La combe de l’homme mort

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Charles NODIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il s’en fallait de beaucoup en 1561 que la route de Bergerac à Périgueux fût aussi belle qu’aujourd’hui. La grande forêt de châtaigniers qui en occupe encore une partie était bien plus étendue et les chemins bien plus étroits ; et dans l’endroit où elle est comme suspendue sur une gorge profonde qu’on appelait alors la Combe du reclus, la pente de la montagne qui aboutissait à cette vallée était si âpre et si périlleuse que les plus hardis osaient à peine s’y hasarder en plein jour. Le 1er novembre de cette année-là, propre jour de la Toussaint, elle aurait pu passer à huit heures du soir pour tout à fait impraticable, tant la rigueur prématurée de la saison ajoutait de dangers à ses difficultés naturelles. Le ciel, obscurci dès le matin par une bruine rude et sifflante, mêlée de neige et de grêlons, ne se distinguait en rien, depuis le coucher du soleil, des horizons les plus sombres ; et comme il se confondait par ses ténèbres avec les ténèbres de la terre, les bruits de la terre se mêlaient aussi avec les siens d’une manière horrible qui faisait dresser les cheveux sur le front des voyageurs. L’ouragan, qui grossissait de minute en minute, se traînait en gémissements comme la voix d’un enfant qui pleure ou d’un vieillard blessé à mort qui appelle du secours ; et l’on ne savait d’où provenaient le plus ces affreuses lamentations, des hauteurs de la nue ou des échos du précipice, car elles roulaient avec elles des plaintes parties des forêts, des mugissements venus des étables, l’aigre criaillement des feuilles sèches fouettées en tourbillons par le vent, et l’éclat des arbres morts que fracassait la tempête ; cela était épouvantable à entendre.

La combe noire et creuse dont je parlais tout à l’heure opposait à ceci, sur un de ses points, un contraste frappant, une clarté fixe, mais large et flamboyante, qui s’épanouissait d’en bas comme le panache d’un volcan ; et, de la porte ouverte à deux battants qui lui donnait passage, montaient des bouffées de rires capables d’égayer le désespoir. C’est que c’était la forge de Toussaint Oudard, le maréchal-ferrant, qui était parvenu à l’âge de quarante ans sans se connaître un seul ennemi, et qui solennisait joyeusement l’anniversaire de sa fête à la lueur de ses fourneaux et au milieu de ses ouvriers, étourdis par le plaisir et par le vin.

Ce n’est pas que Toussaint eût jamais violé la solennité des saints jours pour armer la sole d’un cheval ou pour ferrer une roue, à moins qu’il n’y fût contraint par quelques accidents inopinés survenus à des étrangers en voyage, et alors il ne tirait aucun salaire de son labeur ; mais sa forge ne cessait d’ardre en aucun temps dans les fêtes les plus scrupuleusement fériées, parce qu’elle servait de fanal, surtout pendant la mauvaise saison, aux pauvres passants égarés, qui y étaient toujours les bienvenus ; et quand on voulait indiquer parmi les paysans de la combe la maison de Toussaint Oudard, fils de Tiphaine, on l’appelait communément l’auberge de la Charité.

Toussaint entra tout à coup dans une grande cuisine contiguë à la forge, où quelques pièces de gibier et de boucherie achevaient de rôtir devant un feu clair et bien nourri qui aurait fait envie à la forge même, sous l’ample manteau d’une de ces cheminées du vieux temps que l’aisance semblait avoir inventées pour l’hospitalité.

