La Semeuse de lis

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Raoul de NAVERY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Nul n’aurait pu dire quand et comment elle était arrivée dans le pays.

Par une belle matinée de mai, des gens qui passaient sur la route l’avaient trouvée endormie sous une haie d’épine blanche. Le souffle léger de la bise faisait pleuvoir autour d’elle les étroites corolles, un bouvreuil chantait au-dessus de sa tête. Elle pouvait avoir douze ans à peine. Sa pâleur égalait celle des fleurs de l’épine, et sa taille frêle s’inclinait comme le tronc des jeunes bouleaux. En s’éveillant elle jeta un long regard autour d’elle, regard moins inquiet que curieux, puis elle se leva, releva ses vêtements froissés et descendit vers le village. Comme elle avait faim, elle s’arrêta sur le seuil d’une ferme, la main tendue, son beau regard bleu implorant la pitié. Une jeune mère s’approcha de la petite mendiante, et lui demanda :

– D’où viens-tu ?

L’enfant désigna le ciel.

– Quel est ton nom ?

L’étrangère sourit en secouant la tête. Peut-être ignorait-elle aussi bien son propre nom que celui de son pays. À chaque question nouvelle qui lui fut adressée, elle ne répondit que ces mots :

Ave Maria !

Sa langue semblait incapable de prononcer toute autre parole ; son esprit ne paraissait nullement frappé par les choses élémentaires de la vie. Elle demandait sa becquée comme l’oiseau, comme lui elle ne savait qu’un chant unique :

Ave Maria !

Elle le disait d’une voix tremblante quand elle souhaitait attendrir le cœur et l’incliner vers sa misère ; elle le prononçait d’un accent joyeux pour rendre grâce de l’aumône reçue ; elle le murmurait avec l’onction ineffable de la prière quand sonnaient les cloches de la pauvre église. Beaucoup de gens affirmaient qu’elle était folle ; les plus indulgents la jugeaient faible d’esprit. On essaya de lui faire comprendre la loi du travail, le besoin de la vie régulière, elle secoua sa tête blonde, et s’éloigna en murmurant son Ave Maria comme un adieu.

Les oiseaux ne sèment pas et l’Innocente imitait les oiseaux.

On eût dit cependant qu’elle s’était imposé une tâche : tâche mystérieuse et naïve dont la raison était connue d’elle seule, et que raillaient les gens du village qui se piquaient d’avoir le jugement sain et l’esprit solide.

Mais l’enfant ne semblait point entendre leurs railleries, sa jeune âme planait ailleurs, et montait sans doute vers ces sphères d’innocence et d’amour, au milieu desquelles se jouent les jeunes martyrs de Bethléem. Le rire des incrédules n’arrivait point jusqu’à son cœur. Elle continuait sa mission, satisfaite quand, à la fin du jour, elle croyait l’avoir bien remplie ; triste quand il lui semblait qu’elle eût pu faire davantage.

L’Innocente entrait dans tous les jardins, dans tous les courtils, sans heurter aux portes, sans s’inquiéter des barrières. Sa petite main poussait les claies, et elle passait.

Ceux qui la connaissaient, comprenaient tout de suite le motif de sa venue.

– Voici la Semeuse de lis ! disaient-ils.

Sans doute les lis ne se sèment pas, et ils ne l’ignoraient point, mais ce mot rendait mieux et plus vite ce qu’ils voulaient raconter et peindre.

En effet, l’enfant inconnue s’en allait de clos en clos chercher des oignons de lis. Deux jours s’étaient à peine écoulés depuis la matinée où elle dormait sous les aubépines quand elle découvrit dans le creux d’un orme gigantesque un groupe naïf de piéta : aux pieds de Marie était couchée la tige de lis que Gabriel embauma des parfums du ciel même. L’Innocente comprit ce mystère de grâce et d’amour, car à partir de l’instant où elle trouva cette statuette à demi cachée sous l’ombre des branches, elle s’imposa une tâche qui parut puérile à beaucoup, et la fit regarder par plusieurs comme appartenant à cette classe des pauvres d’esprit qu’attend le royaume de Dieu.

