Lidivine

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Charles NODIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En 1800, j’étais dans les prisons d’une ville de province, et je n’y étais pas pour la première fois. La cause de ces petits malheurs de jeune homme me dispense d’en rougir.

Je ne parlerai pas du geôlier et de sa femme, honnêtes et charitables personnes qui m’ont laissé cependant un bien tendre souvenir ; mais je ne saurais me dispenser de remarquer en passant que ce triste ministère du geôlier est un des plus honorables qu’il y ait au monde, quand il est exercé avec douceur et humanité.

Madame Henriey était infirme et presque toujours malade ; mais elle avait pour la représenter, dans l’intérieur, une vielle femme de charge qui s’appelait Lidivine,

 

Nom peu connu, même parmi les saints,

 

et que les pauvres prisonniers nommaient la divine, parce qu’ils croyaient que ce nom hyperbolique était son nom véritable. Il n’y a rien, en effet, qui puisse nous donner une idée plus distincte de la Divinité que la charité chrétienne.

Lidivine avait soixante-dix-huit ans, ce qui ne l’empêchait pas d’être vive, active, empressée, et toute à tous, comme si elle n’en avait eu que cinquante. Elle était même allègre et joviale, car la première des conditions de l’hygiène, c’est une bonne conscience. Il y a une foncière gaieté du cœur qui n’appartient qu’aux bonnes gens. Les esprits occupés de mauvaises pensées deviennent, au contraire, facilement tristes. Il y a bien de quoi.

Quand je pense à Lidivine, je crois toujours la voir avec son petit béguin blanc si propre, son juste noir si leste et si serré, et son cœur d’argent passé à un petit cordon de velours noir aussi, qui avait un peu rougi. Elle n’osait porter visiblement la croix qui y avait été suspendue ; cela n’était pas encore permis ; mais elle la conservait sans doute entre sa chair et le cilice de laine ou de crin dont elle se couvrait par pénitence, et je n’ai jamais compris que Lidivine eût à faire pénitence de quelque chose. C’était peut-être d’avoir été jolie, car sa pâleur saine et sa maigreur robuste ne lui avaient pas fait perdre tous les avantages d’une taille bien prise et d’une figure agréable.

Ce que je raconte ici de Lidivine, c’était ce que nous en pensions tous, bons ou méchants. Aussi l’influence de Lidivine sur les esprits les plus âpres et les plus rebelles avait quelque chose de plus puissant que la force, et qui agissait sans qu’on sût au juste comment, par une sorte de faveur providentielle. À Lidivine le secret d’affermir les cœurs abattus et de consoler les cœurs désespérés. Quand la rage soulevait au fond des cachots une de ces émeutes de démons qui se battent avec leurs fers, et qui meurent, sans se rendre, en mordant des baïonnettes sanglantes, on n’y envoyait plus de soldats. On y envoyait Lidivine. Un instant après, tout était calme.

Dieu n’aurait pas cru faire assez pour la prison dont je vous parle, s’il n’y avait placé que Lidivine. Elle était secondée par son petit-fils dans ce noble et pieux ministère. Pierre était un jeune homme de vingt-trois ans, faible de corps, mais infatigable de patience et de courage, qu’aucun soin ne rebutait pour adoucir nos ennuis et pour secourir nos misères. Je ne vous donnerais qu’une idée imparfaite de sa physionomie résignée et non pas abattue, de son regard bleu, plein de compassion et de tendresse, de sa chevelure blonde, lisse, aplatie et coupée à angles droits, si je ne disais que vous avez pu remarquer des caractères pareils dans le type de nos bons paysans de montagne, ou dans les images des saints, tracées par un peintre naïf.

Pierre n’était pas un grand personnage, même en prison. Arrivé là, selon nos conjectures, par la protection de Lidivine, il n’y était guère que l’aide et le valet des guichetiers. J’appris tard que c’était son titre, et que ce titre, chose étrange, était une faveur acquise par sa bonne conduite. J’expliquerai cela tout à l’heure, si la mèche de ma lampe brûle encore.