« Voilà qui va bien, dit-il en s’adressant gaiement à une vieille femme qui était assise sur un pliant à l’angle de la cheminée, et dont le visage grave et doux brillait, vivement éclairé par une lampe de cuivre à trois becs, posée sur une console de plâtre historié, mais fort noircie par la fumée et par le temps ; il m’est avis que tous les petits sont couchés et que le joli troupeau des jeunes filles de la combe vous fait aussi bonne compagnie qu’à l’ordinaire pour la veillée qui commence. Dieu me garde de la laisser troubler par les éclats de mes garçons que le bruit de l’enclume a depuis longtemps assourdis, et qui ne sauraient s’entendre entre eux s’ils ne hurlent comme des loups. Je viens de les dépêcher dans ma chambre à coucher d’où leurs cris n’arriveront plus jusqu’à vous, et où vous aurez la bonté, ma mère, de nous envoyer le reste de ces béatilles par une de vos servantes, la plus mûre et la plus rechignée qu’il y ait, si faire se peut, et pour cause. Conservez cependant quelque bon lopin pour les pauvres diables que le mauvais temps pourrait nous amener ; et quant à vos gentes amies, tâchez de les bien régaler à leur gré de châtaignes dorées sous la braise, en les arrosant largement de vin blanc doux, frais sorti de la cuvée, et qui mousse comme un charme. Quand il ny en aura plus, il y en aura encore... Je ne vous laisserais pas toutes ces peines, mère bien-aimée, continua Toussaint en essuyant une larme et en embrassant la vieille, si ma chère Scholastique vivait encore ; mais Dieu a permis qu’il ne restât que vous de mère à mes enfants, et de providence visible à leur père !

– Tout sera fait comme vous le désirez, mon digne Toussaint, dit la bonne Huberte, aussi émue que son fils du souvenir qu’avaient réveillé ses dernières paroles. Donnez-vous un peu de bon temps pour ce qui reste de votre fête, car les heures passent vite. Quand la cloche du moutier aura sonné les premières prières des morts, nous serons de loisir pour y penser. Égayez-vous donc bellement, et ne soyez pas en souci sur vos hôtes. En voici déjà deux, le ciel en soit loué, que nous nous efforçons de bien recevoir, et qui seront assez indulgents pour faire grâce à la petitesse de nos moyens, si notre accueil ne répond pas à notre bonne volonté.

– Que le Seigneur soit avec eux, reprit Toussaint en saluant les étrangers qu’il n’avait pas remarqués jusque-là, et qu’ils se regardent chez nous comme dans leur propre famille ! Faites-leur d’agréables histoires qui leur adoucissent l’ennui des heures, et ne ménagez pas les provisions, car dans la maison de l’ouvrier chaque jour amène son pain. »

Ensuite il embrassa encore une fois sa mère, et il se retira.

Les deux hommes dont venait de parler la vieille Huberte s’étaient levés un moment comme pour répondre à la politesse de Toussaint, et puis ils s’étaient rassis immobiles et en silence à l’autre bout du foyer.

Le premier avait l’apparence d’un personnage de quelque distinction ; il portait un justaucorps noir à aiguillettes, sur lequel se rabattait une large fraise blanche à gros plis bien empesés et bien godronnés ; ses jambes étaient enveloppées jusqu’au-dessus du genou, vers l’endroit où descendait sa cape de drap, d’une bonne paire de guêtres de cuir bouclées en dehors, et son chapeau rabattu était ombragé d’une plume flottante qui retombait devant ses yeux. Sa barbe pointue et grisonnante n’annonçait qu’une robuste vieillesse, et son attitude brave et discrète lui donnait l’air d’un docteur.

L’autre, à en juger par sa petite taille, devait être un enfant du commun ; mais son accoutrement extraordinaire avait attiré d’abord l’attention d’Huberte et des jeunes filles de la combe, qui regrettaient de ne pas discerner ses traits à travers les touffes énormes de cheveux roux dont sa figure était couverte presque tout entière ; il était vêtu d’un haut-de-chausses et d’un pourpoint rouge cramoisi, extrêmement serrés, et le sommet de sa tête se cachait seul sous une calotte de laine de même couleur, d’où s’échappait en boucles crépues cette chevelure d’un blond ardent qui lui prêtait une physionomie si étrange. Cette espèce de bonnet était fixé sous le menton par une forte courroie, comme la muselière d’un chien hargneux.

« Vous nous excuserez d’autant mieux, messire, de mal nous acquitter de notre devoir, continua Huberte en reprenant son propos et en s’adressant au plus vieux des étrangers, que notre pays pauvre et peu fréquenté n’a pas souvent l’honneur d’être visité par des voyageurs tels que vous. Il faut que ce soit le hasard qui vous y ait conduits.