Les pièces d’argent que lui offrirent les riches, servirent à l’enfant pour payer des lis qu’elle groupa autour du vieil orme. Elle en demanda, elle en mendia avec une obstination charmante. Et quand elle avait obtenu l’objet de ses souhaits, elle répétait comme un cantique d’action de grâce :

Ave Maria !

À partir de cette époque on l’appela la Semeuse de lis.

Ils semblaient croître sous ses pieds d’enfant ; leur tige atteignait la hauteur de sa taille, elle s’habillait de blanc comme eux, et le souffle de son haleine restait pur comme leur parfum.

Dans les endroits déserts et pierreux, sur les routes à demi tracées, dans les coins où l’on jetait les détritus immondes, elle plaçait des lis, qui vers le mois d’avril élevaient leurs feuilles d’un vert d’émeraude. Plus tard des boutons de neige apparaissaient, clos et fermés, comme un cornet d’ivoire, puis les pétales s’ouvraient lentement sous l’influence de la rosée, et la vivifiante chaleur du soleil. Alors éclatait la fête de la blancheur, la fête des arômes purs, la fêle des lis ! Pas de sentier qui n’en vît s’épanouir, pas de coin sombre qui ne s’en décorât, pas de chemin perdu qui ne ressemblât à un parterre : et tous ces chemins, tous ces sentiers aboutissaient, par des détours et des lacis d’un goût bizarre, au vieil orme cachant dans sa robe d’écorce la petite statuette de la Vierge de Marbre.

Avant ce temps, nul ne paraissait ce soucier de l’image sainte ; elle demeurait, isolée et sans culte, dans l’angle du bois où jadis une main pieuse l’avait placée. Mais à partir du jour où la Semeuse de lis commença sa tâche, les gens du pays apprirent le chemin de l’image sacrée. La route qui y conduisait était devenue si facile et si belle ! On marchait entre deux haies de fleurs que leur parfum rendait pour ainsi dire vivantes. Attirés par ces corolles, les oiseaux descendaient pour y boire la rosée que gardait l’urne virginale ; les abeilles y butinaient un miel pur ; les papillons les entouraient d’un vol de flamme. C’était un concert sans fin, un bourdonnement perpétuel, un tourbillon de couleurs vives et d’ailes de gaze. Chose étrange, les enfants si bruyants, si tapageurs qu’ils fussent, ne brisaient jamais les lis plantés par l’Innocente.

Elle ne leur avait point défendu de les cueillir ; mais la voyant si attentive à leur verser l’eau de la source, si soigneuse de relever les tiges pliantes, ils en étaient venus à chérir les lis autant qu’elle-même.

Pendant leurs heures de récréation, durant l’après-midi du dimanche, ils couraient dans les chemins plantés par la Semeuse de lis, cherchant l’Innocente qu’ils étaient sûrs de trouver au pied du vieil orme. Elle avait fini par élire domicile sous ses branches touffues. Les lis moururent, elle resta ; l’automne dépouilla l’arbre de ses feuilles, et l’enfant, qui s’était constituée gardienne de l’image de Marie, n’abandonna point l’angle de la forêt. Un vieux bûcheron, dont la fille s’en allait de langueur, eut un jour la pensée de construire à la Semeuse de lis une cabane de feuillage ; celle-ci remercia le bûcheron par un de ses plus doux sourires, et le lendemain le vieillard amena sa fille mourante au pied de l’orme centenaire.

– Écoute, dit le vieillard à la Semeuse de lis, j’ai pris en pitié ta détresse, songe en retour à ma douleur... Je n’ai plus que cette enfant de toute la famille que Dieu m’avait donnée, et l’on dirait que le doigt de la mort marque déjà son front... Fais refleurir la santé sur son visage, comme les lis plantés par toi refleurissaient après les longs hivers.

L’Innocente prit la main de la malade et l’amena doucement devant la statuette de la Vierge.

Ave Maria ! dit-elle.

Ce fut tout. La Semeuse de lis ne connaissait peut-être pas la fin de cette admirable prière. Mais sur ses lèvres et dans son cœur ces deux mots ne formaient-ils point un hymne complet.

