Éléard

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Silvio PELLICO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’amour que je porte à Saluces, ma ville natale, m’a engagé à chanter un évènement bien déplorable qui se trouve dans ses annales au XIVe siècle. Le marquisat de Saluces était alors de quelque importance, et le fait dont je parle se liait aux passions qui fermentaient dans toute l’Italie.

En 1336, Thomas II succéda à son père dans le gouvernement de Saluces ; mais le trône lui fut disputé par Manfred, son oncle. Thomas était marié à Richarde Visconti, de Milan, et par suite il était un des principaux Gibelins, dont les Visconti étaient les chefs ; toutes les espérances du parti reposant alors sur Azzo, frère de Richarde, de Saluces, et ensuite sur Luchin Visconti, leur oncle.

Manfred se déclara Guelfe, pour obtenir la protection du chef puissant des Guelfes, Robert, roi de Naples, de la maison d’Anjou. C’était un prince remarquable par son habileté et par l’étendue de ses possessions. Outre son royaume, et le comté de Provence qu’il avait hérité de ses ancêtres, il avait des droits réels ou douteux sur plusieurs seigneuries, situées çà et là dans toute la longueur de la Péninsule. Rome et Florence le reconnaissaient pour protecteur. Son drapeau flottait sur beaucoup de châteaux du pays des Lombards, du Montferrat, d’Asti, du Piémont ; Savigliano, Fossano, Cuaco, etc., lui obéissaient. Il ne tenait pas lui-même de troupes, mais il conservait toutes ces provinces disséminées par la présence d’aventuriers provençaux, napolitains ou autres, sous le commandement de braves officiers, qui, gouvernant chacun à sa manière, savaient peu attacher le peuple au souverain. Robert voulait faire tomber la puissance gibeline des Visconti, et dominer sur tous les états de l’Italie ; mais n’étant pas d’un caractère guerrier, il opérait avec lenteur et ne put jamais réaliser ses plans hardis. Guelfes et Gibelins se vantaient également d’être les véritables amis de la nation, les vrais partisans de la civilisation, de la justice, de la cause de Dieu, et cependant il aurait été bien difficile de voir de quel côté se commettaient plus d’erreurs et de fautes, quoique parmi ces ténèbres brillassent aussi quelques vertus héroïques. Celte époque était chevaleresque et religieuse, avec des éléments de jalousie républicaine. Tout cela est éminemment poétique.

Tandis que la cour brillante de Robert offrait un modèle de politesse, les troupes de ce prince, commandées par le sénéchal Bertrand de Balzo, provençal, et réunies à d’autres troupes, envahirent nos contrées, pour soutenir les droits prétendus de Manfred, pillèrent et dévastèrent le pays, s’emparèrent de Saluces et la livrèrent aux flammes, firent prisonnier le marquis Thomas avec ses enfants ; rivalisèrent avec Manfred d’excès et de barbarie, et détrompèrent ainsi en peu de temps ceux des guerriers de Saluces qui avaient cru voir dans Robert un héros et dans les Guelfes d’autres héros appelés à abolir les anciennes injustices, et à rétablir en Italie le règne de la sagesse et de l’équité.

Thomas racheta sa liberté ; en s’apercevant que Manfred et tous les Guelfes étaient détestés, il commença à réunir une nouvelle armée de Gibelins, y joignit une troupe soldée de guerriers étrangers, mais bien disciplinés, fit la guerre et remporta la victoire. Le tyran Manfred et ses partisans furent expulsés.

Ces évènements de Saluces sont le sujet de mon cantique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ÉLÉARD

 

 

 

Odium suscitat rixas, et universa

delicta operit charitas.                       

(Prov. 10. 12.)

 

 

I

 

 

Ô ma douce Saluces ! terre illustre par tes nobles et antiques combats, par les vicissitudes de tes succès et de tes revers ! terre féconde en hommes distingués qui t’honorèrent, soit dans les graves fonctions de la magistrature, soit dans les beaux-arts, soit dans les récits de la véridique histoire ! Je te salue, ô terre de mes aïeux ! C’est de l’amour que je te porte que je m’inspire aujourd’hui pour chanter ta désolation dans les siècles passés, ta désolation que déplorèrent et souffrirent avec toi des âmes courageuses, à une époque trop souvent témoin, hélas ! de grands crimes, mais témoin aussi d’exemples d’amour de la patrie, de loyauté, de sagesse.

Parmi les principautés italiennes, Saluces n’était pas au dernier rang ; elle s’enorgueillissait d’une vaste étendue de montagnes, de vallées et de plaines fécondes, et de ses châteaux gouvernés par des guerriers ; elle s’enorgueillissait de ses princes. La couronne ornait la tête du marquis Thomas, allié aux grands Gibelins Visconti. C’est là ce qui fait frémir le roi de Naples dans les splendeurs de son palais ; il ourdit des conspirations dans le dessein d’imposer avec un nouveau prince l’étendard guelfe aux habitants de Saluces.

C’était la saison où Saluces voit la neige se fondre dans ses campagnes, où déjà se disputent chaque jour les derniers souffles glacés de l’hiver et les zéphirs que réchauffe la chaleur bienfaisante du soleil qui vient tout ranimer.

Un soir, à une heure bien avancée, le vieil Hugues priait, prosterné dans sa chère cellule, et il s’affligeait que cent pensées involontaires d’inquiétude pour le cloître de Staffarda, dont il portait la mitre vénérable, se mêlassent dans son esprit à ses prières. Quoique exercé depuis longtemps dans les solides vertus de la patience et de l’humilité, il ne pouvait trouver facilement du repos dans l’oraison, lors même que les embarras du monastère étaient légers ; car il connaissait les infortunes secrètes de beaucoup de maisons grandes et humbles ; il connaissait les malheurs et l’oppression de beaucoup d’innocents étrangers ; et l’âme magnanime du vieillard souffrait, avec tous les hommes illustres ou vulgaires les déchirements du remords et les déchirement de la douleur.

Or, tandis que prosterné il sollicite les grâces du Ciel, il entend la cloche que sonne le voyageur arrivé dans la nuit à la porte hospitalière. Il interrompt alors sa conversation avec Dieu, se lève et appelle un frère lai.

« Va, lui dit-il, aie soin de fournir à celui qui arrive tous les secours de la charité la plus tendre, quel qu’il soit. »

Puis, courbant humblement sa tête blanchie, il se jette de nouveau au pied du crucifix, en se disant dans sa prière :

« Quel sera donc cet étranger ? Oh ! fasse le Ciel que ce soit un malheureux que je puisse secourir ! »

Les voûtes retentissent des pas bruyants et précipités d’un chevalier. Puis, introduit par le frère, s’avance.... Éléard.

« Mon cher oncle !

– Mon neveu, pourquoi ta présence au monastère de Staffarda ? »

Le frère se retira. Les deux parents se serrèrent la main, puis le jeune guerrier appliqua sa bouche sur la main décharnée du vieillard, qui ouvrit ses deux bras et reçut sur son sein paternel le fils de la sœur qu’il avait perdue.

Le jeune homme commence en ces termes :

« Je suis appelé à vous révéler un grand secret.

– Tu sais quelle confiance avait en moi ta mère : lu peux avoir la même.

– Depuis que je suis rentré à Saluces de la cour de Naples et des bords du Tibre, rarement je me suis assis près de vous, et vous ignorez beaucoup de pensées d’Éléard.

– Et c’est cette ignorance qui m’inspirait des craintes que peut-être tu vas dissiper.

– Mon père, ils sont faux les bruits que les perfides Visconti ont répandu du sein de Milan contre le vénérable protecteur de toute l’Italie, contre le nôtre. L’âme royale de Robert de Provence est généreuse, fidèle et forte ; il veut la grandeur de l’Église, il sera le fléau des tyrans, le salut des bons princes !

– Réfléchis donc, jeune impétueux, à la puissance redoutable de ce prince étranger qui, joignant bien des principautés à la couronne de Naples, répand ses troupes de château en château, de village en village, parmi les Romains, les Toscans, les Lombards, et ne manque de possessions ni dans le Montferrat ni dans le Piémont. Beaucoup de personnes habiles se défient de sa pitié pour les misères d’un peuple irrité et mécontent...

– On a pu, mais on ne peut plus s’en défier. Une seule et même espérance, un seul et même désir se manifeste dans le roi Robert et dans le souverain pontife. Ils veulent l’union, des lois justes, un frein aux hérésies, aux brigandages, aux tyrannies : ils veulent rapprocher, pour la gloire commune, et princes, et républiques, et barons.

– Ce qui agite le cœur du pontife suprême, c’est une inquiétude sublime pour ses enfants, je le sais ; mais dans le cœur de Robert bouillonne une insatiable ambition.

– Voilà l’accusation calomnieuse du Gibelin Visconti ; mais l’imposteur est démasqué. C’est lui qui se laisse dominer, qui s’est toujours laissé dominer par l’ambition ! C’est lui que presse la soif de l’or et du sang ! Dans la Lombardie il n’est plus un cœur qui batte pour sa cause ; tous les gens de bien soupirent après le bras libérateur de l’empereur d’Allemagne ; on appelle sur la tête de l’hydre de Milan les foudres du Saint-Siège et l’épée triomphante de Robert. Eh quoi donc ! autant que les Milanais, ne nous voyons-nous pas maintenant, nous Saluciens, désunis par cette race fatale, déshonorés, déchirés, outragés, depuis que la fille des Visconti, que Richarde a épousé le marquis, et qu’une troupe insolente de courtisans insubriens l’accompagnent partout ?

– Mon fils, rappelle-toi que déjà j’ai su apaiser ta colère. Mille raisons attachent le marquisat de Saluces à la fortune de Milan.

– Cette nécessité infernale disparaît aujourd’hui.

– Que veux-tu dire !

– Aujourd’hui enfin la couronne est arrachée du front ignoble de Thomas.

– Ciel ! que dis-tu ? comment ?...

– Aujourd’hui Saluces et les seigneurs de ses terres changent de maître : celui qui monte sur le trône du marquisat...

– C’est ?...

– C’est Manfred !

– Mais tu rêves, tu rêves ! Manfred a osé porter un jour la main à la couronne de son neveu ; mais, peu secondé, il a juré la paix.

– Thomas a rompu les liens sacrés du traité, et Manfred, insulté, a le droit de se lever et de combattre.

– Vains prétextes ! je suis garant de la bonne foi de Thomas.