– Le hasard ou l’enfer, répondit l’homme noir d’une voix rauque, dont l’aigre son fit tressaillir les jeunes filles.

– Cela s’est vu quelquefois », interrompit le nain en se renversant en arrière avec un éclat de rire étourdissant, mais de manière à ne laisser voir de son visage qu’une bouche immense, garnie de dents innombrables, pointues comme des aiguilles et blanches comme de l’ivoire.

Après quoi il rapprocha brusquement sa sellette des landiers brûlants et déploya devant le brasier deux mains très longues et très décharnées, à travers lesquelles la flamme transparaissait, comme si elles avaient été de corne.

L’homme noir fit peu d’attention pour lors à cette gausserie brutale.

« Mon damné de cheval, poursuivit-il, emporté par la crainte de l’orage ou poussé d’un mauvais esprit, m’a égaré pendant trois heures de forêts en forêts et de ravins en ravins, jusqu’à ce qu’il ait pris le parti de me culbuter dans un précipice où je l’ai laissé pour mort. Je compte bien avoir fait trente lieues, et je ne me suis dirigé en ce pays inconnu qu’à la lueur de votre forge et par la grâce de Dieu.

– Sa sainte volonté soit accomplie en toutes choses, dit mère Huberte en se signant.

– La grâce de Dieu ne pouvait rien moins, reprit le méchant petit homme, en faveur de très illustre et très révérend seigneur maître Pancrace Chouquet, ancien promoteur du monastère des filles de Sainte-Colombe, ministre du Saint-Évangile, recteur de l’Université de Heidelberg, et docteur en quatre Facultés. »

Et cette phrase fut suivie d’un éclat de rire plus bruyant que le premier.

« De quel droit, s’écria le docteur en grinçant les dents, un malotru de votre espèce ose-t-il se mêler à ma conversation pour m’attribuer des noms et des titres que je n’ai peut-être point ? Où m’avez-vous rencontré ?

– Pardon, pardon, mon doux maître, ne vous emportez pas, répondit le petit garçon en flattant de sa main démesurée la cape et les manches du vieux docteur. Je vous vis à Cologne en faisant mon tour d’Europe afin de m’instruire ès bonnes lettres, suivant les premières intentions de mon père, et j’assistai à une des leçons où vous nous traduisiez Plutarchus en latin très excellent, lorsque vous vous arrêtâtes subitement, aussi empêché que si Satan vous avait tenu à la gorge, sur le traité De serâ Numinis vindictâ. C’est belle et savante matière. Il est vrai que vous aviez ce jour-là quelque chose à voir à vos affaires, car on commençait à vous chauffer, derrière le tombeau des trois rois, une couchette plus ardente que ne l’est l’âtre de dame Huberte. L’histoire en est assez bouffonne, et je la conterai volontiers, si cela duit à l’aimable et joyeuse compagnie.

– Et moi, dit le docteur à basse voix, si tu reviens sur ce propos, je te le ferai rentrer dans l’âme avec ma dague ! Il est surprenant, ajouta-t-il en grondant, qu’on reçoive de pareils garnements en si honnête maison !

– Je le prenais pour votre serviteur, repartit madame Huberte, et je ne le connais pas autrement.

– Ni moi, ni moi, dirent les jeunes filles en se pressant les unes contre les autres ainsi que de petites fauvettes prises au nid.

– Moi non plus, dit Cyprienne en cachant sa tête entre les genoux de Maguelonne.

