet endroit il s’arrêta épuisé...

Lorsque l’adolescent eut achevé ce pèlerinage, il se dit que jamais il ne pourrait rentrer dans la cabane de Pierrel. Il demanda donc à l’aumônier l’autorisation de bâtir, dans un angle du champ dépendant de la communauté, une chaumine qui le rapprocherait de son maître. L’abbesse tenait trop à son intelligent copiste pour repousser une si modeste prière ; le jardinier du couvent vint aider à cette besogne, et au bout de huit jours la grosse bâtisse se trouvait terminée.

Martyr se fiait à lui pour l’ornementation. Nous avons vu qu’avec le temps cette pauvre demeure était devenue charmante. La nature, toujours prodigue de grâces, rivalisa avec l’artiste pour la décorer, et Martyr possédait un ermitage si recueilli que l’aumônier y venait de temps en temps se reposer, regarder les œuvres de Martyr, les louer souvent et aussi les critiquer. Il voyait bien que Martyr était né sculpteur. Il se reprochait peut-être en secret de ne point l’avoir déjà présenté à Erwin de Steinbach ; mais il tenait à son élève, il l’aimait d’une façon un peu égoïste. Comment aurait-il remplacé ce calligraphe parfait, ce fin miniaturiste ?

Le hasard, qui décide du sort des grands hommes et ne manque jamais de venir en aide aux artistes, servit Martyr au moment où, faute de recevoir de fortes leçons, il aurait sans doute rétrogradé. Le moment était venu pour lui de choisir une voie, de prendre un maître, sous peine de stériliser sa verve et de dépenser en menue monnaie son talent naissant.

Le jour de la représentation de Sapience fut la rénovation de la vie de Martyr. Ce jour-là, il vit Sabine.

Cette apparition le frappa comme une vision céleste ; il ne comprit plus l’existence sans la possibilité de revoir souvent cette frêle et charmante créature. Mû par ce besoin de tendresse ingénue, il trouva le courage de se présenter lui-même chez l’architecte de la cathédrale de Strasbourg. L’œil d’Erwin devina la valeur de l’élève, et nous avons vu que Martyr fut autorisé à venir travailler dans l’atelier du maître de Steinbach.

Martyr raconta sa démarche à l’aumônier, sans oser lui en confier le mobile, promit de revenir souvent à Offenbourg, et, après avoir allègrement noué son modeste paquet, il marcha jusqu’à la maison d’Erwin, qui s’ouvrit hospitalière devant lui.

 

 

 

IV

 

 

Erwin présenta Martyr aux élèves de son atelier.

Trois occupaient le rang d’artiste : Jean, le fils de l’architecte, qui poursuivait l’achèvement de son chef-d’œuvre, la grande rosace de la cathédrale ; Orso et Floris.

Orso possédait un incontestable talent ; mais ce talent était railleur comme son esprit, jaloux comme son âme, féroce comme ses haines. À cette époque, on n’écrivait guère de pamphlets, la satire ne devait se révéler que dans certains fabliaux du moyen âge ; le journalisme était inconnu ; l’art seul gardait le monopole de la critique. Comme il manquait des ressources fournies par la plume : la transition, le correctif de l’expression par l’analyse, il se manifestait crûment, d’une façon impitoyable. À quelque rang, à quelque état qu’appartinssent les artistes, ils redressaient les abus ou tout au moins les flagellaient à l’aide du pinceau et du ciseau. L’abbesse Herrade, dont nous avons cité le manuscrit, ne se fit pas faute de s’ériger en justicière dans la grande page qu’elle consacra à la peinture de l’enfer ; elle y représenta des moines chargés de sacs d’argent, des abbés, des évêques, la crosse d’or en main, harponnés par les démons chargés de châtier leurs vices.

Dans les bas-reliefs des églises, autour des portails, le long des frises se déroulaient d’audacieuses satires. Chose étrange ! le clergé ne réclamait pas, ne se plaignait pas. De même que Dante plongea dans les cercles infernaux ses ennemis personnels, chaque artiste clouait à son pilori celui dont il avait à se plaindre. Nul n’était épargné : prélats, princes et moines, clercs et manants, bourgeois et serfs. L’imagination des sculpteurs se donnait carrière. On ferait une singulière et curieuse étude archéologique en relevant les étrangetés railleuses des sculpteurs de cette époque.

Orso appartenait à la classe des artistes toujours mécontents des autres, parce qu’ils sont mal satisfaits d’eux-mêmes. Ne trouvant en eux le germe d’aucune qualité noble, ils nient la grandeur chez autrui ; leurs facultés morales dévient comme la taille de certains êtres. L’amertume chez eux est toujours à fleur des lèvres, et leur cœur ressemble à un vase rempli de fiel. Ils ne comprennent ni la bonté ni la mansuétude, ni même la beauté, reflet de Dieu, poésie extérieure des êtres.

Orso voyait laid ; en toute chose naturellement il trouvait la caricature, et cela sans la chercher : d’instinct. Sa mythologie et sa théogonie ne lui montraient ni les dieux et les déesses antiques revêtus de leur éternelle jeunesse, ni les divines figures de l’Évangile, mais des æegypans velus, des titans monstrueux, des cyclopes difformes, des centaures indécis entre la nature humaine et la race chevaline, des hydres hurlantes, des harpies à visages grimaçants et à griffes d’aigles, des faces aboyantes comme celle de Cerbère ou pâles comme la figure de Méduse coiffée de serpents.

Ces formes hideuses, malsaines, heurtées, flottantes, ces hommes à demi bêtes et ces bêtes presque humaines l’attiraient plus par l’étrangeté de leurs formes que les lignes pures d’une plastique sœur des Panathénées et des œuvres de Praxitèle. Il avait le sens de la vue oblitéré et l’esprit maladivement enclin à mettre partout l’effrayant et l’horrible.

Dans la Bible, il ne vit jamais l’Éden souriant à la beauté d’Ève ; sous les tentes des pasteurs, il ne regarda jamais entrer les anges voilés par l’humanité visible ; près des margelles des puits ne s’assirent point pour lui Rebecca et les filles de Laban. La grâce d’Esther, la tragique beauté de Judith, l’enthousiasme de Déborah, le charme virginal de Marie, la majesté de l’Enfant-Dieu le laissèrent sans inspiration. Mais il se plut à rendre le type de Caïn possédé par le démon du fratricide ; à représenter ses fils, ces batteurs de fer ; à rendre la mort d’Absalon, le rebelle. Il s’inspirait du type de Satan, le vaincu de la première bataille. Mais, loin de lui laisser sur le front, comme n’eût pas manqué de le faire un grand artiste, une trace indélébile de beauté rappelant Lucifer à l’aurore de sa création, il en fit un diable monstrueux, cornu, à pieds de bouc, à ailes de chauve-souris. Il se plut dans la combinaison des lignes heurtées ; il fit une débauche de hideurs.

Personne ne représentait comme Orso une scène d’enfer ou de purgatoire.

Il inventait plus de supplices que Dante, Michel-Ange, Callot et Cousin n’en rêvèrent plus tard. Un bourreau eût pris de lui des leçons pour apprendre à varier ses tortures. Son imagination se complaisait dans ces représentations inouïes. On souffrait en regardant et en étudiant ces productions. On ne priait pas devant ces images, on tremblait. Il croyait, mais la foi ne le dilatait pas ; et même, s’il croyait, il n’était pas sûr que, comme Job, il n’entrât pas en dispute avec le Seigneur.

Les prêtres, les moines s’arrêtaient terrifiés devant les bas-reliefs de cet homme qui allait dans ses frises plus loin qu’eux dans les sermons. Quelques-uns essayèrent un peu d’adoucir ce génie sauvage, de tempérer cette verve étrange, de mettre l’idée du pardon au-dessus de celle de la terreur ; ce fut inutile. Orso essaya une fois, et pour s’accoutumer à rendre un visage placide, rayonnant, en opposition avec ses compositions ordinaires, il représenta saint Sébastien. Eh bien ! sous son ciseau ce beau jeune soldat romain devint plus laid que le satyre Marsyas. La souffrance convulsait ses traits au même degré que la férocité changeait le visage de ses bourreaux.

Orso comprit lui-même qu’il ne réussirait jamais à rendre les sujets paisibles ; il brisa cet essai avec une rage mêlée de joie :

– Dieu mit mon génie en enfer, dit-il ; il y restera.

À partir de ce moment, ce qui avait été seulement un instinct, une préférence, devint sa vocation. Il s’y enferma et tira vanité de cet entêtement.

Chose bizarre, sa sculpture laissait un reflet en lui. Son front se plissait parfois d’une façon satanique, ses yeux paraissaient rouges, ses cheveux se hérissaient ; il devenait effrayant, lui que Dieu avait presque fait beau. Du reste, Orso ne paraissait chérir personne, hors Erwin ; encore il ne l’aimait pas, il l’admirait. La puissance de ce grand génie le domptait ; il comprenait qu’Erwin créait la merveille de plusieurs siècles, et il voulait y concourir.

Peut-être, si Erwin se fût trouvé en danger de mort, Orso l’eût-il sauvé au péril de sa vie, mais il n’eût rien fait pour lui épargner une fatigue, un chagrin, un ennui. Orso préférait l’art à toute chose. Il lui donnait sa jeunesse et se gardait à ce culte comme le religieux à sa madone. Il parlait peu ; on sentait dans tous ses mots une raillerie sourde. Il se promenait seul, cherchant le secret de ses productions dans sa force intime. On ne pouvait ressentir pour lui de sympathie, on le redoutait.