– Cessez donc, mon oncle, de plaindre le tyran et de le défendre ! À cette heure même où je vous parle, des bataillons invincibles s’élancent, à la voix de Manfred, de différents points du Piémont : les uns de Savigliano et des bourgs voisins soumis à Robert ; les autres avec le drapeau de Turin et de Saba : à eux se joignent Asti et l’élite des Guelfes du Montferrat. Avant le jour ils investiront Saluces, et les Guelfes de la ville en ouvriront les portes.

– Ah ! que le Ciel ne permette pas une si noire perfidie !...

– Manfred, notre maître, m’envoie vers vous ; vous qu’il aime et qu’il vénère, et qu’il croit puissant près de Dieu.

– Que veut de moi le traître ?

– Apaisez-vous.

– Que veut-il ?

– Il rend hommage à cette réputation que vous cachez en partie par humilité, et que peut-être vous ignorez en partie, à cette réputation qui est immense parmi le peuple et les grands. Dans votre regard, dans votre parole, dans vos œuvres sublimes brille la vigueur du prophète ! On n’a point oublié les vérités terribles que cent fois, au nom de l’Éternel, vous avez fait retentir aux pieds des puissants. Aujourd’hui Manfred désire, Manfred exige de vous des paroles effrayantes : venez dans le camp maudire les Visconti ; venez les maudire dans Saluces ; venez maudire Thomas, le vil esclave des Gibelins ; consacrez les inspirations de votre génie à seconder les projets de celui qui protège les peuples et la justice ! »

À un pareil langage, le saint vieillard se lève de son siège antique.

« Les insensés ! s’écrie-t-il. S’il était encore temps ! Oh ! si Dieu me revêtait un seul jour de la force des prophètes !.... Où est Manfred ?

– Parmi les guerriers fidèles qu’il conduit à la faveur des ombres de la nuit.

– Qu’on prépare mon cheval ! » s’écrie le vieillard.

Et pendant que le frère s’empresse d’obéir, nos deux héros s’arrêtent encore dans la cellule et se communiquent tour à tour les sentiments de leur âme agitée.

« Mon fils, tu es séduit. Les cœurs de Robert et de Manfred me sont plus connus qu’à toi. Le roi est excellent ; mais à Naples, où il aime à faire briller les beaux-arts et la politesse ; loin de là, c’est un génie malfaisant qui trompe guerriers et peuples par des désira injustes de combat et de révolte. Tandis qu’il montre à tous ceux qui l’environnent des vertus aimables, il jette sur toutes les routes de la Péninsule, qu’il paraît protéger, d’audacieux soldats qui imposent la paix par la rapine, le meurtre et l’esclavage. Voilà ton royal ami si vanté ! Il lui est utile de diminuer la puissance des Visconti, les seuls appuis qui nous restent ; et, pour y parvenir, il s’est fait aujourd’hui un instrument de Manfred !

– Quand vous aurez parlé à Manfred et aux généraux du roi, vos terreurs se dissiperont. Tous nos guerriers n’ont pris les armes qu’en jurant solennellement, hautement, de relever les opprimés et d’abattre les contempteurs des lois et des autels.

– C’est le serment de tous ceux qui se préparent à une guerre quelconque.

– Vous verrez d’illustres Saluciens arborer le drapeau de Manfred.

– Je sais que je verrai parmi ces dupes glorieuses cet Arrigo Elïon, qui te gouverne parce qu’il le promet sa fille.... Tu rougis !.... je ne me suis pas trompé.

– Je veux suivre ma raison et ma conscience plus que mes, affections. »

Le palefroi du vieillard est caparaçonné : à son côté piaffe le coursier du jeune chevalier. Aussitôt l’abbé laisse quelques avis prudents à ses religieux, leur distribue de sa main l’eau bénite, leur donne sa bénédiction, et le voilà qui monte militairement sur les arçons, comme un homme qui a porté la cuirasse et la maille avant la tunique, et qui a, sous les armes, acquis la réputation d’un brave.

La porte du monastère crie sur ses gonds de fer et s’ouvre. Les deux cavaliers sortent avec deux domestiques, moins bien montés, et les religieux auxquels l’abbé a parlé avant de s’éloigner s’arrêtent sur le seuil.

« Que va-t-il arriver ? » se disent les moines en se regardant. Ils craignent de grands malheurs, et ils ignorent les massacres qui se préparent. Cependant la cloche appelle à l’office de la nuit ; la porte se ferme ; et, après avoir traversé une vaste cour, toute la pieuse famille entre dans le temple, se rend au chœur et commence les chants.

 

 

 

 

II

 

 

Ali ! quelle paix délicieuse à l’ombre des églises, dans les siècles de haines et de trahison ! Là, tandis que, dans les campagnes, les maisons étaient consumées, et que le soldat ajoutait à la désolation du cultivateur les sarcasmes et les coups ; tandis que, dans les bourgs et dans les cités, les frères égorgeaient les frères ; tandis que la renommée dénonçait tel et tel château, où l’on présentait des coupes empoisonnées, où l’on enfonçait les poignards dans les ténèbres, où l’implacable jalousie du maître ensevelissait une femme au fond d’une tour, le moine expiait soit ses fautes passées, soit les fautes des nations coupables. Bien souvent ces vénérables vêtements de laine couvraient des génies sages et paisibles, étrangers à leur siècle, comme une aimable fleur est étrangère parmi des plantes malfaisantes, comme le jet charitable d’une fontaine au milieu des sables brûlants, et comme, parmi des tribus sauvages, un cœur qui gémit sur le sort des opprimés.

Pendant que les religieux de Staffarda psalmodiaient en chœur, et que le vieil Hugues traversait sur son cheval les sentiers bourbeux et les broussailles, une multitude effroyable, composée de troupes royales, d’alliés et de brigands mercenaires, dont les horribles bannières se mêlaient à celles de tous ces guerriers différents, s’avançait de Moncalieri à Saluces. Le généralissime est Bertrand de Balzo, fier et brave sénéchal du roi ; après Bertrand, vient au premier rang le traître Manfred, qui entraîne avec lui, dans une entreprise injuste, ses deux frères imprudents.

Ils veulent arriver de nuit au pied de la ville qu’ils surprennent, et ils espèrent qu’aux sons de leurs trompettes, les portes s’ouvriront. Mais la renommée les a devancés. Quand l’armée arrive près des murs de Saluces, quand les hérauts sonnent les trompettes, les amis de l’intérieur ne répondent pas à l’audacieux appel ; aucun pont-levis ne s’abaisse devant les assiégeants. Les murailles sont hérissées de lances fidèles, étincelantes à la clarté de la lune, et de leur sein tombent sur l’armée des flèches et des hurlements de rage, et à ces hurlements succèdent les exclamations universelles du peuple : VIVE THOMAS ! Et Manfred se mord les deux lèvres de dépit, et jure de punir par d’horribles massacres ce peuple insolent.

Le provençal Bertrand, homme d’un caractère railleur, et fier de l’amitié de son maître, ne se gênait pas plus qu’un roi pour piquer par ses plaisanteries tous les seigneurs italiens. Il s’abandonne à un rire insultant, et, tourné vers Manfred : « Voilà donc, dit-il, cette affection universelle pour toi, que tu nous promettais chez les habitants de Saluces ! ».

Puis de la raillerie il passe à la colère :

« Vous êtes tous les mêmes ! Des promesses, des fanfaronnades, de folles espérances ! Puis de pressants périls, des dangers sans nombre ! Et, pendant ce temps-là, c’est pour les intérêts d’autrui que mon maître perd ses braves !

– Sois tranquille, dit Manfred frémissant sous une apparence de calme, les obstacles ne dureront que quelques heures. Il suffira d’un seul assaut vigoureux : Aux armes, vite, aux armes ! »

Tandis que les dispositions des chefs valeureux et l’obéissance des soldats concourent à préparer l’assaut, que l’on assemble et que l’on apprête les lances et les boucliers, les béliers et les catapultes ; que dans toute la plaine on n’entend que des cris, du mouvement, le roulement des chars, les coups de haches qui renversent les arbres, le fracas des pierres amoncelées, et, au milieu des travaux, le blasphème, ou la joie impudente, ou le chant des guerriers, au dedans de Saluces, la force de la tête et du bras ne s’exerce pas avec moins d’ardeur pour la défense sacrée de la patrie. Les traîtres de la ville sont inconnus et peu nombreux ; mille citoyens s’unissent avec transport autour de l’étendard du marquis Thomas. C’était un de ces princes magnanimes qui, au milieu des périls, brillent d’un nouvel éclat, qui trouvent un accent et un regard plus sublimes, et qui savent, comme par un pouvoir magique, réveiller dans le cœur d’un peuple naguère mal disposé l’amour, la concorde et une noble émulation.

Presque tout le monde oublie alors telle ou telle faute, imaginaire ou réelle, qui hier paraissait une grande tache dans Thomas : on ne voit plus en lui qu’un possesseur des droits paternels injustement attaqué ; un maître chéri dont la main bienfaisante récompensait, punissait, protégeait ; un homme enfin qu’il faut défendre. Richarde elle-même, dont la famille déplaisait tant aux Saluciens, ne semble plus d’une origine odieuse, depuis que le peuple la voit partager avec inquiétude, mais avec courage, les périls et les soins du marquis. Sa beauté adoucit les fidèles guerriers ; son accent, bien que lombard, ne paraît plus étranger. Et quand Thomas et Richarde volent à droite, à gauche, et parlent des espérances que doivent leur donner les prompts secours des troupes des Visconti, ceux qui les entendent triomphent et applaudissent.

À la chute de cette nuit horrible, Hugues arriva avec Éléard au milieu des assiégeants ; ils vont aussitôt trouver le sénéchal de Robert et Manfred. Manfred pousse un cri de joie en apercevant le vieillard, et le présente à Bertrand, en disant :

« Seigneur de Balzo, voici le vénérable de Staffarda, celui qui, prieur par ses belles actions, a obtenu une influence toute-puissante sur le peuple le Saluces. Sans doute ses yeux aperçoivent aujourd’hui l’éclat d’un avenir plus glorieux, plus heureux, plus équitable pour le pays de nos pères ! »

Le sénéchal s’approcha de Hugues, et, cachant dans son âme dédaigneuse l’indifférence et l’ennui, imita le sourire du respect pour dire :

« Le monarque conserve encore votre souvenir, mon illustre père, et il désire triompher ici non pas tant par la force des armes, qui pourraient lui assurer la victoire, que par la sagesse d’un ami. »

Puis Manfred se mit à expliquer les motifs de la guerre, en énumérant les perfidies, les extravagances et la honte inévitable qui s’attachaient au nom de Thomas, par suite de sa soumission à la puissance artificieuse des Milanais. Il prouva la nécessité urgente de la guerre ; il prouva que le plus grand besoin de Saluces et de toute l’Italie était de reconnaître le roi Robert comme unique suzerain de tous les possesseurs de fiefs.