– Oh ! les mièvres d’enfants ! cria le voyageur à la calotte rouge, du coin du feu où il s’était accroupi pour retirer à belles griffes les châtaignes toutes brûlantes. Vous verrez qu’elles auront la malice de ne pas me reconnaître en habit de dimanche ! Regardez cependant s’il est changé, mère Huberte, le petit maquignon de céans, Colas Papelin, jadis clerc, aujourd’hui valet d’écurie pour vous servir. L’honnête maître Toussaint n’a pas posé un fer à une de nos cavales que je n’eusse auparavant lavée, frottée, étrillée, lissée, cirée, brunie, rendue plus polie qu’un miroir, et dont je n’aie à toute heure, au moins de nuit, peigné les crins de mes doigts. Voilà pourquoi je suis toujours bien reçu à la forge, car entre le palefrenier et le maréchal il n’y a, comme on dit, que la main. »

En tenant ce discours, il écarta de droite et de gauche les boucles épaisses de ses cheveux flamboyants, pour mettre sa face à découvert, et il montra, en riant à ébranler les murs, une figure assez hideuse, blême et jaunie, comme la cire d’une vieille torche, sillonnée de rides bizarres, et au front de laquelle brillaient deux petits yeux rouges, plus éclatants que des charbons sur lesquels joue incessamment le vent du soufflet. Tout le monde fit un mouvement de terreur.

Dame Huberte connut bien qu’elle ne l’avait jamais vu ; mais un sentiment secret l’avertit qu’il n’était pas bon de le dire.

« Si j’ai jamais aperçu ce fantôme, grommela Pancrace, il faut que ce soit au grand diable d’enfer !

– Ce pourrait bien être là, reprit Colas Papelin en riant toujours, et j’aurais lieu de m’étonner comme vous du hasard qui nous fait trouver ici. Qui se serait avisé de chercher maître Pancrace Chouquet à la combe du Reclus ?

– À la combe du Reclus ! dit Pancrace d’une voix tonnante... Ah ! ah ! reprit-il se mordant le poing.

– Ah ! ah ! répéta Colas Papelin du ton d’un ricanement infernal ; mais ne pensez-vous pas comme moi, docteur, qu’il serait assez curieux pour nous autres gens d’étude, chez qui l’amour de l’instruction s’unit à celui de l’or et du plaisir, de pénétrer pourquoi on appela ainsi cette misérable vallée ? L’histoire doit en être singulière, et il m’est avis que dame Huberte, qui sait toutes les belles histoires du monde, nous apprendra volontiers celle-ci entre deux brocs de vin doux.

– Je me soucie fort peu d’histoires, bonhomme, repartit Pancrace en faisant un mouvement pour se lever.

– Si ce n’est celle-là, ce sera la mienne, s’écria Colas Papelin en le retenant assis dans l’étreinte de son bras nerveux qui le serrait comme un étau. Oh ! que nous prendrons grand plaisir, dame Huberte, à vous ouïr conter cela !

– Je l’avais promis à mes filles, répondit la vieille, et le récit n’en est pas long. Il faut donc vous dire que ce pays était bien plus sauvage et plus triste que vous ne le voyez, quand un saint homme vint, il y a plus de cent ans, y fonder un petit ermitage sur une des saillies du rocher qui borde le précipice. On dit que c’était un jeune et riche seigneur, et qu’il s’était rebuté de la cour par la crainte de n’y pouvoir faire son salut ; mais il ne se fit jamais connaître que par le nom d’Odilon, sous lequel notre très Saint-Père l’a béatifié, en attendant qu’on le canonise.

– Diable ! dit Colas Papelin.

– Tant y a, continua Huberte, qu’on ne saurait douter qu’il eût apporté beaucoup d’argent avec lui, car en moins de rien toute la combe changea de face. Il fit cultiver les terres propres au labour, construire des usines sur les courants d’eau, bâtir un petit hospice, un presbytère, un moutier, et ses libéralités attirèrent dans la combe des gens de tous les métiers utiles aux voyageurs, dont les familles existent encore dans une commode médiocrité, et ne cessent de glorifier le nom du bienheureux saint Odilon, qui les laissa pour héritières. C’est pourquoi cette vallée s’appelle la combe du Reclus, parce qu’il ne sortait jamais de son ermitage, et qu’à l’imitation de Dieu il faisait du bien aux hommes sans en être vu. Le Seigneur ait son âme devant sa face, ainsi qu’il est dit dans le bref.

