Le songe d’or

 

FABLE LEVANTINE

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Charles NODIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre premier

 

LE KARDOUON

 

Le kardouon est, comme tout le monde le sait, le plus joli, le plus subtil et le plus accort des lézards. Le kardouon est vêtu d’or comme un grand seigneur ; mais il est timide et modeste, et il vit seul et retiré ; c’est ce qui l’a fait passer pour savant. Le kardouon n’a jamais fait de mal à personne, et il n’y a personne qui n’aime le kardouon. Les jeunes filles sont toutes fières quand il les regarde au passage avec des yeux d’amour et de joie, en redressant son cou bleu chatoyant de rubis entre les fentes d’une vieille muraille, ou en faisant étinceler sous les feux du soleil les reflets innombrables du tissu merveilleux dont il est habillé.

Elles se disent entre elles : « Ce n’est pas toi, c’est moi que le kardouon a regardée aujourd’hui, c’est moi qu’il trouve la plus belle, et qui serai son amoureuse. »

Le kardouon n’y pense pas. Le kardouon cherche çà et là de bonnes racines pour fêtoyer ses camarades et s’en goberger avec eux sur une pierre resplendissante, à la pleine chaleur du midi.

Un jour, le kardouon trouva dans le désert un trésor tout composé de pièces à fleur de coin si jolies et si polies qu’on aurait cru qu’elles venaient de gémir et de sauter en bondissant sous le balancier. Un roi qui se sauvait s’en était débarrassé là pour aller plus vite.

« Vertu de Dieu ! dit le kardouon, voici, ou je me trompe fort, quelque précieuse denrée qui me vient à point pour mon hiver ! Ce doivent être au pire des tranches de cette carotte fraîche et sucrée qui réveille toujours mes esprits quand la solitude m’ennuie ; seulement je n’en vis jamais d’aussi appétissantes. »

Et le kardouon se glissa vers le trésor, non directement, parce que ce n’est pas sa manière, mais en traçant de prudents détours ; tantôt la tête levée, le museau à l’air, le corps tout d’une venue, la queue droite et verticale comme un pieu ; tantôt arrêté, indécis, penchant tour à tour chacun de ses yeux vers le sol pour y appliquer sa fine oreille de kardouon, et chacune de ses oreilles pour en relever son regard ; examinant la droite, la gauche, écoutant partout, voyant tout, se rassurant de plus en plus, filant un trait comme un brave kardouon, se retirant sur lui-même en palpitant de terreur, comme un pauvre kardouon qui se sent poursuivi loin de son trou ; et puis tout heureux et tout fier, relevant son dos en cintre, arrondissant ses épaules à tous les jeux de la lumière, roulant les plis de son riche caparaçon, hérissant les écailles dorées de sa cotte de mailles, verdoyant, ondoyant, fuyant, lançant aux vents la poussière sous ses doigts, et la fouettant de sa queue. C’était sans contredit le plus beau des kardouons.

Quand il fut arrivé au trésor, il y plongea deux perçants regards, se roidit comme un bâton, se redressa sur ses deux pieds de devant, et tomba sur la première pièce d’or qui s’offrit à ses dents.

Il s’en cassa une.

Le kardouon silla de dix pieds en arrière, retourna plus réfléchi, mordit plus modestement.

« Elles sont diablement sèches, dit-il. Oh ! que les kardouons qui amassent ainsi des tranches de carottes pour leur postérité sont coupables de ne pas les tenir dans un endroit humide où elles conservent leur qualité nourrissante ! Il faut convenir, ajouta-t-il intérieurement, que l’espèce du kardouon n’est guère avancée ! Quant à moi qui dînai l’autre jour, et qui ne suis pas, grâce au ciel, pressé d’un méchant repas comme un kardouon du commun, je vais transporter cette provende sous le grand arbre du désert, parmi des herbes humectées de la rosée du ciel et de la fraîcheur des sources ; je m’endormirai à côté sur un sable doux et fin que la première aube vient échauffer ; et quand une maladroite d’abeille, qui se lève, tout étourdie, de la fleur où elle a dormi, m’éveillera de ses bourdonnements, en tourbillonnant comme une folle, je commencerai le plus beau déjeuner de prince qu’ait jamais fait un kardouon. »