« Mes vœux appellent sans doute, répondit Hugues aux deux chefs, la réunion universelle des Italiens sous un sceptre, quel qu’il soit, guelfe ou gibelin ; mais pour éteindre ces haines vivaces et invétérées qui divisent un peuple formé de races diverses, animées de pensées, d’intérêts différents, il n’y a point assez de puissance dans le désir des âmes affligées ; et mille raisons décisives se présentent à mon esprit pour me faire refuser à un étranger couronné dans la Pouille, le pouvoir de rétablir, par sa réputation et ses armes, l’obéissance et la paix.

– Pensez, ô vieillard, à toute l’importance de notre entreprise : elle mérite que vous la secondiez.

– Sans doute je désire vous venir en aide ; mais, pour y parvenir, un seul moyen s’offre à ma pensée.

– Lequel ?

– Aux yeux du peuple et de l’armée je me présenterai devant vous comme intercesseur ; par religion, par humanité vous suspendrez tous deux les combats, et moi j’irai à Naples. J’apaiserai, je l’espère, l’auguste prince ; je le détournerai d’une entreprise dont il ne recueillerait que dommage et ignominie ; et si Manfred a été lésé dans quelqu’un de ses droits, il pourra se les assurer par des conventions invariables.

– Nous proposer une trêve, c’est inutile ! La volonté de Robert est immuable ; et c’est mal à vous de prophétiser l’opprobre et la défaite à celui qui est sûr de la victoire. Jetez seulement un regard sur nos troupes, et vous verrez qu’aujourd’hui même Saluces doit tomber en notre pouvoir.

– Peut-être pourrez-vous vous en emparer ; peut-être pourrez-vous enlever à son maître vaincu l’asile du château, le traîner prisonnier, et lui arracher de la tête la couronne des marquis, ses ancêtres : toi, Manfred, peut-être tu pourras t’en orner le front ; je ne vous le conteste pas. Moi, seulement, d’après ma vieille connaissance de ce pays et du caractère de ses habitants, je vous déclare qu’après la chute de Thomas, votre triomphe sera encore bien douteux, bien difficile. Dans l’âme de la plupart, l’hérédité a transmis une affection profonde pour le parti gibelin, pour les Visconti, et en même temps une vigoureuse haine contre les drapeaux guelfes. Nous sommes un petit peuple, mais nous trouvons de la force et dans la puissance des Visconti, et dans notre audace, et dans notre caractère âpre et sauvage, que ne fléchissent ni terreurs ni supplices.

– Tu oublies que moi aussi je suis salucien, et que jamais les craintes ne m’ont fait pâlir.

– Manfred, fais plutôt briller en toi le plus noble des courages, celui de préférer aux joies impies du sabre une gloire plus douce, la gloire touchante d’éloigner du pays paternel une guerre funeste !

– Parle d’autre chose, vieillard, si tu aimes à diminuer l’horreur d’une guerre inévitable, épouse mes intérêts ; entre dans la ville assiégée, harangue les citoyens, engage-les à se soumettre à moi.

– Je ne le peux, je ne le dois ! Je ne puis vous être utile qu’en vous adressant mes paroles suppliantes, en faisant retentir à vos oreilles des conseils énergiques, tels que Dieu me les révèle. Retenez vos épées ; si Thomas a commis quelque injustice, la raison suffira pour le rappeler à l’équité, et d’ici à quelques jours, satisfaits, glorieux, purs de sang, bénis des peuples et du Ciel, vous retournerez chez vous. Si, poussé par l’ambition ou par de vieux ressentiments, tu persistais, Manfred, à convoiter aujourd’hui l’empire de Saluces, et que tu puisses le saisir, ton nom serait odieux à tes sujets, et malgré tous tes efforts, ils ne seraient point heureux sous ton règne. Une nécessité fatale de jalousies et de vengeances naît de la guerre civile, et ce n’est que par des terreurs et des tourments continuels que l’usurpateur peut se soutenir. Je suppose même que le prince vaincu ait mal gouverné auparavant ; sa défaite, ou sa fuite, ou sa mort rattacheront à son nom le grand nombre de ceux qu’il aura offensés ; on oubliera les torts du maître qu’on aura perdu ; ses vertus s’embelliront par le souvenir. Ce prince mort, il s’élèvera des seigneurs qui, par politique ou par générosité, voudront le venger, et dans leur âme serait fourbe et impie, le vulgaire, toujours heureux de haïr le puissant qui doit l’empire à la ruse ou à la violence, le vulgaire les honorera ! Et à une ligue pareille d’ennemis, quelles sont les forces qu’opposerait Manfred ?...

– Les forces du roi, s’écrie le Provençal en fureur.

– Votre roi s’engage dans beaucoup de guerres, reprend Hugues, et quand des ennemis formidables l’attaqueront ailleurs, toutes ces troupes qui font ici votre sécurité se retireront pour aller les combattre. Et toi, Manfred, je te vois frémissant, sans armée, et trahi par les tiens !... »

À ces mots, les cris des capitaines couvrent la voix du prophète. Alors Hugues élève le crucifix ; il conjure humblement ces guerriers superbes ; il les conjure au nom du Rédempteur !... On le repousse ; et, parmi celle soldatesque, plus d’un bras se lève pour le menacer.

Quelques braves servent de bouclier au religieux, et surtout Éléard. Le saint vieillard ne s’effraie ni des sarcasmes ni des menaces, et il répète plusieurs fois aux traîtres :

« Dieu maudit votre entreprise ! »

 

 

 

 

III

 

 

Religion, c’est ton noble office d’affronter sans crainte les orgueilleux avec les armes de tes vérités redoutables, au risque même de subir la honte et le martyre ! Et cet office, oh ! combien de lois les véritables ministres de Dieu l’ont rempli avec courage ! Quelquefois ces prêtres vénérables tombaient sous le fer des tyrans ; quelquefois brisés, couverts de sang, chargés de chaînes, ils s’ensevelissaient dans les horreurs d’une tour déserte ; mais le cœur des autres serviteurs de Dieu n’était pas effrayé par ces terribles exemples. Et si la voix d’une âme pure et consacrée aux autels était souvent méprisée par les méchants, elle n’était toutefois pas entièrement inutile : elle était méprisée, mais elle jetait dans l’âme de ces impudents scélérats un germe qui peut-être fructifierait un jour ; c’était un germe de terreur religieuse. D’ailleurs, parmi ces êtres féroces, il y en avait toujours de moins corrompus pour qui la parole magnanime et vraiment sacerdotale, soit de saints abbés, soit d’humbles frères ou ermites, en faveur des innocents, était une parole invincible qui les torturait par de prompts remords jusqu’à ce qu’ils revinssent à l’honneur et à la charité.

Éléard reconduisit le vieillard assez loin, jusqu’à un endroit à couvert des bandes de ces féroces soldats ; là, avec une égale douleur pour l’oncle et pour le neveu, Éléard s’arracha des bras du prieur, qui voulait vainement l’y retenir encore !

« Ah ! mon fils, s’écria-t-il, ne m’abandonne pas sans que j’aie pu rien obtenir. Ne remets donc plus le pied parmi ces troupes impies que le Seigneur a maudites par ma bouche ; par la cendre sacrée de ma sœur, qui te fut si bonne mère, je t’en conjure ! Je t’en conjure par la poussière glorieuse de ton bon père, de nos aïeux, tous chevaliers fidèles, irréprochables, qui soutinrent dans Saluces celui qui portait avec justice l’épée souveraine ! Fuis, fuis du piège qu’ont tendu à ton cœur ces avides étrangers. Reviens à moi, à ta patrie, à ton prince. Avec Manfred, deuil et infamie !... Avec Thomas, le Ciel ! »

Éléard entendait les cris prolongés du vieillard suppliant, et poursuivait cependant sa course rapide. Mais quoiqu’il parût sourd et rebelle, ces paroles tombaient comme des dards enflammés sur son âme émue : et, en n’arrêtant point sa fuite précipitée, en ne retournant point sur ses pas pour retomber aux genoux du vénérable vieillard, il se faisait violence à lui-même.

Le preux, agité par diverses impulsions secrètes, s’obstinait à retourner parmi les généraux alliés, et il cherchait à se persuader qu’il suivait le parti de la justice ; que son oncle, aveugle ami des préjugés, voulait le séduire. Il compte bien le généreux chevalier, préserver son esprit de toute vile tentation ; il entend bien faire de la vertu, de la vertu seule, et non d’un vain fantôme, son unique idole ! Il veut être convaincu que c’est la vertu qui dicte à l’Angevin les promesses magnifiques de gloire et de bonheur qu’il prépare aux Saluciens et à toute la Péninsule. Il veut regarder comme de véritables héros et ce monarque, et ces capitaines, et surtout Manfred. Mais aussi... malgré ses résolutions, un doute irrésistible surgit en lui et le ronge. Il cache ce doute, mais il le porte dans son cœur, et il arrive ainsi troublé, désolé, au camp de Manfred. Oui, il dérobe ce doute aux yeux des hommes, mais non à lui-même ; quelques instants il hésite, mais enfin il ne peut le celer à un guerrier à qui l’attachait plus qu’à tout autre un saint respect. Il lui adresse ces mots :

« Oh ! Arrigo, éloignons-nous un peu, écoute-moi : je ne puis me délivrer d’une angoisse secrète, si je ne t’en parle point comme à un père. »

Le dur baron le regarde fixement, et avec une sévérité observatrice :

« Balancerais-tu ? lui dit-il.

– Je voudrais regarder comme peu dignes d’attention les discours de mon vénérable oncle, et je ne puis te dire quelle lumière terrible me paraît aujourd’hui briller dans les paroles tour à tour indulgentes et redoutables d’un si grand homme ! »

Arrigo, fronçant le sourcil, l’interrompt :

« Il suffit qu’après de longues réflexions nous nous soyons résolus à franchir le pas périlleux... S’épouvanter dans le chemin où l’on est entré, c’est un opprobre. »

Toutefois, quoiqu’Arrigo jetât le blâme au jeune guerrier, il ne se sentait pas le cœur moins troublé qu’Éléard de la hardiesse prophétique de l’abbé, et il croyait apercevoir dans l’avenir de sinistres et menaçants nuages. Il dissimulait pourtant, et restait inébranlable comme un mortel qui s’est accoutumé depuis longtemps à admirer sa propre sagesse et ses propres actions. Tel était l’indomptable Arrigo ; il serait mort mille fois plutôt que de se montrer d’abord décidé, puis irrésolu dans de graves entreprises.