Quoi qu’il en soit, j’avais été entraîné vers Pierre par cette sympathie d’âge qui rapproche si vite les jeunes gens, surtout quand ils sont malheureux, et par cette sympathie de croyances, le seul lien social que nos discordes politiques n’eussent pas rompu. Quand sa chemise s’entrouvrait dans quelque œuvre de force, à rafraîchir notre grabat en y introduisant une botte de paille neuve, ou à transporter un malade, j’avais vu souvent flotter sur sa poitrine le cordon du scapulaire. Peut-être aussi quelque instinct secret m’avertissait que le Seigneur nous avait imposé une vie commune de misère et de dévouement, et que notre bonheur, comme son empire, ne serait pas de ce monde.

Notre chambrée, n° 6, était ordinairement ouverte par Pierre que nous chérissions tous ; et c’était un de ces égards auxquels nous reconnaissions la bienveillance de la geôle, car le salut religieux que Pierre nous adressait chaque matin était pour nous comme une bénédiction répandue sur la journée. Une fois, les verrous tournés plus tard et plus rudement, sans égard pour notre sommeil, nous annoncèrent la visite d’un autre guichetier. Celui-ci s’appelait Nicolas.

Nicolas était un bon homme qu’un autre genre de vocation, dont je ne me suis pas informé, avait engagé au service des prisons, et qui ne s’était pas accommodé sans efforts, je le suppose, à l’esprit de son état ; mais il y était parvenu de manière à faire illusion sur ses sentiments naturels à quiconque ne les aurait pas connus. À force d’exercer les cordes basses de sa voix, le pauvre diable avait réussi à se donner une parole rauque et menaçante, qu’il savait rendre plus formidable en fronçant convulsivement des sourcils épais, mais doux, qui ne furent jamais destinés à exprimer la colère. Comme cette complication d’artifice devait lui coûter beaucoup, il ne répondait jamais plus brutalement que lorsqu’il avait le dos tourné. Un jour qu’on le surprit à pleurer sur un homme qui allait mourir, et qui embrassait sa femme pour la dernière fois, il se plaignit qu’on lui eût jeté du tabac dans les yeux. J’ai rencontré vingt guichetiers comme Nicolas. Les hommes ne sont jamais si méchants qu’ils en ont l’air.

– Où est Pierre ? lui dis-je, en m’asseyant sur mon lit.

– Pierre ! Pierre ! répondit-il avec aigreur. C’est toujours Pierre qu’on demande ; on dirait qu’il n’y a que Pierre ici. Que fait-il pour vous qu’on ne fasse ? Pierre vous apporte-t-il autre chose qu’une cruche et du pain ? Une cruche, la voilà ; du pain, en voilà : si vous avez affaire à Pierre, allez le chercher. Pierre est au cachot.

– Pierre est au cachot ? m’écriai-je ; c’est une chose impossible. Qu’a-t-il fait ?

– Ce qu’il a fait ? est-ce que je sais cela, moi, ce qu’il a fait ? Est-ce que cela me regarde ? Est-ce que je me mêle de ce que font les autres ? Une porte ouverte trop tôt, une porte fermée trop tard, une lettre remise secrètement avant d’avoir été lue, une complaisance de lâche et de fainéant pour vos camarades ou pour vous. Il en est bien capable, le petit bigot !

Je n’ai pas besoin de dire que Nicolas avait tourné le dos pour prononcer ces grosses paroles.

– C’est infâme ! repris-je en l’interrompant, c’est horrible ! Si les magistrats le savaient, on réprimerait sévèrement un tel abus de pouvoir. Le cachot est une pénalité très grave ; et nulle pénalité ne peut être infligée à un homme libre que par l’autorité de la loi. Cette vexation est indigne à l’égard de Pierre, comme elle serait indigne au vôtre. Je vous dis qu’elle crie vengeance !