– Cette histoire est fort édifiante, dit le docteur Pancrace, et j’y veux bien croire cette fois, quoique j’aie entendu sa pareille dans tous les pays de moinerie ; mais il me semble que le beau temps se rétablit : le vent a cessé de bruire et la pluie de battre les croisées.

– Ce sera vraiment plaisir de voyager tout à l’heure, remarqua gaiement Papelin en maintenant le docteur sur son siège ; mais il serait trop malséant d’abandonner dame Huberte au commencement d’une si belle et si instructive narration.

– Cette narration est fort complète, répliqua le docteur avec impatience, et dit clairement tout ce que nous pouvions en attendre, c’est-à-dire l’origine et l’étymologie du nom de cette vallée : il n’y manque pas un mot.

– Il y manque, reprit Colas, une péripétie, un dénouement et une moralité dont vous ne nous auriez pas fait grâce sur les bancs quand vous preniez la peine de nous expliquer péripatétiquement les rhétoriques de maître Guillaume Fichet ; et voilà, pour la preuve, la vénérable madame Huberte qui se dispose à continuer après avoir repris haleine.

– Le bienheureux Odilon, continua-t-elle en effet, avait ainsi vécu près des trois quarts d’un siècle dans la retraite et la prière, quand se présenta, pour l’assister en ses saints offices, un jeune homme qui se faisait remarquer depuis quelques mois par la dévotion de ses pratiques et son assiduité aux sacrements. Comme il avait autant de science qu’un prêtre, autant d’éloquence qu’un prédicateur et autant de piété apparente qu’un saint, car on n’avait jamais vu de pénitent plus recherché dans ses mortifications, l’ermitage lui fut facilement ouvert. Son nom est pour le présent sorti de ma mémoire, quoiqu’il me semble l’avoir entendu il n’y a pas longtemps.

– Le nom de ce personnage est fort inutile à votre récit, murmura le docteur en se rongeant encore les doigts.

– Maître Pancrace Chouquet, répéta Colas Papelin d’une voix stridente, pense que le nom de ce personnage est inutile à votre récit, ô ma respectable hôtesse ! Entendez-vous bien, ajouta-t-il en criant encore plus fort, que votre histoire peut se passer du nom de ce bon apôtre, qui m’a l’air d’être quelque infernal hypocrite, et que telle est l’opinion de messire Pancrace, de messire Chouquet, de messire Pancrace Chouquet ! Vous ne vous rappelez donc pas, dame Huberte ? »

« Le misérable veut me faire mourir ! » pensa le docteur à part lui, en tournant les yeux vers la porte.

« Pas encore, répondit à sa pensée le petit Colas Papelin, qui s’étouffait de rire à son oreille.

– Nous avions craint longtemps que l’appât des trésors du bienheureux n’alléchât quelques voleurs, poursuivit la bonne veuve de Tiphaine, qui avait à peine pris garde à ces interruptions ; nous savions cette fois qu’après en avoir distribué une grande part en œuvres pies, comme je vous l’ai rapporté ci-devant, il avait réparti le reste entre la cure et le monastère pour l’éducation des enfants, le soulagement des voyageurs et la réparation des fléaux du ciel. On ne vit donc dans toute la combe, à l’arrivée du jeune clerc, qu’un doux et favorable réconfort que la Providence envoyait par sa grâce à la vieillesse du solitaire. Au moins, disions-nous à nos veillées, le saint homme aura quelqu’un près de lui qui lui ferme les yeux et qui appelle sur sa tête, avec la dernière onction, les bénédictions du ciel.

– Oh ! que cela est dignement pensé, brave femme ! s’écria Colas Papelin en sanglotant ; la tête de ce bienfaisant vieillard, je l’aurais moi-même bénie, je le jure, si Dieu me l’avait permis !... Qu’en dit mon maître, messire Pancrace Chouquet ? »

Pancrace tordit sa barbe, s’agita sur sa sellette, regarda de nouveau à la porte et ne répondit pas.

« Voilà qui est bon, continua la vieille femme. Une nuit, Tiphaine se leva tout effaré d’auprès de moi : c’était, messieurs, il y a trente ans, la propre nuit de la Toussaint, comme aujourd’hui, un peu avant les matines des morts.