Arrigo communique à Éléard les grandes espérances qu’il a conçues, dans le dessein de réchauffer son ardeur. Le jeune homme écoute, mais il reste dans le doute et la tristesse ; puis il reprend :

« Nous devons rester sous le drapeau de Manfred ; si, lui-même, fidèle aux plus sacrées des promesses, il ne respire pas la vengeance et ne demande que le pouvoir d’un père et du premier défenseur de nos anciens droits, Que si, comme le craint aujourd’hui Hugues, il ne pouvait se nourrir que de haine et d’orgueil, s’il jetait le masque, pour ne paraître plus qu’un prince malfaisant, oh ! je lui refuserais ouvertement mon bras, et je confesserais devant le ciel et la terre, que je me suis trompé en m’attachant à son service. »

Arrigo, surpris du discours magnanime d’Éléard, réplique avec colère :

« Ta supposition est indigne ! Rappelle-toi que la fille obéissante de l’inébranlable Arrigo n’épousera jamais qu’un guelfe véritable ! un guelfe éternel !... »

Le dédaigneux vieillard s’éloigne, et Éléard reste là seul avec sa douleur, ému et non séduit.

« J’ai voulu et je veux encore suivre la bannière de l’équité ; jamais dans mon cœur ne pourra s’élever d’autre désir ! Des soupçons seulement peuvent m’assaillir et me faire douter que ce soit ici le drapeau de la justice. Et si je m’étais trompé ? Si j’apercevais la fausseté des droits de Manfred ? Un perfide orgueil me retiendrait peut-être sous des armes injustes !... Ou bien m’avilirais-je pour obtenir la main de la fille d’Arrigo ? Non jamais ! Je dois t’honorer par le culte de l’imitation de toutes les vertus ; fallût-il, pour t’honorer ainsi, éprouver le plus horrible, des malheurs, fallût-il te perdre !... »

Éléard lève les yeux vers le clocher de la cathédrale de Saluces ; peu éloignée de là ; et, se courbant en esprit devant la croix qui le domine, il demande au Seigneur sa lumière pour discerner et suivre la vérité.

La lumière divine brille à ses yeux ; puis, les jours suivants, elle l’éclaire de plus en plus, lorsqu’il voit Manfred ne prendre aucune précaution véritable d’humanité, durant le siège funeste, pour protéger et venger les opprimés, tandis que l’armée envahissante se livre sans frein, dans les campagnes, à toutes les infamies.

Le bruit se répand dans le camp que Lunello, vieux seigneur de Cervignasco, a refusé le serment aux envoyés, et qu’une grande multitude de peuple s’est levée en masse pour le défendre. Les chefs, craignant que la résistance de Lunello ne serve d’exemple aux autres feudataires indociles, envoient à Cervignasco une bande féroce, avec ordre de tout détruire, de poursuivre partout le brave chevalier et de le déchirer en mille lambeaux.

Lunello est parent d’Éléard, et le jeune homme l’aimait ! Hélas ! il ne peut arrêter l’ordre, mais il s’élance sur les traces des brigands ; il espère modérer leur fureur ; il espère du moins soustraire aux meurtriers les jours précieux du seigneur, de ses enfants, de quelqu’un d’entre eux !... Ah ! déjà, déjà le bourg est envahi, saccagé, ensanglanté ! Le brave Lunello, couvert de blessures, prend la fuite, et parvient à peine à l’ombre sacrée d’une église, entraînant avec lui sa vieille compagne, ses belles-filles et leurs enfants encore suspendus à leur sein !.... Voilà les sacrilèges dans le temple ! Voilà les victimes collées à l’autel !... Éléard entre, s’avance, crie... Les coups funestes étaient portés ! Lunello, étendu à ses pieds dans le sang, lui adressait ces dernières paroles :

« Si tu es Éléard, ne prête point obéissance à l’impie Manfred : imite mon exemple ; meurs sans t’avilir ! »

L’église pillée, les soldats s’élancent à la recherche de nouvelles proies, et Éléard reste entre ces cadavres, près de cet autel ; dans les angoisses du désespoir, il pleure, il hurle, il s’arrache les cheveux !... Mais quoi ! Qui le saisit vigoureusement par le bras et lui parle ? Le prieur de Staffarda. Le vénérable religieux allait visiter son bon cousin Lunello, et, ô épouvantable surprise ! il devait être le témoin de la bataille et de la ruine de Cervignasco ; les bruits populaires l’avaient ensuite poussé près des autels sanglants.

Il a saisi son neveu par le bras, et avec une voix imposante :

« Malheureux, lui dit-il, après de pareilles fautes, ce ne sont point des larmes, mais un généreux repentir !... Laisse a un moine le soin de ces tristes dépouilles de justes massacrés par des brigands sanguinaires, et toi, entreprends les œuvres du héros. Expie ton court délire : appelle, réunis, anime les preux de la contrée. Tous ensemble, liez-vous par de redoutables serments, redeviens un pieux gibelin et va combattre ! »

Le jeune chevalier baise les pieds de cet homme sublime. Hugues le relève avec force, lui répète son ordre, lui montre ses parents égorgés, et l’autel sanglant, et les croix brisées. Éléard frissonne ; une lueur d’espérance brille à son esprit ; son cœur retrouve de l’énergie ; il disparaît.

Que devient-il, pendant que son oncle désolé demeure dans le temple, au milieu des gémissements de quelques paysans inconsolables et de quelques femmes pieuses, pour rendre à tant de victimes les derniers devoirs de la charité ?

Éléard, déchiré par la lutte qui s’élève dans son âme, monte en selle ; et, semblable à un forcené, erre dans les chemins, dans les prairies, dans les sables des torrents, se demandant à lui-même et demandant au Ciel ce qu’il doit faire. Une impulsion puissante l’agite, et le presse à chaque instant d’obéir sans délai, en redevenant gibelin, aux ordres sacrés de Lunello expirant, aux ordres de son oncle. Mais l’ange insidieux du mal réveille dans son cœur ce doute flatteur : « Et si, aux malheurs inévitables de ces jours atroces, qui jettent peut-être une fausse couleur de perversité sur les intentions bienfaisantes de Manfred, succédaient réellement des preuves insignes de haute sagesse et de justice dans ce prince, qui ferait naître pour ma patrie une longue ère de gloire et de prospérité ?... Jamais entreprise importante ne s’accomplit sans holocaustes, et ils ne doivent point effrayer l’âme du héros qui aspire à une gloire légitime. »

C’est ainsi que, dans les incertitudes, les illusions, les remords de son âme, Éléard rentre parmi les bandes des assiégeants.

 

 

 

 

IV

 

 

La conscience est malheureusement trop féconde en fallacieux prétextes pour embellir les projets favoris de l’homme, lors même que la lumière inexorable de la raison les condamne. Mais celui qui ne marche pas dans le sentier de l’infamie par amour de l’iniquité sent toujours dans ce sentier, semé en vain de fleurs magiques par des mains infernales, un frisson importun, une infection confuse qui se mêle à ces parfums, qui l’arrête et le force de reculer ; sentiment semblable à ces terreurs inconnues, qui assaillent dans les déserts le coursier intrépide, si près de là se cache le tigre.

Les illusions hypocrites de la conscience sont inutiles chez Éléard : il porte sur le front l’indignation de l’homme qui vit au milieu de brigands qu’il a démasqués ; plus il les regarde, plus il frémit d’horreur, ; et cependant l’insensé voudrait encore les excuser et les aimer !

Oh ! comme la fin de cette abominable journée parut affreuse à Éléard ! comme une nuit plus triste encore agita tous ceux qui, comme lui, conservaient des sentiments élevés et généreux ! Hélas ! le lendemain arriva bien plus funeste que la veille ! Il éclata tout à coup dans Saluces une perfidie qui en hâta la chute. De différents côtés à la fois se déclare un affreux incendie, et le peuple effrayé accueille les plus calomnieuses insinuations. On accuse Thomas d’avoir lui-même ordonné l’incendie, afin que le clément Manfred, devenu vainqueur, ne trouve plus dans la ville que des monceaux de cendre.

Au même moment, les ennemis du dehors courent à l’assaut. Déjà on s’élance, on franchit les murailles ! Thomas est contraint d’abandonner les quartiers habités, et de se retirer précipitamment vers les hauteurs de la forteresse, qui lui présente à lui et aux siens un dernier asile.

Saluces ne fut point une grande et célèbre capitale renversée par d’innombrables phalanges ; ses douleurs ne vinrent point étonner le monde ; elles ne trouvèrent point de chantres illustres parmi les nations, mais ses douleurs furent épouvantables.

De nouveaux désirs de vengeance tourmentaient l’âme cruelle du perfide Manfred, depuis qu’il avait vu, près des murs de la ville, écraser à ses pieds sous les pièces de bois et les éclats de rochers jetés par les habitants, plusieurs amis, entre lesquels un frère, le plus chéri de deux frères, dignes de lui par leur valeur et leur cruauté.

Dans tout vaincu armé, même dans les hommes sans armes, même dans les vieillards, jusque dans les femmes, le furieux croyait apercevoir la main ennemie qui l’avait privé de ce frère ; ivre de fureur, il aurait tout exterminé. Cependant il retenait sa propre épée, mais celle de toute cette multitude fanatique, accourue pour seconder ses fureurs, il ne la retenait pas.

Ma lyre se refuse à redire les calamités inouïes qui signalèrent ces jours sans exemple. Vaines et folles espérances des vaincus. Comme on repousse les prières ardentes qu’adressent des malheureux renversés dans le sang de leurs enfants ou de leurs frères ! Comme on méprise aussi, et avec raison, les applaudissements de cette populace stupide et féroce qui veut féliciter les vainqueurs en les appelant libérateurs, envoyés pour relever tous les droits du peuple ! Les vierges, baignées de larmes, les mères et les enfants se rassemblent en vain tremblants devant les scélérats infâmes, pour leur rappeler les doux noms de pitié, de justice, d’innocence !... Oh ! quels outrages indicibles !

Des haches sacrilèges ébranlent les portes de la plupart des maisons de Dieu, et là les vieux prêtres tombent sous les coups des meurtriers, et les brigands jouent avec les reliques et les vases sacrés !

Ce ne furent que violences, rapines et massacres, le jour entier et la nuit suivante, et déjà une partie des troupes et des bandes courent investir la citadelle.