Dieu qui l’apprit à l’ange a renfermé dans ces deux mots une source de bénédictions immenses.

Ave Maria ! Si douce est cette parole que la voix de bronze des cloches la répète dans la tour de l’église. Le marin puise dans cette invocation le courage de lutter contre la tempête ; le prêtre la murmure le long du chemin qui le conduit chez les souffrants et les pauvres ! Ave Maria, le poète chante ces mots sur la triste lyre humaine, et soudain celle-ci frissonne comme les harpes d’or du paradis. Le pèlerin qui suit à genoux la route d’un sanctuaire, le vieillard qui s’éteint, l’enfant qui balbutie les trouvent sur leurs lèvres comme un encouragement, une consolation, une espérance ! Ave Maria ! L’aube et le crépuscule du jour le dorent avec leurs premiers rayons et leurs dernières clartés ! Et dans le ciel illuminé d’une éternelle aurore, dans le ciel dont les profondeurs s’éclairent des rayonnements du Soleil de Justice, les anges le répètent comme un cantique, tandis que les vieillards se prosternent devant l’Agneau.

La Semeuse de lis ne savait rien de plus... Et la malade, comme un écho fidèle, ne prononça point d’autres paroles. Mais Marie attire vers elle les simples comme Jésus attirait les enfants, et tandis que la fille du bûcheron tenait ses regards fixés sur la sainte image, la fièvre de son sang se calmait et les roses fleurissaient sur ses joues pâles.

Par le même sentier qui l’avait vue se traîner faible et mourante, elle repassa forte et gaie, tenant dans ses mains la main de la Semeuse de lis.

Le bruit de ce prodige ne tarda point à se répandre : la reconnaissance du bûcheron le proclama.

Dans sa reconnaissance, le vieillard voulut concourir à l’embellissement du modeste sanctuaire de Marie : une palissade entoura le vieil orme, et le bûcheron crut avoir accompli une œuvre pieuse en isolant la chapelle végétale de la Mère de Dieu. Mais le lendemain la palissade se trouvait renversée par suite du vent violent qui avait soufflé dans la nuit, tandis que les tiges frêles des lis semblaient plus hautes et plus robustes que la veille.

L’empressement des gens du village à venir prier la Vierge en ce lieu devint si grand, qu’un pèlerinage s’organisa d’une façon régulière.

La Semeuse de lis, en présence du concours de peuple environnant la représentation réduite de la Vierge de Marbre, ressentit une joie que rien ne saurait peindre. Sa piété parut se doubler du concours auquel son culte naïf avait donné l’élan. À quelque heure du jour que l’on vint s’agenouiller devant Marie, on voyait l’Innocente les mains jointes, les yeux levés vers le ciel, laissant tomber de ses lèvres son harmonieux Ave Maria.

Plus d’une fois on tenta d’enrichir la sainte enfant, mais elle repoussa tous les dons avec une douceur constante. De temps en temps elle acceptait un nouveau costume de toile blanche en été, de laine blanche en hiver. Un pain bis, un vase rempli de lait suffisaient pour sa nourriture.

Elle grandissait à la façon des fleurs, mais elle ne paraissait prendre aucune force. Sa haute taille restait frêle, son blanc visage ne devait jamais connaître la couleur de la santé. Durant l’hiver l’Innocente devenait triste. On eût dit qu’elle regrettait les lis.

Quand les premières brises tièdes du printemps soufflaient, elle paraissait s’éveiller avec les fleurs. Alors, du matin au soir elle errait de touffe en touffe, épiant l’accroissement de la tige, la formation des boutons, l’épanouissement des corolles.

Parfois elle amenait avec elle les petits enfants, les groupait devant le grand orme, et voyant les têtes blondes confondues avec les calices purs, elle semblait comprendre les enfants et les fleurs dans une gerbe sans tache également agréable à Marie.

Un prêtre essaya d’instruire davantage cette ignorante à qui Dieu se plaisait sans doute à révéler les choses du ciel, mais le saint pasteur ne lui put rien apprendre, et jamais les humbles lèvres de l’enfant ne surent dire autre chose qu’Ave Maria !

