Le prieuré des Deux Amants

 

CONTE DE NOËL

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jacques NORMAND

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Noir de peau, gris de poil, rude de corps et de cœur, chasseur infatigable, ne croyant ni à Dieu ni au démon, le sire de Malaunay était l’effroi du pays normand. Hors ses chevaux et ses chiens, il n’aimait qu’une chose au monde : sa fille, la belle Geneviève ; mais encore l’aimait-il d’une tendresse égoïste et férocement jalouse. À la pensée qu’un autre homme pourrait, un jour, lui être préféré, il palissait de rage et, dans ses gantelets de fer, ses poings noueux se serraient...

Non, de par le diable ! jamais, lui vivant, Geneviève n’entrerait en mariage ! Pour lui seul ces cheveux d’or filé, ces longs yeux pers, cette taille frêle, ce sourire doux comme le miel, ces baisers frais qui, au retour de quelque ardente chevauchée, tombaient sur son front comme une délicieuse rosée.... Car, malgré sa rudesse, le vieil homme était choyé, gâté par l’enfant. Assurément, Geneviève souffrait de la triste vie qui lui était imposée : mais elle tâchait d’oublier que son père l’aimait mal, pour se souvenir seulement qu’il l’aimait.

Et pourtant elle aurait eu le droit de lui en vouloir, la pauvrette, car depuis longtemps déjà elle avait donné son cœur à un jeune chevalier du nom de Baudouin.

Dans le sommeil comme dans la veille, dans le songe comme dans la réalité, Geneviève croyait toujours le voir, son cher bien-aimé, plein de force et de grâce, avec ses larges épaules, sa figure pâle, son regard franc comme un éclair d’épée. Et si bon avec cela, si tendre ! En vain avait-il été en terre sainte, guerroyer contre les Infidèles ; en vain le tenait-on dans toute la contrée pour le plus grand donneur de coups de lance et d’estoc ; il avait, en causerie, les suaves douceurs d’une femme, et c’était joie de l’entendre parler d’amour.

Aussi, malgré les défenses du baron, Geneviève n’avait-elle pu renoncer à ouïr cette douce musique. Plus d’une fois, pendant que le terrible et hargneux sire de Malaunay s’absentait pour forcer quelque loup, cerf ou sanglier, la jeune fille avait reçu le cher Baudouin en cachette.

Oh ! qu’elles passaient vite, ces belles heures du rendez-vous ! Oh ! les beaux serments échangés ! les rêves mirifiques, où l’on se promenait main à main, cœur à cœur, comme dans un jardin merveilleux, fermé aux chagrins et aux peines... Ils oubliaient leurs amours contrariées, la mauvaiseté du vieux seigneur, ses refus entêtés, les terrifiantes menaces qu’il ne cessait de proférer contre Baudouin... Oui, tout cela s’effaçait, disparaissait, s’envolait : ils se sentaient heureux d’une félicité suprême, unis l’un à l’autre pour la vie et, s il l’eût fallu, dans la mort.

 

 

*

*   *

 

Or, ce jour-là, c’est jour de Noël. En vrai mécréant peu soucieux des lois de l’Église, le sire de Malaunay, dès avant l’aube, est parti en chasse. Une neige épaisse couvre la terre, mais le soleil brille dans le ciel pur.

Et c’est un très détectable spectacle et très réjouissant que celui du manoir de Malaunay avec ses murailles crénelées, ses toits pointus, ses échauguettes évidées, ses fins pyramidions de pierre, tout cela couvert comme d’une poussière sucrée et au-dessous, semblable à des poules frileuses serrées les unes contre les autres, les maisons et chaumières du village d’où sortent de minces filets de fumée.

Haut très haut, plus haut encore que le château et lui faisant vis-à-vis, sur un roc escarpé, accessible seulement par un étroit et rude sentier, noir tout le long de la côte blanche de neige, la chapelle se dresse, toute bruissante du chant des cloches. À cet appel matinal, les habitants, hommes et femmes, sortent de leur logis, en se frottant les mains et battant du pied, car le froid est piquant. Ils se réunissent sur la grande place par groupes, et devisent entre eux avant de se rendre aux saints offices. Dans un coin, sur une mare gelée, des garçons glissent avec force bousculades et horions.

Mais voici que tout ce monde s’arrête à la fois de marcher, causer et glisser. La poterne du château s’est ouverte et Geneviève sort, suivie de deux chambrières. On regarde, on salue. Qu’elle est svelte et mignonne, la jeune châtelaine, en son long manteau de velours doublé de menu vair, un gracieux hennin sur la tête, les mains frileusement cachées dans un manchon d’hermine, d’où sort la pointe rouge de son livre d’heures. Elle marche, légère, et ses petits pieds laissent à peine de trace sur la neige ; elle marche jetant un sourire à celui-ci, une bonne parole à celui-là, et elle se sent aimée, admirée, heureuse... oui, heureuse ! Car, non loin d’elle, perdu dans la foule des vassaux, elle vient d’apercevoir Baudouin. Le chevalier, rôdant sans cesse autour de Malaunay, a vu, ce matin, le baron partant en chasse : il a profité de l’occasion pour venir trouver Geneviève et il est là, tremblant, féru d’amour, attendant qu’un regard lui permette d’approcher...

