La médaille de Sainte-Anne

 

LÉGENDE DU CANTON DE BAIN [1]

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Adolphe ORAIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

Après la mort de feu noble homme René Morel sieur de la Silandais, sa veuve, Jeanne Françoise Chantal, abandonna son pied-à-terre de Bain, pour aller passer le temps de son deuil dans son manoir du Bois-Greffier, sis en la commune de Pléchâtel.

Elle était mère d’une jeune fille, âgée de douze ans, qu’elle idolâtrait. Annette était, il est vrai, jolie à ravir, et aussi bonne que belle.

L’existence de la mère et de la fille, calme et paisible, se passait en douces causeries, en prières, en promenades dans les champs et les bois. Ces promenades avaient toujours un but charitable : visiter les chaumières malheureuses et secourir les infortunes.

Le manoir du Bois-Greffier, situé dans une vallée, est exposé aux fièvres intermittentes, si difficiles à guérir, et qui sont causées par les eaux stagnantes d’un étang et de nombreuses mares.

Chaque année, lorsque les chaleurs faisaient évaporer de ces marais fangeux des miasmes pestilentiels, les pauvres petits enfants des fermes avaient la fièvre, et tremblaient comme par les plus grands froids de l’hiver. C’était alors qu’il fallait voir la châtelaine et sa fille entrer dans chaque maison, s’informer de la santé de celui-ci, préparer la tisane de centaurée pour celle-là, les soigner tous et relever leur courage.

Bientôt on ne les vit plus et l’inquiétude se lut sur tous les visages. Qu’était-il survenu ? La bonne dame était-elle malade ? La chère demoiselle était-elle en danger de mort ? Les bruits les plus divers circulaient de bouche en bouche.

La vérité fut enfin connue ; on apprit qu’un soir, Annette était rentrée fatiguée et souffrante. La nuit avait été terrible, la fièvre s’était déclarée et, depuis ce moment, ses jours étaient en danger.

Tous les médecins des environs furent appelés, mais n’apportèrent aucun soulagement à la malade. Mme de la Silandais, désespérée, ne savait plus à quel saint se vouer, lorsqu’elle songea aux miracles qui ne cessaient de s’opérer à Sainte-Anne-d’Auray. On était à l’automne, et elle fit vœu, si sa fille recouvrait la santé, de l’y conduire au printemps suivant.

Dès le jour même, les accès de fièvre furent moins violents, devinrent bientôt plus rares et enfin, peu à peu, cessèrent complètement. La santé, la fraîcheur et la gaieté revinrent promptement.

Pendant ce temps, la châtelaine n’oubliait point son vœu. Dès les premiers soleils d’avril on s’occupa, au manoir du Bois-Greffier, des préparatifs du voyage. C’était toute une affaire, car, bien que la distance ne fût pas considérable, il fallait s’absenter toute une semaine, et l’on ignorait si les auberges pourraient fournir les provisions indispensables. À chaque instant on découvrait de nouvelles choses, qui prenaient place dans le coffre de la voiture.

Les chemins de fer étaient alors inconnus. À peine existait-il quelques lignes de grandes routes reliant les centres importants ; mais du Bois-Greffier à Auray, il n’y avait que des chemins remplis d’eau avec des fondrières, qui ne permettaient de faire, chaque jour, que de très courtes étapes.

 

 

II

 

Le voyage à Sainte-Anne se fit sans encombre. Le temps était doux et la campagne superbe, aussi Annette et sa mère se sentaient-elles renaître à la vie.

Hélas ! il n’en fut pas de même au retour : une violente tempête se déchaîna subitement, une pluie torrentielle fondit sur les voyageurs et remplit d’eau les ornières du chemin. Mme de la Silandais, craignant pour la santé de sa chère enfant, voulait à tout prix trouver un abri ; mais le conducteur, mal renseigné, ne savait plus où il était. La pluie tombait toujours, et la nuit recouvrait déjà la terre de son voile sombre.

Arrivés sur le haut d’un coteau, ils aperçurent, enfin, dans la vallée, une lumière tremblotante et, cinq minutes après, ils frappaient à la porte d’une maison de chétive apparence. Un petit vieillard borgne, boiteux, d’une figure hideuse, vint leur ouvrir.

– J’aime mieux être mouillée que de rester ici, dit Annette en se pressant contre sa mère ; cet homme me fait peur !

La pauvre dame, peu rassurée elle-même, mais ne voulant pas continuer sa route par un temps pareil, répondit à sa fille :

« Si cet homme est laid, il n’en est pas moins un honnête homme probablement, et il serait déraisonnable, pour un motif aussi futile, de s’exposer à tomber malade. Sous une grossière enveloppe souvent se cache un noble cœur. »

Annette n’entra qu’avec hésitation.