 

 

 

II

 

 

La plupart des habitants du village vénéraient l’image de la Vierge autant qu’ils chérissaient la Semeuse de lis. Un seul homme puisait dans son incrédulité une haine farouche contre la sainte image, et cette haine sauvage se reportait en partie sur l’Innocente. Certes, nul n’obligeait Ludolf à s’agenouiller devant le colosse végétal servant d’asile à la figure douloureuse de Marie portant dans ses bras son Fils divin. Mais l’idée que cet arbre existait, que cette image recevait un culte public, exaspérait le misérable. Lui, qui ne cessait de parler de ses droits et d’exalter les privilèges de la liberté, ne pouvait soutenir l’idée que d’humbles femmes, des enfants innocents, des vieillards convaincus, des jeunes gens pieux courbassent le front sous une bénédiction invisible. Il haïssait la Semeuse de lis et la traitait en ennemie. Du plus loin qu’il l’apercevait, il lui adressait des gestes menaçants. S’il passait près d’elle il proférait des blasphèmes ; mais l’enfant ne paraissait ni voir, ni entendre ce dont tant d’autres eussent été mortellement effrayés, et quand Ludolf passait près d’elle, de sa voix la plus douce elle répétait en fixant sur lui ses grands yeux doux :

Ave Maria !

Ludolf avait grandi dans le vice, comme la Semeuse de lis croissait dans une atmosphère de pureté. On racontait tout bas qu’il avait fait mourir de chagrin sa vieille mère, et que son père l’avait maudit. Ce qui est certain, c’est qu’il menait une existence vagabonde, courant les bois durant la nuit, braconnant s’il ne faisait pire. Plus d’une fois un voyageur détroussé sur la grande route traça du brigand qui l’avait arrêté un signalement se rapportant d’une façon absolue à celui de Ludolf. Mais soit adresse, soit grâce à l’aide de Satan avec lequel les vieilles gens affirmaient qu’il avait fait un pacte, Ludolf continuait à échapper à la poursuite des soldats et aux atteintes de la justice.

L’impunité accroissait son audace. Il devenait plus arrogant à mesure qu’il se sentait plus redouté. Les enfants et les femmes eussent préféré se trouver dans la forêt en présence d’un sanglier furieux que de rencontrer Ludolf au déclin de la journée.

Il riait méchamment de la terreur qu’il leur inspirait, mais il se gardait bien de les menacer ou de leur nuire. Il ne se livrait à ses brutalités, à ses rapines que lorsqu’il se trouvait avec des étrangers.

Les accusations portées contre lui n’avaient jamais pu se prouver d’une façon irréfragable. Chacun prédisait à Ludolf un châtiment proportionné à ses crimes, mais les jours, les mois, les années se passaient, et le misérable continuait sa vie d’iniquités.

Il eut un jour une épouvantable idée. Après avoir passé en revue ses erreurs, ses fautes et ses crimes, il trouva qu’il manquait un acte monstrueux à tous ceux qu’il avait commis. Ludolf avait dérobé le bien d’autrui, troublé des âmes honnêtes, versé le sang durant les nuits d’orage et de ténèbres... Il avait blasphémé Dieu et renié les saints, mais il ne se souvenait pas d’avoir commis un sacrilège : le sacrilège matériel et brutal qui s’attaque à l’objet consacré, et le souille ou le brise sous l’inspiration d’une pensée infernale.

Plus d’une fois, passant devant l’église du village, et la voyant paisiblement illuminée par la lampe du sanctuaire, il leva la main comme pour protester, mais enfin il n’osa pas forcer les portes, éteindre la lampe sacrée et fouler aux pieds le crucifix.

Du jour où il constata qu’un sacrilège manquait à la liste de ses crimes, il songea à commettre un sacrilège.

Il est des hommes qui ont la haine de Dieu, la haine de son église bénie, la haine de ses prêtres, la haine de l’autel.

Ils détestent la foi, la charité, l’espoir, qu’ils ne peuvent ni partager ni comprendre.