Le kardouon dont je parle était un kardouon d’exécution. Ce qu’il avait dit, il le fit ; c’est beaucoup. Dès le soir, tout le trésor, transporté pièce à pièce, rafraîchissait inutilement sur un beau tapis de mousses aux longues soies qui fléchissaient sous son poids. Au-dessus, un arbre immense étendait ses branches luxuriantes de verdure et de fleurs, comme pour inviter les passants à goûter un agréable sommeil sous son ombrage.

Et le kardouon fatigué s’endormit paisiblement en rêvant racines fraîches.

Ceci est l’histoire du kardouon.

 

 

Chapitre II

 

XAÏLOUN

 

Le lendemain survint dans le même endroit le pauvre bûcheron Xaïloun, qui fut grandement attiré par le mélodieux glouglou des eaux courantes et par le frais et riant froufrou de la feuillée. Ce lieu de repos flatta tout d’abord la paresse naturelle de Xaïloun, qui était encore loin de la forêt, et qui, selon son usage, ne se souciait pas autrement d’y arriver.

Comme il y a peu de personnes qui aient connu Xaïloun de son vivant, je vous dirai que c’était un de ces enfants disgraciés de la nature, qu’elle semble n’avoir produits que pour vivre. Il était assez mal fait de sa personne et fort empêché de son esprit ; au demeurant, simple et bonne créature, incapable de faire le mal, incapable d’y penser, et même incapable de le comprendre ; de sorte que sa famille n’avait vu en lui depuis l’enfance qu’un sujet de tristesse et d’embarras. Les rebuts humiliants auxquels Xaïloun était sans cesse exposé lui avaient inspiré de bonne heure le goût d’une vie solitaire, et c’était pour cela qu’on lui avait donné la profession de bûcheron, à défaut de toutes celles que lui interdisait l’infirmité de son intelligence ; car on ne l’appelait à la ville que l’imbécile Xaïloun. – Les enfants le suivaient en effet dans les rues avec des rires malins, en criant : « Place, place à l’honnête Xaïloun, à Xaïloun, le plus aimable bûcheron qui ait jamais manié la cognée, car voilà qu’il va causer de science avec son cousin le kardouon dans les clairières du bois. Oh ! le digne Xaïloun ! »

Et ses frères se retiraient de son passage en rougissant d’une orgueilleuse pudeur.

Mais Xaïloun ne faisait pas semblant de les voir, et il riait aux enfants.

Xaïloun s’était accoutumé à penser que la pauvreté de ses vêtements entrait pour beaucoup dans les motifs de ce dédain et de ces dérisions journalières, car aucun homme n’est porté à juger désavantageusement de son esprit ; il en avait conclu que le kardouon, qui est beau entre tous les habitants de la terre quand il se pavane au soleil, était la plus favorisée des créatures de Dieu ; et il se promettait en secret, s’il pénétrait un jour dans les intimes amitiés du kardouon, de se parer de quelque mise-bas de sa garde-robe de fête, pour entrer en se prélassant dans le pays, et fasciner les yeux des bonnes gens de toutes ces munificences.

« D’ailleurs, ajoutait-il, quand il avait réfléchi autant que le permettait son jugement de Xaïloun, le kardouon est, dit-on, mon cousin, et je m’en aperçois à la sympathie qui m’entraîne vers cet honorable personnage. Puisque mes frères m’ont rebuté par mépris, je n’ai point d’autre proche parent que le kardouon, et je veux vivre avec lui, s’il me reçoit bien, quand je ne serais bon qu’à lui faire tous les soirs une large litière de feuilles sèches pour son sommeil, qu’à border proprement son lit quand il s’endort, et qu’à chauffer sa chambre d’un feu clair et réjouissant, lorsque la saison devient mauvaise. Le kardouon peut vieillir avant moi, poursuivit Xaïloun ; car il était déjà preste et beau que j’étais encore tout petit, et que ma mère me le montrait en disant : Tiens, voilà le kardouon ! – Je sais, s’il plaît à Dieu, les soins qu’on peut rendre à un malade et les petites douceurs dont on l’amuse. C’est dommage qu’il soit un peu fier ! »

