Les marionnettes

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Charles NODIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À l’âge où l’on fait ordinairement ses études, et où j’aurais pu faire les miennes comme un autre, si mon inclination m’y avait porté, j’habitais Besançon, la vieille ville espagnole de Victor Hugo

Les seules représentations dramatiques dont la tradition eût conservé le souvenir étaient celles des Confrères de la Passion, comédiens nomades comme le sont encore les comédiens de province, mais alors justement avoués par la religion, dont ils développaient naïvement les Mystères, et qui ne perdirent plus tard leur crédit moral qu’en associant le talent innocent du mime au succès des muses profanes. Une de leurs pièces vivait toujours, inaltérable dans le fond, plus ou moins rajeunie dans la forme, et elle florissait de nouveau chaque année depuis l’octave de Noël jusqu’aux Rois. On l’avait même vue quelquefois prolonger jusqu’à la Chandeleur, sous le bon plaisir du prélat, le cours de sa vogue et de ses recettes ; car elle avait des recettes, libre et joyeux tribut que les mères et les enfants venaient déposer aux mains de la charité.

C’était le drame touchant de la Nativité, c’est-à-dire la plus solennelle et la plus gracieuse des histoires, celle d’un Dieu qui daigne naître à la rigoureuse destinée de l’humanité, et qui choisit pour berceau la crèche d’une pauvre étable, au milieu des indigents et des affligés de la terre. Les acteurs n’étaient pas des hommes : quels hommes seraient dignes de représenter un pareil poème ? C’étaient des marionnettes. La confection de la troupe était remise aux soins habiles et délicats des religieuses, filles toujours pures du Seigneur, qui partagent leur douce vie entre les espérances ineffables que donnent la prière et les souvenirs charmants que rappelle la poupée. Tous les arts, tous les instruments de la toilette mondaine, étaient mis à contribution dans ce travail coquet, mais innocent : l’aiguille qui brode et qui chamarre, les ciseaux qui festonnent ou qui découpent, le fer qui roule en anneaux la soie flottante des cheveux, le pinceau même qui relève d’une légère couche de vermillon la pâleur d’une joue décolorée. Je vous réponds que ce petit peuple sans subvention, de comédiens pimpants et frais, habillés, coiffés, poudrés, parés, attifés, enjolivés, enluminés, enrubannés, était chose merveilleuse à voir.

Quant au théâtre, on le prenait sur le parloir du couvent, et on l’appelait la crèche pour l’étable, comme on dit le parquet pour la justice, la cour pour la monarchie ou la chambre pour la nation, en vertu d’une figure de rhétorique très abusive qui consiste à exprimer le tout pour une de ses parties, fût-elle aussi insignifiante que possible, et dont vous trouverez le nom grec dans Dumarsais, si vous n’aimez mieux lui en fabriquer un à votre fantaisie, ainsi que cela se pratique journellement à l’Académie des sciences.

Dans ce dernier cas, vous pourrez même vous passer de savoir le grec.

C’est dans cette troupe mignonne et choyée du peuple honnête que fut enrôlé à ses risques et périls le simulacre de Barbizier pour y exercer l’emploi du paysan gracieux des tragi-comédies espagnoles, mais sans abdiquer tout à fait, je le répète, la gravité imposante de son caractère. Il y a des types naturellement nobles qui peuvent faire sourire l’esprit par quelque défaut de tact et d’à-propos, de convenances et de manières, mais qui ne descendent point, quoi qu’il arrive, jusqu’au galbe grotesque de la caricature, et qui désespéreraient les pinceaux de Callot et de Goya.

On reconnaissait Barbizier, dès son entrée, à sa chaussure lourde et sonore, à ses cheveux plats et lustrés, à son chapeau triangulaire aux longues ailes latérales, horizontalement posé sur la tête, à son habit de camelot gorge de pigeon, qui chatoyait au regard, et que portaient, de temps immémorial, dans leurs solennités, les confrères de Saint-Vernier, mais on le reconnaissait surtout à la vive sympathie de la multitude, qui ne manquait pas de l’accueillir, de tous les rangs de l’auditoire, par un hourra triomphal, tel que les conquérants, les danseurs de l’Opéra et les députés de l’extrême gauche n’en ont jamais ouï de semblable sur leur passage.

La mission spéciale de Barbizier était d’exprimer aux pieds du Dieu nouveau-né les véritables doléances du vrai peuple, qu’il faut bien prendre garde de confondre avec l’autre. Elle consistait surtout à fronder avec une courageuse liberté les mauvaises mœurs dont les grands se faisaient trop facilement un privilège, les mauvaises doctrines que les petits prennent trop vite pour d’utiles enseignements, les abus du pouvoir imprudent qui sort des bornes, et les dangers de la licence, qui ne peut jamais s’y renfermer.

Et c’est ainsi que le despotisme le plus absolu qui eût jusqu’alors pesé sur le monde, car Bonaparte n’avait pas obtenu encore de la mansuétude révolutionnaire ce scandaleux brevet de perfectionnement qui fut l’Empire, était tempéré depuis plus de cent ans, dans la vieille cité séquanoise, par un Aristophane de bois.

Je propose en toute humilité cette institution sublime et commode aux républiques à venir. Elle n’a rien qui répugne à la parcimonie patriotique des gouvernements à bon marché. Cela ne coûte que la bagatelle de DEUX SOUS.

 

 

Charles NODIER, Les marionnettes.

 

 

 

 

 

 

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