– Bon ! répliqua Nicolas en me regardant fixement cette fois. Avez-vous pris, par hasard, votre ami Pierre pour un homme libre comme moi, qui peux quitter la maison ce soir en demandant mes gages ? Il est prisonnier comme vous, à cela près que vous passez demain en justice, et que ces messieurs de là-haut sont parfaitement maîtres de vous renvoyer chez vos parents, si vous avez de bons témoins ; tandis que Pierre a treize ans à faire encore, puisqu’il n’en a fait que sept, et treize ans de galères, vraiment, quand l’idée en viendra au commissaire du pouvoir exécutif, qui le retient par faveur, comme dans un château de plaisance. Je conviens que cela serait dur ; mais que voulez-vous ? il n’avait pas l’âge pour être guillotiné.

La guillotine, les galères, cet honnête Pierre, cette admirable Lidivine, toutes les apparences qui m’avaient frappé, toutes les notions que je venais de recueillir dans une conversation de deux minutes, se confondaient tumultueusement dans mon esprit, quand la porte se referma sur moi. Je ne pouvais plus interroger Nicolas qui n’aurait probablement pas été d’humeur à me répondre ; mais je croyais l’entendre encore murmurer son refus à travers l’épaisse muraille, sur un ton plus grave que celui des verrous : « Est-ce que je sais cela, moi ? Est-ce que cela me regarde ? Est-ce que je me mêle de ce que font les autres ?... »

Je passai en justice, en effet, dès le lendemain, comme Nicolas me l’avait annoncé, et je fus acquitté à la majorité de neuf voix sur douze. On ne sera peut-être pas étonné si j’ajoute naïvement que jamais résultat avantageux d’un scrutin ne m’a été plus agréable.

La première chose qui m’occupa quand je me trouvai libre, ce fut l’histoire de Lidivine et de Pierre. Un vieux prêtre, saintement téméraire, s’était réfugié dans leur famille, en 1793, pour porter de là des exhortations et des espérances à son troupeau de chrétiens sans pasteur et sans autels. Il fut surpris en officiant, et tendit ses bras aux fers, comme un martyr des premiers âges de l’Église. Son petit peuple du hameau le défendit malgré lui, avec cette ardeur de dévouement que la religion inspire toujours quand elle est persécutée. Ils étaient quinze. Treize moururent sur l’échafaud du confesseur, après avoir reçu sa dernière bénédiction. La grand-mère avait plus de soixante-dix ans, le petit-fils en avait moins de seize ; et, selon la juste expression du guichetier, l’un des deux avait plus d’âge qu’il n’en fallait, l’autre n’avait pas encore l’âge pour être guillotiné. C’est à cause de cela que Lidivine et Pierre étaient en prison.

Dans ces entrefaites, Bonaparte était revenu, Bonaparte, ce géant de la civilisation, qui la rapportait toute faite, et qui ne put pas la raffermir sur des bases éternelles, parce que Dieu n’en voulait plus. La révision de ces procédures exceptionnelles d’une législation d’anthropophages était devenue facile. Un grand nombre d’honnêtes gens s’intéressèrent au sort de Pierre et de Lidivine. Il n’y a rien de si commun que de trouver des cœurs tout disposés à la réparation du mal quand il n’y a plus de péril à l’empêcher. Je ne parlais pas de ces efforts à mes amis de prison que je voyais souvent, parce que je savais déjà, par une expérience précoce, que la moindre révolution de bureau pouvait les rendre inutiles. Au moment où les pièces qui annulaient leur jugement m’arrivèrent, bien authentiques et bien légalisées, je volai vers eux, dix fois plus heureux que je n’étais, en les quittant le jour de mon absolution. Je portais à Lidivine et à Pierre vingt-six ans de liberté.

Aussi me souvient-il de cette impression comme si je n’avais ni souffert ni vu souffrir depuis. C’était à quatre heures du soir, par une belle journée de printemps, comme la Franche-Comté en a quelquefois en avril ; mais l’heure n’était pas expirée, et les prisonniers jouissaient encore dans la cour, sous la lumière d’un plein soleil, bien tiède et bien réjouissant, de ses dernières minutes de récréation. Il y a dans les prisons un temps et un lieu qui sont assignés à la récréation, c’est moi qui vous le certifie.

– Vous êtes libres, m’écriai-je en sautant tour à tour au cou de Pierre et de Lidivine.

