La Venganza

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Giovanni PAPINI

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Arbuela tras los montes, 12 avril.

 

Un avocat de Tolède m’avait dit que dans une bourgade basque, cachée parmi les montagnes, avait lieu depuis des siècles une très étrange cérémonie, appelée la Venganza, à l’aube du Vendredi Saint. C’est un office extraordinaire, chrétien, mais exclusivement laïque, sans clergé, – unique au monde. Peu de gens le connaissent, même en Espagne ; il est tout à fait ignoré des voyageurs étrangers.

Je suis arrivé à Arbuela le Jeudi Saint et j’ai dû passer la nuit chez un marchand de chevaux, l’unique hôtel du pays étant plein. Le matin suivant, à l’aube, sur la grande place, étaient déjà réunis les acteurs de la cérémonie, un peu plus d’une centaine de personnes. C’étaient seulement des hommes, presque tous d’âge mûr ; je n’ai vu ni adolescents ni vieillards.

Tous ces gens avaient le visage barbouillé d’une vive couleur incarnat et portaient de longs manteaux d’un drap couleur de cendre. Tous étaient à cheval sur de petits ânes gris, pauvrement harnachés suivant la coutume du pays. Au signal donné par une rauque trompette, la cavalcade s’est mise en mouvement ; je l’ai suivie moi-même, monté sur un âne.

À la tête du cortège flottait un étendard où s’étalait la blanche image d’un squelette. On montait par un chemin muletier rapide et rocailleux, bordé de touffes basses de genévrier. Personne ne parlait ni ne chantait. De temps en temps on entendait braire un des ânes ; ce sanglot désagréable se perdait dans les fourrés environnants, dans l’air humide.

La montée dura environ une heure. La longue file des ânes et de ces hommes graves à la face rouge s’élevait lentement par une succession de seuils et de pentes, toujours plus pauvres et dénudés. Tout d’un coup elle s’arrêta sur un vaste plateau, où d’autres gens attendaient. À l’ombre d’une haute roche on voyait une grande table de pierre, soutenue par quatre colonnes de chêne non équarri. Sur cette table il y avait sept cassettes, à ce qu’il me sembla, couvertes de draps blancs. Derrière la table attendaient sept hommes, le visage peint en rouge comme ceux des arrivants. Près de la table il y avait un gros amas de branches sèches, où l’on avait mis le feu et qui commençaient déjà à flamber. Le spectacle était mystérieux et majestueux. Tout autour s’élevaient les pics de la Sierra Negra, aigus, impitoyables. Deux faucons planaient très haut, dans la douce vapeur blonde du soleil.

Les pèlerins silencieux descendirent de leurs montures et se disposèrent en demi-cercle autour de la table de pierre. Malgré la peinture rouge qui les faisait pareils à des paillasses, leurs visages apparaissaient austères et pensifs. La cérémonie commença.

Un des hommes, qui attendait debout, découvrit la première cassette et l’ouvrit. Il en tira un coq, un coq fier et orgueilleux, avec une belle crête dressée, couleur de sang. L’homme le prit par le cou, qu’il tira fort pour le tuer, et dit :

– Toi coq, tu es notre orgueil. Que le feu te consume.

Et le coq, secoué par l’agonie, fut jeté sur le bûcher allumé.

Le second homme tira de la seconde cassette un roquet à l’air méchant, qui commença tout de suite à aboyer. L’homme l’égorgea de son poignard à manche d’argent.

– Toi, chien, tu es notre colère, que le feu te détruise.

Et le roquet sanglant alla finir dans les flammes.

Le troisième homme ouvrit avec précaution la troisième cassette et saisit une colombe blanche qui se débattait. Il lui écrasa la tête avec une pierre et prononça :

– Toi, colombe, tu es notre luxure. Que le feu te réduise en cendres.

Et la pauvre colombe alla rejoindre les autres victimes parmi les charbons ardents du bûcher.