Floris, le second élève de l’atelier d’Erwin, était un garçon de vingt-deux ans à peine, au visage doux, à l’œil bleu, aux cheveux blonds. Jamais physionomie ne fut plus intelligemment joyeuse. Le sourire errait presque toujours sur ses lèvres, quelque chose d’heureux pétillait dans son regard ; il chantait souvent, par exubérance de jeunesse ; quoi ? il ne le savait pas lui-même, et il est probable qu’il improvisait paroles et musique. Sa taille était svelte, son geste élégant, sa parole affable. Obligeant et toujours prêt à rendre service, il s’oubliait lui-même. Nature généreuse, rayonnant sur ce qui l’entourait, Floris avait parfois des mélancolies soudaines ; mais, loin de nuire au charme de son caractère, elles y ajoutaient et complétaient cette nature artistique.

Car Floris était artiste, un véritable artiste. Seulement, ce qu’il préférait dans la nature, c’était la nature elle-même. À ceux qui lui en demandaient la raison, il répondait avec modestie :

– Je trouve trop difficile, pour ne pas dire impossible, de rendre sur le visage la trace des passions bonnes ou mauvaises ; je me contente de reproduire les êtres doués d’instinct.

En effet, Floris ne sculptait que des plantes et des animaux.

Mais quelle justesse dans les attitudes ! quelle grâce dans l’allure ! quelle observation dans la physionomie ! Comme ces bêtes étaient étudiées avec patience et groupées avec habileté ! Avec quelle souplesse Floris enlaçait des branchages, les tordait en balcons, dessinait des guipures de trèfle, des rideaux de vigne, des enroulements de fraisier ! Et quel monde dans ces masses de feuillage ! avec quelle rapidité fuyaient les faons, avec quelle gravité passaient les licornes, avec quelle agilité sautaient les écureuils ! Et les oiseaux, les mouches, les lézards, comme tout ce petit monde volait, bourdonnait, frétillait !

Floris ne travaillait que la moitié du jour ; il passait le reste dans les champs. Floris était digne d’avoir un ami ; il n’en avait pas choisi encore, mais ce bonheur lui manquait.

Erwin était trop imposant pour qu’il songeât à en faire un second frère, et Floris éprouvait de l’éloignement pour Orso.

Quand Martyr entra dans l’atelier, les sourcils d’Orso se froncèrent, les lèvres de Floris sourirent.

– Mon enfant, dit Erwin à Martyr, je ne te commande point de travail spécial ; le génie ne se coule pas dans un moule uniforme ; il n’est même le génie qu’à la condition de rester lui. Le temple que nous élevons à Dieu est une œuvre variée, multiple, du pied s’enracinant dans le sol, et du front portant son couronnement dans le ciel. Les grands arbres nous ont prêté l’élancement de leurs troncs pour nos colonnes ; la nature, en les ornant de feuillage, inventa la première les chapiteaux. Si Dieu s’est donné la peine de faire le monde et s’est rendu la justice de dire que cela « était bien », pourquoi l’homme ne convoquerait-il pas les beautés de la terre à orner la maison divine ? La religion contient des promesses et des menaces, une histoire austère et une légende dorée, le récit du passé et la vision de l’avenir... Choisis dans tout cela, mon enfant, selon tes sensations et ton caprice. Je me réserve de former ton goût, je ne veux pas le troubler. Regarde ici : Floris découpe des guirlandes de pierre dans lesquelles il semble que la brise se joue. Orso sculpte des démons difformes. Jean crée une rosace qui laissera passer toutes les splendeurs du prisme. Cette variété convient à notre œuvre, elle la complète, elle résume l’époque à laquelle nous vivons. Plus tard on viendra lire nos livres de pierre, comme on épelle les caractères gravés sur les stèles égyptiennes. Encore une fois, cherche, médite : la grande règle est de ne commencer que ce que l’on a longuement mûri.

– Je ferai de mon mieux, maître, répondit Martyr.

Erwin regarda le démon d’Orso avec une curiosité maligne :

– Il me semble, dit-il, reconnaître notre voisin Marburg ?

Orso éclata d’un rire aigu.

– Maître, vous souvenez-vous qu’il y a deux ans il se moqua de mon Sébastien ?

– Oui ; eh bien ?

– Je lui rends sa raillerie, voilà tout.

Erwin ne répondit rien, et se tourna vers Floris.

– C’est fort joli, ce que tu achèves là. Assouplis toujours ton ciseau, mon enfant : la souplesse est la poésie de la forme.

Le maître de Steinbach sortit.

Martyr resta un moment indécis.

Orso le regardait en dessous ; Floris lui tendit la main :

– Courage, dit-il, nous vous aimerons.

– Vous, peut-être...

– Orso aussi ; il n’est pas méchant diable au fond.

Martyr prit de la glaise, se recueillit un moment, puis lentement se mit à modeler. Il cessa dès lors de voir Orso et Floris. L’art s’emparait de son âme ; où prit-il la suave figure qu’il réalisa ? dans quel coin du paradis vit-il cette tête idéale ? La statuette représentait une jeune fille presque enfant encore, liée à un poteau, le regard levé vers le ciel.

Martyr travaillait avec une ardeur extrême ; quand le jour baissa, l’esquisse était terminée. Alors le jeune homme secoua la tête et parut revenir au sentiment de ce qui se passait autour de lui.

Orso avait quitté son ébauchoir et, adossé à la muraille, regardait Martyr ; Floris s’était approché tout près, haletant, charmé par le talent de son nouveau camarade.

– C’est bien beau ! s’écria-t-il enfin.

– Qu’avez-vous donc représenté là ? demanda Orso.

Une flamme monta au front de Martyr.

Il prit son outil et écrivit sur le socle : Blandine.

– Je vous disais bien que nous serions amis, dit Floris.

Jean s’avança à son tour :

– Mon père sera content, dit-il.

Le lendemain, Martyr commença une grande reproduction de la statuette de sainte Blandine.

À partir de ce jour, il donna un libre cours à son amour pour l’étude.

La nuit, il lisait et copiait des manuscrits ; le jour, il sculptait.

La fraîcheur de son imagination, l’ardeur de sa foi, l’élévation mystique de son esprit, tout, jusqu’à la pente amoureuse de sa rêverie, le portait à représenter de jeunes saintes, des anges planant au-dessus d’un berceau ou d’une tombe, des processions de jeunes filles chastes comme les lis qu’elles balançaient dans leurs mains ; des reines s’inclinant vers les mendiants pour leur faire l’aumône et les touchant pour les guérir.

Il voyait plus haut que ce monde, et peut-être ne cherchait-il de la sorte la vision céleste que pour arriver un jour à représenter, au sein de quelque assomption glorieuse, une figure entrevue et toujours présente.

– Monseigneur, disait un jour Erwin, en faisant visiter son atelier à l’évêque Conrad, vous voyez ici trois hommes qui se sont partagé le monde visible et le monde invisible :

Orso est descendu dans l’enfer ;

Floris garde la terre ;

Martyr a conquis le ciel.

– Il a choisi la meilleure part, répondit l’évêque en souriant.

 

 

 

V

 

 

L’intérieur d’Erwin de Steinbach répondait complètement à l’idée que nous nous formons de la demeure des artistes de ce temps : quelque chose de patriarcal et de claustral tout ensemble ; la simplicité des pasteurs et le recueillement des moines. Jadis on ne se croyait pas artiste pour avoir élevé une statue ; on créait un monde, ou plutôt on commençait ce monde, sachant qu’on userait sa vie sans l’achever. Dans la famille d’Erwin, l’œuvre commune, la grande œuvre, c’était la cathédrale.

Le maître, les enfants, les élèves l’avaient pour préoccupation unique.

Jean, le fils d’Erwin, avait grandi ayant sous les yeux les admirables plans de la tour du portail ; Sabine comptait ses années par les progrès de la merveille architecturale.

À l’époque où Sabine et Jean ne comprenaient encore d’autre langage que celui des caresses, la femme d’Erwin, la blonde Husa, mourut, laissant deux orphelins ; Sabine dut sans doute à cette douleur première une gravité précoce ; elle s’occupa de choses sérieuses à l’heure ou elle aurait dû ne songer qu’à ses jouets. Erwin, distrait par ses grands travaux, ne s’aperçut pas d’abord que l’enfant assumait un lourd fardeau sur elle ; quand il le comprit, trouvant qu’elle s’acquittait admirablement de ses devoirs, il la laissa faire. Plus tendre de cœur que son frère, Sabine devint la préférée d’Erwin, et Jean ne s’en montra pas jaloux. Quand elle eut douze ans, l’architecte exigea qu’elle passât un an au monastère d’Offenbourg, afin d’y apprendre les travaux de femme en usage dans ce temps-là. Sabine obéit et revint dans la maison paternelle, au bout d’une année, plus accomplie et plus charmante que jamais. L’abbesse Gerberge ne se dissimulait point que cette jeune fille eût été pour le couvent une acquisition précieuse, mais elle comprenait en même temps qu’Erwin ne pouvait se passer de Sabine, et elle ne chercha pas à influencer sa vocation. La vie du cloître laissa dans l’âme de la jeune fille une trace ineffaçable, douce comme le parfum de l’encens, voilée comme l’autel dans les jours de deuil. Elle sentait que si un grand malheur la brisait, elle courrait dans les bras de Gerberge ; mais Erwin lui faisait la vie si douce qu’elle ne put rien demander au ciel que la continuation de son bonheur présent.

Elle prit de jour en jour un goût plus vif pour les arts ; d’année en année elle porta un intérêt plus grand à l’œuvre paternelle.

Il n’était pas rare qu’à l’heure des repas elle accompagnât son père dans la visite qu’il faisait aux maçons. Avec la grâce d’une femme et la simplicité d’une enfant, elle distribuait des secours aux familles nécessiteuses. D’autres fois elle entrait dans l’atelier, souriant aux œuvres poétiques de Floris, passant rapidement devant les hideuses créations d’Orso.

– Père, dit-elle un jour à Erwin, qui lui reprochait sa roideur à l’égard de l’artiste, il doit être méchant, il voit tout hideux... Floris, qui est bon, sculpte des branches de fleurs que l’on voudrait respirer ; des oiseaux si vivants qu’on s’arrête pour écouter s’ils chantent ; des biches si peureuses qu’on marche doucement pour ne point les effaroucher.