Les vaincus maudissaient les pompes de l’astre éblouissant, à la vue de leurs ruines et de leurs cadavres, quand de nouvelles calamités survinrent.

L’impudence d’aussi horribles déprédations réveilla la fureur des infortunés. Éléard ne résiste plus à la fougue irrésistible de son indignation : « Je me suis trompé s’écrie-t-il hautement parmi le peuple ; je songeais que Manfred serait le père de la patrie, mais il se montre un usurpateur infâme !... Je romps tout lien avec Manfred, devant lui et devant vous ! »

Autour du guerrier, cent jeunes gens vigoureux tirent un poignard caché dans leur sein, ou arrachent de vive force les armes de leurs ennemis, et ce petit escadron, créé tout à coup, ose un instant espérer des prodiges. Un combat horrible, désespéré, s’engage sur la place ; plus d’une fois Éléard et l’impie Manfred se rencontrent ; en vain ils entrechoquent leurs armes ardentes.

Éléard et Arrigo se rencontrent aussi ; souvent le jeune homme peut immoler le vieux guerrier. mais quoiqu’Arrigo l’insulte, il l’épargne avec une piété filiale. À la fin, la troupe intrépide des cent héros est accablée par le grand nombre ; elle recule et sort presque entière des murailles de la ville, poursuivie dans la campagne, jusqu’à ce que l’épaisseur des forêts la dérobe aux brigands.

Cependant une nouvelle catastrophe s’accomplissait aux yeux de Saluces. La forteresse elle-même tombe au pouvoir des révoltés ; Thomas en sort prisonnier avec ses pauvres enfants, et les illustres captifs sont traînés dans des prisons différentes.

 La chute de Thomas du trône de ses pères ne fut point sitôt accomplie que la nouvelle de ce triste évènement parcourut les plaines et les collines de la contrée ; Éléard l’apprit dans ses forêts. Alors notre héros et ses amis découragés perdent les espérances audacieuses qu’ils ont nourries dans l’ivresse du premier enthousiasme, et, si tous ne veulent pas y renoncer tout à fait, ils ne les poursuivent plus que dans les espaces d’un avenir indéfini. Ils répètent entre eux, avec transport, leur serment d’amitié et de fidélité aux Gibelins ; ils s’embrassent avec douleur, en baignant de larmes fraternelles leurs poitrines guerrières, et tous courent à leurs différentes destinées.

 

 

 

 

V

 

 

Oh ! c’est sans doute un des remords les plus déchirants qu’éprouve l’homme non corrompu, lorsqu’il se trouve tout à coup coupable, quand de grands malheurs viennent fondre, non pas tant sur sa tête que sur la tête des personnes qui lui sont chères, sur toute sa patrie qu’il voit, sans pouvoir la secourir, se débattre dans une sanglante agonie ! Le neveu de Hugues arrive pendant la nuit au monastère et en demande l’entrée.

« Où est mon oncle ?

– Noble chevalier, les psaumes viennent de finir, mais il est resté dans le temple.

– J’irai l’y trouver.

– Vous troubleriez peut-être son oraison la plus fervente. Écoutez, attendez. »

Sans s’arrêter à ces mots, le chevalier entre, traverse la longue cour, marche à la chapelle. Il ouvre la porte, avance en tremblant, et, à la lueur pâlissante de la lampe sacrée, il aperçoit le vieux moine prosterné devant l’autel. Hugues se lève aussitôt, au bruit de ses pas.

« Holà, qui es-tu ? Sommes-nous assaillis par les bandes des traîtres ?.... Mais que vois-je ? Malheureux !.... Dans la maison du Seigneur !.... Recule : tu es couvert du sang de tes concitoyens ! »

Éléard recula jusqu’à la porte, confus, effrayé, et poussant des soupirs suppliants du fond de sa poitrine. Enfin il se jeta aux pieds de son oncle en versant des larmes abondantes ; puis il comprima ses amers sanglots, leva le front et dit :

« Homme de Dieu, ne me maudis pas encore ! prête l’oreille aux accents de mon âme désespérée !

– Qu’est devenue Saluces !

– Elle est tombée ! pillée ! consumée !

– Qu’est devenu son maître ?

– Il est prisonnier !

– Quels sont les projets, quels sont les actes de Manfred ?

– Abominables !

– Et les troupes du Provençal, son protecteur ?

– Elles se vautrent dans le crime et l’infamie !

– Et c’est pour ces gens-là que l’indigne fils de ma sœur a porté l’épée ?

– Mon infâme épée, je l’ai brisée, et je viens ici pour cacher aux vivants mon ignominie. Par cet autel redoutable, je jure que j’ai été trompé ! Je jure que je croyais m’engager dans une guerre magnanime, que je croyais sauver ma patrie ! Enfin l’âme hypocrite de Manfred s’est dévoilée à moi ; je sais autant que toi ses œuvres perfides ; j’abjure la folle haine que j’ai nourrie contre le pouvoir qui vient de succomber ; et je prie Dieu pour Thomas ! Je le prie de susciter des vengeurs puissants qui l’arrachent à sa captivité, qui repoussent les drapeaux étrangers ; que Thomas remonte au trône de ses ancêtres et console la patrie !

– Ô Éléard, ô mon fils, lève-toi ! Le Ciel aime celui qui reconnaît ses fautes. Pleure dans mes bras tes courts égarements, et reprends une noble confiance.

– Après une si grande erreur, je ne peux concevoir qu’une seule espérance : je peux implorer et attendre la miséricorde divine, mais loin des hommes, mais dépouillé ee toute la gloire mondaine. Ah ! je perds tout ce qui pouvait me plaire ici-bas ! J’affronte la haine du père ! la haine de sa fille elle-même !.... Je suis mort aux choses de la terre ; je veux ensevelir ici mon nom dans les angoisses de la pénitence !

– Toi religieux ! serait-elle réelle cette vocation du Roi des cieux ? Écoute.

– Hugues, ne résiste pas, ne doute pas de l’appel que Dieu fait retentir à mon cœur. L’honneur, le devoir me contraignent à déposer les armes que j’ai prises pour le tyran, et ma retraite est une loi qui m’enlève pour toujours celle que j’aimais !..... Après un pareil sacrifice, je méprise le monde : une mort désespérée, ou les pleurs consolants du cloître, voilà tout ce qui me reste !

– Mon fils, s’il en est ainsi décidé par l’Éternel, il en sera ainsi. Mais, en attendant, Dieu m’inspire un conseil ; écoute, obéis.

– Je te donne ma parole ; j’obéirai.

– Que ta bouche, que ton bras brisent ouvertement le lien sacrilège qui t’unissait aux étrangers. Rends tes hommages à la justice ; offre ton sang à la patrie. Consacre généreusement ta tête et ton épée au maître légitime qui gémit dans l’oppression. Appelle des libérateurs, réveille les hommes de cœur, encourage les faibles, dis-leur que l’espoir et la bravoure peuvent des prodiges ! »

Éléard rougissait, pâlissait à ce discours ; il rougissait de nouveau, et balbutiant :

« J’obéirai, dit-il, mais...

– Plus d’hésitation, dit le vieillard ; retire-toi. Va servir ton prince et Saluces.

– Comment ?

– Adresse-toi à Dieu, il t’inspirera. Fais en sorte que le zèle des seigneurs fournisse la somme nécessaire pour racheter Thomas ; réveille la puissance des Visconti ; réveille nos guerriers, combats, achète au prix de ton sang une place honorable parmi les vainqueurs, ou bien meurs, Éléard !

– Moi, que je tire l’épée, pour rencontrer peut-être, peut-être pour égorger Arrigo ? Tu, demandes trop, tu demandes trop !

– Après de nobles exploits, tu rapporteras ici un front plus digne du Seigneur ; loin d’immoler Arrigo, peut-être auras-tu l’occasion de sauver ses jours ! »

Les gestes, les regards, la voix du vieillard tenaient du prophète. Et en parlant ainsi, il prit fortement la main d’Éléard, et de la porte le conduisit près de l’autel. Là il détacha de la muraille une vieille et lourde épée.

« Voici l’épée, dit-il, que j’ai portée dans ma jeunesse ; je l’ai abreuvée du sang des Sarrasins ; prends-la, et, comme je combattais pour tes frères opprimés, va combattre ! »

Éléard s’enflamme ; il prend l’arme sainte, la dégaine, la baise et la place sur l’autel. Il atteste Dieu qu’il la tirera contre les impies, implore les prières de son oncle et part.

Et quand il fut parti, Hugues se prosterna de nouveau dans le temple et pria longtemps pour son neveu, jusqu’à ce que les moines vinssent au chœur, vers l’aurore, commencer l’office des laudes. Alors le saint abbé dit à la pieuse communauté : « Priez pour Saluces ! »

Et, les yeux baignés de larmes, il se mit à raconter les horreurs de la guerre, et les religieux, en se rappelant le souvenir de leurs parents et de leurs amis, pleurèrent aussi. Puis ils prièrent pour Thomas et ses fidèles serviteurs ; ils prièrent aussi pour les oppresseurs, en suppliant seulement le Ciel de leur enlever un triomphe qui enflait leur cœur d’un funeste orgueil.

 

 

 

 

VI

 

 

Chez un peuple divisé par des discordes civiles, il y a peu d’espoir de salut lorsqu’une jeunesse imprudente cherche avec ardeur et enthousiasme à cueillir des lauriers brillants, mais mensongers et impossibles, et que l’esprit de la vieillesse s’affaisse dans la torpeur, alors aucun vieux guerrier ne lève un front vénérable pour diriger et modérer leur audacieuse inexpérience.

Ce besoin d’un homme illustre, dont la patrie admire la véritable valeur, se fait surtout sentir au milieu des époques dégénérées, et il succède pour longtemps à ce besoin une domination folle, sanguinaire, anarchique, œuvre multiple et confuse d’enfants héros, jusqu’à ce qu’enfin, affaiblis et dégradés, ils courbent aussi la tête sous un joug paisible.

Les jours de Saluces que je chante étaient tristes, mais ils n’étaient pas corrompus à un tel point. La jeunesse était ardente ; mais, au-dessus de ces astres naissants, brillaient de généreux vieillards, célèbres par leur bonté et par leur valeur.