Un sourire méchant effleurait les lèvres de cet homme, sa politesse affectée fatiguait. Le seul œil qui lui restât brillait dans son orbite, et des cheveux, presque fauves, d’une longueur démesurée, cachaient en partie son ignoble visage.

– Pourrez-vous me donner une chambre et un lit pour passer la nuit ? demanda Mme de la Silandais.

– P’t’être ben, dit-il ; il y a là, au-dessus de nous, un senas [2] destiné aux rares voyageurs qui descendent à l’auberge du père Quoue-de-loup [3]. On n’y a pas toutes ses aises, ajouta-t-il, mais vu ma misère je ne saurais faire mieux.

L’aspect de cette demeure était affreux. Des tessons, contenant des restes de cidre, étaient épars sur des bancs autour du foyer, et exhalaient une odeur épouvantable.

– Seulement, ajouta le père Quoue-de-loup, je n’ai ni écurie pour votre cheva, ni où coucher votre domestique. Il sera obligé d’aller jusqu’au bourg, qui est à deux lieues d’ici, et de revenir vous chercher demain.

L’idée de voir son domestique s’éloigner d’elle, et l’insistance qu’y mettait son hôte effrayèrent la châtelaine. Que faire ? La pluie tombait plus fort que jamais et la nuit était venue. Il fallut bien accepter. Après avoir retiré de la voiture ce dont elles avaient besoin, les voyageuses recommandèrent au cocher d’arriver de bonne heure le lendemain matin, et prirent possession de leur grenier.

 

 

III

 

Il faut avoir visité les plus misérables hameaux de la Bretagne, pour se faire une idée d’une pareille demeure. Cette pièce était située sous le toit de la cabane couverte en chaume, et l’humidité suintait le long des murs au milieu des toiles d’araignée. Sur le plancher çà et là des flaques d’eau. Des châtaignes, des pommes de terre, des glands, des oignons formaient de petit tas dans lesquels se jouaient les rats et les souris. La porte n’avait ni serrure, ni verrou.

Annette et sa mère s’enveloppèrent dans leurs couvertures de voyage, et se jetèrent tout habillées, sur le noir grabat qui servait de lit.

Bientôt, au-dessous d’elles, des voix nombreuses, des chants, des disputes, des blasphèmes se firent entendre. Ces bruits se prolongèrent très tard dans la nuit. Annette mourait de peur.

Harassées de fatigue, les voyageuses finirent cependant par s’endormir.

En bas, les buveurs s’en allèrent les uns après les autres, et bientôt le père Quoue-de-loup se trouva seul. Il était près du foyer, la tête entre les mains, se parlant à lui-même : « Oui, disait-il, Jérôme a raison, je suis trop connu dans ce pays, il m’arrivera malheur. Mes vols seront découverts, et si je reste ici, à la moindre affaire je serai arrêté. Mais pour fuir, il faut de l’or, et je n’en ai pas. Allons ! du courage ! Les étrangères ont des bagues, des diamants, une bourse bien garnie, il me faut tout cela ! »

Son œil brilla d’une façon étrange. Il ôta ses sabots, ouvrit doucement une vieille armoire, et prit un long couteau qu’il examina avec attention.

Un instant près, il avait monté l’escalier et écoutait à la porte du grenier où reposaient les voyageuses. Elles dormaient profondément. Le bruit de leur respiration, seul, se faisait entendre.

Il poussa doucement la porte.

La pluie avait cessé de tomber, au-dehors la lune brillait même d’un vif éclat, et sa lueur, passant à travers une petite lucarne, laissait voir Annette et sa mère enlacées l’une à l’autre.

Sans hésitation, comme un homme habitué depuis longtemps au crime, l’assassin s’avança vers le lit, leva le bras et frappa de toute sa force les deux malheureuses femmes.

La lune, cachée par un nuage, avait cessé de briller. Quand elle reparut et qu’elle éclaira de nouveau cette terrible scène, Mme de la Silandais et sa fille, saines et sauves, étaient assises sur le lit, et le vieillard, à genoux, sanglotait à leurs pieds.

La lame du couteau avait rencontré la médaille de sainte Anne, attachée au cou de l’enfant, et s’était brisée comme du verre. De plus, le bras de l’assassin était paralysé, la main crispée sur l’arme.

Quand le jour parut, le misérable, saisi d’épouvante, alla lui-même se livrer à la justice, et les voyageuses regagnèrent leur demeure, en bénissant Dieu d’un pareil miracle.

 

 

Adolphe ORAIN, Contes du pays Gallo, 1904.

 

 

 

 

 

 

 



[1] Cette légende nous a été racontée, dans notre enfance, par Melle Angélique Morel Bois-Greffier, alors âgée de 72 ans, morte depuis longtemps, petite-fille de Mme Morel de la Silandais, née Chantal.

[2] Grenier.

[3] « Queue de loup », sobriquet du pays à cause de sa longue chevelure.

 

 

 

 

 

 

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