Il ne tarde guère, ce regard, et si chastement passionné, si coquettement engageant ! Que peut craindre Geneviève ?... Son père est loin et ne reviendra pas avant le soir ; autour d’elle, rien que des vassaux fidèles qui l’adorent et ne souhaitent rien plus au monde que son mariage avec Baudouin... Et d’ailleurs elle l’aime, elle le voit devant elle, tout près d’elle... Est-il prudence au monde qui puisse empêcher son cœur de voler à lui ?

D’un bond, le jeune homme est à ses genoux, lui rendant hommage. Elle le relève d’une main et, doucement :

– Vous plairait-il, messire, me donner votre bras pour aller jusqu’à la chapelle ? Par cette neige, la montée est malaisée et ce serait grande charité de votre part !

Grande charité !... Baudouin sourit en lui-même... Grande joie, joie infinie, veut-elle dire, la futée, et comme elle le sait bien ! Avec un frisson de joie satisfaite, la voilà appuyée au bras du chevalier. Traversant la grande place, ils se dirigent vers le sentier qu’on aperçoit au pied du roc.

Certes, la montée est longue et malaisée, comme l’a dit Geneviève ; mais s’en plaindront-ils, les deux amants ?... Que ne peuvent-ils, au contraire, monter ainsi, l’un près de l’autre, toujours, toujours, jusqu’au ciel !

 

 

*

*   *

 

Tout à coup, ils s’arrêtent, terrifiés : débouchant brusquement sur la place, le sire de Malaunay est devant eux, droit sur son cheval haletant, suivi de ses valets et de ses chiens. La chasse a été heureuse et plus promptement terminée que d’habitude. Sur des épieux croisés, quatre hommes portent un grand loup hérissé, tout souillé de boue, les pattes molles, les yeux voilés, la langue tuméfiée... Et de cette troupe de rudes chasseurs, animés par l’ardeur de la course et la joie de la victoire, monte comme une chaude buée de sueur et de sang.

À peine le baron a-t-il aperçu les deux amoureux, qu’il pique droit à eux et, du haut de son cheval, les yeux méchants, la voix sifflante :

– Or çà, dit-il, voilà le cas que vous faites de mes défenses ? Par l’enfer, messire Baudouin, puisque la mémoire vous échappe, je vais vous la renfoncer dans la gorge !

Il tire son couteau de chasse, rouge encore du sang de la bête...

– Avec moi ! fait Geneviève, couvrant de son corps le corps de Baudouin.

Devant cette poitrine chérie, l’arme s’abaisse... Mais le baron a vite trouvé sa vengeance ; il jette son couteau de chasse, descend de cheval, appuie sa main sur l’épaule du jeune homme :

– Soit ! dit-il, puisque vous vous aimez, point n’ai désir de vous séparer, mais de vous réunir, au contraire...

Et, lui montrant, avec un sourire féroce, la chapelle qui s’élève là-haut, très haut, sur le sommet de la roche escarpée :

– Vous conduisiez ma fille à l’office, messire ? Fi ! laisser marcher si gente damoiselle en cette neige est indigne d’un chevalier ! Faites mieux : prenez-la dans vos bras – je vous en donne licence – et portez-la jusqu’à la chapelle. Si vous le pouvez faire sans vous arrêter ou reposer même un instant, je jure Dieu que, pour prix de votre courtoisie, Geneviève est à vous – et vous l’épousez dès demain devant ce même autel où vous l’aurez portée. Mais, si vos forces vous font défaut, si vous ne montez d’un trait jusqu’au sommet, alors c’est vous qui me jurez sur les Saints de renoncer à elle et vous mettez en ma merci.

À ces paroles, tout le monde frémit. Accepter un pareil marché, c’est être vaincu d’avance. Jamais homme vivant ne pourrait, avec une femme dans les bras, gravir ce sentier raide, glissant, qu’on met plus d’un quart d’heure à monter, et sans fardeau encore !

Mais qu’importe à Baudouin ? Un moyen s’offre à lui d’épouser sa bien-aimée... Il ne sait, ne comprend rien d’autre,... Il se sent jeune, plein d’énergie et de courage. Il aime, enfin ! Et si la force lui manque, l’amour lui en donnera !

– J’accepte ! dit-il simplement.

Puis, allant à la jeune fille :

– Dans mes bras, ma mie, et donnez-moi vos yeux !