À la vérité, le kardouon répondait mal aux avances ordinaires de Xaïloun. À son approche il disparaissait comme un éclair dans le sable et ne s’arrêtait que derrière une butte ou une pierre pour tourner sur lui de côté deux yeux étincelants qui auraient fait envie aux escarboucles.

Xaïloun le regardait alors d’un air respectueux, en lui disant à mains jointes :

« Hélas ! mon cousin, pourquoi me fuyez-vous, moi qui suis votre ami et votre compère ? Je ne demande qu’à vous suivre et à vous servir, de préférence à mes frères, pour lesquels je voudrais mourir, mais qui me paraissent moins gracieux et moins aimables que vous. Ne rebutez pas comme eux votre fidèle Xaïloun, si vous avez besoin, par hasard, d’un bon domestique. »

Mais le kardouon s’en allait toujours, et Xaïloun rentrait en pleurant chez sa mère, parce que son cousin le kardouon n’avait pas voulu lui parler.

Ce jour-là sa mère l’avait chassé en le frappant de colère et en le poussant par les épaules :

« Va-t’en, misérable ! lui avait-elle dit, va rejoindre ton cousin le kardouon, indigne que tu es d’avoir d’autres parents ! »

Xaïloun avait obéi à l’ordinaire, et il cherchait son cousin le kardouon.

« Oh ! oh ! dit-il en arrivant sous l’arbre aux larges ramées, en voilà vraiment bien d’une autre... Mon cousin le kardouon qui s’est endormi sous ces ombrages, au confluent de toutes les sources, quoique cela ne soit pas dans ses habitudes ! – Une belle occasion, s’il en fut jamais, de causer d’affaires avec lui à son réveil. – Mais que diable garde-t-il là, et que prétend-il faire de toutes ces petites drôleries de plomb jaune, si ce n’est qu’il les ait préparées pour rajeunir ses habits ? C’est peut-être qu’il est de noces. Foi de Xaïloun, il y a des dupeurs aussi au bazar des kardouons ; car cette ferraille est fort grossière à voir, et il n’y a pas une des pièces du vieux pourpoint de mon cousin qui ne vaille mille fois mieux. J’attendrai cependant qu’il m’en dise son avis, s’il est d’une humeur plus parlante que de coutume ; car je dormirai commodément à cette place, et, comme j’ai le sommeil léger, je me réveillerai aussitôt que lui. »

À l’instant où Xaïloun allait se coucher, il fut soudainement frappé d’une idée.

« La nuit est fraîche, dit-il, et mon cousin le kardouon n’est pas exercé comme moi à coucher sur le bord des sources et à l’abri des forêts. L’air du matin n’est pas salutaire. »

Xaïloun ôta son habit et l’étendit doucement sur le kardouon, en prenant toutes les précautions nécessaires pour ne pas le réveiller. Le kardouon ne se réveilla point.

Quand il eut fait cela, Xaïloun s’endormit profondément en rêvant à l’amitié du kardouon.

Ceci est l’histoire de Xaïloun.

 

 

Chapitre III

 

LE FAKIR ABHOC

 

Le lendemain survint dans le même endroit le fakir Abhoc, qui feignait d’aller en pèlerinage, mais qui cherchait dans le fait quelque bonne chape-chute de fakir.

Comme il s’approchait de la source pour se reposer, il aperçut le trésor, l’enveloppa du regard et en supputa promptement la valeur sur ses doigts.