Un jour, après le départ des élèves, Erwin mena sa fille devant la statuette de Blandine esquissée par Martyr, et lui demanda ce qu’elle en pensait.

– Cela donne envie de prier, d’aimer et de souffrir, dit Sabine.

– C’est l’œuvre de mon nouvel élève.

– Ce jeune homme rêveur et triste que j’ai aperçu l’autre soir ?

– Oui, ma fille.

– Et il s’appelle... ?

– Martyr.

– Un nom de prédestiné ; Dieu veuille changer sa palme douloureuse en une couronne de gloire.

Les semaines, les mois s’écoulèrent. Peu à peu Martyr fut adopté par la famille de l’architecte. Ses progrès rapides charmaient et surprenaient Erwin. La modestie de Martyr le servait mieux que n’eût fait la vanité. Loin de s’enorgueillir de sa facilité de composition, il s’en défiait. Porté par son goût et entraîné par cette faculté, il était toujours tenté de produire, mais il se gardait de gaspiller ses forces et se bornait à façonner sa main aux secrets du métier. Dieu lui avait donné ce qui ne s’apprend pas : l’inspiration ; il devait acquérir l’habileté. La précision désespérante du contour sculptural rend l’a peu près impossible. La couleur ne rachète pas l’inhabileté de la ligne ; il n’y a point de repentir avec la pierre et le marbre. Martyr savait cela ; quelque tentation qu’éprouvât l’artiste, l’ouvrier en triomphait. Il réussit même tellement à s’imposer l’obligation de ne rien abandonner à son imagination pendant un certain temps, qu’Erwin, le voyant travailler sans relâche à des études, à des copies, en vint à se demander s’il n’avait pas élevé trop haut ce jeune homme dans son esprit. Mais ce doute n’enleva rien à l’amitié du maître ; la ponctualité de Martyr au travail, la régularité de sa vie, la serviabilité aimable de son caractère forçaient à le chérir.

Il paraissait prendre si peu de place qu’on éprouvait toujours le besoin de le mettre davantage à son aise. D’ailleurs, en dehors des heures d’atelier, on avait fréquemment besoin de lui. – Jean le consultait souvent sur un point d’histoire ; Sabine désirait un modèle de tapisserie ; Erwin le chargeait d’une commission délicate. Martyr paraissait toujours heureux d’obliger ; mais à peine avait-il réussi, qu’il disparaissait, et il fallait le chercher pour le remercier.

Sabine le raillait quelquefois de ce qu’elle appelait sa sauvagerie ; elle l’accusait d’ingratitude ; à ce reproche, un jour, les yeux de Martyr se levèrent sur elle si doux et si tristes qu’elle baissa la tête et n’ajouta rien.

Floris se réjouissait d’avoir Martyr pour compagnon ; Orso portait au jeune homme une sourde haine.

– En vérité, disait-il, le jour de l’arrivée de Martyr parmi nous, on eût dit qu’il voulait achever le dôme tout seul. Et cependant, qu’a-t-il fait depuis ce jour ? Il nous aide à composer des ornements et copie servilement des figurines.

– Ne le méprisez pas tant, Orso, répondit Floris ; c’est une grande force que de savoir réfréner les caprices de son imagination.

– Erwin en fait une sorte de valet qu’il charge de messages pour l’évêque ; c’est à ce titre qu’il doit son intimité dans la famille du maître.

– Il la mérite à tous égards, Orso, ajouta Floris.

– Un lâche intrigant !

Floris posa ses outils sur la table et dit avec calme :

– Vous n’aimez pas Martyr, camarade, et la bienveillance ne se commande pas... Mais il faut se garder d’accuser légèrement de lâcheté ceux qui ne sont pas là pour se défendre ; car si vous insistiez, je me ferais le champion de Martyr, comme s’il était mon frère. Que vous a-t-il fait pour que vous le baissiez ? Prenez garde que je fouille trop au fond de votre pensée et que j’en arrache le secret dont vous vous croyez si bien maître.

Orso bondit sur Floris, les poings fermés.

– Tout beau ! fit celui-ci en se tenant sur la défensive ; on ne m’attaque pas sans que je riposte ; Martyr vaut mieux que nous deux, et je l’aime ; tâchez de le supporter.

Orso recula comme une bête traquée. À partir de cette heure, son front se rembrunit davantage ; quand il regardait Martyr, des éclairs de haine jaillissaient de ses yeux ; il murmurait des mots pareils à des menaces, et celui qui l’aurait écouté attentivement eût distingué le nom de Sabine.

Oui, ce monstre moral, ce damné de la vie, cet être qui enlaidissait la création, s’était pris d’un fol amour pour la chaste beauté de Sabine. Ce Satan aimait cette Ève blonde. Cet homme, qui haïssait tout, eût commis un crime pour la conquérir. Cet amour, loin d’être pour lui un feu purificateur et sacré, n’ennoblissait, ne grandissait rien dans son âme. Il gardait son orgueil, ses haines, sa jalousie. Il souhaitait Sabine pour femme comme les anges en révolte convoitaient le trône de Jéhovah. Sa passion le brûlait comme les flammes de l’enfer dévorent les maudits. Quand l’amour n’élève pas, il abaisse ; quand il n’adoucit pas, il corrode. Une jalousie dévorante rongeait le cœur d’Orso. Sans doute, il ne croyait pas qu’on lui préférât Martyr, il le jugeait trop pauvre et trop nul pour mériter le choix de Sabine ; mais il s’irritait de le voir admis à la table du maître. Quand Erwin gardait pendant la soirée Orso, Martyr et Floris, ce dernier causait avec entrain ; mais Orso, gêné, maladroit, troublé, répondait à peine quelques monosyllabes et finissait par quitter la salle sous un prétexte futile ; il s’en allait alors seul à travers la campagne, se maudissant lui-même et maudissant les autres...

– Il faudra bien que cette odieuse vie finisse, disait-il ; il le faudra bien !

– Après son départ, on respirait plus librement, Martyr et Sabine paraissaient délivrés, Floris et Jean riaient avec plus d’entrain.

Le dimanche, l’architecte et ses enfants se rendaient ensemble à l’office ; chaque élève y allait à son heure.

Martyr arrivait toujours le premier. Il restait près du bénitier, silencieux, les bras croisés, la tête haute, le front recueilli. Lorsque paraissait Sabine, Martyr trempait ses doigts dans le bénitier et présentait l’eau sainte à la jeune fille. Familiarité charmante, chaste caresse que Dieu voyait et dont n’avaient pas à rougir les anges.

Un sourire de Sabine remerciait le jeune homme : elle montait prendre sa place à son banc sculpté, Martyr l’attendait sur le seuil.

Orso venait tard, fendait hardiment la foule et se dissimulait à demi derrière un pilier. De là il voyait Sabine ; ce fut ainsi que Méphistophélès regarda Marguerite pour tuer dans son âme l’espérance et la foi.

Mais Sabine ne voyait pas Orso. Les yeux clos par le recueillement, elle songeait à sa mère Husa, demandait de la gloire pour son père, du bonheur pour Jean.... Peut-être un soupir parlait-il à Dieu d’une autre tendresse.

Tandis que Sabine priait de la sorte, Martyr nommait une créature bien chère : de quelle ardente tendresse l’orphelin se sentait le cœur pris pour Sabine ! avec quelle joie il se fût immolé à sa félicité ! comme elle devenait le but unique de son ambition ! comme il la voyait devant lui, pareille à un prix glorieux !

Cet amour, il l’enfouissait dans son cœur comme un trésor ; il croyait que Sabine l’ignorait ; que Jean ne le soupçonnait pas. Ne fallait-il pas que la fille de Steinbach ne pût se douter de l’audace de Martyr ? Qu’eût-il pensé de cet enfant à demi élevé par la bonté de son père, et qui osait lever les yeux sur elle ? Elle l’aurait accusé d’ambition, elle l’aurait repoussé, méprisé, et la mort eût mieux valu que le mépris de Sabine.

La jeune fille atteignait sa dix-huitième année. Sa beauté était dans tout son éclat ; son intelligence égalait sa beauté.

Toute la matinée, elle s’occupait des soins de la maison ; lorsque la vieille servante avait reçu ses ordres, elle s’asseyait à son métier. Après le repas, elle lisait ; à huit heures du soir, elle montait chez elle. Quand Erwin et Jean venaient à s’endormir, Sabine quittait furtivement sa chambre, et, dissimulant avec la main la clarté de sa lampe, qui aurait pu la trahir, elle descendait à l’atelier.

Elle regardait le travail poursuivi pendant le jour ; puis, à son tour, prenant la glaise et les ébauchoirs, elle travaillait, tantôt copiant un modèle qui lui plaisait, tantôt s’abandonnant à son imagination. Afin d’avoir la facilité de cacher ses maquettes, ses ébauches, elle ne reproduisait que de petites choses ou réduisait les grandes ; mais elle rendait tout avec une finesse exquise et ne quittait une œuvre qu’après lui avoir donné la perfection dont elle était susceptible.

Sabine n’osait pas avouer à son père qu’un irrésistible penchant l’entraînait vers l’art. Trop modeste pour rechercher la louange, elle craignait de paraître l’ambitionner. Cependant elle subissait la loi de famille : elle sentait en elle la flamme sacrée qui animait Jean et Erwin ; elle voulait mettre sa pierre immortelle à l’œuvre du père. Elle travaillait, le hasard ferait le reste.

Sa vie se partageait en deux parts : celle qu’elle donnait aux soins domestiques, celle qu’elle réservait pour la sculpture.

Dans le silence des nuits, appliquée, recueillie, elle modelait, se disant qu’un jour Erwin serait fier de cette élève qu’il formait sans le savoir. Sabine ne recevait de leçons que celles que l’on donnait devant elle à l’atelier. Elle les recueillait avidement ; une fois seule, elle les mettait en pratique.