– Comment ? dit Colas Papelin ; pensez-vous, ma bonne mère, qu’il y aura effectivement trente ans accomplis depuis ce jour ; trente ans à heure fixe, ni plus ni moins, quand sonneront les matines ?

– Il le faut bien, honnête monsieur Papelin, répliqua Huberte, puisque c’était en 1531. Je demandai à Tiphaine ce qui le décidait à se lever de si bonne heure, pensant qu’il pouvait être malade. « Remettez-vous, me répondit-il, et soyez sans crainte, bonne amie : c’est un mauvais songe qui m’a travaillé tout à l’heure, et dont il faut que j’aie mon cœur clair avant de me rendormir ; car les rêves sont quelquefois des avertissements du Seigneur. Il m’a semblé qu’on assassinait le saint vieillard Odilon, et depuis que je suis réveillé, je ne sais quel bruit de plaintes et de gémissements me poursuit ; je compte vous rassurer dans un moment. » Sur cette parole, il courut à l’ermitage avec quelques-uns de ses ouvriers que tenait le même souci, et ils reconnurent que le sommeil ne les avait que trop bien instruits !...

– Le pauvre reclus était mort ! reprit Colas. Maître, entendez-vous ?...

– Il se mourait quand Tiphaine arriva, mais, quoiqu’il fût tombé sans conserver aucune apparence de vie aux yeux de son meurtrier, il s’était trouvé assez de forces un moment après pour se traîner au dehors de sa cellule, pendant que le misérable cherchait inutilement les prétendus trésors qu’il venait de payer de son âme !

– Et son meurtrier, c’était le monstre artificieux et détestable qui lui avait dérobé son amitié et ses prières sous le masque de la dévotion ! Maître, entendez-vous ?... »

Pancrace ne répondit que par une espèce de râle sourd qui ressemblait à un rugissement.

« C’était lui ! dit dame Huberte. Cependant la grille de la cellule s’était refermée sur les pas du bienheureux, par le moyen d’un ressort de l’invention de Tiphaine, dont le secret n’était pas connu de l’assassin.

– Le voilà pris enfin ! s’écria Colas Papelin avec son horrible rire ; quelques moments encore, et le juste sera vengé ! Maître, entendez-vous ?...

– Il n’en fut pas ainsi, poursuivit Huberte en hochant la tête : Tiphaine et ses gens ne découvrirent personne dans la grotte ; et comme il s’y était répandu tout à coup une odeur de bitume et de soufre, on pensa que l’étranger avait contracté un pacte avec le démon pour échapper au danger où il s’était mis, ce qui se trouva véritable ; car on apprit depuis qu’il avait étudié à Metz ou à Strasbourg sous le méchant sorcier Cornélius, dont vous pouvez avoir entendu parler !...

– Oh ! son marché n’en est pas meilleur, interrompit Colas Papelin en se livrant à de nouveaux éclats de joie. Maître, entendez-vous ?...

– J’entends, j’entends, riposta Pancrace Chouquet du ton d’un calme affecté, le langage des folles superstitions dont le papisme a nourri ce peuple ignorant. Puisse descendre sur lui la lumière de vérité ! »

Et il fit un mouvement subit pour s’éloigner de son voisin. Colas Papelin ne le suivit point ; il tourna sur lui un regard de dérision et de mépris.

« Ce qu’il y a de sûr, ajouta la vieille un peu piquée, c’est qu’il restait dans la grotte un brimborion de cédule taché de sang et marqué de cinq grands ongles noirs comme d’un scel royal, qui assurait trente ans de répit à l’homicide, comme il appert par la translation qu’en fit monseigneur le grand pénitencier ; car il était écrit en lettres diaboliques.

– Ou les oreilles me tintent, murmura Colas Papelin, ou voilà le branle des matines. Maître, entendez-vous ?...

– L’assassin ne fut d’ailleurs jamais reconnu, acheva Huberte, quoiqu’il eût laissé pour signalement dans la main du bienheureux une épaisse poignée de cheveux chargés d’une peau sanglante, qui n’ont pas dû repousser.