Parmi eux se distinguait un prince, Jean, le maître invincible des hautes tours de Dogliani. C’était le frère de l’aïeul de Thomas ; et, parmi les seigneurs, aucun n’égalait Jean dans la loyauté avec laquelle il remplissait les devoirs d’ami, de père, de fidèle serviteur envers ceux qui avaient besoin de conseil ou d’appui. Aux temps éloignés, il surpassait ses mille frères d’armes dans les luttes de la patrie ; comme dans les guerres d’outre-mer, sous le drapeau des champions du Christ. Son bras est moins robuste aujourd’hui, mais son intelligence est toujours active et forte, son cœur toujours pur. Grande est la fidélité du respectable chevalier à son neveu captif, qu’il aime comme un père tendre aime son fils, et en même temps comme un bon guerrier aime le maître auquel il doit hommage.

Jean, avec d’autres seigneurs dévoués à Thomas et au parti gibelin, travaillait avec ardeur à réunir assez d’or et de pierreries pour compléter enfin la somme énorme qu’exigeait Manfred pour rendre la liberté au marquis et à sa famille.

Un jour, dans les salles de Dogliani, il avait réuni à un repas triste et sombre quelques amis ardents et fidèles, pour délibérer avec eux, et pour les exciter, en leur prodiguant de la manière la plus adroite des éloges, des paroles d’espérance, des prières. Après la table, les guerriers assemblés, dans l’ardeur de leurs projets et de leurs entretiens, faisaient retentir du bruit de leurs discours les hautes murailles du château, garnies de fer, lorsque le valet d’armes entra. « Éléard ! » dit-il.

À ce nom, les sourcils des Gibelins se froncent.

« Jean, donneras-tu entrée dans ta demeure à un Guelfe insolent ?

– Que le félon entre... Sans doute Manfred l’envoie ; il faut l’entendre. »

Aucun de ces généreux guerriers indignés ne savait qu’Éléard était un de ceux qui, à la vue des derniers brigandages, avaient hasardé dans Saluces un combat désespéré, inutile, mais glorieux.

Il est introduit dans la salle. Les Gibelins irrités lui accordent à peine un salut sévère.

« Par quel hasard un Guelfe vient-il à moi ?

– Seigneur de Dogliani, il a plu au Giel d’enrichir le château de mes ancêtres d’un trésor assez considérable. Vous voyez cette bourse, ces perles orientales et ces diamants ; ils pourront servir à hâter la délivrance de mon malheureux maître.

– Que vois-je ! puis-je en croire mes yeux ? Vous qui avez juré à Manfred...

– Je lui avais consacré mes armes parce que je le croyais un pieux libérateur ; je l’ai trouvé un tyran perfide ; j’ai rétracté un serment qui ne me liait plus. »

Le calme renaît sur le front assombri des chevaliers ; ils tressaillent, entourent le nouveau venu, lui pressent la main ; et, grâce à l’or qu’il vient d’apporter, ils voient qu’ils possèdent maintenant plus que la somme nécessaire au rachat de leur maître ; ils bénissent le Ciel.

Ce jour-là même, le seigneur de Dogliani se rendit au camp royal et racheta la liberté du prince et de ses enfants ; des envoyés volèrent à Cuneo, à Pignerol, et le lendemain l’heureux, Thomas sortit libre du château que baigne le Gesso, et les jeunes princes de l’autre forteresse ; ils s’embrassèrent avec des larmes de joie, et quittèrent le sol natal pour se réfugier, avec Richarde, au palais hospitalier de Visconti.

Jean et quelques autres accompagnèrent ces chers exilés ; parmi ses amis, il y avait un chevalier dont la visière de fer cachait la figure. Le seigneur de Dogliani raconte à Thomas, chemin faisant, comment il avait trouvé les dernières parties de la somme exigée. Le prince demande où est le généreux Éléard : « Vous voyez, lui répond Jean à demi-voix, ce chevalier qui cache sa figure et n’ose point s’approcher : c’est Éléard. Il vous accompagne jusqu’aux frontières, et puis il veut retourner à ses terres pour y maintenir votre drapeau et y préparer des ressources pour le jour où le Ciel vous appellera à la victoire. »

L’exilé ému ne peut garder le silence ; tournant son cheval, il s’approche d’Éléard ; et, l’appelant par son nom avec amitié, « Grâces éternelles vous soient rendues, lui dit-il, on vient de m’apprendre toute la reconnaissance que je vous dois. »

Le jeune homme voulut sauter à bas de son cheval et se prosterner, au souvenir de la frénésie qui l’avait armé contre son maître. Mais Thomas descendit en même temps et le retint par un vif embrassement ; Richarde et ses fils vinrent à leur tour près du chevalier en le remerciant, et lui disant que sans Éléard le terme de leur captivité eût été encore bien éloigné.

Cependant Thomas ne paraissait plus à craindre à ses ennemis, et, dans leurs chansons mordantes, ils le livraient au ridicule. Mais leurs chansons cessèrent lorsqu’on apprit tout à coup que Thomas n’était pas dans le palais des Visconti, enseveli dans de vains regrets et dans un ignoble repos, et qu’il l’avait déjà quitté pour retourner rapidement dans les montagnes, au milieu de phalanges bien équipées, afin d’y lever l’étendard de la guerre.

À cette nouvelle, Manfred pâlit sur son trône ; mais, couvrant ces terreurs par la colère, il s’écrie hautement : « La première fois nous avons épargné la vie du malheureux ; maintenant il revient dans nos mains et la hache punira son audace. »

Bientôt la guerre recommença avec toutes ses horreurs. Alors, on vit accourir dans les deux camps le saint abbé de Staffarda, implorant en vain la pitié pour les guerriers captifs. Manfred lui répondait avec mépris, en égorgeant sous ses yeux les victimes ; dans l’autre camp, les preux l’écoutaient avec respect, mais ils répondaient qu’une coutume légitime établissait les vengeances dans la guerre, comme l’unique moyen de modérer ses adversaires dans ces abominables excès.

Hugues gémissait sur toutes les victimes ; nuit et jour il tremblait qu’Éléard ne tombât dans quelque bataille au pouvoir de Manfred.

La fille d’Arrigo ne gémissait pas moins ; bientôt la justice du parti des Gibelins avait brillé à ses regards, et elle pleure, en reconnaissant dans quelle erreur funeste s’engage son père. Tremblante pour lui, pour Éléard, elle vivait, avec des compagnes bien-aimées, dans le château paternel à Envie. Les passants la voyaient de loin monter sur l’une ou sur l’autre des sept grandes tours d’Envie. Dans la plaine, ou sur les hauteurs, l’infortunée apercevait les partis féroces aux mains ; et parfois, sans l’éloignement, elle croyait distinguer le casque brillant d’Arrigo ou d’Éléard, ou des deux guerriers qui se combattaient. Et la pauvre Marie en larmes se prosternait, priant le Roi du ciel et la Reine des anges, et souvent elle passait de longues journées à affliger par le jeûne son corps délicat, et elle veillait des nuits entières, dans une oraison ardente, offrant ses propres souffrances à Dieu pour le salut des personnes qu’elle aimait. Ses suivantes fidèles et ses vieux domestiques vivaient avec elle dans une pénitence et un deuil continuels. L’âme effrayée s’ouvre facilement aux vaines terreurs.

Tantôt, du haut de la tour, ils voyaient des croix de sang sur les nuages, et des fantômes, et l’immense faux et le bras de l’ange de la mort ; tantôt c’était le cri du hibou ou le triste hurlement de la chienne égarée dans la nuit, qui leur annonçait des calamités prochaines. D’autres fois, les sentinelles du château entendaient à minuit la mère de Marie sangloter dans son tombeau, ou le découvrir lentement pour en sortir, puis monter les escaliers obscurs, et appeler d’une voix rauque son époux et sa fille bien-aimée.

Pour calmer ses peines et ses terreurs, le sombre Arrigo venait quelquefois se consoler lui-même près de l’innocente Marie. Il l’affligeait par ses manières sévères ; il lui reprochait ses larmes ; puis il s’attendrissait ; il l’embrassait et la suppliait d’élever ses yeux au Ciel pour les Guelfes.

Cependant Marie lisait de plus en plus sur les rides du front pâle de son père les sinistres pressentiments qui l’agitaient. Un je ne sais quoi d’insinuant animait la voix touchante de la vierge, et forçait toujours le vieillard à lui découvrir peu à peu de secrètes et de nouvelles douleurs.

Un jour il lui dit :

« Ne prie plus pour les Guelfes ! Nous sommes abandonnés de Dieu ! L’orgueilleux Manfred a trompé mes espérances : il ne se soucie ni de mes conseils ni de mes prières. Il veut des paroles flatteuses : je ne sais les donner. Un troupeau d’infâmes courtisans applaudit à toutes ses tyrannies, les provoque et le fait servir comme un instrument aveugle à leur soif insatiable de trésors et de vengeances. Nous voulions apporter la modération et la justice, nous avons apporté la démence et le crime. Un à un, nos braves amis se séparent de nous ; maintenant peu nombreux, exécrés de tous, nous allons être souillés d’une ineffaçable ignominie !

– Oh ! quel affreux discours.... Ô mon malheureux père ! Les voilà donc vérifiées, les prédictions de Hugues ! Laisse enfin le drapeau sacrilège de Manfred ; accepte ta grâce de Thomas.

– Il est trop tard, ma fille ! Manfred s’est égaré, mais il est malheureux. Le lâche seul s’éloigne d’un maître infortuné !

– Mon bien-aimé père, pense donc....

– Que je ne suis pas un lâche, que je dois tomber avec Manfred.

– Mais le nom d’Éléard ne sera point entaché du reproche de lâcheté....

– Éléard, quand il a quitté nos étendards, a couru se rallier au drapeau d’un prince exilé : la résolution était téméraire mais généreuse. Aujourd’hui, il n’en serait point de même si j’accourais près d’un maître que favorise la fortune. Cesse tes plaintes et tes prières : demain on combat, et demain, si Dieu n’opère pas pour nous des prodiges.... ô ma fille, tu n’as plus de père !

– Paroles cruelles !

– Je viens te bénir pour la dernière fois peut-être ! Avec un courage digne de toi, écoute, Marie ! Nous ne sommes point une race de lâches ; essuie tes larmes ; réprime tes sanglots : je te l’ordonne. Écoute : je mets une condition à la bénédiction que je t’apporte.

– Laquelle ?

– Tu sais que je meurs Guelfe, et ta main sera maudite si tu l’offres à un Gibelin.

– Rassure-toi, ô mon père ! je comprends.... si tu meurs Guelfe, jamais ta fille ne sera l’épouse d’un Gibelin.