Le quatrième homme tira de la quatrième cassette un énorme rat, l’étrangla de ses grosses mains noueuses et déclara :

– Toi, rat, tu es notre gourmandise. Que le feu t’anéantisse.

Le cinquième homme tira de la cinquième cassette un petit serpent noir et d’un couteau grossier lui trancha la tête.

– Toi, serpent, tu es notre envie. Que le feu te dévore.

Le sixième homme prit dans la sixième cassette une pie qui poussait des cris stridents en agitant ses belles ailes bleues. Mais le sacrificateur, d’un geste rapide, serra dans ses deux mains le cou de la pie et la jeta moribonde entre les flammes.

– Toi, pie voleuse, tu es notre avarice. Que le feu te détruise.

Le septième homme tira de la septième cassette un vieux chat tigré, tout gras. L’homme, en une seconde, étrangla le gros chat de ses mains robustes et cria :

– Toi, chat, tu es notre paresse. Que le feu te réduise en cendres pour toujours.

Alors l’homme qui portait la bannière au squelette s’avança et déposa aussi dans les flammes cette enseigne funèbre.

Et alors tous les pèlerins se dépouillèrent de leurs manteaux couleur de cendre et l’on vit que par-dessous ils étaient vêtus de belles tuniques blanches ourlées d’or. Puis, un par un, ils coururent à une source voisine, pour se laver la figure et faire disparaître la peinture rouge. On les revit avec leurs visages véritables, faces honnêtes et sévères de paysans à la peau ridée, d’artisans amaigris, de bourgeois pâlis.

Quand tous furent prêts, leurs visages tout propres sur leurs vêtements très blancs, ils reprirent leurs montures ; le cortège se mit en route pour rentrer au village, laissant sur le plateau désert le bûcher fumant et les sept victimes.

Au contraire de la montée, la descente fut bruyante et allègre ; tous parlaient et riaient ; certains, plus jeunes, chantaient d’une voix sonore et harmonieuse une vieille romance. Les ânes trottaient, entre les rochers du chemin muletier, avec une hâte joyeuse ; en moins d’une demi-heure on arriva sur la place d’Arhuela, et les pè1erins rentrèrent chez eux.

Cependant je voulais savoir quelque chose de plus sur le sens de cette extravagante cérémonie mi-païenne mi-chrétienne. Je m’adressai à un vieux prêtre maigre, qui avait assisté à notre retour ; je lui demandai son avis sur ce que j’avais vu.

– C’est une coutume très ancienne, me répondit-il, qui s’est conservée seulement à Arbuela ; elle est sans doute le dernier reste d’une cérémonie religieuse datant du moyen âge, qui doit, le jour de la crucifixion de Notre-Seigneur, symboliser la mort des sept péchés capitaux. Les hommes se teignent le visage de rouge pour signifier la rougeur de la honte de leurs fautes ; ils montent seulement de petits ânes, pour imiter l’humilité du Sauveur ; ils jettent les sept animaux symboliques sur le bûcher, qui représente le feu de l’enfer. Comme ceux qui participent à cette solennité sont tous de bons catholiques, nous autres prêtres nous la tolérons ; mais le clergé, sur l’ordre de notre évêque, s’est toujours refusé à y prendre part ; il nous semble qu’il y a là quelque chose de naïf et de ridicule. Cela s’appelle la Venganza. Mais on ne comprend pas bien si cela signifie la vengeance de Dieu, ou la vengeance des hommes contre les péchés. Le peuple appelle cette procession, non sans ironie probablement, « la montée des ânes ».

Je remerciai le vieux prêtre, mais lui dis que je n’étais pas de son avis sur le sens de cette vieille coutume. Pour moi, je suis fort content, même du point de vue esthétique, d’avoir assisté à ce spectacle magique et sauvage, d’une grandiose simplicité.

 

 

Giovanni PAPINI, Le livre noir, 1953.

 

 

 

 

 

 

 

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