Combien Martyr eût été heureux et fier, s’il avait su que Sabine copiait ses œuvres de préférence à toutes les autres ! Comme il aurait gardé foi dans l’avenir, s’il avait compris que l’âme d’artiste de Sabine l’avait compris avant que l’âme de la femme s’éveillât en elle !

Depuis quatre ans Sabine sculptait dans le silence des nuits, depuis quatre ans elle s’efforçait d’acquérir assez de talent pour se faire pardonner ce qu’elle appelait son audace, quand la paisible maison de l’architecte fut troublée par un évènement inattendu.

 

 

 

VI

 

 

Un matin, le comte Mathias d’Hasbruck, frère de l’abbesse Gerberge, se présenta chez Erwin et lui demanda un entretien particulier.

Le comte Mathias était un des seigneurs les plus considérables de l’Alsace, riche comme un duc régnant, généreux comme un roi et brave comme son épée. On pouvait lui reprocher une certaine rudesse, exagération de sa franchise. Il s’était même montré, disait-on, justicier sévère, mais il n’avait jamais châtié sans motif, et plus d’une fois la bonté de son cœur lui fit adoucir la rigueur d’un premier arrêt. Dans aucun fief, les gens de terre ne se sentaient aussi protégés, aussi aimés. Si on le redoutait un peu, on le chérissait davantage. Puis, outre l’affection personnelle que le peuple éprouvait pour le comte d’Hasbruck, il reportait sur le frère un peu de la vénération inspirée par la sœur. Le comte avait quarante-cinq ans, une beauté mâle, le visage ouvert, l’œil perçant, mais capable de refléter une bonté profonde, la lèvre franche et l’allure martiale.

Erwin avait rencontré plusieurs fois le comte d’Hasbruck au parloir du couvent, lorsque Sabine était l’élève préférée de l’abbesse Gerberge, et il crut que le gentilhomme venait lui transmettre quelque message de sa noble sœur.

Quand Erwin questionna le comte à ce sujet, le sire d’Hasbruck secoua la tête :

– Ma sœur connaît le motif qui m’amène près de vous, mais elle ne m’envoie pas... Je viens en mon nom et en qualité de solliciteur.

– Vous pouvez ordonner, seigneur comte.

– Erwin de Steinbach, poursuivit le gentilhomme, traitons franchement tous deux la grave question qui m’amène. Je ne connais aucun homme au monde doué de plus de génie et plus riche que vous de vertus et d’honneur ; j’espère que vous faites estime de moi. Je ne parle pas de mon nom, il est héréditaire ; de ma fortune, on me l’a léguée ; mais de ma vie loyale et brave, que j’ai faite moi-même. Vous allez décider du bonheur de cette même vie : j’aime votre fille, et je viens vous la demander pour femme.

– Vous, monseigneur ?

– Qu’y a-t-il d’étrange à cela, maître ? Ne vous montrez pas trop orgueilleux en me refusant. Je sais quelle différence les siècles futurs établiront entre le grand sculpteur et le comte d’Hasbruck ; dans cinquante ans, je dormirai ignoré sous quelque dalle de la basilique, qui bravera les siècles et forcera les générations futures à vous admirer ; gentilhomme, je veux en mariage la fille d’un roi ; mais j’aime Sabine, et si vous me la refusez, j’aurai le courage d’insister.

– Vous aimez Sabine, monseigneur ? Où l’avez-vous donc vue ?

– Partout, dans les jardins d’Offenbourg, avec ma sœur au parloir ; plus tard, dans l’église où elle vous accompagnait... Où j’ai vu Sabine ? Chez les pauvres, dans tous les chemins fréquentés par les anges. Je lui ai voué un sentiment profond, protecteur et tendre ; j’ai juré de la rendre heureuse, et si elle y consent, j’y réussirai.

– Monseigneur, répondit Erwin d’une voix pénétrée, je suis aussi touché que confus ; je ne m’attendais pas à l’honneur que vous me faites, je vous remercie, et je vous promets de transmettre votre demande à Sabine.

– Un mot seulement, maître : jusqu’à cette heure, elle est libre ?

– Complètement libre.

– Me serez-vous favorable ?

– S’il ne dépendait que de moi, monseigneur, je vous engagerais ma parole, mais je laisse à Sabine le soin de régler sa destinée ; elle seule donnera donc la réponse que je vous transmettrai.

– J’attendrai, répondit le comte.

Mathias serra la main du sculpteur et sortit.

Le hasard voulut qu’il rencontrât Sabine en sortant de l’atelier de son père. Sabine rougit et salua gracieusement ; le comte s’inclina avec un respect profond et la suivit d’un long regard.

Sabine apportait à son père une nouvelle miniature de Martyr.

Pour la première fois, l’architecte repoussa, sans y jeter les yeux, un travail de son élève.

Il saisit les mains de sa fille, et la faisant asseoir près de lui :

– Comme tu ressembles à ta mère ! dit-il ; ce sont les mêmes yeux, la même expression de visage ; Husa manquait de je ne sais quel rayonnement qui te rend parfois si belle... Oh ! je comprends bien qu’on t’admire et qu’on t’aime.

– On m’admire ? on m’aime ? répéta Sabine.

– Oui, reprit Erwin ; mais moi, que deviendrais-je, si tu me quittais ?...

– Mais qu’avez-vous donc, mon père ? demanda Sabine ; que signifient ces mots ? Est-ce que je pourrais vous quitter, moi ? Vous ne songez pas à partir ?...

– Tout cela veut dire, mon enfant, que l’on te demande en mariage...

– Ah ! dit Sabine en baissant la tête.

– Tu n’ajoutes rien ?

– Je n’en ai pas le droit.

– Tu ne demandes pas le nom ?

– J’ai deviné peut-être...

– Tu viens de voir le comte d’Hasbruck, c’est lui...

– Lui ? murmura Sabine. Ô mon Dieu !

– Il te trouve belle ; la noble Gerberge lui a si souvent fait ton éloge qu’il te sait bonne. Il m’a demandé ta main en termes si affectueux que je me suis senti remué... Tu n’as plus de mère, Sabine, et je vieillis... Si je mourais, ton frère ne te serait pas un appui suffisant. Réfléchis ; le comte d’Hasbruck n’est point un homme à dédaigner et à repousser.

– Je ne le dédaigne point, mon père ; mais je ne l’aime pas... Il m’a remarquée ; je n’ai jamais fait attention à lui... Et puis, vous le dirai-je ? il y aurait mésalliance... de mon côté, et la famille du comte me regarderait peut-être cependant avec dédain... Le comte ne peut répondre que de ses propres sentiments... Je me trouverais quelque jour exposée à des humiliations... Je vous ai souvent entendu dire que les artistes devaient s’unir entre eux et former une sorte de race sacerdotale. Oh ! combien le château d’Hasbruck me semblerait morne et froid à côté de cet atelier peuplé de chefs-d’œuvre... à moi qui vis près de cette cathédrale, votre univers aux figures divines ! La noble châtelaine ne respirerait plus le souffle brûlant et sacré de l’inspiration... Non ! non ! Sabine ne contractera pas une union intéressée et ne donnera pas sa main à qui n’aurait point son cœur !...

– Je t’en conjure, ne prends aucune détermination précipitée, garde le temps de réfléchir...

– J’y consens pour vous... Dans un an, le comte d’Hasbruck aura ma réponse ; mais je ne m’engage à rien, je ne promets rien. Ce mariage vous plairait donc beaucoup, mon père ?

– Beaucoup, je l’avoue.

La jeune fille se jeta dans les bras d’Erwin et l’embrassa avec effusion.

Un instant elle pensa à lui avouer son secret, mais le courage lui manqua, et elle sortit sans rien ajouter.

Elle venait de quitter le maître de Steinbach quand Orso pénétra dans l’atelier. Le visage du jeune homme était d’une pâleur livide ; ses lèvres tremblaient ; l’angoisse troublait son regard.

Erwin, quoiqu’il ne s’aveuglât pas sur les défauts de son élève, en faisait cependant grand cas. Ce talent étrange, tourmenté, avait des éclairs de génie. Il était le côté obscur de l’œuvre, mais cette ombre était indispensable à l’ensemble. Dans la trinité des genres qui s’unissent pour former le tout de la sculpture du Moyen Âge, Orso gardait une grande place. Ses créations lugubres, fantastiques, terrifiantes, répondaient aux croyances vengeresses du dogme. La foi ne nous montre pas seulement le paradis peuplé de saints, de martyrs et d’anges ; elle a l’enfer habité par les maudits. Si Erwin n’affectionnait pas l’homme, il tenait à l’artiste. L’altération du visage d’Orso le frappa.

– Qu’as-tu donc ce matin ? lui demanda-t-il.

– Ce matin ? répondit Orso avec amertume. Vous vous apercevez seulement ce matin que mes yeux se cavent et que mes joues pâlissent ! Vous vous doutez vaguement que j’ai dans l’âme l’enfer dont je représente les victimes ?... Eh bien, oui, je souffre comme un damné ; je souffre à crier, moi qui ai caché jusqu’à cette heure ma plaie saignante... Voyez et touchez la blessure... Il faut que je meure ou que je ressuscite... Je deviens fou si vous ne me laissez devenir l’époux de Sabine...

– Sabine à toi ?

– Oui, je sais, la colombe à l’autour, l’agnelle au loup, l’ange au démon ! Voilà ce que vous allez me répondre... Cet amour me dévore depuis quatre années, il m’étouffe et me torture ; il me sauverait peut-être si on ne le rebutait pas.

– Orso, ce matin même on m’a demandé la main de Sabine.

– Qu’avez-vous répondu ?

– Sabine choisira seule son mari, et Sabine veut réfléchir.

– Combien de temps ?

– Une année.

– J’attendrai donc.

Brusquement et sans remercier le maître, il le quitta en fermant la porte avec violence.

 

 

 

VII

 

 

Erwin se promenait dans la salle à grands pas ; la liberté d’esprit lui manquait pour travailler. Il pensa qu’une visite au chantier le distrairait, et, rencontrant Martyr, il lui prit le bras amicalement.