« Grâce inespérée, s’écria-t-il, que le Dieu très puissant et très miséricordieux accorde enfin à ma société après tant d’années d’épreuves, et qu’il a daigné mettre, pour m’en rendre la conquête plus facile, sous la simple garde d’un innocent lézard de murailles et d’un pauvre garçon imbécile ! »

Je dois vous dire que le fakir Abhoc connaissait parfaitement de vue Xaïloun et le kardouon.

« Que le ciel soit loué en toutes choses, ajouta-t-il en s’asseyant quelques pas plus loin. Adieu la robe de fakir, les longs jeûnes et les rudes mortifications de corps. Je vais changer de pays et de vie, et acheter, au premier royaume où je me trouverai bien, quelque bonne province qui me rapporte de gros revenus. Une fois établi dans mon palais, je ne m’occupe désormais que de me réjouir au milieu de mes jolies esclaves, parmi les fleurs et les parfums, et que de bercer mollement mes esprits au son de leurs instruments de musique, en sablant des vins exquis dans la plus large de mes coupes d’or. Je me fais vieux, et le bon vin égaie le cœur des vieillards. – Il me paraît seulement que ce trésor sera lourd à porter, et il siérait mal en tout cas à un grand seigneur terrien comme je suis, qui a une multitude de domestiques et une milice innombrable, de s’abaisser à un office de portefaix, même quand je ne devrais pas être vu. Pour que le prince du peuple attire à soi le respect de ses sujets, il faut qu’il se soit accoutumé à se respecter lui-même. On croirait d’ailleurs que ce manant n’a pas été envoyé ici à d’autre fin que de me servir, et comme il est plus robuste qu’un bœuf, il transportera aisément tout mon or jusqu’à la ville prochaine, où je lui ferai présent de ma défroque et de quelque basse monnaie à l’usage des petits gens. »

Après cette belle allocution intérieure, le fakir Abhoc, bien certain que son trésor n’avait rien à redouter du kardouon, ni du misérable Xaïloun, qui était aussi loin que le kardouon d’en connaître la valeur, se laissa entraîner sans résistance aux douceurs du sommeil, et il s’endormit fièrement en rêvant de sa province, de son harem peuplé des plus rares beautés de l’Orient, et de son vin de Schiraz écumant dans des coupes d’or.

Ceci est l’histoire du fakir Abhoc.

 

 

Chapitre IV

 

LE DOCTEUR ABHAC

 

Le lendemain, survint dans le même endroit le docteur Abhac, qui était un homme très versé dans toutes les lois, et qui avait perdu sa route en méditant sur un texte embrouillé, dont les juristes donnaient déjà cent trente-deux interprétations différentes. Il était sur le point de saisir la cent trente-troisième, quand l’aspect du trésor la lui fit oublier tout net, en transportant sa pensée sur le terrain scabreux de l’invention, de la propriété et du fisc. Elle s’anéantit si bien dans sa mémoire qu’il ne l’aurait pas retrouvée en cent ans. C’est une grande perte.

– Il appert, dit le docteur Abhac, que c’est le kardouon qui a découvert le trésor, et celui-ci n’excipera pas, j’en réponds, de son droit d’invention pour réclamer sa part légale dans le partage. Ledit kardouon est donc évincé de fait. Quant au fisc et à la propriété, je tiens que le lieu est vague, commun, propre à chacun et à tous, de façon que l’État et le particulier n’y ont rien à voir, ce qui est d’une heureuse opportunité dans l’occurrence actuelle, ce confluent d’eaux errantes marquant, si je ne me trompe, une délimitation litigieuse entre deux peuples belliqueux, et des guerres longues et sanglantes ayant à surgir du conflit possible de deux juridictions. Je ferais donc un acte innocent, légitime, et même provide, en emportant le trésor de céans, si je pouvais m’en charger d’un voyage. – Quant à ces aventuriers, dont l’un me paraît être un malotru de boquillon et l’autre un méchant fakir, gens sans nom, sans aveu et sans poids, il est probable qu’ils ne se sont couchés ici que pour procéder demain à un partage amiable, parce qu’ils ne savent ni texte, ni commentaires, et qu’ils se sont estimés d’égale force. – Mais ils ne s’en tireront pas sans procès, ou j’y perdrai ma réputation. Seulement, comme le sommeil me gagne, à cause de la grande contention d’esprit que cette affaire m’a donnée, je vais prendre acte de possession en mettant quelques-unes de ces pièces dans mon turban, pour qu’il conste ostensiblement et péremptoirement en la cour, si la cause y est évoquée, de l’antériorité de mon droit ; celui qui possède la chose par appétence d’avoir, tradition d’avoir eu et première occupation étant présumé propriétaire, ainsi qu’il est écrit.

