La jeune fille

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Marcel ORMOY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce matin, j’ai compris tout ensemble que j’atteignais les limites de l’âge mûr et que jamais n’avaient été plus vives en moi les sources de la poésie. Admirable compensation, comme si la nature avait voulu qu’à chaque étape de notre vie un enrichissement ou plus d’exubérance rétablît l’équilibre rompu par nos défaillances ou nos manques.

 

L’office de la Fête-Dieu est un des plus émouvants. La liturgie de saint Thomas-d’Aquin, avec cette longue Séquence qui a une si belle force spirituelle, ce rappel constant de la présence ineffable et les hymnes que l’on chante à la procession, en fait une des plus hautes et des plus glorieuses solennités de l’année.

J’y assistai dans cette église du Suquet qui n’est ni très ancienne ni d’un grand intérêt architectural, mais qui a l’avantage, sur les autres paroisses de Cannes, d’être vraiment un temple. J’ai mes idées sur les églises : il en est où Dieu n’habite pas. Il y est appelé par la vertu de la Consécration, mais il n’en fait point sa demeure. J’ai beau m’y appliquer, il y a certaines églises, les modernes surtout, – dont quelques-unes touchent à la plus offensante laideur, – où je ne saurais me sentir ému, où je ne rencontre pas le divin. La plus humble, la plus pauvre, la plus déshéritée, j’y retrouve Dieu si, dans une atmosphère de simplicité et de vraie foi candide, j’entends à mes oreilles l’écho fervent encore des prières qu’y ont murmurées, au long des siècles, des lèvres attentives. D’autres, en leur splendeur, sont de vivants hommages à Dieu, égales à lui en grandeur, en puissance, en spiritualité, tours sonnantes, flammes incessamment consumées, oraisons de pierre et d’encens mystique, ardent et surhumain accord de la durée et de l’éternel.

Ni trop pauvre, ni trop ambitieuse, mais digne, Notre-Dame d’Espérance, au faîte du vieux Suquet, paroisse populaire, est la seule église de Cannes où je me sente en communion avec les mystères qu’on y célèbre.

C’est cependant un spectacle assez profane qui m’y donna ce matin la double révélation de mon vieillissement et de la persistante jeunesse de mon émotion. Profane, et néanmoins il n’y eut rien que de pur dans mon saisissement, rien que de noble dans ma mélancolie.

Un spectacle d’autrefois, oublié dans un livre, dans je ne sais quel Paul et Virginie sans fadeur, dans un poème de ce premier Francis Jammes que nous avons tant aimé, ou, mieux encore, aux marges de votre Grand Meaulnes, cher Alain Fournier ! Une image imprévue, soudain surgie de la mémoire. Non ! pas une image, pas une vision : la réalité même, mais si incroyable ! Une jeune fille, une vraie jeune fille, et, quand même, une jeune fille d’autrefois.

Elle n’était pas de notre temps, cette silhouette, mais qu’elle était agréable à regarder ! Sous une souple et légère capeline, le bel ovale du visage s’encadrait de profonds cheveux aux reflets mordorés. De chaque côté d’un cou qu’André Chénier eût chanté, tombaient, ô souvenir de nos vingt ans ! de longues et harmonieuses « anglaises ». Les yeux bleus étaient francs et ingénus. Quand ils s’élevaient, leur regard s’emplissait de mystère. La bouche, à peine accusée d’un peu de rouge, avait un adorable sourire. Et, sous la robe blanche, jouait avec grâce un corps menu, virginal, attendrissant.

Le charmant spectacle ! Je ne pouvais m’en détacher, mais je n’avais pas de remords de ma distraction, parce que rien n’était plus chaste que cette jeune fille, et je n’eus pas une pensée qui ne fût harmonieuse au caractère sacré du lieu où elle m’apparaissait.

Blancheur. Pour trop de chrétiens déshabitués des pratiques de la religion, l’église est presque uniquement associée à l’idée de la mort. Ils n’y assistent qu’aux enterrements. Aux mariages aussi, mais dans quel esprit de frivolité ! Ce qui occupe leurs mémoires, que bien vite ils en chassent, – et Dieu lui-même s’en va, – c’est l’appareil funèbre, les tentures de deuil, les ornements noirs, le catafalque, les hauts cierges, le goupillon, les lourdes, majestueuses, écrasantes harmonies du Dies Irae. Comme si leur dieu n’était pas le Dieu vivant, comme si les mystères de leur religion n’étaient pas tous, sans exception, des mystères de lumière et d’allégresse, comme si cette lampe perpétuelle qui brûle devant le tabernacle ne signifiait pas essentiellement, plus même que Foi et Charité : Espérance.

Blancheur, merveilleux souvenirs d’une enfance candide. Voiles blancs du baptême et de la dixième année. Cette blanche jeune fille n’avait pas plus de dix-sept ans, et les seuls lys et les roses l’accompagnaient, lys de la Vierge, roses de sainte Thérèse de Lisieux, toutes les grâces de la première jeunesse. Hélas ! elle eût pu être ma fille, à moi le solitaire.

En la contemplant, je ne pouvais avoir une autre pensée. Elle m’était uniquement le regret des choses qui ne furent pas, de l’occasion à jamais manquée. L’enfant que j’aurais pu avoir, la fiancée que j’aurais pu rencontrer. Et voici que j’ai largement dépassé la quarantaine, que ce double regret est également vain, qu’il me faut prendre conscience de mon âge et des renoncements qu’il m’impose. Quelle que soit ma vie désormais, ce n’est plus à moi-même mais à d’autres qu’elle peut être utile, à ceux de ma lignée, à ceux-là aussi, amis, camarades, inconnus, qui entendent mes messages et veulent bien s’en émouvoir. Ce matin vraiment je me suis senti, par le fait d’une jeune fille adorablement vivante, réduit aux irrémédiables fatalités de mon millésime.

Et pourtant. Et pourtant, ce visage délicieux que je n’oublierai pas, je sais bien que je ne l’évoquerai jamais avec tristesse. Il était le visage même de la poésie, de la plus charmante, de la plus fraîche, de la plus immortelle, de celle aussi dont la rencontre est tellement incertaine que ses réussites se peuvent compter sur les doigts de la main. Car un vrai poète saura toujours chanter, et nous en enchanter, les malheurs d’Orphée ou d’Œdipe, d’Andromaque ou même de Bérénice, tous les tourments de l’amour, toutes les angoisses, toutes les douleurs, les pires désespoirs, les plus austères résignations, mais combien ont échoué devant le chaste et divin poème de la jeune fille !

Certes, je ne me flatte pas de le mener à bien. Sans doute même n’aurai-je pas l’audace de l’entreprendre. Du moins l’aurai-je eu toute une heure devant les yeux, dans le cœur et l’esprit, soutenu par les chants sacrés, sublimé par la belle, glorieuse et toute souriante liturgie de la Fête-Dieu, ce matin, dans la simple et digne église du Suquet de Cannes.

Et tout un jour, toute une semaine peut-être, je serai hanté par ces yeux ingénus et un peu mystérieux sous la souple capeline, par ce corps attendrissant dans la robe blanche, par ces profonds cheveux, par ces longues et harmonieuses « anglaises » d’autrefois, du temps des châteaux de province et des fêtes dans le parc, du temps imprécis, lointain et nostalgique qui se résume dans le doux mot désuet qui lui aussi me rejette à vingt-cinq ans en arrière, dans ce vocable chantant et aboli : Vacances.

 

 

Marcel ORMOY.

 

Paru dans le Mercure de France

en septembre 1934.

 

 

 

 

 

 

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