– Que le Seigneur répande donc toutes ses faveurs sur ta tête ! Que, me punissant seul, moi seul, de mes fautes, il épargne ton âme !.... »

Il dit. Puis il recommanda sa fille à un serviteur, s’arracha de ces lieux et disparut.

Pendant trois jours, Marie ne cessa de s’abandonner à une délirante douleur.

« Impie Éléard ! Pourquoi courais-tu dans les rangs du parti heureux, destiné à la victoire, sans entraîner, sans sauver avec toi mon père par de douces prières, par de douces violences ? Oh ! que n’es-tu resté parmi les Guelfes ! Ton bras valeureux les aurait soutenus. Nous avons perdu en toi un guerrier fatal..... Souvent tu as décidé la victoire en faveur des Gibelins. Tu as donné une impulsion puissante à la fortune d’un fugitif ; c’est toi qui es la première, la seule cause de nos défaites. Et jusqu’à cette heure, moi, fille dénaturée, oublieuse des périls d’un père justement chéri, j’ai toujours adressé secrètement mes prières pour tes jours ! Ces prières, je les abhorre !... Que mon père se conserve ! Que mon père triomphe ! Que mon père renverse ses ennemis, les miens !.... Oui, je suis Guelfe, je suis Guelfe ! Elle est fausse cette renommée qui donne maintenant aux Gibelins la gloire des vertus ! Un véritable amour de la patrie enflamme nos cœurs ; vous calomniez Manfred ; vous calomniez mon père, ami de toute justice ; mais nous sommes vaincus, et un monde méprisable nous maudit ! ! !.... »

C’est en ces termes que Marie inconsolable exhalait son immense douleur, et elle faisait entendre tour à tour les accents de la colère, de la compassion et de l’humble et ardente prière. Elle promettait au Seigneur, si son père échappait à la destruction, de se faire la tutrice des orphelins, des veuves, des infirmes, des pèlerins ; et d’offrir chaque année de riches présents, tant au célèbre monastère de Riffredo qu’aux autres saints asiles de l’innocence. Elle aurait voulu, aux promesses que lui dictait son cœur, ajouter la promesse de prendre à Riffredo le saint voile ; mais l’infortunée ne pouvait s’y résoudre en pensant à la solitude d’un père sans enfants !.... Oh ! comme l’infortunée Marie reste attachée au haut de la tour, pour épier tout mouvement lointain de soldats, de voyageurs ; et alors elle sent croître en elle une indicible terreur, qu’elle regarde comme un pressentiment infaillible d’une grande calamité.

Mais quels sont ces deux hommes qui volent rapidement sur leurs coursiers à travers la plaine ? Pour eux les routes frayées sont trop longues : ici ils franchissent un ruisseau ; là ils s’avancent à travers les ronces d’un buisson, toujours cherchant la direction la plus courte. Ils paraissaient marcher vers le bourg de Revello ; cependant ils ne s’y arrêtent pas, et sans doute ils courent au domaine d’Envie. Quelle nouvelle inquiétude dans l’âme incertaine de Marie ! Tantôt elle tend le cou pour regarder en silence ; tantôt elle se désespère, elle se lamente, elle tremble de savoir quels peuvent être ces guerriers dont la course est si rapide. À la fin elle reconnaît qu’ils ne portent pas l’habit guerrier ; puis elle suppose et bientôt elle s’assure que l’un d’eux est le bon prieur, et l’autre un frère lai. Ce n’est plus un doute ; ce sont bien eux !

À cette vue elle chancelle, mais elle ne perd pas encore les sens. Ses suivantes la soutiennent : « Hugues, s’écria l’infortunée, vous venez m’annoncer la mort de mon père ! »

Mais quand elle entendit retentir près du château les pas des coursiers, sa crainte et sa douleur furent si grandes qu’elle s’évanouit tout à fait.

Hélas ! les suivantes et les serviteurs la croient morte quelque temps. Elle revient enfin à elle-même, et voit entrer le vieillard pâle troublé, désolé.

« Mon père !.... Dites.... où est sa dépouille ?

– Il vit encore ; mais captif, il est soumis à la loi cruelle qui condamne les prisonniers à mort !

– Malheureux Arrigo ! Oh ! combien plus heureux les guerriers qui ont succombé sur le champ de bataille ! Et vous le laissez traîner au supplice ?... L’homme de Dieu ne doit-il point intervenir pour désarmer le féroce courroux des vainqueurs ?

– Ah ! jeune fille, vous ignorez les efforts inutiles que j’ai tentés près de Thomas ! Ses ennemis, il y a quelques jours, ont eu la cruauté d’immoler dix illustres Gibelins, leurs captifs. De là le cri universel de l’armée qui demande qu’on venge les victimes. Arrigo mourra demain avec neuf autres : Thomas refuse de révoquer son ordre ; il m’a repoussé. Il ne me reste plus qu’un moyen à essayer : Suivez-moi au camp ; nous forcerons l’entrée de la tente du prince, peut-être vos larmes toucheront son noble cœur, exaspéré par les excès d’ennemis que la rage transporte.

– Le Ciel vous éclaire ! marchons ! »

La vierge se prépare promptement ; bientôt, suivie de quelques domestiques, elle dirige, comme Hugues, son coursier rapide vers le camp des Saluciens.

À une petite distance de Saluces, Arrigo était enchaîné à un arbre, au milieu de Gibelins furieux. Cet intrépide vieillard, comme un homme qui avait aimé la gloire de sa patrie et rêvé pour elle une prospérité brillante et impossible, regardait maintenant avec stupeur telle qu’une vision trompeuse cette dernière défaite, cette perte horrible de toute espérance, ce triomphe des Gibelins et de Thomas, et cette guerre terminée en quelques combats, sans autres conséquences que des massacres, des déceptions, de la misère, de l’opprobre et des sacrilèges ! Et tout cela des deux côtés, par un zèle ardent qu’on croyait pour la vertu et pour la patrie !

En regardant à ses pieds ce lieu où, dans des jours prospères, s’élevait Saluces, dont aujourd’hui les murailles sont renversées, et dont l’intérieur, au milieu d’horribles ruines, ne présente plus que quelques vieilles demeures, quelques vieux temples avec leurs noirs clochers, et quelques nouvelles habitations à peine achevées, Arrigo sent son âme fière céder à un sentiment extraordinaire de pitié. Dans la fougue des joies guerrières, un jour il avait vu, avec des yeux insensibles, les flammes et le pillage dévaster Saluces. Mais, l’ivresse dissipée, le chevalier s’afflige des injustices commises et dit malgré lui : « Voilà pourquoi le Ciel condamne Manfred, et les Guelfes et Arrigo avec eux. »

Puis il chasse cette pensée ; elle revient frapper son esprit, mais il veut la dissimuler ; il conserve un front hautain et jette le regard du mépris sur les vainqueurs.

Il voudrait chasser une autre pensée plus douce mais aussi plus déchirante. Il aperçoit sa fille dans les sombres appartements d’Envie : il entend ses gémissements lamentables ; il la contemplait seule, orpheline, sans proches parents, sans amis pour la secourir, et les yeux du vieillard se remplissent de larmes amères, et il ne peut retenir ses sanglots, et de ses mains décharnées il se cache la figure de honte et il rougit.

Un des gardiens, comme jadis les faux amis de Job, le plaint et l’encourage.

« Ne t’avilis point, brave guerrier ; le destin des mortels est écrit dans le ciel ; nous devons toujours adorer les volontés impénétrables de Dieu ; ne pas s’y soumettre, c’est lâcheté, c’est impiété.

– Tais-toi ! impudent Gibelin : je sais que Dieu est juste ; je sais qu’il punit les fautes de celui qui a peu honoré ses autels, qui a vécu d’orgueil et de colère ; je sais que celui-là mérite de tomber sous des mains iniques et inexorables. Je ne me révolte point contre Dieu ; je ne blâme point ses rigueurs ; ce ne sont point de lâches tremblements qui me saisissent près de la mort. Ah ! c’est l’angoisse de la vertu qui me serre le cœur. J’ai une fille qui reste orpheline, et c’est son malheur qui fait couler mes larmes.

– Dieu est le père des pupilles abandonnés.

– Tu dis vrai ; mais la terre est pleine de pupilles outragés, trompés, dépouillés de tout, ; et peut-être, hélas ! Dieu punit sur eux les fautes de leurs pères ! Voilà pourquoi je m’effraie, moi pécheur, du sort qui menace ma fille innocente.

– Vous avez raison de vous effrayer, Guelfes coupables, qui avez incendié tant de maisons, qui avez immolé tant d’holocaustes sacrilèges : le Gibelin est plus pieux.

– Nous sommes tous des impies, qui tous voulons vanter notre amour pour la justice, et qui opprimons toujours la patrie avec nos folles ambitions, qui foulons aux pieds la nature, la justice, l’innocence, l’honneur !... »

Ainsi, de la bouche du farouche vieillard, sortaient des discours mêlés d’une audace indomptable et d’un sincère repentir. Il pliait la tête sous les foudres divines ; mais il haïssait les conseils des hommes ; et dans ses regards, si près de la mort, brillaient confusément le Ciel et l’Enfer.

 

 

 

 

VII

 

 

Elle est belle entre toutes les actions humaines, celle de l’homme qui brûle du désir de la paix et du pardon, non pour sa propre félicité, mais pour le bien des autres, mais pour servir Dieu, la patrie bien-aimée, et les malheureux qu’il chérit et qu’il veut consoler ! Telle est votre fonction dans les discordes civiles, vénérables vieillards qui ayez consacré vos jours à l’autel du Dieu de paix !

Hugues et Marie arrivent au camp, et tandis qu’ils dirigent leur course ardente vers le pavillon du marquis, ils voient Arrigo, parmi ses gardiens, lié par une chaîne à un pieu fixé en terre.

Avec quelles larmes, avec quels cris la jeune fille s’élance dans les bras de son père chéri ! Quel accent céleste ont les douces paroles que sa piété filiale adresse à un père si malheureux’ ! Il presse l’innocente Marie sur son cœur : « Ô joie !... s’écrie-t-il, mais, ô joie insensée ! nouvelle douleur horrible ! Ah ! pourquoi Dieu ne m’a-t-il pas épargné ?... Mon destin n’était donc pas assez misérable, moine cruel ? Tu amènes ici ma fille pour la rendre témoin de ma mort !

– Non ; non, mon père ; c’est pour sauver tes jours.

– Eh quoi ! En suppliant bassement un insolent vainqueur de t’accorder ma grâce ! Oh ! cela ne sera jamais ! Ma race n’a point compté de guerriers qui ne sussent mourir en homme courageux. Je te défends d’exposer ton front virginal au sourire barbare de Thomas ! Je sais mourir ! Je veux mourir avant que ma fille se prosterne aux pieds d’autrui !