Stupidement, follement ils songent à renier des choses sublimes, comme si leur effort de pygmées pouvait quelque chose contre ces inaccessibles grandeurs.

Ils ont l’amour du crime comme d’autres possèdent de nobles ambitions. Ils bâtissent leur Babel monstrueuse, croyant lutter contre Dieu qui ne les foudroie même pas, et qui les attend les bras tendus sur les images sacrées du crucifix, et voilé dans les divines humilités du tabernacle.

Ludolf rêva, chercha, médita. Il voulait vaincre le Galiléen, ce doux vainqueur des âmes ; il voulait se rebeller contre lui et se jugeait doué d’une âme fortement trempée parce qu’il raillait les chrétiens, crachait sur les prêtres, et défiait la foudre de l’écraser.

Un jour, le cœur de Ludolf bondit de joie. Il venait de trouver quel sacrilège devait clore dignement la liste si longue de ses folies et de ses crimes.

S’attaquer à l’autel, forcer les portes de l’église, briser la porte du tabernacle, lui parut sinon impossible du moins imprudent. S’il ne redoutait pas les anges vengeurs chargés de veiller sur le trésor eucharistique, ces anges qui, dans l’ancienne loi, chassèrent du Temple Héliodore fustigé, il trouvait l’église trop entourée.

Admirable instinct ! prévoyance touchante ! À peine une chapelle est-elle bâtie qu’autour de ses murs s’élèvent, par un secret enchantement, les habitations des hommes.

Ou repose le corps divin, les aigles s’assemblent.

À l’ombre de la croix se groupent les ruches familiales.

La femme et l’enfant se rapprochent de l’autel ; le berceau comme la tombe se cachent sous les bras immenses du calvaire !

Non, Ludolf ne pouvait s’attaquer à l’église. Car s’il raillait le ciel, il redoutait la justice. Le glaive de la loi lui semblait toujours trop près de sortir du fourreau. Mais, non loin du village existait un endroit vénéré que rien ne semblait défendre.

Le grand orme abritant une image de Marie sous ses ramures, se dressait seul sur la limite d’un champ. À quelques pas de là se dressait bien un amas de branchages servant d’asile à une créature humaine, aussi nul ne gardait l’enfant isolée, et si son cœur devait saigner en voyant profaner l’objet de son culte, elle resterait, du moins, impuissante à le protéger.

Et pourtant qui n’aurait point respecté l’orme béni par la figure sainte abritée dans l’excavation de son tronc centenaire, l’aurait dû faire par amitié pour la Semeuse de lis. Quelle vie d’austérité sainte, quelle existence angélique menait cette pauvre d’esprit, qui s’entretenait avec les anges, car l’âme possède des lumières intérieures bien différentes des clartés humaines de l’esprit, et tel peut sembler privé d’intelligence qui cache au dedans de lui-même un sens admirable des choses célestes.

La Semeuse de lis couchait dans sa cabane sur un lit de fougère ; durant les longs mois de froidure, de frimas et de neige, elle restait enfermée dans sa solitude, et ne reparaissait qu’au printemps. Mais alors recommençaient ses courses sans fin, ses promenades à travers la campagne, ses marches interminables dont la plupart ne comprenaient pas le sens caché.

Elle plantait des lis ! Partout et toujours elle plantait des lis !

N’est-il point arrivé à chacun de nous de rencontrer des êtres qui, dans des milieux divers et d’une façon différente, remplissent une mission semblable !

Elle plantait des lis ! c’est-à-dire elle multipliait la blancheur, la grâce, le parfum ! Elle remplaçait l’ortie brûlante, le chardon épineux, la dangereuse belladone, la froide ciguë, toutes les herbes putrides, toutes les plantes empoisonnées par des fleurs merveilleuses parlant de candeur et de pureté ! Elle couvrait les monceaux de pierre, les fumiers nauséabonds de bouquets splendides ! Elle masquait toutes les laideurs, elle cachait toutes les ronces, elle décorait tous les fossés de la fleur que les peintres mettent entre les mains de l’ange Gabriel, et qui naissait spontanément sous les pieds de Marie.