Le haut du corps en arrière, les jarrets fermes, il monte, monte, portant son précieux fardeau. Enlacée à son cou, Geneviève se fait légère, oh ! légère ! et, doucement, l’encourage de la voix ; Baudouin sourit et, avec l’assurance que donne l’amour et la jeunesse :

– J’y parviendrai, répète-t-il, j’y parviendrai !

Le voilà à mi-chemin, et chacun, d’en bas, admire sa force et son adresse. Mais la seconde partie de la côte est plus rapide encore que la première, la neige plus profonde et plus drue... Baudouin sent ses forces faiblir ; le corps chéri, si léger tout à l’heure, commence à peser à ses bras engourdis... Mais il n’en veut rien laisser paraître, et, d’une voix qu’il s’efforce de rendre ferme :

– Chère amante, répète-moi si tu m’aimes ; attache tes yeux aux miens, que j’y boive la vie !

Il monte, monte toujours... Chaque pas l’approche du but souhaité... Hélas ! ses pieds meurtris deviennent moins assurés, sa poitrine halète, le sang bouillonne dans ses oreilles, sa vue se trouble... Oh ! rien qu’un moment de repos, un seul ! et il est sûr de la victoire, il atteindra le sommet... Mais il sent le regard du baron qui s’attache à lui, qui le suit dans sa terrible montée... Non, non, par tous les saints du paradis, il ne faiblira pas ! Près de toucher au but, il ne s’arrêtera pas en route. Geneviève tremble avec lui... souffre avec lui... Ce corps, qu’elle sent lui peser si fort, que ne peut-il s’amoindrir, se fondre !...

Chose horrible ! c’est elle, elle qui l’adore, qui va être la cause de sa perte.

– Courage, mon bien-aimé, courage !

– J’y parviendrai, répète-t-il, j’y parviendrai !

 

 

*

*   *

 

D’en bas, une grande clameur s’élève :

– L’y voilà ! l’y voilà !

Oui, plus fort que tout, l’amour a triomphé... La haute taille de Baudouin se dresse au sommet du rocher avec Geneviève dans ses bras.

– Noël ! Noël ! crie la foule en joie.

Mais, d’un coup, les cris s’arrêtent. À peine arrivé au but, Baudouin est tombé lourdement... Et l’on aperçoit Geneviève, relevée aussitôt, se pencher vers lui, le presser dans ses bras... Sans doute, brisé par cette fatigue surhumaine, le chevalier n’a pu aller plus loin... Qu’importe ! il a accompli la tâche imposée, il est vainqueur, il épousera celle qu’il aime...

Lointain, lointain, mais traversant comme un trait l’air glacé, un long cri de désespoir frappe l’oreille des assistants... et voici Geneviève qui, tout éplorée, les cheveux au vent, lève les bras vers le ciel et tombe sur la poitrine de Baudouin.

Suivi de tous, le baron de Malaunay s’élance vers le rocher, le gravit, court à sa fille...

– Geneviève ! Geneviève ! parle ! réponds-moi !

Geneviève entrouvre les yeux ; mais ne peut parler encore.

– Mon enfant... mon enfant bien-aimée... Tu seras sa femme... tout ce que tu voudras, tu l’auras... Mais ranime-toi... regarde-moi... réponds-moi !...

La jeune fille se dresse sur ses genoux, et, montrant le bien-aimé étendu :

– Vous l’avez tué, mon père, et j’en meurs !

...

Un regard autour d’elle, un faible soupir... et elle retombe morte, sur le corps de celui qui n’est plus.

 

 

*

*   *

 

À se faire pardonner cette double mort le baron de Malaunay employa tout le reste de sa vie.

Sur le rocher même, au prix de peines infinies, il fit construire – lui, le mécréant maudit – un superbe prieuré, et dans ce prieuré un tombeau de marbre et d’or où l’on ensevelit Geneviève et Baudouin, côte à côte, afin qu’ils fussent unis dans l’éternité.

Le sire de Malaunay prit part lui-même à tous ces travaux, creusant la terre, gâchant le plâtre, faisant sauter à coups de pic les lourds quartiers de roc ; puis, cinq ans après, la besogne finie, il se coupa la barbe et les cheveux, se couvrit la tête de cendres et entra en religion.

Devenu prieur du couvent, il vécut jusqu’à un âge fort avancé, dans la prière, le jeûne et les macérations. Quand il mourut, on l’enterra, suivant sa volonté, au pied même du tombeau somptueux de Geneviève et de Baudouin, sous une simple pierre, sans devise ni inscription.

Et, dans le pays, pendant de longues années, le prieuré s’appela :

« Le prieuré des Deux Amants. »

 

 

 

Jacques NORMAND, Contes à Madame, 1890.

 

 

 

 

 

 

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