– Allons au fronhnhof, dit-il.

– Maître, dit Martyr en franchissant l’enceinte des huttes et des tentes, quels souvenirs cet endroit me rappelle ! Je n’y reviens jamais sans une émotion profonde. Qu’étais-je quand vous m’avez recueilli ? Un enfant ingénieux peut-être, mais ignorant, à coup sûr ; que de bonté vous m’avez prodiguée !

– Tu me l’as rendue en reconnaissance et en dévouement, Martyr ; j’ai trouvé en toi plus qu’un élève : un ami, un second fils. Si j’avais besoin d’une preuve d’amitié, je te la demanderais ; si j’éprouvais un chagrin, je te le confierais...

– Vous n’en avez pas, maître ? demanda Martyr, frappé de l’accent d’Erwin.

– Une inquiétude, tout au plus... La paternité n’est pas seulement une joie, mon enfant ; elle inspire des devoirs souvent difficiles... Dieu sait si j’aime ma Sabine ! Eh bien, l’avenir de Sabine m’alarme ; elle est pauvre, moi aussi ; comme tous ces hommes de labeur, je travaille pour l’amour de Dieu et des indulgences...

– Et la gloire, maître.

– Une richesse qui ne remplit aucun coffre... Si je mourais, qui s’occuperait de Sabine ? Jean se mariera, ma fille serait isolée... Il faut que je lui donne un protecteur sûr et fidèle, et, au moment de choisir, j’hésite.

– Maître Erwin, dit Martyr, dont le cœur battait avec violence, ne savez-vous pas quels sentiments d’abnégation, d’admiration doit inspirer votre fille ? Donnez-lui pour mari un homme capable de la comprendre, de la défendre ; un homme qui vous vénère comme un père et lui ait voué un culte comme à une sainte...

– Oui, je pense à cela, depuis ce matin surtout... Je puis faire de toi mon confident, Martyr. Aujourd’hui, deux hommes de conditions diverses m’ont demandé la main de ma fille : Orso et le comte d’Hasbruck.

Martyr étouffa un cri d’angoisse.

– Que penses-tu de ces deux prétendants ?

– Maître, répondit Martyr en affermissant sa voix, le comte Mathias a grande renommée d’honneur et de générosité ; il ferait Sabine riche ; mais le comte est presque vieux et n’a aucune des habitudes, aucun des goûts de votre fille. Ce mariage, éblouissant au premier aspect, ne tarderait pas à la rendre malheureuse...

– C’est ce qu’elle me disait ce matin.

– Ah ! elle vous disait cela ?... Quant à Orso, mon camarade, il ne m’appartient pas de le dénigrer ; il possède du talent, mais sa jalousie, l’âpreté de son caractère tortureraient Sabine.

– Peut-être...

– Que vous a dit votre fille ?

– Elle ne connaît encore que la demande du comte Mathias et souhaite y réfléchir.

– Oh ! oui, qu’elle réfléchisse bien avant de donner sa vie ! Laissez-la libre, maître ; l’amour est un oiseau divin dont il ne faut pas attacher les ailes.

– Eh bien ! Martyr, j’attends de toi un service ; je ne veux que le bonheur de Sabine, mais je le veux complet. Elle a confiance en toi ; elle te regarde comme un frère ; interroge-la, au nom de ton affection. Saisis la première occasion où tu la trouveras seule, et tu m’apprendras ensuite ce qu’elle t’aura confié.

– Maître, je ne puis accepter cette tâche, dit Martyr ; je me troublerais, je tremblerais... Demander à Sabine si elle aime quelqu’un ! Y songez-vous ?... Et si elle allait me répondre qu’elle en aime un autre...

– Un autre ?... répéta Erwin en regardant fixement Martyr.

Le jeune homme s’appuya chancelant contre un bloc de pierre et attendit l’explosion de la colère de l’architecte.

– Toi aussi ? dit Erwin doucement.

– Oh ! moi avant tous, plus que tous. Moi tout prêt à sacrifier ma vie pour vous et pour elle.

– Écoute, Martyr, répondit Erwin ; je n’ai point de reproche à t’adresser ; sans doute ton caractère et ton cœur te permettront de rendre Sabine heureuse, mais tu manques de l’une des garanties offertes par Orso et le comte d’Hasbruck : une immense fortune et un talent éprouvé... Jusqu’à ce moment, tu t’es montré appliqué, utile, intelligent ; mais tu n’as point produit de grande œuvre, et la vie de ma fille ne serait pas assurée par ton talent. Celui d’Orso est malsain, mais il demeure incontestable.

– Une grande œuvre ! Ne demandez-vous que cela, maître ?

– Je ne demande rien, moi, tu le sais ; tout dépend de Sabine.

– Dois-je toujours l’interroger ?

– Plus que jamais, maintenant... Nous avons assez parlé de nous, occupons-nous des autres.

Le maître et l’élève entrèrent dans l’intérieur du chantier.

L’année précédente, les ouvriers avaient fait une grande perte : Conrad II était mort ; son successeur n’avait pas encore eu le temps de devenir populaire, et toute l’amitié des travailleurs s’était reportée sur Martyr, qu’ils regardaient comme le fils adoptif d’Erwin.

La visite de l’architecte fut longue. Quand il revint chez lui, il s’enferma dans son atelier privé.

Martyr essaya de terminer une statuette, mais il ne trouva aucun outil commode, brisa l’œuvre commencée, prit de la glaise, essaya autre chose et ne réussit à rien.

Orso sifflait entre ses dents, Floris chantonnait, Martyr sentait les pleurs lui monter aux yeux.

N’en pouvant plus d’inquiétude et de douleur, il s’enfuit au jardin.

C’était un lieu plein de mystère et d’ombre, animé par des bustes et des statues. Des volées d’oiseaux en remuaient les branchages, de grandes lianes y formaient des dômes feuillus étoilés de fleurs.

Souvent Martyr y était venu à midi chercher le repos et le silence, car la nature a cela d’admirable que ses bruits mêmes portent le caractère du calme et ne troublent pas le silence intérieur de l’homme. Plus d’une fois aussi Martyr y rencontra Sabine donnant du grain à ses oiseaux et cueillant des gerbes de fleurs. Ils échangeaient alors des mots timides, lui pâlissant devant elle, elle devenant rouge devant lui. Leurs yeux se baissaient d’instinct ; quand ils les levaient l’un sur l’autre, il en jaillissait de pures flammes, mais les mots s’arrêtaient sur leurs lèvres.

Ce jour-là, Martyr ne se promenait pas dans le jardin pour y caresser une douce chimère : il regardait chaque arbre, chaque arbuste, chaque touffe fleurie de ce regard mouillé qu’on jette à ce qu’on ne verra plus. Il y avait de l’adieu et du désespoir dans la façon dont il contemplait le banc de bois rustique, le bassin sur lequel flottait un cygne, la svelte statue de nymphe bocagère tenant des bouquets dénoués dans le pan de sa tunique.

C’est que Martyr, depuis son entretien avec Erwin, songeait à quitter Strasbourg. Le maître n’avait-il pas réduit à néant ses espérances en lui disant presque qu’il s’était trompé sur son compte et que sa jeunesse ne tenait pas toutes les promesses de son adolescence ? Ne lui avait-il point préféré Orso ? Le pauvre Martyr n’avait-il pas compris que le maître de Steinbach ne daignait pas le compter au nombre des prétendants de sa fille ?... S’il n’avait plus l’espoir de devenir le mari de Sabine, quel but gardait-il dans la vie ? Il ne lui restait qu’à s’ensevelir sous une robe de moine et à mourir lentement de sa douleur. Il s’en irait en Italie, abandonnant l’œuvre à laquelle il avait sacrifié une part de son âme ; il n’aurait jamais le courage de voir Sabine mariée à un autre... Il comprenait que Sabine ne pouvait descendre jusqu’à lui ; il conservait l’ambition de monter jusqu’à elle... Et cependant, quel riche parti que le comte Mathias ! Certes, ce gentilhomme avait une valeur personnelle en dehors de son rang, tandis qu’Orso...

Si Martyr s’avouait vaincu par la haute situation du comte d’Hasbruck, il se redressait de toute sa grandeur en face d’Orso ; Martyr gardait la conscience de sa supériorité morale, de son talent artistique. Meilleur par l’âme, il se savait aussi plus habile.

Mais à quoi bon son talent, si d’un mot on lui coupait les ailes ?

Martyr avait entendu son arrêt de la bouche d’Erwin ; il voulut aussi l’entendre de celle de Sabine, espérant mourir de ce dernier coup.

Martyr s’assit sur un banc, appuya ses deux bras sur le dossier, posa sa tête sur ses bras et resta immobile, plongé dans l’amertume de ses pensées.

Il n’entendit pas venir Sabine, qui, une corbeille à la main, jetait la provende à ses oiseaux.

En apercevant Martyr si absorbé, en voyant à l’abandon de tout son être l’excès de sa souffrance, Sabine sentit son cœur se serrer. Tant de pensées se heurtaient depuis le matin dans sa tête qu’elle était prête à pleurer aussi.

Posant sa corbeille à terre, elle appuya sa petite main sur l’épaule du sculpteur.

– À quelle création rêvez-vous si profondément ? demanda-t-elle.

Martyr releva lentement la tête.

– À une statue de la douleur, dit-il ; non pas d’une douleur bruyante, mais d’une de ces douleurs qui tuent sans cris, qui mettent tout en ruine autour de nous et dépeuplent l’avenir de songes dorés.

– Ah ! les songes ! soupira Sabine. Qui n’en a pas fait de beaux, de doux, de rayonnants ? Dans quel azur ils battaient des ailes ! De quels concerts nous enivrait leur voix ! Mais la vie positive nous enlève de semblables songes... Pour parler de la sorte de la douleur, Martyr, il faut que vous souffriez... Qu’avez-vous ? Ne pouvez-vous me le dire ?... Notre amitié n’autorise-t-elle pas la confiance ?... Vous baissez la tête... vous refusez de parler... vous en serez puni ! Je vous donnerai l’exemple de l’abandon... Je n’ai pas de mère, l’abbesse Gerberge ne me comprendrait pas, mon père est prévenu, Jean est absent, et j’ai besoin d’un conseil ; voulez-vous me le donner, vous, qui êtes le plus dévoué de mes amis ?