– Respect à saint Odilon ! » dit Colas Papelin en se levant et en faisant voler d’un revers de son bras le chapeau empanaché du docteur.

Maître Pancrace Chouquet avait un des côtés de la tête chauve et lisse comme si le feu y avait passé.

Il mesura Colas d’un air menaçant, ramassa son chapeau et gagna la porte en regardant derrière lui pour savoir si le valet d’écurie le suivait ; mais le petit homme s’amusait à frapper les landiers tout rouges avec un fourgon de fer, pour en tirer des étincelles qui jaillissaient jusqu’au comble obtus de la cheminée.

La porte se referma. Tout le groupe des femmes se tenait silencieux et sans mouvement sous le poids d’une terreur inconnue, comme si elles avaient été pétrifiées. Colas Papelin s’en aperçut en éclatant de plus belle, et tira sa révérence en rebroussant ses cheveux confus avec la grâce coquette d’un homme du monde élevé dans les belles études et les manières élégantes.

« Adieu, respectable Huberte, et vous, bachelettes gentilles, dit-il en les quittant. Grâces vous soient rendues de l’hospitalité que nous avons reçue de vous ; mais elle impose encore d’autre devoirs : je vais suivre ce galant homme dans sa route, de crainte qu’il ne s’égare. »

Un instant après, on entendit rouler les gonds, et les fortes fermetures retentirent sur l’huis.

« Le diable est-il aussi parti ? s’écria la blonde Julienne en élevant ses petits doigts palpitants vers le ciel.

– Le diable ! dit Anastasie en croisant les mains dans l’attitude de l’oraison ; pensez-vous qu’il soit ainsi fait ?...

– Il y a grande apparence, observa gravement madame Huberte, qui n’avait cessé depuis longtemps de défiler les grains du rosaire.

– Ne s’est-il pas nommé ? reprit Julienne un peu rassurée ; Colas Papelin et le diable, c’est la même chose.

– Ces deux noms sont exactement synonymes, ajouta d’un air posé demoiselle Ursule, qui était nièce et filleule du curé.

– Je l’avais soudainement reconnu, dit Cyprienne ; je l’ai vu tant de fois attiser ainsi le feu, quand je m’endormais sur mon fuseau !

– Et moi, dit Maguelonne, embrouiller malignement les poils de nos chèvres, quand je veillais dans l’étable !

– Ce doit être lui, observa tout à coup la petite Annette, la fille du meunier Robert, qui égare nos ânesses en sifflant dans le bois !

– Il a bien voulu nous égarer aussi, répondit à basse voix sa sœur Catherine, et le malin au justaucorps rouge a fait plus d’un de ses tours au bord du ruisseau de la combe.

Libera nos, Domine ! » s’écria la vieille Huberte en tombant à deux genoux.

On pense bien que les jeunes filles suivirent aussitôt son exemple, et qu’elle ne se séparèrent pas à la cloche des matines sans avoir purifié la cuisine de dame Huberte par des prières, des fumigations de buis consacré et des aspersions d’eau bénite.

Le lendemain matin, comme les gens du hameau se rendaient à l’office au moutier qui en est séparé par quelques broussailles, Toussaint Oudard quitta tout à coup le bras de sa mère et s’arrêta au-devant de sa petite troupe, en l’avertissant d’un geste et d’un cri de ne pas aller plus avant, car il voulait lui épargner le hideux spectacle dont ses yeux venaient d’être frappés.

C’était un cadavre si horriblement lacéré, si déformé par les convulsions de l’agonie, si rapetissé, si racorni par l’action d’un feu céleste ou infernal qu’il était difficile d’y reconnaître quelque chose d’humain ; seulement on voyait traîner à côté les lambeaux d’une cape noire et d’un chapeau à plume flottante.

Et c’est depuis ce temps que la Combe du Reclus a pris le nom de la Combe de l’homme mort.

 

 

Charles NODIER, La combe de l’homme mort.

 

Paru dans Le Salmigondis en 1833.

 

 

 

 

 

 

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