J’eus quelque peine à m’en faire comprendre ; mais tout le monde m’avait compris, et l’émotion de ces pauvres gens, qui baignaient de larmes leurs joues et leurs cheveux, expliquait assez mes paroles.

Après cela il y eut un grand silence, un silence grave et triste ; car il y a d’autres liens à rompre, dans une prison qu’on habite depuis sept ans, que ceux de la captivité. Lidivine regardait ces femmes, ces convalescents, ces infirmes dont elle avait été si longtemps la mère, et qu’elle s’était flattée de ramener peu à peu à la religion et à la vertu ; elle s’arrêta enfin devant un vieillard tout cassé, que la fatigue de l’âge ou l’excès de la joie avait comme enchaîné à sa place :

– Eh ! Georges ! lui dit-elle, qui te portera ton bouillon ?

Ensuite elle revint à moi, et, pressant ma main dans ses deux mains :

– Je suis vraiment libre ? dit-elle.

– Oui, Lidivine.

– Je pourrais sortir avec vous maintenant, si je voulais ?

– Oui, Lidivine.

– Vous me mèneriez tout maintenant chez l’avocat de mes prisonniers ?

– Oui, Lidivine.

– Vous pourriez me montrer la maison du médecin de mes malades ?

– Oui, Lidivine ; et l’église qui va se rouvrir ; car nous vivons sous un gouvernement humain, juste, éclairé, qui sentira la nécessité d’appuyer son pouvoir sur la foi. Dieu est le meilleur des auxiliaires.

– Vous avez raison, mon ami ! Oh ! si j’étais sûre de n’être pas à charge en prison...

La femme du geôlier l’embrassa et fit un mouvement involontaire pour la retenir.

– Voilà qui est bien, continua-t-elle en souriant, pendant que du revers de la main elle essuyait ses yeux. Je ne suis pas encore si vieille que je ne puisse honnêtement gagner mon pain chez mes maîtres. Allez vous coucher bravement, vous autres, car voilà quatre heures qui sonnent. Nous nous retrouverons demain. Je ne veux pas sortir d’ici... Où irai-je, d’ailleurs, ajouta Lidivine, pour être plus utile ou plus heureuse ? Une maison, un village, une famille, il n’y en a plus pour moi : le cimetière même ne me dirait rien ; car mon mari, mes frères et mes enfants n’y sont pas. Vous savez qu’ils sont morts bien loin de là, et qu’on les a mis je ne sais où. Quant à Pierre, c’est autre chose ; il est jeune, beau, industrieux, patient, et, par-dessus tout, craignant Dieu. Si le monde est revenu au bien, comme vous dites, mon pauvre Pierre prospérera peut-être. Viens ici, mon enfant, que je te bénisse et que je te dise adieu !

Pierre n’avait pas encore parlé. Il paraissait plongé dans une méditation sérieuse et embarrassé de rompre le silence ; enfin, il se rapprocha de Lidivine, à l’appel qu’elle venait de lui faire.

– Jamais, ma mère, dit-il avec fermeté. J’ai pensé quelquefois à la vocation que je suivrais quand mon temps serait fini ; j’aurais voulu être prêtre, mais je n’ai pas eu le loisir de devenir savant. Au reste, si le ministère de prêtre est grand, celui de guichetier a des devoirs que j’aime et auxquels je ne veux pas me soustraire. Nicolas a besoin d’un aide, et il sait maintenant que ma compassion pour des peines que j’ai ressenties depuis l’enfance ne m’a jamais détourné de mes obligations. Je vous supplie de me permettre, ma mère, de ne pas sortir de prison. C’est la vie que le Seigneur m’a faite, et je n’y renoncerai pas.

Les prisonniers étaient partis. Nicolas n’avait plus de motifs pour contraindre l’expression de son excellent naturel.

– Reste ! reste ! criait-il à Pierre en pleurant à chaudes larmes.

– N’est-il pas vrai qu’à ma place vous auriez fait comme moi ? dit Pierre en se retournant de mon côté.

– Oui, mon ami, si j’en avais eu le courage.

Lidivine et Pierre sont morts au service des prisonniers.

 

 

Charles NODIER, Œuvres complètes (1837).

 

 

 

 

 

 

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