Et le docteur Abhac munit son turban de tant de pièces de conviction qu’il passa une grande partie du jour à le traîner, le pauvre homme, jusqu’à l’endroit où mourait, aux rayons du soleil horizontal, l’ombre des rameaux protecteurs. Encore y retourna-t-il à plusieurs reprises, bourrant toujours son turban de nouveaux témoins, tant qu’enfin il se décida bravement à en combler la forme, sauf à dormir la tête nue au serein.

« Je ne suis pas embarrassé de me réveiller, dit-il en appuyant son occiput fraîchement rasé sur le turban bouffi qui lui servait d’oreiller. Ces gens-ci se disputeront dès le point du jour, et ils seront trop heureux d’avoir un docteur ès lois sous la main pour les accommoder, ce qui m’assure part et vacation. »

Après quoi le docteur Abhac s’endormit magistralement, en rêvant procédure et or.

Ceci est l’histoire du docteur Abhac.

 

 

Chapitre V

 

LE ROI DES SABLES

 

Le lendemain, au déclin du jour, survint dans le même endroit un fameux bandit dont l’histoire ne conserve pas le nom, mais qui était dans toute la contrée la terreur des caravanes, auxquelles il imposait d’énormes tributs, et qu’on appelait, par cette raison, le ROI DES SABLES, si les mémoires de cette époque reculée sont fidèles. Jamais il n’était entré si avant dans le désert, parce que cette route n’était guère fréquentée des voyageurs, et l’aspect de cette source et de ces ombrages réjouit son cœur, ordinairement peu sensible aux beautés de la nature, de manière qu’il avisa de s’y arrêter un moment.

« Je n’ai pas été mal inspiré, vraiment, murmura-t-il entre ses dents, en apercevant le trésor. Le kardouon veille ici, suivant l’usage immémorial des lézards et des dragons, à la garde de cet amas d’or dont il n’a que faire ; et ces trois insignes écornifleurs sont venus de compagnie pour se le partager. Si je me charge de tout ce butin pendant qu’ils dorment, je ne manquerai pas de réveiller le kardouon, qui réveillera ces misérables, car il a toujours l’œil au guet, et j’aurai affaire au lézard, au bûcheron, au fakir et à l’homme de loi, qui sont gens âpres à la curée et capables de la défendre. La prudence m’enseigne qu’il vaut mieux feindre de dormir à côté d’eux, tant que les ténèbres ne sont pas tout à fait tombées, puisqu’il paraît qu’ils se sont proposé de passer ici la nuit, et je profiterai ensuite de l’obscurité pour les tuer un à un d’un bon coup de kangiar. Ce lieu est si infréquenté que je ne crains pas d’être empêché demain au transport de ces richesses, et je me propose même de ne pas partir sans avoir déjeuné de ce kardouon, dont la chair est fort délicate, à ce que j’ai ouï dire à mon père. »

Et il s’endormit à son tour, en rêvant assassinats, pillage et kardouons cuits sur la braise.

Ceci est l’histoire du ROI DES SABLES, qui était un voleur, et qu’on nommait ainsi pour le distinguer des autres.

 

 

Chapitre VI

 

LE SAGE LOCKMAN

 

Le lendemain survint dans le même endroit le sage Lockman, le philosophe et le poète ; Lockman, l’amour des humains, le précepteur des peuples et le conseiller des rois ; Lockman qui cherchait souvent les solitudes les plus écartées pour y méditer sur la nature et sur Dieu.