Dans l’ordre moral, dans le domaine de la foi, nous avons été témoin du même phénomène.

Il est des êtres purs et privilégiés dont la présence sanctifie. On dirait que leur vie, leur entretien fait grandir dans les âmes des vertus nouvelles, des pensées fortifiantes, des résolutions héroïques : – Ils sèment des lis ! – en parlant de Dieu avec adoration, de Marie avec un culte filial ; – ils sèment des lis en vantant la chasteté qui rend fort, l’humilité qui rend patient. – Dieu les place souvent sur notre chemin, ces semeurs de lis qui, de toute chose, font jaillir la lumière, l’édification, la joie, fleurs célestes écloses dans le paradis sous la rosée de la grâce. – Et quand nous les rencontrons, oh ! courons au parfum qu’ils laissent après eux, et recueillons les pétales bénies dont ils jonchent les sentiers parcourus. Les œuvres germent dans leur pensée, les bienfaits tombent de leurs mains prodigues ; des miracles s’accomplissent par la seule puissance de leur dévouement et de leur loi. Le zélé qui les enflamme se propage comme un incendie, chacun de leurs pas est indiqué par un progrès. Ils sont nos vivants modèles, et nous nous sentons meilleurs quand nous avons entendu les paroles qui tombent de leurs lèvres.

Il est, de nos jours, des incrédules et des railleurs qui ne comprennent pas plus les hommes de foi, que Ludolf ne comprenait la Semeuse de lis.

La résolution du misérable était prise, il allait frapper l’enfant dans ce qu’elle avait de plus cher.

Il faisait nuit noire, une nuit sans lune. Le vent soufflait avec furie dans les branches dépouillées des arbres ; de loin en loin les cris sinistres des engoulevents et des hiboux troublaient le silence par une note lugubre.

Ludolf sortit de chez lui le mousquet sur l’épaule.

Peu lui importaient les ténèbres, il chassait le jour, il braconnait la nuit. Il connaissait chaque talus, chaque fourré garni d’épines. L’ivresse qu’il avait puisée dans un flacon d’eau-de-vie blanche montait à son cerveau. Il marchait vite, et le sol, durci par les gelées précédentes, craquait sous ses pieds.

Onze heures sonnèrent au clocher.

Toutes les lumières du village étaient éteintes, et seule, tremblante comme une étoile de la terre, brillait la lampe du sanctuaire.

Ludolf presse le pas et serre nerveusement la crosse de son mousquet.

Il traverse le bois, un loup le frôle en passant, le regarde de ses yeux rouges et s’éloigne.

Une silhouette s’estompe vaguement dans la nuit. Cette masse noire semble plus noire encore que le fond sombre du ciel.

– J’aurais dû attendre la pleine lune ! pense Ludolf. Il descend vers la cabane de branchages et secoue rudement la claie qui la ferme.

Ave Maria ! dit une voix douce.

– Debout, idiote et folle ! crie Ludolf d’une voix irritée. Nous verrons bien tout à l’heure si tu diras un autre mot que cette parole éternelle.

La Semeuse de lis ne comprit point sans doute le sens des menaces de Ludolf, mais la rudesse de sa voix lui fit deviner sa colère. Elle quitta son lit de fougères, poussa la claie, et vint avec sa douceur d’agneau et son innocence de vierge se présenter au misérable.

– Où est ta lumière ? allume une branche de sapin ! je veux voir, je veux viser juste !

L’enfant étendit la main vers l’orme colossal.

Ave Maria ! fit-elle en tombant à genoux.

Une clarté pâle comme l’aube naissante environnait l’arbre géant, et du sein de cette clarté pure, la figure de Marie tenant son fils sur ses genoux brillait d’une lueur vivante comme les splendeurs de la lumière zodiacale. Le cœur de Marie percé de sept glaives semblait le foyer de ces gerbes éclatantes qui s’irradiaient autour d’elle, et se perdaient avec des adoucissements rosés au milieu des branches de l’orme.

Ce phénomène aurait dû jeter Ludolf dans la poussière.