– Le plus dévoué de vos amis ! répéta le jeune homme.

– Je vais vous ouvrir mon cœur ; ce que vous me direz de faire, je le ferai : car moi, j’ai confiance en vous...

Sabine prit place sur le banc, auprès de Martyr.

– Ce matin, reprit la jeune fille, mon père m’a transmis la demande en mariage du comte d’Hasbruck. Cette union plaît à mon père... Lui qui vécut pauvre avec ma mère Husa rêve pour moi le luxe et les titres. Dieu sait si je vénère mon père, mais Dieu sait aussi combien pareille union me rendrait malheureuse ! Mon ambition est plus haute. Je veux plus et mieux ; je ne changerai point ma façon de vivre ; je ne quitterai point les ateliers des sculpteurs, je ne renierai point l’art divin qui fait ma joie. Fille d’artiste, je veux un artiste pour époux !

Martyr songea à Orso et pâlit davantage.

– Vous ne répondez pas, Martyr ; que pensez-vous ?

– J’enviais, dit-il, la félicité d’Orso...

– Ai-je dit ce nom ?

– Vous l’avez étouffé par pudeur ; mais lui aussi, Orso, a demandé ce matin votre main à votre père.

– Il a osé...

– Vous aimer... oui, Sabine ; et c’est un grand crime d’oser lever les yeux sur vous quand vous ne l’avez pas permis... Mais le moyen de ne pas aimer la fleur parce qu’elle embaume, l’étoile parce qu’elle rayonne, et vous parce que vous êtes plus qu’un ange... Ils vous ont aimée tous deux : lui, le grand seigneur, et lui, l’imagier. Chacun apportait sa dot : or sonnant et sculpture. Pouvez-vous empêcher ces choses ? Vous repoussez Orso, vous éloignez Mathias ; pour deux que vous connaissez, combien souffrent en silence !... Votre rêve était beau, Sabine : devenir la compagne d’un grand artiste, le soutenir dans sa lutte courageuse, l’inspirer de votre présence, tout cela était digne de vous. Ce que vous voulez, vous le trouverez ; Dieu vous doit le bonheur... Si loin que je sois alors, si j’apprends que vous êtes heureuse, je m’en réjouirai...

– Si loin que vous soyez...

– Je partirai prochainement, sans doute.

– Avez-vous parlé de ce projet à mon père ?

– Il le connaîtra demain.

– M’en avouerez-vous le motif ?

– Je n’ai pas de motif, Sabine.

– Pour mentir si fort, voilez donc votre visage, répondit la jeune fille ; affermissez votre voix et séchez vos yeux... Faut-il donc ajouter votre confession à la mienne ? Pauvre Martyr ! le bien nommé, vous laisserez-vous mourir sans prononcer le mot qui sauve ?

– Sabine, le savez-vous donc, ce mot ?...

– Ami, poursuivit-elle d’une voix douce, restez ici, restez, quand ce ne serait que par dévouement pour moi... Vous vouliez sculpter une statue de la Douleur, je vous demande une statue de l’Espérance. Martyr, quand on a l’avenir devant soi, il faut le gagner... Martyr, quand on a dans le cœur une tendresse profonde, il faut la garder comme un trésor... Martyr, quand on aime, il ne faut pas renier l’amour.

– Le renier ? dit Martyr éperdu, non ; mais en mourir.

– En vivre.

– Savez-vous ce que m’a dit votre père ce matin, Sabine ?

– Non.

– Il m’a dit que le présent mentait au passé, que je manquais de talent, que le souffle me faisait défaut pour créer une œuvre. Il m’a dépouillé de l’avenir ; il m’a réduit au rôle d’ornemaniste et de praticien ; et s’il a deviné les rêves fous de mon âme, il les a étouffés dans ma nullité et mon impuissance.

– Et qui vous empêche de lui prouver qu’il se trompe ?...

– Le courage me manque ; d’ailleurs, qui sait s’il n’a pas raison ?

– Non, Martyr, non ; il ne l’a pas. Ses reproches sont vrais par un côté : jusqu’à ce moment, vous n’avez pas donné la mesure de vos forces ; l’heure est venue de vous révéler, non pas seulement pour mon père, mais aux yeux de tous... On met au concours le projet du monument à élever à l’évêque Conrad. Concourez et remportez le prix...

– Sabine ! Sabine ! que voulez-vous dire ?

– Je veux dire que j’ai une année pour choisir un époux, que le comte Mathias a promis de patienter, qu’Orso attendra... et que si ma main est le prix du plus noble, du plus habile, Martyr a le temps de se révéler par une grande œuvre.

– Je crois faire un rêve, murmura Martyr.

– Un rêve du ciel, au moins.

– Vous voulez que je concoure, que je...

– Que vous soyez le premier pour la foule, comme vous êtes le premier pour moi...

– Ah ! vous l’avez bien dit, voilà le mot qui sauve !

Sabine n’en voulut pas entendre davantage ; elle s’enfuit du jardin, laissant Martyr si plein de joie, si jeune, si inspiré, si enthousiaste, que, rentrant dans l’atelier et y trouvant Floris seul, il se jeta dans ses bras.

– Ah ! tu l’aimes bien, dit Floris.

– Quoi ! tu sais...

– Ce que tu laisses voir, malheureux. Mais je fais plus qu’excuser l’entraînement de ton cœur, je te comprends... Vous êtes au même niveau tous deux... Moi, je la trouve trop parfaite pour moi, et je me contente de l’admirer.

 

 

 

VIII

 

 

Huit jours après, Erwin, à qui Sabine avait laissé voir ce qui se passait dans son âme, appelait à la fois chez lui Orso et Martyr.

– Tous deux, leur dit-il, vous souhaitez obtenir la main de Sabine ; j’ai laissé à ma fille assez de liberté pour donner elle-même une décision. Sabine, recherchée à la fois par un grand seigneur et par deux artistes, préfère l’homme qui lutte, travaille et produit à celui qui jouit sans effort d’une fortune héréditaire. Mais, vous le savez, la carrière artistique offre plus de dangers et d’incertitudes que toute autre ; un grand talent suffit à peine pour faire face aux dépenses d’une maison, d’une famille. Je permettrai donc à Sabine d’épouser un artiste, à la condition que cet homme fournira une preuve suffisante de talent. Vous êtes deux rivaux, également jeunes ; travaillez, progressez, la fille d’Erwin de Steinbach deviendra la femme de celui qui, au bout d’une année, aura terminé la meilleure statue.

Martyr leva sur Erwin un regard plein de reconnaissance.

Orso ne répondit rien. L’idée de lutter avec Martyr l’humiliait à l’avance.

– Maître, dit Martyr, ne trouvez-vous pas que ce concours devrait être mystérieux pour chacun de nous ? Je souhaite faire ma statue dans le repos et la solitude.

– Vous prendrez pour atelier le petit bâtiment de la cour ; Orso se contentera de la salle basse, dans laquelle sont mes derniers modèles.

– Merci, maître, dit Martyr d’une voix émue.

– Dans une année, à pareil jour, ma statue sera faite et me donnera, je l’espère, le droit d’entrer dans votre famille, dit Orso.

– D’ordinaire les rivaux se mesurent sur le terrain, reprit Erwin ; ici, vous vous battrez à coups de chefs-d’œuvre.

Erwin serra les mains des deux jeunes gens ; tous deux se retirèrent : Martyr, le front haut, le sourire aux lèvres ; Orso, le cœur plein de rage contre le piètre rival qui lui était imposé.

À partir de ce jour, les deux jeunes gens s’isolèrent. Chacun travaillait à part à son œuvre. De temps en temps, le soir, les jeunes gens passaient quelques instants chez maître Erwin ; le dimanche, ils se retrouvaient à l’église aux heures accoutumées.

Sabine semblait, elle aussi, cloîtrée dans un réduit qu’elle pria son père de lui faire arranger au fond du jardin.

Erwin se prêta à cette fantaisie, et la jeune fille put dès lors consacrer à la sculpture le double du temps qu’elle lui donnait jadis.

La moitié de ses nuits ne lui suffisait plus, elle y déployait une partie de ses journées.

Erwin crut que Sabine cachait une douleur au fond de son âme ; il pensa que sa préférence pour Martyr lui faisait redouter le succès de l’épreuve ; il n’eut garde de troubler la solitude de sa fille, et Sabine profita de la latitude qui lui était laissée pour entreprendre une grande œuvre.

Quand elle rencontrait Martyr, elle lui demandait :

– Espérez-vous ?

Et Martyr répondait :

– Oui, Sabine, j’espère.

Pour se conformer au souhait de la jeune fille, Martyr fit l’esquisse d’un projet de monument pour Conrad II ; il ne signa pas cette œuvre, l’envoya avec grand mystère, et attendit impatiemment le résultat de ce concours.

Par une coïncidence bizarre, la date fixée par les examinateurs se trouva la même que celle indiquée par Erwin pour juger les statues des deux artistes.

Les mois se traînèrent lentement ; Martyr semblait perdre un peu de sa confiance à mesure que le terme prescrit approchait ; Orso, au contraire, affectait plus de gaieté qu’on ne lui en avait jamais vu. Il avait, sans nul doute, achevé son œuvre bien avant le jour où il devait la soumettre à Erwin, car il rentra dans l’atelier commun et se montra très familier avec Floris.

On lisait sur le front d’Orso la certitude de la victoire. Quand il regardait Sabine, au lieu de baisser les yeux devant elle, il la regardait bien en face, comme une créature qui serait sienne, une jeune fille dont il ferait sa femme.