– Laisse-moi, mon père ! Je n’ignore pas, dans les plus tristes jours de la défaite, ton courage ne peut défaillir, et si l’ennemi veut t’immoler tu périras en guerrier généreux, en chrétien, priant non les hommes, mais Dieu ! Laisse-moi ; une fille a d’autres devoirs. Ce serait une ignominie pour moi de ne point demander ta vie au prince.

– Tu seras méprisée !

– Et quand je serais méprisée, je serais digne encore de respect et de pitié ; j’aurais fait tout ce que l’amour filial, tout ce que la voix du Seigneur m’imposent. »

Ils se disputaient ainsi, et l’obstiné Arrigo persistait dans sa défense ; mais le prieur avec autorité dit à Marie de le suivre ; et à travers les tentes nombreuses, ils courent au pavillon de Thomas.

Ils entendaient de loin les hurlements du vieillard en fureur :

« Je suis donc destiné aux affronts les plus sanglants ! Ma fille va se prosterner indignement pour demander ma vie, la vie qui me devient si méprisable, que je ne puis, que je ne veux accepter !.... Reviens, je t’en supplie ! je te le commande ! redoute ma fureur, crains la malédiction d’un père mourant !.... Hugues a toujours été Gibelin ; ce n’est point par compassion qu’il agit. L’hypocrite vieillard trouve dans notre deuil une joie infâme, et pour l’augmenter il veut que la dernière enfant d’Arrigo donne l’exemple d’une honteuse abjection ! »

Marie frissonnait en entendant les menaces de son père et ses injustes accusations contre Hugues ; mais le saint abbé soutenait le cœur de la vierge : « Malgré sa colère et son orgueil, nous devons le sauver ! »

Mais quelle fut la situation des deux suppliants lorsque les gardes leur interdirent l’entrée du pavillon. Ni prières, ni larmes, ni plaintes ne purent les fléchir. Un ordre absolu du prince rendait inexorables tous les guerriers qui entouraient la tente.

Quelques chefs y étaient assemblés avec le marquis, et tous étaient aigris par de longues défaites et par des pertes pénibles ; aussi engageaient-ils le marquis à une sévérité constante, jusqu’à ce que les ennemis étant tout à fait expulsés, aucun nuage ne pût plus altérer leur commune joie.

Le coupable Manfred s’était renfermé dans la citadelle de Saluces, et là il espérait encore le secours des étrangers, quoique, poursuivis par le vieux Jean et par Éléard, ils fussent battus et dispersés.

Il y avait déjà deux jours que Thomas n’avait reçu aucune nouvelle de ces deux fidèles guerriers. Le triomphe paraissait certain ; mais s’il se trompait ? Et si de nouveaux, de nombreux escadrons de Guelfes envahissaient tout à coup le pays ? Ces doutes nourrissent le courroux de Thomas. Il ordonne qu’on congédie Hugues et Marie, et tous les suppliants, quels qu’ils soient.

Alors, avant de se retirer, le généreux prieur, résistant aux gardes, éleva la voix :

 « Noble marquis de Saluces, suis les mouvements de ton cœur : tes ennemis ne méritent pas que tu fasses briller sur eux ta clémence, mais je sais que tu désires la faire éclater, et Dieu attend l’accomplissement de ton désir pour te bénir encore davantage.... »

Les soldats interrompirent durement les pieuses réclamations du vieillard, les plaintes de la vierge désolée, et, tout à coup, ils les repoussèrent loin du pavillon.

Arrigo les vit arriver à lui, et avec un sourire amer : « Le vainqueur n’a donc point essuyé vos larmes ? dit-il. Vous avez légitimement acheté les derniers outrages ; au moins, moi, je suis pur de cet opprobre ! Je me soumets à Dieu ; mais sur la terre, à aucun homme ! »

Les larmes de Marie coulaient abondantes ; aussi, après ce sourire amer, après ces dures railleries, le vieillard ne put s’empêcher de s’attendrir. L’inconsolable vierge resta près de lui ; leur saint ami retourna à la tente, voulant de nouveau tenter le cœur de Thomas. Cependant Marie embrassait les genoux de son père ; elle le suppliait d’apaiser le Ciel par des sentiments moins violents ; puis elle adressait ses prières à Dieu lui-même.

Hugues revient ; hélas ! il n’a rien obtenu ; il n’espère plus rien obtenir. Une tristesse profonde couvre le visage du saint prêtre, mais la tristesse d’une âme forte, qui vient disposer un moribond aux dernières heures d’une terrible agonie.

Marie le comprend, et l’infortunée éclate dans des transports inexprimables de douleur ; ses sens l’abandonnent, on l’emporte hors d’elle-même dans un lieu retiré, parmi des femmes qui, émues de compassion, lui prodiguent leurs secours.

Alors, Arrigo se jette aux genoux du prêtre et confesse ses fautes. Puis, dès qu’au nom du Seigneur les liens se sont brisés, il se relève avec un calme majestueux, non avec cette majesté sauvage qui brillait auparavant sur son front, comme l’éclat redoutable et sombre d’un être malfaisant. Maintenant ce regard intrépide et noble porte une empreinte qui vient du Ciel ; du Ciel, d’où procèdent tant de merveilleuses harmonies !

« Où est ma fille ? Hugues, amène-la-moi. Pour la dernière fois je dois la bénir. Elle pourra passer encore avec moi quelques instants ! »

La pauvre Marie fut reconduite à son père ; quoique les plaies les plus douloureuses fissent saigner son pauvre cœur, elle vit avec surprise le calme d’Arrigo, et, en rendant des actions de grâces à la Reine des anges, elle s’imposa à elle-même de l’humilité, de la paix, de la force, de l’héroïsme. Elle pleurait ; mais elle mettait un frein à sa douleur, et regardait tendrement son père, recevant toutes ses paroles dans son âme, comme les paroles d’un homme qui meurt saintement.

C’était un jour de fête, et c’est pour cela qu’on destinait le jour suivant à l’exécution des prisonniers. La nuit était déjà avancée : Hugues avait préparé les autres prisonniers à une bonne mort. Puis il retourne près d’Arrigo ; il voudrait cacher en partie les sentiments de pitié qui l’agitent :

« Ô chevalier’ ! ô jeune fille !... On peut tout avec Dieu !...

– Ah ! ne me séparez point déjà de mon père, de mon excellent père !... Le jour est encore éloigné !...

– Plus tard la séparation sera plus pénible encore ! »

Le vieillard tenait Marie contre son cœur, et désirait la disposer à ce cruel moment. Mais, à cette épreuve terrible, l’infortunée oublie ses doux sentiments de paix, et sa raison tombe dans un trouble déplorable.

« Guerres impies des peuples ! étendards de vertus mensongères ! lauriers infâmes de guerriers rivaux, qui n’engendrent que la cruauté et la mort ! Et de quel crime suis-je complice pour qu’aujourd’hui les brigands me ravissent mon père, sans que la générosité d’aucune puissance terrestre ou céleste accoure à la défense des opprimés ?... Et Éléard, en qui j’avais tant de confiance, Éléard lui-même !... Il m’a abandonnée !... »

Tout à coup le camp retentit de cris de joie. Le cœur de Marie palpite ; elle écoute : Que pourrait-ce être ! Ce sont le vieux guerrier de Dogliani et Éléard qui reviennent, couronnés d’une victoire complète.

Les yeux inspirés du prieur brillent d’un nouvel espoir ; il hâte ses pas à la rencontre de son neveu chéri ; il le joint, l’arrête, lui parle d’Arrigo.

Cependant Thomas sortait de son pavillon et prodiguait aux vainqueurs ses sincères embrassements, et aussitôt le sire de Dogliani lui adresse la parole, en montrant Éléard.

« Vous devez beaucoup à la valeur de ce preux, ô seigneur ; c’est lui qui a renversé les plus intrépides bataillons. »

Le marquis tend une main amie au jeune héros. Éléard la porte à ses lèvres, et se prosternant :

« Seigneur, s’écrie-t-il, seigneur, vous me voyez ici contraint de demander à votre clémence une haute récompense pour mes faibles services.

– Quels que soient tes désirs, noble champion, fais-les-moi connaître ; ils seront satisfaits.

– Je demande la vie d’Arrigo. Je le sais, il a été coupable. Ne vous irritez pas de ma hardiesse ; longtemps Arrigo m’a traité en père ; et j’aspire au bonheur d’être appelé son fils. »

Le magnanime Thomas hésite un instant ; enfin sa bonté prévaut sur ses autres sentiments ; il s’écrie :

« J’ai pardonné ! qu’on délivre tous les prisonniers ! Que tous les prisonniers rentrent dans leurs demeures et consacrent leur avenir à de meilleures actions ! »

Mille voix retentissent à ces consolantes paroles du prince, et parmi elles la voix du vieillard de Dogliani, du prieur de Staffarda, et surtout d’Éléard, qui peut rendre à Marie la vie de son père.

Le marquis se dérobe à de si grands applaudissements ; il rentre tout ému dans sa tente : Hugues et Éléard volent pour rompre les chaînes d’Arrigo.

Le prisonnier, accoutumé à la colère et à l’orgueil, hésita d’abord, puis vaincu par la reconnaissance et par la tendresse, il serra dans ses bras Éléard et Marie, fléchit les genoux, et dit à Dieu :

« Jette sur Thomas un plus gracieux sourire, Seigneur ; qu’il soit heureux dans sa famille et dans son gouvernement, et qu’autour de lui s’éteigne toute guerre civile ! »

La joie, la gratitude, la surprise, le bonheur transportent les cœurs d’Éléard et de Marie.

Le père devine leurs vœux :

« Tous deux, dit-il, vous êtes mes enfants. »

L’heureux Éléard pousse un cri de joie, et Marie tremblante verse des larmes délicieuses, en bénissant le secours du Ciel, qui vient de changer ses longs malheurs en une félicité si extraordinaire.

Trois jours après, la forteresse de Saluces dut se rendre. Manfred sortit avec quelques amis qui le suivirent dans l’exil. Le bon Thomas, assis sur le trône paternel, jouit, sinon d’une paix durable, au moins d’un pouvoir illustré par d’éclatantes vertus ; et sur les tristes ruines de Saluces s’élevèrent de nouvelles habitations et de nouveaux héros.

 

 

Silvio PELLICO, Choix de poésies inédites, 1861.

 

 

 

 

 

 

 

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