Ses yeux voyaient le miracle, ses sens demeuraient frappés du phénomène de cette clarté sidérale dont ne sauraient approcher ni les beautés du soleil de minuit, ni les magnificences boréales du pôle. Il vit, mais il se révolta contre ce prodige, comme il s’était révolté contre la vie mystique de l’enfant, la guérison de la fille du bûcheron, la piété croissante des fidèles.

Il se recula, épaula son arme et visa...

Un cri d’angoisse jaillit de la poitrine de la Semeuse de lis, elle s’élança vers l’image de Marie avec la rapidité d’une flèche, et les deux bras étendus elle la couvrit de son corps.

Le coup partit, la Semeuse de lis tomba foudroyée.

Ludolf fit feu pour la seconde fois.

Alors une plaie rouge s’ouvrit au cœur de Marie, et le sang coula sur sa poitrine percée de glaives.

Ave Maria ! murmurèrent les lèvres de la Semeuse de lis.

Un éclat de rire répondit au dernier soupir de l’Innocente. Ludolf jeta son mousquet à terre et disparut dans la nuit, car à peine avait-il commis son sacrilège que la clarté miraculeuse s’était éteinte et que la cabane, l’orme séculaire, le corps de la Semeuse de lis et la Madone s’étaient enveloppés d’une obscurité complète.

Au jour, un enfant qui gardait ses chèvres descendit vers l’arbre afin de prier la Vierge comme il avait coutume de faire chaque jour. Il poussa un cri d’effroi en voyant quel spectacle s’offrait à sa vue, et abandonnant son troupeau il s’enfuit à travers le village, appelant à l’aide, et répétant avec le désordre de la terreur.

– La Semeuse de lis ! la Vierge de Marbre !

En un moment, hommes, femmes et enfants coururent du côté de la cabane. Le bûcheron et sa fille y arrivèrent les premiers.

Alors ils comprirent l’épouvante du gardeur de chèvres :

Le corps de l’Innocente était étendu sur le sol, roidi et glacé ! Ses lèvres pâles ne devaient plus jamais s’ouvrir en ce monde ; ses mains qu’elle avait jointes rappelaient la naïve ferveur qui avait été l’âme de sa vie et l’édification de tous.

Une tache rouge marquait sa poitrine. La balle de Ludolf l’avait atteinte au cœur, et le cœur ayant cessé de battre, le sang s’était arrêté !

En face de la morte, au fond de sa niche végétale, la Vierge paraissait fixer des regards maternels sur l’Innocente. Mais de la plaie faite à Marie par la balle de Ludolf coulaient lentement des gouttes de sang vermeil. Sa robe bleue devenait une robe pourpre, le tronc de l’arbre ruisselait de ce sang vermeil...

La foule tomba sur les genoux, demandant grâce et miséricorde, s’offrant en holocauste pour expier le sacrilège.

Les psaumes du repentir et les salutations de l’ange se pressèrent tour à tour sur les lèvres. On entendait à la fois des prières et des sanglots. Enfin la fille du bûcheron et une de ses compagnes soulevèrent le corps léger de l’Innocente et le rentrèrent dans la cabane. Un cierge fut apporté de l’église et le prêtre s’agenouilla d’abord devant la statue de la Vierge miraculeuse, puis devant la dépouille de celle qui avait été sa dévote servante.

Si le nom du meurtrier se trouvait en ce moment sur toutes les lèvres, par une entente tacite on s’en remit à la justice des hommes d’accomplir son œuvre, et on eut d’abord à cœur de s’occuper des intérêts de Dieu.

Le saint pasteur récita les prières des morts, afin de se conformer à une sainte coutume liturgique, puis cédant au sentiment paternel de son affection pour la fille innocente qu’un crime venait de faucher comme une lame coupe une jeune tige, il dit aux assistants d’une voix trempée de larmes :

– Regrettez-la comme une colombe dont le vol vous semblait un présage de bonheur ; regrettez-la comme une blanche brebis paissant les pâturages du Père céleste ; comme une apparition consolante dont la vision rafraîchit votre âme et dirige vos pensées vers le ciel ; mais ne la cherchez plus sur la terre, où reste seulement sa mortelle enveloppe... Le Père céleste l’a rappelée dans le paradis de ses élus, et du haut du trône préparé pour elle, son innocente main continuera à nous bénir. Les ailes des anges semblent frémir dans cette enceinte ; le parfum des palmes du paradis embaume cette cabane de feuillage, l’Innocente est devenue une glorieuse sainte, et la Semeuse de lis se trouve à cette heure abritée sous le manteau bleu de Marie.