Mais ce qui le surprenait fort et ne laissait pas de l’inquiéter, c’est que Sabine, malgré sa douceur et sa modestie, paraissait défier cet orgueil de la victoire anticipée.

Sa fierté grandissait en même temps que l’outrecuidante vanité d’Orso. Si un espoir était en lui, une force vivait en elle. Il attendait, elle croyait. Il devinait, elle savait.

Quant à Martyr, il devenait invisible. À l’église seulement, ou dans les allées sombres du jardin, on le voyait passer pareil à une ombre. Il recueillait à la fois son esprit et son cœur : son cœur pour la joie, son esprit pour le travail.

Depuis qu’il avait la certitude d’être préféré par Sabine, il la cherchait moins. À quoi bon la suivre et la voir ? elle ne le quittait jamais. Martyr logeait dans une chambre étroite comme une cellule, placée sous les toits ; cette chambre, ce grenier, il l’aimait pour le voisinage. Quand il ouvrait sa fenêtre rétrécie et qu’il regardait en haut, il apercevait quelqu’un logé plus haut que lui : la cigogne.

Strasbourg est la cité des cigognes. Pas une maison qui ne porte sur le toit une roue dans laquelle l’oiseau bâtira plus facilement son nid. La cigogne domestique, si familière, partage avec les hirondelles le privilège de porter bonheur. Ces oiseaux ont la reconnaissance de l’hospitalité. L’hirondelle, plus leste, plus pimpante, citoyenne de toutes les villes et de presque toutes les campagnes, est connue de tous. La cigogne est habitante de peu de cités. Les enfants la connaissent dans les livres d’images et raillent volontiers son œil pensif et sa marche réfléchie. Et cependant la cigogne est peut-être l’oiseau qui possède le plus de vertus, non pas domestiques, mais morales. Les naturalistes la désignent sous le nom d’échassier, et ils ont tout dit. Saint Basile n’a pas dédaigné de louer les cigognes. À Strasbourg, elles restent ce que les oies étaient au Capitole : des gardiennes sacrées. Martyr aimait la cigogne blanche et grise qui logeait près de lui ; elle le connaissait et voisinait parfois ; lui mettant sa tête à la lucarne, elle descendait du nid sur le toit jusqu’à la gouttière. Elle restait là, debout sur une patte, le bec dans les plumes de la poitrine, l’œil demi-clos, le regardant.

Lorsque Martyr quittait son grenier, il allait dans son petit atelier à lui, atelier qu’il occupait seul depuis qu’Erwin avait ouvert le concours des chefs-d’œuvre entre les deux prétendants à la main de sa fille. Tandis que la confiance d’Orso grandissait à mesure qu’approchait le terme fixé, celle de Martyr décroissait. Le pauvre sculpteur devenait inquiet et pâle ; la fièvre de la composition dissipée, l’angoisse de l’incertitude le prenait.

Qui pouvait dire si Orso ne venait pas de réaliser une grande chose ?

Martyr fuyait Sabine comme si déjà le talent et la destinée l’avaient trahi à la fois. Il sentait l’avenir lui manquer, comme le patineur qui, lancé sur une rivière gelée, entend le craquement sourd de la glace et comprend que l’abîme est sous ses pieds.

Sabine restait seule calme et sereine au milieu de ces passions et de ces angoisses. L’avenir ne l’inquiétait pas. Elle attendait l’époque fixée par son père avec une joie paisible.

Elle vint enfin, cette date redoutée, espérée, elle vint.

Dès la veille, l’atelier du maître fut mis à la disposition d’Orso et de Martyr.

Erwin se trouvait, du reste, obligé de passer à la ville une partie de la journée ; une commission qu’il présidait devait décerner le prix au meilleur projet de monument pour le tombeau de Conrad II, et l’architecte avait annoncé qu’à son retour il jugerait ce concours, plus sérieux pour lui, entre les deux statues d’Orso et de Martyr.

– C’est bien, maître, dit fièrement Orso.

L’atelier d’Erwin fut séparé en deux par un immense rideau de serge verte.

Derrière ce rideau devaient être placées les œuvres rivales ; on l’écarterait devant Erwin et sa fille, et les lutteurs de l’art attendraient leur arrêt.

Immédiatement après le départ du maître, Orso manda les porteurs. Ils allèrent prendre dans l’atelier du jeune homme la statue de pierre qu’il venait d’animer de tout le souffle de son âme orageuse. Il n’avait pas songé un seul instant à renoncer au génie spécial dans lequel il se faisait une place à part ; sa supériorité artistique consistant à représenter des êtres au-dessous ou en dehors de la nature, il rêva de créer un Satan foudroyé, lançant vers le ciel son dernier blasphème. Certes, l’œuvre qu’il entreprenait était difficile ; il s’en tira avec une extrême habileté. Le corps de son Satan, modelé avec une grande puissance, indiquait une science anatomique plus avancée que ne le comportait cette époque. Si les pieds se terminaient en griffes, si la tête frappée de la foudre perdait de sa grâce, l’énergie sauvage du regard, la méprisante torsion de la lèvre, les plis du front, le hérissement des cheveux se trouvaient rendus avec une furie véritablement infernale.

Orso résumait dans ce Satan toutes les qualités qui lui étaient personnelles, et l’on ne pouvait passer devant son œuvre sans l’admirer avec une secrète horreur.

Orso lui-même frissonnait devant elle.

Quand elle fut en place, le jeune homme quitta l’atelier d’Erwin et sortit par la porte donnant sur le jardin.

Il voulait attendre que la statue de Martyr se trouvât en face de la sienne, pour la voir le premier, avant Erwin de Steinbach lui-même. Les hommes qui venaient de transporter le Satan d’Orso allèrent chercher la statue de Martyr.

Sans que les artistes se fussent entendus pour le choix de leur sujet, le caractère spécial de leur talent les avait portés à sculpter l’un une créature déchue, l’autre un ange triomphant ; le même hasard voulut que leurs œuvres rapprochées formassent un groupe complet : le Satan foudroyé sur sa roche semblait terrassé par l’épée flamboyante de l’archange créé par Martyr. Les yeux célestes épouvantaient le regard du maudit. Michel l’emportait sur Lucifer. Jamais rayonnement plus fier n’avait embelli un visage ; jamais geste plus imposant et plus noble ne rejeta dans la fange une créature déchue. On sentait une puissance divine dans cet ange aux ailes déployées, gonflées par un souffle de victoire.

Jamais Michel n’apparut si beau dans les visions de l’empyrée, et sans le savoir, sans en garder conscience, Martyr avait donné à l’ange quelques-uns des traits de Sabine.

Quand les porteurs eurent placé l’ange près du démon et que Martyr vit le céleste vainqueur dominant Satan, un peu de courage lui revint.

Les manœuvres qui venaient de transporter sa statue ne purent s’empêcher, en la voyant en pleine lumière, de s’écrier :

– C’est beau !

Le contraste de l’œuvre la faisait ressortir. Satan servait de repoussoir à Michel. Orso avait travaillé au triomphe de son rival.

Martyr eut une seule pensée : chercher Sabine, avoir son opinion avant de connaître celle de son père.

Le jeune homme s’élança hors de l’atelier et se mit à la recherche de la jeune fille. Il était à peine sorti qu’Orso rentrait furtivement dans l’atelier pour juger le travail de Martyr.

À la vue du saint Michel, il laissa échapper un cri de rage :

– Oh ! fit-il, je tuerai Martyr ! Sans cela, Sabine deviendrait sa femme. L’orgueilleux a fait un ange, et cet ange paraît terrasser mon démon ! Ne chante pas si haut victoire, jeune présomptueux ! Satan peut se relever de sa roche et mettre en lambeaux tes deux ailes de colombe ! Il peut prendre sa revanche, et, dussent tes tonnerres l’écraser, il faudra bien qu’il l’emporte sur ce bienheureux à visage de femme ! Il me reste un jour, j’ai le temps.

Orso n’en put dire davantage ; il entendit des pas dans le corridor et des voix qui parlaient doucement. Il allait fuir quand la porte s’ouvrit ; il eut à peine le temps de se cacher dans le coin le plus obscur de l’atelier d’Erwin.

Martyr et Sabine entrèrent.

– J’attends mon arrêt, dit Martyr : si vous me condamnez, je suis perdu.

Sabine considéra longuement les deux statues. Elle se taisait, sa poitrine palpitait, ses yeux s’humectaient de larmes heureuses.

Martyr étouffait d’impatience.

– Eh bien ? demanda-t-il.

– Tu m’as conquise, dit Sabine, ne crains rien.

– Vous jugez ainsi, Sabine ?

– Je juge de plus haut ; il me semble qu’à cette heure je pense ce que pensera la postérité. Viens, Martyr, je puis maintenant m’appuyer sur ton bras, car je sais que c’est pour la vie.

– Ah ! dit Martyr, vous m’ouvrez le ciel.

Sabine et Martyr quittèrent l’atelier. Orso abandonna sa cachette.

Il était en proie à une effrayante colère :

– Ah ! s’écria-t-il, tu l’as conquise ! tu as conquis Sabine ! Misérable mendiant ! Oh ! non pas ! je ne cède pas si vite ma proie ; allons donc ! Tout à l’heure je pensais à assassiner l’homme : folie ! Sabine pleurerait ce faiseur de madones ! C’est l’artiste qu’il s’agit de tuer. Morte l’œuvre, morte la rivalité entre nous. Ton Michel tombera broyé sous les griffes de mon Satan ! Sabine m’appartiendra ! Oh ! comme l’enfer va rire ! Demande donc la fille de Steinbach en mariage, quand tu lui apporteras en dot d’informes et inutiles débris ! Allons, meurs, ange de lumière ! tombez, ailes célestes ! brise-toi, épée de flamme ! roule à terre, figure déifiée ! Démon, je fais œuvre de démon.