Et Lockman marchait d’un pas tardif, parce qu’il était affaibli par son grand âge, car il avait atteint, le même jour, le trois-centième anniversaire de sa naissance.

Lockman s’arrêta au spectacle qu’offraient alors les environs de l’arbre du désert, et il réfléchit un instant.

« Le tableau que votre divine bonté montre à mes regards, s’écria-t-il enfin, renferme, ô sublime Créateur de toutes choses ! d’ineffables enseignements, et mon âme est accablée, en le contemplant, d’admiration pour les leçons qui résultent de vos œuvres, et de compassion pour les insensés qui ne vous connaissent point.

« Voilà un trésor, comme s’expriment les hommes, qui a peut-être coûté bien des fois à son maître le repos de l’esprit et de l’âme.

« Voilà le kardouon qui a trouvé ces pièces d’or, et qui, éclairé par le faible instinct dont vous avez pourvu son espèce, les a prises pour des tranches de racines desséchées par le soleil.

« Voilà le pauvre Xaïloun, dont l’éclat des vêtements du kardouon avait ébloui les yeux, parce que son intelligence ne pouvait pas percer, pour remonter jusqu’à vous, les ténèbres qui l’enveloppaient comme les langes d’un enfant au berceau, et adorer, dans ce magnifique appareil, la main toute-puissante qui en décore à son gré les plus viles de ses créatures.

« Voilà le fakir Abhoc, qui s’est fié à la timidité naturelle du kardouon et à l’imbécillité de Xaïloun pour rester seul possesseur de tant de biens, et se rendre opulent sur ses vieux jours.

« Voilà le docteur Abhac, qui a compté sur le débat que devait exciter, au réveil, le partage de ces trompeuses vanités de la fortune pour se faire médiateur entre les prétendants, et s’attribuer double part.

« Voilà le ROI DES SABLES, qui est venu le dernier, en roulant des idées fatales et des projets de mort, à la manière accoutumée de ces hommes déplorables que votre grâce souveraine abandonne aux passions de la terre, et qui se promettait peut-être d’égorger les premiers venus pendant la nuit, autant que j’en peux juger par la violence désespérée avec laquelle sa main s’est fermée sur son kangiar.

« Et tous cinq se sont endormis pour toujours sous l’ombre empoisonnée de l’upas, dont un souffle de votre colère a jeté ici les semences funestes du fond des forêts de Java. »

Quand il eut dit ce que je viens de dire, Lockman se prosterna, et il adora Dieu.

Et quand Lockman se fut relevé, il passa la main dans sa barbe et il continua :

« Le respect qui est dû aux morts, reprit-il, nous défend de laisser leurs dépouilles en proie aux bêtes du désert. Le vivant juge le vivant, mais le mort appartient à Dieu. »

Et il détacha de la ceinture de Xaïloun la serpe du bûcheron pour creuser trois fosses.

Dans la première fosse il mit le fakir Abhoc.

Dans la seconde fosse il mit le docteur Abhac.

Dans la troisième fosse il enterra le ROI DES SABLES.

« Quant à toi, Xaïloun, continua Lockman, je t’emporterai hors de l’influence mortelle de l’arbre-poison, pour que tes amis, s’il t’en reste sur la terre depuis la mort du kardouon, puissent venir te pleurer sans danger à l’endroit où tu reposeras ; et je le ferai ainsi, mon frère, parce que tu as étendu ton manteau sur le kardouon endormi pour le préserver du froid. »

Ensuite Lockman emporta Xaïloun bien loin de là, et il lui creusa une fosse dans un petit ravin tout fleuri que les sources du désert baignaient souvent sans jamais l’inonder, sous des arbres dont les frondes flottantes au vent n’épanchaient autour d’elles que de la fraîcheur et des parfums.

Et quand cela fut fini, Lockman passa une seconde fois la main dans sa barbe ; et, après y avoir réfléchi, Lockman alla chercher le kardouon, qui était mort sous l’arbre-poison de Java.