Quatre jeunes filles soulevèrent le corps frêle de la Semeuse de lis, et le cortège funèbre se mit en marche. La neige durcie couvrait le sol et craquait sous les pieds ; les arbres portaient en guise de fleurs des prismes de cristaux et des frimas étincelants comme des pierreries.

La voix tremblante du pasteur entonna les litanies de la Vierge, comme si cette longue énumération des grandeurs et des privilèges de la Reine divine qu’elle avait tant aimée et si bien servie, pouvait consoler et rafraîchir la jeune âme de la victime de Ludolf.

Mais à peine la longue file des paysans s’achemina-t-elle du côté du cimetière, que l’on vit, de chaque côté de la route, la neige s’entrouvrir en longs sillons, et de ces sillons montaient des tiges de lis à la verdure vivace, et au sommet de ces tiges s’épanouissaient des corolles luttant de blancheur avec celle des frimas. Sous le souffle léger d’un vent tiède, le parfum des corolles s’envolait à la suite de l’humble fille. De tous côtés, devançant les heures d’avril, les lis fleurissaient s’inclinant mollement vers l’enfant endormie d’un suprême sommeil.

Chacun des assistants cueillait ces tiges miraculeuses, et les jetait sous les pas du cortège ; et plus s’épaississait ce tapis odorant, plus rapidement et plus haut montaient les tiges nouvelles.

Partout et sans fin germaient les fleurs merveilleuses ; on eût dit qu’elles se haussaient pour toucher les vêtements de la jeune morte, et qu’elles se réjouissaient de mourir sur le sentier qu’elle parcourait pour la dernière fois.

Le vieux prêtre ne parut ni troublé ni surpris de ce spectacle. Depuis longtemps il comprenait à quel point le Seigneur daignait se révéler à cette humble créature, dont l’unique parole en ce monde avait été la parole de l’ange saluant Marie dans l’humble maison de Nazareth.

De l’oratoire à l’église, la marche du cortège fut une sorte de triomphe. Les fleurs croissaient de tous côtés. On les coudoyait, on les frôlait, on les foulait en passant. L’église s’en trouva remplie, et le cimetière paraissait un champ de lis à l’heure où la dépouille mortelle de l’Innocente y fut inhumée.

Et tandis que les assistants jetaient par brassées les lis sur sa fosse, car on voulait ensevelir sous les fleurs le corps virginal de la servante de Dieu, les voix d’êtres angéliques répétaient en chœur comme un chant d’allégresse : Ave Maria ! Ave Maria ! Elle était morte, la Semeuse de lis ! Et, dans le paradis, les chérubins fêtaient sa venue. Elle était morte, cette simple d’esprit dont l’âme était restée tournée du côté du ciel comme le rayonnant calice des hélianthes. Elle était morte ! Mais elle laissait comme un impérissable souvenir du culte inauguré par elle, l’ermitage bâti en face de l’image sainte, et l’écho attendri de sa voix d’enfant.

Quelques jours plus tard, Ludolf payait sa dette à la justice des hommes, puis il allait subir le jugement sans appel de Dieu.

Ah ! Semeuse de lis enfant bénie, apprenez-nous à répandre autour de nous les fleurs des vertus chrétiennes, les exemples fortifiants qui produisent des fruits de vie ! Rien ne se perd dans les sentiers humains ni dans les bosquets du paradis. S’il est des semeurs d’ivraie dans les champs du Père de famille, aidons à y multiplier ceux qui sèment les lis immortels.

 

 

 

Raoul de NAVERY,

Légendes de la Vierge de marbre,

1878.

 

 

 

 

 

 

 

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