Et, ivre de fureur, Orso, la masse en main, brisa, broya, anéantit sous des coups multipliés l’œuvre splendide de Martyr ; et un instant après, dans l’amas de débris gisant aux pieds de Lucifer, il eût été impossible de deviner la triomphante statue qui venait d’exciter l’admiration de Sabine.

 

 

 

IX

 

 

Comme si les coups qui atteignaient sa statue le frappaient au cœur, Martyr, qui venait de gagner la grande salle avec Sabine, s’arrêta brusquement en portant la main à sa poitrine.

– Qu’as-tu ? demanda Sabine.

– Ce bruit ? d’où vient ce bruit ? que signifie ce fracas ? Mais il vient de l’atelier d’Erwin, ce bruit... Oh ! ma statue ! ma statue !

Martyr se frappa le front et s’enfuit.

À peine fut-il sur le seuil de l’atelier du maître de Steinbach qu’il comprit l’étendue du désastre ; en même temps il en devina la cause.

– Orso ! dit-il.

Et, comme foudroyé, il s’affaissa près du socle de sa statue.

– Frappé au cœur !... oui, au cœur ! L’ange mort, le Satan reste. Ma gloire, ma vie, mon âme, tout était dans cette œuvre, et cette figure est brisée, anéantie !... Rien, plus rien ! À la place de cette chose rayonnante, de cette pierre qui palpitait, le néant ! Quand la gloire m’eût payé cette statue de ses éternelles louanges, quand Sabine en était le prix, Sabine qui vaut toutes les immortalités de ce misérable monde !... Que dire ? que faire ?... Rien ! Orso niera ! Qui l’a vu ? Ne peut-il objecter que le sentiment de mon impuissance m’a porté à briser moi-même cette statue ! Ah ! je suis perdu, bien perdu ! Sabine ! oh ! Sabine !...

– Eh bien ! fit la jeune fille en accourant, d’où vient ce désespoir ?

– Voyez ! dit Martyr en montrant les débris informes.

– Oh ! cela est infâme ! s’écria Sabine.

– Infâme et mortel, murmura le jeune homme.

– Mortel, non pas. Avez-vous confiance en moi, Martyr ?

– Je vous aime, Sabine.

– Jurez-vous de m’obéir ?

– Comme à Dieu.

– Alors, rien n’est perdu, Martyr, car Sabine vous reste.

– Qu’espérez-vous ? demanda le jeune homme,

– Ce que j’espère ? Unir devant Dieu la main que je vous tends à celle que je presse à cette heure... Martyr, laissez-moi seule... j’ai besoin de prier, besoin de me recueillir... Montez dans votre humble grenier, attendez... Quand Erwin rentrera, je vous ferai prévenir.

– Je n’oserais paraître devant lui maintenant.

– Vous oserez ce que je vous commanderai ; vous avez promis...

– J’obéirai, dit Martyr.

L’artiste baisa la main de Sabine et la quitta. Demeurée seule, la jeune fille resta un moment indécise.

Tout à coup, elle sourit ; puis, allant rapidement à l’atelier, elle dit à Floris :

– Venez, j’ai besoin de vous. Et elle l’entraîna.

Erwin rentra peu de temps après. Il n’était pas seul : le comte Mathias d’Hasbruck l’accompagnait. Il allait enfin connaître la réponse de Sabine à la demande en mariage qu’il avait faite l’année précédente.

– Vous aussi, monseigneur, lui dit Ervin, vous serez juge. Je laisse à ma fille toute liberté : deux sculpteurs, deux de mes élèves, se sont mis au rang des prétendants ; celui qui aura fait la meilleure œuvre restera votre rival. Je n’influence en rien la décision de mon enfant... Passons à l’atelier.

Un instant après, Floris, Orso et Martyr étaient mandés ; Erwin voulut même l’avis des élèves moins habiles, et tous les jeunes gens qui travaillaient chez le maître se groupèrent dans la vaste salle. Orso arriva le front haut, le sourire aux lèvres ; Martyr baissait la tête comme un vaincu ou un coupable ; Sabine dissimulait avec peine son inquiétude.

– Noble tournoi et lutte grandiose que celle-ci, dit Erwin : on a pour armes l’ébauchoir, le ciseau, la masse ; pour prix la gloire, et plus encore peut-être. Allons, chacun, je l’espère, a fait vaillamment et honorablement son devoir, et nul ne sera humilié, pas même le vaincu.

Erwin fit un signe, et Floris tira le rideau.

Deux statues apparurent devant le maître de Steinbach, l’une représentant Satan, l’autre une figure de Jean l’Évangéliste, d’une expression pleine d’inspiration et de poésie.

En les voyant toutes deux, Orso laissa échapper un cri de surprise.

Erwin s’approcha lentement, regarda, contempla, analysa les œuvres ; Floris l’imita. Le comte Mathias se mêla au groupe.

– Que signifie ?... dit Martyr à Sabine.

– Cela signifie qu’il faut garder le silence si tu tiens à ne pas me perdre.

– Point de signature, dit Erwin, point de chiffre... Je juge donc d’une façon impartiale... Orso a fait une de ces statues... Martyr est l’auteur de l’autre... Qui a sculpté le saint Jean ? qui a créé le Satan ? Je l’ignore. Ma conscience d’artiste parle seule... Or, cette conscience ne balance même pas. Le saint Jean est deux fois plus beau que le Satan, et l’auteur du saint Jean l’emporte dans la lutte. N’est-ce pas votre avis à vous tous ?

– Oui ! oui ! s’écrièrent Floris et les élèves.

– Qui a fait le Satan ? ajouta Erwin

– Moi, dit Orso d’une voix sombre.

– Et le saint Jean ?

– Martyr ! s’écria Sabine.

– Mensonge ! dit Orso les lèvres blêmes, mensonge ! mensonge !

– Qui ose accuser ma fille de trahir la vérité ? dit Erwin.

– Moi ! dit Orso ; moi qu’on trompe et qu’on raille, moi qui ai gagné le prix de cette lutte, car le saint Jean n’est pas de Martyr... Sa statue, mal échafaudée sur son piédestal, est tombée en débris sur le sol... Je l’ai vue broyée, anéantie... ses restes informes ne sauraient être loin. Martyr a des complices de fraude, mais Erwin ne souffrira pas qu’on l’oblige à mentir à la parole donnée.

– Martyr, demanda Erwin en touchant l’épaule du jeune homme, ce saint Jean est-il vraiment ton œuvre ?

– Maître ! maître ! grâce et pitié ! dit Martyr en tombant à genoux. Il a été commis un crime ici. On a brisé ma statue. Ne pouvant m’assassiner, un misérable a tué mon œuvre... Elle est là, broyée, morte, anéantie ; mais elle était belle et vivante. Pitié et justice ! pitié pour moi ! Justice !...

– Contre qui ? demanda Envin.

– Contre lui ! répondit Martyr en désignant Orso.

Le maître de Steinbach promena autour de lui un regard calme.

Il comprit que Martyr ne mentait pas.

– Où sont les restes de ton œuvre, Martyr ?

– Là ! fit le jeune homme en désignant un angle de l’atelier.

Erwin prit un de ces débris, une main, une main admirable.

En se baissant pour la saisir, il ne s’aperçut pas qu’il laissait tomber un rouleau de parchemin.

Martyr le releva et le tendait à l’architecte, quand ses yeux se portèrent sur le premier feuillet :

– Mon projet de tombeau ! s’écria-t-il.

Erwin cessa de regarder la main du saint Michel pour considérer le parchemin.

– Ton projet de tombeau, à toi ?

– J’en ai le double, dit Martyr en tirant une feuille de vélin de son pourpoint.

– Ah ! ah ! ceci est de toi, et cette admirable main aussi, n’est-ce pas ? Cela me suffit... Dans la chute de ta statue, je veux voir un malheur... peut-être en cherchant mieux trouverait-on un crime... Il est des crimes de tant de sortes ! Tu as remporté à la ville le prix pour le monument de Conrad II ; cette main seule atteste plus de mérite que le Satan tout entier... Est-ce votre avis à tous ?

– Oui, maître, répondirent ensemble les témoins de cette scène.

– Maintenant, Sabine, prononce.

– Monseigneur, dit la jeune fille en s’adressant au comte d’Hasbruck, la fille du sculpteur ferait une triste grande dame ; laissez-la choisir pour mari un artiste comme son père.

Sabine tendit la main à Martyr.

– Mais enfin, dit Erwin, dans ceci tout ne me semble pas expliqué : Martyr a fait une statue, et cette statue est brisée... Ce Satan est l’œuvre d’Orso... De qui est ce saint Jean ?... Je veux le savoir. Ce saint Jean est une grande chose, et je mettrai cette statue à une place d’honneur dans ma cathédrale.

– Vrai, père ? demanda Sabine rayonnante.

Alors la jeune fille prit un outil, et d’une main ferme elle grava sur la banderole que tenait l’évangéliste :

 

GRATIÆ DIVINÆ PIETATIS ADESTO SABINÆ,

DE PETRA DURA

PER QUAM SUM FACTA FIGURA.

 

– Ma fille ! s’écria Erwin, le cœur gonflé de joie ; cette statue est de ma fille !

– Et voilà mon secret depuis quatre années, père. Bon sang ne pouvait mentir. Ce que je vous cachais par timidité, ma tendresse pour Martyr me l’a fait révéler. Floris s’est chargé de faire placer ici ma statue à la place de l’archange. Désormais, entre son mari et son père, Sabine n’aura plus besoin de dissimuler sa vocation ; comme lui, comme vous, elle ajoutera ses œuvres à la grande œuvre ; et quand plus tard on considérera en l’admirant la cathédrale de Strasbourg, la plus grande gloire de Sabine sera d’y avoir ajouté sa pierre et d’y avoir gravé son nom 1.

 

 

 

 

Raoul de NAVERY, Cœurs vaillants, 1879.

 

 

 

 

 



1 L’inscription que nous venons de citer se trouve encore sur la statue de saint Jean, placée entre les deux portes.

 

 

 

 

 

 

 

 

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