Après quoi Lockman creusa une cinquième fosse pour le kardouon au-dessus de celle de Xaïloun, sur un petit revers mieux exposé au soleil, dont les rayons naissants éveillent la gaieté des lézards.

« Dieu me préserve, dit Lockman, de séparer dans la mort ceux qui se sont aimés ! »

Et quand il eut parlé ainsi, Lockman passa une troisième fois sa main dans sa barbe ; et, après y avoir réfléchi, Lockman retourna jusqu’au pied de l’arbre upas.

Après quoi il y creusa une fosse très profonde, et il y enterra le trésor.

« Cette précaution, dit-il en souriant dans son âme, peut sauver la vie d’un homme ou celle d’un kardouon. »

Après quoi Lockman reprit son chemin avec une grande fatigue pour venir se coucher près de la fosse de Xaïloun, et il se sentit défaillir avant d’y arriver, à cause de son grand âge.

Et quand Lockman fut arrivé à la fosse de Xaïloun, il défaillit tout à fait, se laissa tomber sur la terre, éleva son âme vers Dieu et mourut.

Ceci est l’histoire du sage Lockman.

 

 

Chapitre VII

 

L’ESPRIT DE DIEU

 

Le lendemain survint dans l’air un de ces esprits de Dieu que vous n’avez jamais vus que dans vos songes, qui planait, remontait, semblait se perdre parfois dans l’azur éternel, redescendait encore, et se balançait à des hauteurs que la pensée ne peut mesurer, sur de larges ailes bleues, comme un papillon géant.

À mesure qu’il se rapprochait, on le voyait déployer les anneaux d’une chevelure blonde comme l’or dans la fournaise, et il se laissait aller au courant des airs qui le berçaient, en jetant ses bras d’ivoire et sa tête abandonnée à tous les petits nuages du ciel.

Puis il se posa, en bondissant du pied, sur les frêles rameaux, sans peser sur une feuille, sans faire fléchir une fleur, et puis il vola, en la caressant du battement de ses ailes, autour de la fosse récente de Xaïloun.

« Eh quoi ! s’écria-t-il, Xaïloun est donc mort, Xaïloun que le ciel attend, à cause de son innocence et de sa simplicité ? »

Et de ses larges ailes bleues qui caressaient la fosse de Xaïloun, il laissa tomber au milieu de la terre qui le couvrait une petite plume, qui soudainement y prit racine, y germa et s’y développa comme le plus beau panache qu’on ait jamais vu couronner le cercueil des rois ; ce qu’il fit pour mieux le retrouver.

Alors il aperçut le poète qui s’était endormi dans la mort comme dans un rêve joyeux, et dont tous les traits riaient de paix et de félicité.

« Mon Lockman aussi, dit l’esprit, a voulu rajeunir pour se rapprocher de nous, quoiqu’il n’ait passé qu’un petit nombre de saisons parmi les hommes, qui n’ont pas eu le temps, hélas ! de profiter de ses leçons. Viens cependant, mon frère, viens avec moi, réveille-toi de la mort pour me suivre ; allons au jour éternel, allons à Dieu !... »

Au même instant il appliqua un baiser de résurrection sur le front de Lockman, le souleva légèrement de son lit de mousse, et le précipita dans un ciel si profond que l’œil des aigles se fatigua de les chercher, avant de s’être tout à fait ouvert à leur départ.

Ceci est l’histoire de l’ange.

 

 

Chapitre VIII

 

LA FIN DU SONGE D’OR

 

Ce que je viens de raconter s’est passé il y a des siècles infinis, et depuis ce temps-là le nom du sage Lockman n’est jamais sorti de la mémoire des hommes.

Et depuis ce temps-là l’upas étend toujours ses rameaux, dont l’ombre donne la mort entre des sources qui coulent toujours.

Ceci est l’histoire du monde.

 

 

Charles NODIER, Le songe d’or, fable levantine.

 

Paru dans la Revue de Paris en 1832.

 

 

 

 

 

 

 

 

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